L’Euphrate était en quelque sorte la grande route des Sémites nomades qui entraient en contact avec l’Assyrie. En remontant le long de ses berges vers le Nord-Ouest, ils arrivaient à la ville de Harran, qui était comme leur point de ralliement. De là un grand nombre d’entre eux revenaient à l’Euphrate, qu’ils passaient à Thapsaque ou à Birédjik ; puis ils s’engageaient dans les déserts de Syrie, à l’est de l’Antiliban, pays singulièrement dénués au point de vue de la vie citadine, mais très avantageux pour l’élève des troupeaux. Ils affectionnaient particulièrement la terre de Us ou A us, séjour actuel des Anézis, le pays de Térach (la Trachonitide), la région de Damas, le sud de la Palestine, où les Chananéens n’avaient pas pénétré. Ils ne s’approchaient jamais de la côte. Probablement, ils avaient pour la mer la même aversion que les Arabes, et ils la tenaient pour une suppression fâcheuse d’une partie de la création[1]. Ces tribus, d’abord transeuphratiennes, devenues, par le passage du fleuve, ciseuphratiennes, portaient le nom générique d’Hébreux (Ibrim, ceux de l’autre côté), soit qu’ils prissent ce nom au moment où ils mettaient l’Euphrate entre eux et leurs congénères restés dans le Paddan-Aram, soit que ce fussent les Kenaanis qui les appelaient ceux d’au delà, ou mieux ceux qui ont passé le fleuve[2]. Ces Ibrim, en tout cas, nous apparaissent comme étroitement apparentés aux Arphaxadites (gens de la province montueuse au nord de Ninive), à la ville de Paliga, près de Circesium, aux villes de Ragho, de Sarug, de Nahor, non loin de l’Euphrate[3]. Puis, d’un saut hardi, ils se trouvent tout à coup transportés dans la Trachonitide[4], au sud-est de Damas, et dans la région du Hauran. Quelle, que soit la distance qui les sépare alors du Paddan-Aram, ils ne cessent, de ce nouveau séjour, de tourner les yeux vers leur antique patrie, et en particulier vers Harran[5]. La famille térachite subit encore de profondes coupes intérieures ; mais elle ne perdit jamais la conscience de son unité. C’est surtout cette famille qui garda précieusement la religion d’Our-Casdim et voulut à toute force avoir pour père suprême Ab-Orham. Sa tradition constante était que Térach, le père de la race, était originaire d’Our-Casdim, et qu’Ab-Orham était son fils. Cet Ab-Orham était présenté tantôt comme un homme, tantôt comme un dieu. Les tribus se le figuraient, à leur origine, avec le rôle d’aïeul suprême et de patriarche divin. Les Hébreux prononçaient son nom Abraham, ce qu’ils interprétaient Père de beaucoup de peuples[6] ; mais souvent ils altéraient ce nom et en faisaient Ab-ram, le haut Père, pour obtenir un sens plus conforme encore au rôle qu’on lui attribuait. C’était un père pacifique et humain. On racontait comment, ayant eu le devoir de sacrifier son fils premier-né, il lui avait substitué un chevreau. C’était un honneur d’avoir pour ancêtre un tel civilisateur, un homme qui avait été en rapport avec El ou Iahou. Damas plaçait également un Abraham parmi ses rois fabuleux[7], et, si c’est là un emprunt fait aux traditions bibliques, ce peut être un emprunt fort ancien. La descendance d’Our-Casdim devint, aux yeux de tous les Hébreux, un titre de haute noblesse. Les Hébreux israélites sont arrivés dans l’histoire à une telle célébrité, qu’ils ont absorbé pour eux seuls le nom d’Hébreux ; mais, à l’origine, ce nom s’appliqua à bien d’autres peuplades. Les Ammonites, les Édomites, les Moabites tenaient Abraham pour leur ancêtre commun. Ils se sentirent toujours frères dans le sens le plus étroit. Cette fraternité pesa par moments aux Israélites, si souvent dédaigneux de leurs congénères. Ammon, Édom, Moab, Ismaël, seront rattachés au Père des races par des légendes injurieuses, presque obscènes[8]. Mais mille traits historiques conservés dans la mémoire d’Israël parlaient plus haut que la haine et prouvaient que tous ces peuples étaient rattachés les uns aux autres par le lien d’une intime parenté. La ressemblance religieuse surtout était frappante entre eux. La religion des Moabites et celle des Édomites furent sans doute, à l’origine, très peu différentes de celle des Israélites[9]. Édom, en particulier, eut, dès la haute antiquité, une école de sages, celle de Théman[10], où le problème de la destinée humaine fut agité au point de vue de la philosophie monothéiste des Hébreux, et où l’on chercha à donner un sens à la vie en n’admettant que deux principes fondamentaux : Dieu éternel, et l’homme