HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME PREMIER

LIVRE PREMIER. — LES BENI-ISRAËL À L’ÉTAT NOMADE JUSQU’À LEUR ÉTABLISSEMENT DANS LE PAYS DE CHANAAN

CHAPITRE IV. — MONOTHÉISME, ABSENCE DE MYTHOLOGIE.

 

 

Avec un certain type de langue, la race sémitique, comme la race aryenne, semble donc tout d’abord avoir eu en partage un certain type de religion. L’idée fondamentale de cette religion était la suprématie d’un maître commun au ciel et à la terre. Tout cela resta bien vague, bien confus jusqu’au IXe siècle avant Jésus-Christ. Tout cela, cependant, fut en germe dès l’origine, et tint principalement, comme nous l’avons dit, à ce genre de vie nomade qui imprime à toutes les races indistinctement un cachet si profond. Un fait décisif, par exemple, fut le peu de goût qu’ont en’ général les nomades pour les représentations peintes ou sculptées. Une nation qui a sous les yeux des représentations figurées devient presque infailliblement idolâtre. L’interdiction que portèrent à cet égard les législateurs hébreux, on peut dire que les nomades la trouvèrent dans les lois mêmes de leur existence. La vie nomade exclut l’attirail nécessaire à un culte idolâtrique ; il faut que le panthéon puisse s’enlever avec le douar. D’insignifiants teraphim, une arche portative où sont renfermés les objets sacrés, voilà tout ce que permettent les habitudes du bédouin.

Ce qui manque au Sémite bien plus encore que le goût des arts plastiques, c’est la mythologie[1]. La mythologie est, à l’égal de la peinture et de la sculpture, la mère du polythéisme. Le principe de la mythologie, c’est la vie prêtée aux mots. Or les langues sémitiques ne se prêtent pas beaucoup à ces sortes de personnifications. Un trait des peuples qui les parlent, c’est le manque de fécondité dans l’imagination et le langage. Chaque mot pour l’Aryen primitif était prégnant, si j’ose le dire, et renfermait un mythe en puissance. Le sujet de phrases telles que celles-ci : La mort l’a frappé, une maladie l’a enlevé, le tonnerre gronde, il pleut, etc., était à ses yeux un être faisant en réalité l’action exprimée par le verbe. Pour le Sémite, au contraire, tous les faits dont la cause est inconnue ont une même cause. Tous les phénomènes, en particulier ceux de la météorologie, qui préoccupaient si vivement les peuples primitifs, étaient rapportés au même être. S’il s’agissait de la vie, un même souffle animait tout. Le tonnerre était la voix de Dieu ; l’éclair, sa lumière ; le nuage orageux, son voile ; la grêle, les projectiles de sa colère. La pluie, dans toutes les mythologies primitives de la race indo-européenne, est représentée comme le fruit des ‘embrassements du Ciel et de la Terre. Dans le poème de Job, expression d’une très vieille théologie, c’est Dieu qui crève les outres du ciel, qui ouvre des rigoles aux ondées, qui engendre les gouttes de rosée[2]. L’Aurore, dans les mythologies aryennes, est l’objet d’un nombre surprenant de mythes, où elle joue le rôle d’un personnage et prend des noms divers. Elle est fille de la Nuit ; elle est embrassée par le Soleil ; elle engendre Tithonos ou le Jour ; elle aime Képhalos (la grosse tête, le Soleil) ; elle a pour rivale Procris (la Rosée) ; elle fuit devant le Soleil et est détruite par son étreinte. Dans le livre de Job, au contraire, Dieu commande au matin, fait lever ou scelle les étoiles, assigne à la lumière et aux ténèbres leurs bornes réciproques[3].

