Peut-être la longue histoire religieuse qui part de la tente du nomade, pour aboutir au christianisme et à l’islam, tient-elle de la primitive Assyrie, de l’Assyrie accadienne, comme on dit, un autre élément de capitale importance. Ce serait le nom même de Iahoué ou Iahvé[1]. Ce nom propre, dans la théologie des Sémites nomades, est un bizarre contresens. Pourquoi donner un nom propre il celui, qui n’a pas de congénère, qui est seul de son espèce ? C’est là, selon toutes les vraisemblances, un emprunt que ces peuples ont fait au dehors. Rien n’incline à croire que Iahvé soit originaire d’Égypte. En Assyrie, au contraire, et en particulier dans les contrées de chaldaïsme aramaïsé, voisines du Paddan-Aram, le mot Iahou ou Iahvé parait avoir été employé pour désigner Dieu[2]. La racine hawa, écrite par un h doux ou un h dur[3], signifie, en langue araméenne, l’être, ou le souffle, ou la vie, quelque chose de fort analogue à rouah. La mère de vie, la première femme s’appelait Hawwa ; le maître de la vie, l’être suprême, put s’appeler Iahwa. Ce nom était surtout employé quand il s’agissait du dieu qui préside au plus grand des phénomènes de la nature, à la foudre. Les pasteurs sémites, à ce qu’il semble, en furent très frappés et s’habituèrent à envisager Iahoua comme synonyme de El ou Elohim. Les Kenaanis, au moins les Hamathites, adoptèrent la même synonymie. On vit, chez les juifs, un roi s’appeler Io-iaqim et El-iaqim ; on vit également à Hamath tel roi s’appeler Iahubid et Ilubid[4]. Le nom sacré se contractait en Iahou ou Io, et s’écourtait en Iah. Mais l’inscription de Mésa[5], qui est de l’an 875 à peu près avant Jésus-Christ, nous présente déjà le nom הוהי écrit en quatre lettres comme dans l’hébreu classique. Dès cette époque, du reste, on expliquait le tétragramme par le verbe haïa, qui est la forme hébraïque de hawa : Je suis celui qui suis, et Je suis devenait un vrai substantif[6]. On arrivait ainsi à une sorte de métaphysique, sans s’écarter peut-être beaucoup du sens primitif. De grands doutes, hâtons-nous de le dire, planent sur tous ces points. Nous verrons plus tard qu’il est aussi fort admissible que Iahvé soit le dieu local du Sinaï ou le dieu provincial de la Palestine. De toutes les questions obscures de ces antiques histoires, celle-ci est assurément la plus désespérée. Ces noms propres de Iahvé, de Cames, que les peuplades syro-arabes donnaient à leur dieu suprême, sont un problème tout à fait insoluble. Notre opinion est que l’élohisme patriarcal doit être conçu comme antérieur et supérieur au iahvéisme, au camosisme, etc. C’était un immense avantage que les dieux n’eussent qu’un nom générique, éloignant toute idée de personnalité. Ce fut un progrès, si l’on veut, quand ces élohim, unifiés en un seul Élohim, agirent comme un seul être. Mais ce fut une décadence quand ils eurent un nom propre, Camos, Iahvé, Rimmon, et constituèrent pour chaque peuple un dieu jaloux, égoïste, personnel. Seul, le peuple d’Israël corrigera, les défauts de son dieu national, supprimera son nom propre, le ramènera à n’être qu’un synonyme d’Élohim. Le récit de cette lente transformation, qui était un retour à l’état patriarcal primitif, remplira cette histoire. Pour le moment, qu’il nous suffise de faire remarquer que Iahvé n’a de rôle important en Israël que quand Israël devient une nation attachée à un sol. Le progrès religieux d’Israël consistera à revenir de Iahvé à Élohim, à corriger Iahvé, à lui retirer ses traits personnels pour ne lui laisser que l’existence abstraite d’Élohim. Iahvé est un dieu particulier, le dieu d’une famille humaine et d’un pays ; comme tel, il n’est ni meilleur ni pire que les autres dieux protecteurs. Élohim est le Dieu universel, le Dieu du genre humain. En réalité, c’est à Élohim et non à Iahvé que le monde s’est converti. Le monde est devenu déiste, c’est-à-dire élohiste, et non iahvéiste. Il a oublié comment le nom de Iahvé se prononçait ; chacun éternellement y mettra les voyelles à sa manière. Ni le christianisme, ni l’islamisme ne connaissent Iahvé. C’est un mot absolument éliminé de l’usage pieux ; c’est le nom d’un dieu barbare et étranger. Le panthéon de ces peuples errants, réduit à conserver de vieux mots, à défaut de vieilles images, contenait ainsi une foule de vocables incompris, que la mode religieuse prenait ou délaissait tour à tour, et qui faisaient sur l’imagination l’effet de spectres. Sebaoth est sûrement un des plus singuliers entre ces antiques noms divins, devenus des énigmes. L’expression de Sebaoth pour désigner la Divinité parait provenir du même ordre d’idées qu’élohim. Le mot sebaoth signifie les armées, les séries, les ordres de créatures et spécialement des créatures