passager[11]. Les nombreuses tribus arabes vouées au culte d’El, Ismaélites, Adabélites, Bethuélites, Raguélites, Jéramélites, Malkiélites, Iahlélites, Iahsélites, Iemuélites[12], Madianites[13], Kénites[14], Calébites ou Calbélites, Kenizzites, Ausites[15], Beni-Qédem ou Saracènes[16], qui erraient ou trafiquaient dans ces déserts de Syrie et du nord de l’Arabie, alors bien plus vivants qu’aujourd’hui, n’avaient probablement pas d’autre théologie. Enfin les épisodes de Melchisédech, prêtre de El-Elion et d’Abimélek de Gerare, quoique n’ayant pas un caractère bien historique, nous montrent toujours, à la jonction des déserts d’Arabie et de Syrie, une grande zone de culte relativement pur. Les Hébreux, en se répandant dans les parties orientales de la Syrie, rencontraient donc partout des populations qui leur étaient analogues. Les Ismaélites, les Madianites, et toute une série de tribus arabes groupées sous les noms de Céthura et d’Agar[17], furent censées Abrahamides. Toutes ces peuplades passaient par les embranchements divers d’une même généalogie ; elles comprenaient réciproquement leurs dialectes ; leurs mœurs étaient à peu près les mêmes. C’était comme une grande confrérie depuis Harran jusqu’au Négeb (sud de la Palestine) ; tous ces groupes épars se traitaient de frères, et s’entraidaient comme les membres d’une même famille dispersée[18]. Les relations des Térachites avec les Chananéens étaient, au contraire, très mauvaises, bien que les Kenaanis parlassent une langue semblable à la leur et appartinssent sans doute à la même race. Plus tard, sous le coup d’une haine atroce, les hébreux nièrent ce dernier fait[19]. Mais la communauté de langue[20], sans qu’aucune conquête puisse l’expliquer, est une considération qui doit l’emporter sur toute autre. Les Chananéens et les Térachites étaient proches parents, et, à certains moments, les Israélites éclairés en convenaient[21] ; mais le caractère des Hébreux et leur genre de vie différaient totalement de ceux des Chananéens[22]. Les hébreux restèrent longtemps nomades et pasteurs. Même établis, ils gardèrent toujours le type de la vie patriarcale, l’aversion pour les grandes villes architecturées et pour les États organisés. Certes, il est une hypothèse qu’il ne faut pas repousser comme impossible. Les anciens critiques la caressèrent, et les récentes découvertes de l’épigraphie y ont donné une certaine vraisemblance ; c’est celle d’après laquelle les Abrahamides, avant leur entrée dans le pays de Chanaan, auraient parlé araméen, et, en entrant dans le pays de Chanaan, auraient adopté la langue de ce pays, c’est-à-dire l’hébreu[23]. En voyant le désert arabe ne fournir que des inscriptions araméennes[24], dont quelques-unes remontent à la plus haute antiquité, on est tenté de supposer que les Abrahamides parlèrent d’abord le dialecte même que nous trouvons sur ces stèles antiques, laissées par des nomades qui paraissent leur avoir singulièrement ressemblé[25]. — Quelque séduisant que soit un pareil système, il ne faut pas s’y arrêter. Le changement de langue, en effet, qu’on prêterait aux Beni-Israël, il faudrait aussi le prêter, et pour la même cause, aux Moabites, aux Édomites. Les Moabites parlaient indubitablement la même langue que les Israélites[26]. Il faudrait ainsi supposer que Moab et Israël se fussent donné le mot pour changer leur langue en même temps. S’il est admissible que les Beni-Israël, dans leurs contacts intimes avec les Chananéens, aient adopté la langue de ces derniers, cela n’a pu arriver pour Moab, pour Édom, pour Ammon, qui ne paraissent pas s’être établis sur des populations chananéennes antérieures. Moab, Édom, Ammon, Chanaan parlaient donc la même langue par suite d’une communauté d’origine, constituant une parenté, assez rapprochée, et non par suite de changements, résultat d’émigrations ou de conquêtes. Quant aux populations parlant araméen, si l’on s’en tenait à la seule grammaire, on les jugerait séparées des Hébreux par une scission profonde, remontant à des milliers d’années. Mais la sympathie des races doit aussi être écoutée. Laban, le père des pasteurs parlant araméen, est dans les relations les plus intimes de parenté avec les Isaakites et les Israélites. Les mariages entre les deux bandes sont continuels. Tout ce monde habite la même zone de pacage, de l’Euphrate à la mer, la côte toujours exceptée ; ils se jouent d’assez mauvais tours, qui n’amènent jamais une absolue rupture. Quand la séparation