Presque toutes les racines des langues aryennes renfermaient ainsi un dieu caché, tandis que les racines sémitiques sont sèches, inorganiques, absolument impropres à donner naissance à une mythologie. Quand on s’est bien rendu compte de la puissance de la racine div, désignant l’éclat du ciel pur, on s’explique très bien comment de cette racine sont sortis dies, divum (sub dio), Déva, Ζεύς, Jupiter, Diespiter, Diauspitar. Les mots Agni (ignis), Varouna (Ούρανός), Ge ou De (Δημήτηρ), contenaient également le germe d’individualités qui, s’éloignant de plus en plus de leur sens naturaliste primitif, devaient arriver, par la suite des siècles, à n’être plus que des personnages à aventures[4]. On chercherait vainement à tirer une théologie du même ordre des mots les plus essentiels des langues sémitiques : or, lumière ; samâ, ciel ; ars, terre ; nâr, feu, etc. Aucun des noms des dieux sémitiques ne se rattache à de pareils mots. Les racines, dans cette famille de langues, sont, si j’ose le dire, réalistes et sans transparente ; elles ne se prêtaient ni à la métaphysique ni à la mythologie. L’embarras de l’hébreu pour expliquer les notions philosophiques les plus simples, dans le Livre de Job, dans l’Ecclésiaste, est quelque chose de surprenant. L’image physique, qui, dans les langues sémitiques, est encore à fleur de sol, obscurcit la déduction abstraite et empêche dans le discours tout arrière-plan délicat.

L’impossibilité où sont les langues sémitiques d’exprimer les conceptions mythologiques et épiques des peuples aryens n’est pas moins frappante. On essaye Vainement de se figurer ce que deviendraient Homère ou Hésiode, traduits en hébreu. C’est que, chez les Sémites, ce n’est pas seulement l’expression, c’est la pensée même qui est profondément monothéiste. Les mythologies étrangères se transforment entre les mains des Sémites en récits platement historiques. L’évhémérisme est leur unique système d’interprétation, ainsi que nous le voyons dans Bérose, dans Sanchoniathon, dans tous les écrivains qui nous ont transmis des détails sur les mythes syriens et babyloniens, dans les historiens et les polygraphes arabes, dans les premières pages de la Genèse elle-même[5]. Ce singulier système tient aux lois les plus profondes de la constitution de leur esprit. Le monothéisme, en effet, est nécessairement évhémériste dans les jugements qu’il porte sur les religions mythologiques. Ne comprenant rien à la divinisation primitive des forces de la nature, qui fut la source de toute mythologie, il n’a qu’une seule manière de donner un sens à ces grandes constructions du génie antique, c’est d’y voir une histoire embellie et des séries d’hommes divinisés.

Cette philosophie enfantine ne renfermait à vrai dire qu’une seule erreur ; elle exagérait outre mesure la notion de l’intervention intentionnelle de forces supérieures dans le courant des choses humaines. La race sémitique nomade a été la race religieuse par excellence, parce qu’elle a été, en somme, la moins superstitieuse des familles humaines, la moins dupe du rêve de l’au-delà, de cette fantasmagorie d’un double ou d’une ombre qui survit dans les lieux souterrains. Elle écarta systématiquement les sacrifices humains, que les Sémites citadins multiplièrent au moins autant que les Aryens. Elle réduisit à quelque chose de secondaire les amulettes et les idoles ; elle supprima les chimères de la survivance complète après la mort, chimères homicides alors, puisqu’elles ôtaient à l’homme la vraie notion de la mort et lui faisaient multiplier les meurtres[6]. Oui, dès l’époque reculée où nous sommes, le pasteur sémite porte au front le sceau du Dieu absolu, sur lequel il est écrit : Cette race supprimera de la terre la superstition.

La simplicité du culte de ces pasteurs antiques n’a jamais été égalée. En fait d’images matérielles, le Sémite nomade ne connaissait guère que les nesb ou masséba[7], cippes fichés en terre, que l’on consacrait en versant de l’huile sur le sommet[8]. Ces ansab couvraient toute l’ancienne Arabie, surtout la région de La Mecque, avant Mahomet[9] ; on les tenait pour des dieux. Quand la tribu décampait, elle laissait derrière elle ces dieux de pierre, que ceux qui venaient ensuite entouraient des mêmes respects.