célestes, des astres, des anges. Il correspond au mot âlamîn, les mondes, du Coran, lequel est lui-même l’hébreu olam (phénicien oulom), traduit dans le grec juif et gnostique par Αίών[7]. Tout cela, on le voit, ne nous écarte pas encore beaucoup des idées babyloniennes. Sebaoth veut dire les mondes, comme Élohim veut dire les forces. Sebaoth, comme Élohim, devint un singulier collectif, ou plutôt un pluriel réduit à la valeur d’un singulier, désignant l’Être suprême, après avoir désigné la série des êtres. Sebaoth employé seul fut synonyme de Dieu ; Sebaoth n’agit pas autrement qu’Élohim, et quand Iahvé cumulera tous les noms divins, il prendra aussi celui de Sebaoth[8], sans qu’aucune nuance nouvelle entre pour cela dans le concept hébreu de la Providence ; tant ce concept était la base même, la limite et la formule du génie de ces peuples ! Les institutions religieuses de Babylone n’étaient guère de nature à être imitées par des nomades. Le sabbat, ou repos du septième jour, était peut-être l’institution chaldéenne qui produisait sur les Sémites le plus d’étonnement. Pour le bédouin, qui n’a pas l’habitude du travail régulier, la vie est un sabbat perpétuel. En un pays où les travaux publics, exécutés par la main servile, avaient pris les plus grands développements, un temps d’arrêt parut nécessaire, dans l’intérêt du maître et de l’esclave. Le nombre sept jouait un grand rôle dans les idées babyloniennes, et la période de sept jours, revenant quatre fois dans un mois lunaire, donnait des coupures parfaitement en proportion avec les forces de l’homme. Ajoutons que le nombre six était la base de la numération babylonienne, en sorte que 6+1 représentait à peu près ce qu’est chez nous 12+1. Le septième était quelque chose de surérogatoire et de non classé, comme est dans nos usages, le treizième. Le sabbat est ainsi une institution de civilisation très avancée, non un usage patriarcal. Il fit sans doute .partie du premier bagage apporté de Chaldée par les patriarches. Les nomades ne l’adoptèrent d’abord que dans la mesure de leurs convenances. C’est plus tard, et dans un état social tout autre, qu’ils raffinèrent sur ce point. Un fait bien caractéristique, c’est que les nomades, qui adoptèrent tant d’institutions chaldéennes, ne prirent pas la division du jour en vingt-quatre heures. Jusqu’à l’époque gréco-romaine, les juifs ne divisèrent le jour que comme les Arabes, c’est-à-dire en moments caractéristiques[9]. Le mot saa, heure, n’existe pas dans l’ancien hébreu. Quant aux mesures de poids, de longueur, de capacité, les Sémites nomades, comme tout le monde antique, n’en eurent jamais d’autres que celles que Babylone avait fixées[10]. |
[1] La prononciation Jéhovah n’est en usage que depuis le XVIIe siècle. Elle constitue une véritable impossibilité, puisque les voyelles הוהו, sont prises au mot עלא. Il y aurait, si l’on s’en tient au texte massorétique, autant de raisons pour dire Jéhovih, puisque les massorètes ponctuent הוהו toutes les fois que le texte porte הךהו עךא. C’est ce qu’on appelle un keri perpétuel. Le kéri consiste à donner au mot qu’on ne doit pas prononcer les voyelles du mot qu’on y doit substituer. Supposons qu’il fût ordonné, en lisant, de substituer le nom de Lutèce à celui de Paris ; la forme Purèse deviendrait-elle légitime pour cela ? Les vraies voyelles הוהו sont inconnues. Les anciens transcrivaient ΙΕΥΩ, ΙΑΟΥ, ΙΑΩ ; Clément d’Alexandrie donne Ίαουέ ; Théodoret nous apprend que les Samaritains prononçaient ΙΑΒΕ ; saint Épiphane adopte la même forme. Saint Jérôme donne Iaho (voyez les textes réunis par Gesenius, Thes., p. 577). On trouve aussi ΙΕΥΕ (Stade, Z., 1881, p. 346 ; 1882, p. 173, 174). La forme Iahvé ou Iahwé parait donc bien représenter la prononciation au moins du IVe siècle de notre ère.
[2] Schrader, p. 23 et suiv. Le ΙΑΩ classique est toujours considéré par les Grecs comme d’origine assyrienne.
[3] La distinction de ces deux articulations n’existait guère avant l’écriture. Même après l’introduction de l’alphabet, le ה et le ח se confondirent souvent pour le son et pour la forme du caractère.
[4] Schrader, l. c.
[5] Ligne 18.
[6] Exode, III, 14, jéhoviste ; Exode, VI, 2-3, élohiste.
[7] Hébreux, I, 2.
[8] L’expression הואנע הוהי est familière aux prophètes du VIIIe siècle, Amos, Osée, Isaïe, Michée ; ailleurs, dans les Prophètes et les Psaumes, elle parait être par imitation. C’est une expression poétique, que les récits très anciens ne présentent pas. L’expression הואנע יהלא הוהי est d’une époque où le vieux sens n’était plus compris, et où, pour la correction grammaticale, en se crut obligé de dire : Iahvé [dieu des] Sebaoth.
[9] Néhémie, VII, 3.
[10] Travaux de Bœckh, de Brandis, de Six.