HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME PREMIER

LIVRE PREMIER. — LES BENI-ISRAËL À L’ÉTAT NOMADE JUSQU’À LEUR ÉTABLISSEMENT DANS LE PAYS DE CHANAAN

CHAPITRE X. — LES BENI-ISRAËL EN ÉGYPTE.

 

 

Le contrecoup de l’arrivée des Sémites dans les régions de la Méditerranée se fit promptement sentir en Égypte. La civilisation égyptienne était vieille de deux ou trois mille ans, quand arriva ce grand événement de l’histoire du monde. Jusque-là, l’Égypte avait connu, dans la péninsule sinaïtique et dans les régions qui confinent à l’isthme, des pillards (sati ou shasous), peu différents pour les mœurs du bédouin de bas étage[1], mais de race incertaine. On ne peut guère hésiter, au contraire, sur le caractère sémitique de ces Hyksos ou Pasteurs[2] qui, plus de deux mille ans avant Jésus-Christ, interrompent en quelque sorte le cours de la civilisation égyptienne, et fondent, à San (Tanis)[3], près de l’isthme, le centre d’un État sémitique puissant. Ces Hyksos, selon toutes les apparences, étaient des Chananéens, proches parents des Hittites d’Hébron. Hébron se sentait en rapport avec San, et une tradition, appuyée probablement sur des données historiques, faisait bâtir les deux villes presque en même temps[4]. Comme il arrive toujours quand des barbares entrent dans une ancienne et forte civilisation, les Hyksos ne tardèrent pas à s’égyptianiser. Ils élevèrent des temples égyptiens au dieu sémitique Sutekh (Sydyk), et adaptèrent l’hiéroglyphisme égyptien à leurs besoins.

Il semble, en effet, que ce fut dans ce pays mixte de San que fut créée l’écriture dite phénicienne ou sémitique[5]. La nécessité de transcrire des noms sémitiques en égyptien poussa au phonétisme, c’est-à-dire à faire un choix de caractères hiéroglyphiques, que l’on dépouilla de leur sens pour ne leur laisser de valeur que comme signes de son[6]. C’est exactement ce que firent les bouddhistes chinois pour rendre les mots sanscrits[7], et surtout ce que firent les Japonais, les Coréens, les Annamites, tirant de l’infinie variété des caractères chinois des alphabets très réduits. Les Hyksos posèrent .ainsi la loi de l’écriture alphabétique, et leur choix de vingt-deux caractères, fait avec un sentiment des plus justes de la phonétique sémitique, est resté un fait définitif. Dominés par les habitudes de l’hiéroglyphisme égyptien, qui tient compte uniquement de l’articulation, ils n’écrivirent que la consonne, lacune insignifiante au point de vue sémitique, mais capitale dès que l’alphabet de vingt-deux lettres fut adopté par d’autres races. Les Grecs, mille ans plus tard, comblèrent cette défectuosité, en faisant des voyelles avec les aspirées sémitiques, et ainsi s’est constituée l’écriture que tous les peuples ont adoptée. Hébron connut sans doute l’invention des Hittites de San, l’adopta et eut des écritures depuis une époque fort ancienne[8]. C’est là probablement que les Moabites[9] et les Israélites[10] la prirent, à moins qu’on ne préfère supposer qu’ils l’empruntèrent directement à San ; hypothèse qu’on ne peut assurément repousser comme impossible.