Le sacrifice est l’erreur la plus vieille, la plus grave et la plus difficile à déraciner parmi celles que nous a léguées l’état de folie que l’humanité traversa en ses premiers âges. L’homme primitif (sans distinction de race) crut que la façon de calmer les forces inconnues qui l’entouraient était de les gagner comme on gagne les hommes, en leur donnant quelque chose. Cela était assez conséquent ; car ces dieux qu’il s’agissait de se rendre favorables étaient méchants, intéressés. L’idée qu’on leur faisait une sanglante injure en cherchant à les corrompre, comme on ferait pour de mauvais juges, ne pouvait venir à des êtres de la moralité la plus vulgaire et du raisonnement le plus court. Un homme était dévoré par un cancer, on croyait que c’était un dieu qui mangeait sa chair ; quoi de plus naturel, pour détourner l’être malfaisant de sa proie, que de lui offrir de la viande fraîche de qua- lité supérieure ? L’objet offert en sacrifice est toujours l’objet que l’homme aimerait le plus qu’on lui offrit. Le sôma, chez les Hindous, est une chose exquise. La bête tuée sur l’autel est toujours excellente, sans tache. Les parties qu’on brûle sont les plus estimées.

Cette choquante absurdité, que la première apparition du bon sens religieux aurait dû balayer, était devenue un acte de sujétion, une sorte d’hommage-lige de l’homme envers la Divinité. La religion patriarcale ne sut pas s’en dégager. Les premiers, les prophètes du VIIIe siècle avant Jésus-Christ, s’élevèrent contre cette aberration, et encore ne purent-ils la supprimer.

Dans la plupart des cas, du reste, le sacrifice n’était que le préliminaire d’un repas auquel on voulait donner une, solennité particulière[10]. On mangeait en famille ou avec ses hôtes la bête offerte à la Divinité, ou du moins ce qui en restait, après que les parties de choix avaient été brûlées. Il en est de même dans les mœurs homériques[11], et en général dans toute la haute antiquité. Manger ensemble était un acte sacramentel. Pour consacrer un monceau de témoignage, par exemple, on mangeait dessus[12]. Les pactes et les alliances se célébraient avec accompagnement de sacrifices solennels, où les bêtes étaient coupées par moitiés, que l’on disposait vis-à-vis les unes des autres. Les parties contractantes passaient par le milieu[13]. Dans les cas extraordinaires, on croyait qu’un feu mystérieux, équivalent à l’acceptation de la divinité, circulait entre les animaux dépecés[14].

La tribu n’avait pas de prêtres ni de sacrificateurs de profession. Le patriarche sacrifiait pour lui, pour ses fils, pour toute la tribu. On se préparait au sacrifice par l’état de sainteté (qods) ou de purification, résultant de certains soins de propreté extérieure, et de certaines abstinences, en particulier de l’éloignement des femmes[15]. La propreté, dans les cultes primitifs, était une condition pour s’approcher de Dieu, et un des premiers soins des législateurs était, en empêchant les gens de manger des horreurs, de les arracher à des habitudes qui entretenaient la grossièreté[16]. Déjà, probablement, les gens qui se respectaient s’interdisaient de manger ou boire le sang[17]. Dans les jours de sainteté, on s’abstenait de pain levé ; la fermentation et les mélanges paraissaient quelque chose d’impur[18].

Le nomade a peu de fêtes ; la fête (hag) suppose un centre religieux fixe. L’idée de hag est liée intimement à celle de pèlerinage, panégyre, tournées processionnelles autour d’un sanctuaire, danses en cercle. Ce mot, commun à toutes les langues sémitiques sans exception, remonte certainement à l’époque antique où les ancêtres communs des Hébreux, des Arabes, des Araméens vivaient réunis dans un canton peu étendu.