est plus avancée, le Galaad est la limite de l’araméen et de l’hébreu[27]. Un gal ou men-hir indique la ligne de démarcation ; il s’appelle Galeëd pour les populations, parlant hébreu, du Sud et de l’Ouest ; il s’appelle Iegar sahadouta pour les Araméens de Damas. Laban et Jacob jurent selon le même rite, en érigeant un tumulus et en mangeant dessus. Le monceau du témoignage doit rappeler aux Hébreux et aux Araméens qu’ils ont échangé leurs filles en mariage, qu’ils ont les mêmes ancêtres et le même Dieu ; et ce Dieu, c’est le Dieu d’Abraham, la crainte d’Isaac. La différence entre les Hébreux et les Kenaanis était donc bien plus tranchée qu’entre les diverses familles nomades comparées les unes aux autres. Cependant, parmi ces populations vaguement confondues sous la rubrique de Chanaan, plusieurs avaient avec les Hébreux et spécialement avec les Israélites, beaucoup d’analogie. Ainsi les Giblites (habitants de Byblos et Béryte), qui forment en Phénicie comme un îlot à part[28], adoraient El et avaient, pour la religion, la plus grande analogie avec les Israélites. Leur dialecte ressemblait encore plus à l’hébreu que celui des Chananéens proprement dits. La stèle de Iehaumélek, roi de Byblos[29] pourrait être, sauf les noms divins, la stèle d’un roi de Jérusalem. La géographie linguistique de la Syrie était dès lors arrêtée pour longtemps. La langue que nous appelons l’hébreu, caractérisée par l’article h, l’état construit, le pluriel en im, l’absence des terminaisons emphatiques, les passifs intérieurs, etc., était parlée sur la côte, d’Aradus à Jaffa, dans toute la Palestine et la Cœlé-Syrie jusqu’à Hamath. L’araméen était parlé à Damas, sur le versant de l’Anti-Liban, dans la région d’Alep, dans le Paddan-Aram et dans les déserts de l’Arabie du Nord. L’arabe existait sans doute, avec tous ses raffinements grammaticaux, dans le centre de l’Arabie, vers la Mecque ; mais il était tout à fait inconnu dans les pays dont nous avons à nous occuper. Il est probable que les Ismaélites et les tribus céthuréennes parlaient un dialecte hébreu ou araméen, et non l’arabe dans le sens que ce mot a pris depuis l’islam[30]. L’hébreu phénicien avait sans doute des dialectes. Les peuples térachites devaient tous parler des idiomes à peu près identiques[31] ; mais, entre le phénicien et l’hébreu, les différences étaient réelles[32]. Il est plus que probable cependant, qu’un Kenaani et un Ibri se comprenaient, tandis qu’un Ibri et un Arammi, vu le peu de facilité qu’a l’illettré pour faire abstraction des variétés dialectales, ne se comprenaient pas. Sans égaler l’infinie délicatesse de l’arabe du centre de l’Arabie, l’hébreu-phénicien offrait un haut degré de souplesse et de perfection, et l’emportait de beaucoup sur l’araméen, qu’une sorte de pesanteur devait toujours rendre impropre à l’éloquence et à la poésie originales. Un carquois de flèches d’acier, un câble aux torsions puissantes, un trombone d’airain, brisant l’air avec deux ou trois notes aiguës ; voilà l’hébreu. Une telle langue n’exprimera ni une pensée philosophique, ni un résultat scientifique, ni un doute, ni un sentiment d’infini. Les lettres de ses livres seront en nombre compté ; mais ce seront des lettres de feu. Cette langue dira peu de chose ; mais elle martèlera ses dires sur une enclume. Elle versera des flots de colère ; elle aura des cris de rage contre les abus du monde ; elle appellera les quatre vents du ciel à l’assaut des citadelles du mal. Comme la corne jubilaire du sanctuaire, elle ne servira à aucun usage profane ; elle n’exprimera jamais la joie innée de la conscience ni la sérénité de la nature ; mais elle sonnera la guerre sainte contre l’injustice et les appels des grandes panégyres ; elle aura des accents de fête et des accents de terreur ; elle sera le clairon des néoménies et la trompette du jugement. Heureusement, le génie hellénique composera, pour l’expression des joies et des tristesses de l’âme, un luth à sept cordes, qui saura vibrer à l’unisson de ce qui est humain, un grand orgue aux mille tuyaux, égal aux harmonies de la vie. La Grèce connaîtra tous les ravissements, depuis la danse en chœur sur les sommets du Taygète jusqu’au banquet d’Aspasie, depuis le sourire d’Alcibiade jusqu’à l’austérité du Portique, depuis la chanson d’Anacréon jusqu’au drame philosophique d’Eschyle et aux rêves dialogués de Platon. |
[1] Dans l’Apocalypse (XXI, 1), un des caractères du monde parfait sera la disparition de la mer.