Les Hyksos de San ne pouvaient manquer d’exercer une grande action sur les Hébreux qui campaient autour d’Hébron, de la mer Morte, et dans les districts méridionaux de la Palestine. L’antipathie qui exista plus tard entre les Hébreux et les Chananéens n’était pas encore bien sensible. Les moissons étant en Égypte beaucoup plus régulières que dans la Syrie méridionale, les Khétas recevaient quelquefois des rois d’Égypte des secours en blé[11]. De Kadès-Barné ou de Gérare aux cantons fertilisés par la branche Pélusiaque du Nil, il n’y avait qu’une cinquantaine de lieues. Le bédouin, comme nous l’avons déjà dit, a pour la civilisation organisée un double sentiment : d’une part, une aversion provenant de la plus vive des jalousies, la jalousie de l’impuissance ; de l’autre, une admiration presque exagérée. Les produits de la civilisation le dépassent ; il y voit quelque chose de miraculeux. La résultante de ces sentiments contradictoires est en somme l’attraction. La plus grande joie du demi-barbare est de bénéficier des fruits qu’il n’a pas créés. Le bien-être dont on jouit, et les gains que l’on fait dans ce monde inconnu pour lui, le fascinent comme un mirage. Il admire tout, le pain qu’on lui sert, les oignons dont on le nourrit ; mais bientôt il est révolté du travail qu’on lui demande, de la place humble qui lui est faite, du peu de prix qu’on attache à ses qualités. Une sorte de nostalgie s’empare alors de lui ; il s’aperçoit qu’on l’exploite comme un manœuvre. Il se révolte et ne songe plus qu’a faire son exode à tout prix, sauf à regretter le lendemain la paye qu’il recevait et les oignons qu’il mangeait dans ce qu’il appelle sa maison d’esclavage[12].

Les choses se passent encore aujourd’hui d’une manière analogue. L’infiltration des Arabes dans la Basse-Égypte se fait sur une grande échelle. L’Arabe reste quelque temps distinct, exempt de la corvée ; puis il est assimilé au fellah et ne se distingue en rien du reste de la population.

Les meilleures raisons portent à croire que l’immigration des Beni-Israël se fit en deux coups[13]. Un premier groupe d’Israélites fut, ce semble, attiré par les Hittites d’Égypte, pendant que le gros de la tribu vivait dans les meilleurs ternies avec les Hittites mêmes d’Hébron. Ces premiers émigrés trouvèrent faveur auprès des Hittites égyptianisés de Memphis et de San ; ils se firent des situations très avantageuses, eurent des enfants et constituèrent une famille distincte en Israël. C’est ce qu’on appelait ou ce qu’on appela plus tard le clan des Josefel ou les Beni-Joseph. Se trouvant bien dans la basse Égypte, ils appelèrent leurs frères, qui, forcés peut-être par la famine, vinrent les rejoindre et reçurent aussi un accueil favorable des dynasties hittites. Ces nouveaux venus n’allèrent jamais à Memphis. Ils restèrent dans les environs de San, où est une terre de Gossen[14], qu’on leur assigna et où ils purent continuer leur vie pastorale. La terre de Gossen, en effet, est comme une transition entre l’Égypte et le désert. Les Égyptiens, très hostiles aux pasteurs[15], comme le sont toujours les agriculteurs sédentaires, l’abandonnaient aux populations vouées à l’élève des troupeaux.

Tout est douteux dans ces temps reculés, pour lesquels Israël n’a que des légendes et des malentendus. Une seule chose est sûre : Israël entra en Égypte sous une dynastie favorable aux Sémites, et en sortit sous une dynastie hostile[16]. La présence d’une tribu nomade sur les confins extrêmes de l’Égypte dut être pour ce dernier pays un événement de bien peu de conséquence[17]. Il n’y en a pas une trace certaine dans les textes égyptiens[18]. Le royaume de San, au contraire, laissa chez les Israélites un souvenir profond. San devint, pour eux presque synonyme d’Égypte[19]. Les relations entre San et Hébron se continuaient, et, bien qu’il soit fort douteux que les chefs des Beni-Israël, dès cette époque reculée, aient eu leurs sépultures à Hébron[20], on peut certainement admettre que les deux capitales des Hittites gardèrent la conscience de leur commune origine. Hébron était fière du synchronisme qui lui donnait sept ans d’antiquité de plus que San[21].