[2] Genèse, XIV, 13 ; Septante : ό περάτης ; Aquila : ό περαΐτης. Éponyme mythique : Eber.
[3] Genèse, XI.
[4] הרח = Τραχών. Je pense que זרה est pour זרוח, le Hauran.
[5] La vie d’Isaac et de Jacob est encore à cheval sur le Paddan-Aram et la Syrie proprement dite. Genèse, XXIV, XXVII, XXVIII.
[6] Genèse, XVII, 5 (élohiste).
[7] Nicolas de Damas, dans Jos., Ant., I, VII, 2 ; Justin, XXXVI, 2. Bérose ne nommait pas Abraham ; mais, selon Josèphe (l. c.), il le désignait sans le nommer.
[8] Genèse, XVI, XVII, XIX, XXV, XXXVI.
[9] Ruth et l’épisode de Balaam n’accusent aucune dissidence religieuse entre les Moabites et les Israélites.
[10] Vers Pétra.
[11] Livre de Job, composé par un Israélite, mais avec l’intention de présenter un idéal thémanite. L’attention de l’auteur observer la couleur locale ne permet pas de supposer qu’il eût prêté à ces peuples la philosophie monothéiste, si telle n’eût pas été la doctrine des sages du pays.
[12] Voyez Revue des études juives, oct.-déc. 1882, p. 162 et suiv. Ce sont certainement des noms de tribus. Il en est de même de לאוסי, fils de Siméon. Magdiel et Mehétabel sont probablement des noms du même genre. Notez זיק, éponyme fictif des Kénites, Nombres, XXIV, 32 ; Juges, IV, 11. Comparer Œst. Monatsschrift, nov. 1884, p. 279.
[13] Rapports de Moïse avec Jétro et Madian (Exode, XVIII, 1-12, fragment très ancien). Jétro est probablement une forme arabe avec voyelle finale.
[14] Les Kénites (peut-être pour Kéniélites) sont des Arabes, non des Chananéens. Leurs rapports avec Israël furent toujours excellents.
[15] Compatriotes de Job, censé monothéiste.
[16] Orientaux, nom générique des Arabes nomades, à l’est de la Palestine (pays des Anézis).
[17] Hagar est l’Arabie Pétrée (Coran, sur. XV, 80), par l’équivalence primitive de ה et ח. Cf. Ps. LXXXIII, 7 ; I Chron., V, 10, 19, 20 ; Paul aux Galates, IV, 24-25 ; Άγραΐοι d’Eratosthène (Strabon, XVI, IV, 2).
[18] Voyez les exquises idylles Genèse, ch. XXIV et ch. XXIX.
[19] Genèse, ch. X, où les Chananéens sont rattachés à Cham, sans doute parce que, à l’époque où fut rédigée cette table ethnographique, les Chananéens étaient déjà égyptianisés de mœurs et de civilisation.
[20] La langue phénicienne ne différait de l’hébreu que par des variétés dialectales assez légères. Voyez Corpus inscr. semit., 1re partie.
[21] Isaïe, XIX, 18, appelle l’hébreu langue de Chanaan.
[22] Juges, XVIII, 7.
[23] Isaïe, l. c.
[24] Notices et Extraits, t. XVIII, 1re partie ; Revue d’archéol. orientale., 1re année, p. 41 et suiv. Rapprocher l’ensemble épigraphique du Sinaï, du Safa, des Nabatéens, de Palmyre, qui trouvera sa place dans la seconde partie du Corpus inscr. semit.
[25] Notez l’expression si frappante (Deutéronome, XXVI, 5) Araméen errant, appliquée aux ancêtres du peuple hébreu. Salm sézab de l’inscription de Teïma est bien un Arammi obed, un nomade patriarcal, parlant araméen.
[26] Inscription de Mésa, sans parler de bien d’autres preuves bibliques.
[27] Genèse, XXXI, 43 et suiv., beau mythe ethnographique, écrit avec la conscience claire du double sens.
[28] Voir la démonstration, systématique et exagérée, vraie cependant, de Movers, Die phœn. Alt., I, p. 103 et suiv. Cf. Mission de Phénicie, p. 214, 215. Il est remarquable que Gébal ne figure pas, au Xe chapitre de la Genèse, parmi les fils de Chanaan.
[29] Corpus inscr. semit., 1re partie, n° 1.
[30] Inscr. de Teïma. Rev. d’archéol. orient., l. c.
[31] Inscr. de Mésa.
[32] Pronom relatif et pronoms suffixes légèrement différents, habitudes tout autres pour les voyelles.