Les premiers venus, les Joséphites, gardèrent toujours à l’égard de leurs frères, dont ils avaient fait la situation, des airs de supériorité[22]. Ces Joséphites étaient, à ce qu’il semble, des hommes d’une culture supérieure à celle de leurs contribules. Leurs enfants, nés en Égypte, peut-être de mères égyptiennes, étaient à peine des Israélites. L’accord se fit cependant ; il fut reçu que les Joséphites étaient Israélites comme les autres. Ils formèrent deux tribus distinctes, Éphraïm et Manassé. En dehors de ces deux familles, il y avait encore des Joséphites sporadiques, qui plusieurs fois élevèrent des prétentions. Mais il fut décidé qu’ils se rattacheraient comme ils l’entendraient aux deux familles d’Éphraïm et de Manassé[23]. Il n’est pas impossible que l’origine du nom de Joseph (addition, adjonction, annexion) ne doive être cherchée soit dans cette circonstance que les premiers émigrés et leurs familles, étant devenus comme étrangers à leurs frères, eurent besoin d’une sorte d’adjonction pour redevenir une partie de la famille d’Israël.

 

 

 



[1] Maspero, Hist. anc. des peuples de l’Orient, p. 101 et suiv. (Vers 2400 ou 2500 avant J.-C. au plus tard.)

[2] Les juifs instruits d’Alexandrie, ayant eu connaissance de l’Histoire d’Égypte de Manéthon, y cherchèrent un point d’attache pour les relations d’Israël avec l’Égypte. Le rapprochement avec les Hyksos les frappa. Ce fut le point de départ d’interpolations du texte de Manéthon, les unes destinées à favoriser le système juif, les autres, au contraire, imaginées dans un esprit de dénigrement contre Israël. Voir Josèphe, Contre Apion, I, 14, 26 ; Müller, Fragm. hist. gr., II, p. 514, 566, 578-579.

[3] Le grand camp retranché des Hyksos, Hâouârou (Avaris), est probablement Baal-Saphon ou Héroopolis.

[4] Nombres, XIII, 22.

[5] Mémoire de M. de Rougé sur l’Origine égyptienne de l’alphabet phénicien, lu à l’Académie des inscriptions en 1859, publié en 1874, après la mort de l’auteur.

[6] Le phonétisme existait depuis longtemps chez les Égyptiens. Le travail des Sémites consista : 1° à supprimer la partie idéographique et syllabique consonantique des mots ; 2° à choisir pour chaque son un seul signe, au lieu des homophones égyptiens. C’est plutôt une systématisation du principe du phonétisme qu’une découverte de ce principe [Note de M. Maspero].

[7] Stanislas Julien, Noms sanscrits dans les livres chinois (Paris, 1861).

[8] De là venait peut-être le récit du XIVe chapitre de la Genèse. Les Khétas connaissent l’écriture vers 1300 avant Jésus-Christ. Maspero, Hist., p. 224-225.

[9] La plus ancienne inscription moabite est l’inscription de Mésa (875 ans à peu près avant Jésus-Christ).

[10] La plus ancienne inscription israélite connue est l’inscription du tunnel de Siloh, à Jérusalem (700 ans à peu près avant Jésus-Christ).

[11] Maspero, p. 255.

[12] Exode, XIII, 3, 14 ; XX, 2.

[13] Lire attentivement Genèse, XLVIII, 1 et suiv.

[14] Le Ouadi actuel, près d’Ismaïlia.

[15] Genèse, XLIII, 32 ; XLVI, 34 ; XLVII, 6.

[16] Le récit incohérent que Josèphe (Contre Apion, I, 26, 27) prête à Manéthon implique du moins la connexité des Hébreux et des Hyksos.

[17] Les vues qu’on a souvent proposées sur l’origine sémitique de la réforme religieuse d’Amenhotep IV (culte de Khounaten à Tell el-Amarna) doivent être abandonnées. Aten, qu’on a rapproché de Adon, est un des plus vieux mots de la langue égyptienne. On le trouve dans les textes des Pyramides, dont la rédaction est peut-être antérieure à Ménès [Note de M. Maspero].

[18] Erreurs de M. Lauth et de M. Chabas.

[19] Isaïe, XIX, 11, 13 ; XXX, 4 ; Ps. LXXVIII, 12, 43. Il faut dire que cela tint surtout au rôle important que la dynastie Tanite (XXIe) joue du temps de Salomon et à la puissance des princes féodaux de San sous la XXIIe, XXIVe et XXVe dynastie [Note de M. Maspero].

[20] Genèse, XXIII.

[21] Nombres, XIII, 22.

[22] Genèse, XXXVII, 8, etc.

[23] Genèse, ch. XLVIII.