Avec le mot hag, tous les peuples sémitiques possèdent le mot som ou soum, signifiant le jeûne, le fait de se présenter à la Divinité, qui est censée tout voir, avec un air macéré, en vêtements de deuil. On supposait chez les élohim une sorte de jalousie du bonheur de l’homme, si bien qu’on les apaisait, on donnait une sorte de satisfaction à leur némésis, en se montrant à eux contrit et volontairement humilié. L’habit des affligés (le saq[19]) et les cendres sur la tête, ou la tête rasée[20], étaient l’accompagnement obligé du jeûne. La prière de l’homme vêtu de saq était tenue pour très puissante ; car Élohim devait avoir pitié d’un être réduit à ce triste état, et qui ne pouvait en rien lui porter ombrage. Dans les calamités publiques, surtout, le som et le saq étaient de rigueur[21]. Très anciennement, on attacha le som à certaines dates de l’année. L’institution du mois de jeûne est, chez les Arabes, bien antérieure à l’islam. Le som apparaît ainsi comme une pratique monothéiste. On ne jeûne guère que pour le Dieu suprême ; c’est un rite général ; le dieu particulier ne distinguerait à aucun signe que l’hommage s’adresse à lui plutôt qu’à un autre.

Le cycle le plus ancien des fêtes sémitiques était en rapport avec l’agriculture, et même les nomades le subissaient. Peut-être le paskh ou fête de printemps[22], caractérisée par l’usage des azymes, commençait-il à poindre. La tonte des brebis, du temps de David[23], est bien près d’être une fête. La vendange était célébrée par des danses[24]. L’usage de sonner de la trompette aux nouvelles lunes, et d’établir des sentinelles pour observer la première apparition de la faucille, usage très utile chez un peuple étranger à l’astronomie scientifique, pouvait déjà exister. En tout cas, l’apparition de la nouvelle lune était l’occasion de sacrifices et de festins[25]. Le sabbat est si inutile aux nomades, dont le travail est essentiellement intermittent[26], qu’il est probable que les anciens Sémites nomades ne l’observaient pas, quoiqu’ils vissent cette institution salutaire pratiquée en Assyrie.

Quelques autres rites communs à toutes les religions sémitiques semblent attester l’unité de ces religions et leur origine patriarcale. Telles sont les Sakœa des Phéniciens et des Babyloniens[27], fêtes que l’on célébrait annuellement sous la tente et qui rappellent la fête des Tentes des Hébreux. Le Lévitique[28] veut que cette fête soit un souvenir de la vie des Hébreux dans le désert. On a combattu cette explication par la raison que des huttes de feuillage seraient un mémorial souverainement inexact d’un séjour dans l’Arabie Pétrée. Mais, à une époque fort antérieure à la rédaction du Lévitique, dans le livre d’Osée[29], le même rapprochement est établi, et, au lieu de huttes de feuillages, il y est question de tentes. On est donc porté à envisager cette fête des Tentes comme un souvenir de la vie primitive commune à tous les peuples sémitiques, conservé même chez ceux qui s’en étaient le plus éloignés.

Le nabi ou inspiré de Dieu (sorcier, devin, prophète) n’avait guère de place dans une société où le père de famille avait des pouvoirs absolus. Sûrement, le patriarche eût empêché le nabi, comme il empêcha le caban, de prendre de l’importance et de balancer son autorité. Le prophétisme ne paraît s’être développé que chez les tribus déjà établies. La croyance aux songes révélateurs était universelle. Le don de les expliquer était aussi une révélation[30]. L’homme protégé par un dieu faisait tout sous l’inspiration de ce démon familier. C’était par les songes que lui venait le plus souvent la voix de son dieu[31]. Certains arbres, comme le térébinthe, passaient pour fatidiques ; car ils tenaient fortement à la terre et semblaient vieux[32].

Une sorte de déisme sans métaphysique, voilà ce que les pères du judaïsme et de l’islam inauguraient, dès cet âge reculé, avec un instinct juste et sûr. Ce Dieu, formé par la fusion de dieux sans nom, deviendra le Dieu absolu qui aime le bien et hait le mal, le Dieu que l’on sert par l’honnêteté du cœur. L’avènement de l’esprit scientifique, depuis le XVIIIe siècle, a beaucoup changé la relation des choses. Ce qui était un avantage est devenu un inconvénient. L’esprit sémitique est apparu comme hostile à la science expérimentale et à la recherche des causes mécaniques du monde. En apparence plus rapprochée que le paganisme de la conception rationnelle de l’univers, la théologie du Sémite nomade, transportée dans des esprits scolastiques, s’est trouvée en réalité plus funeste à la science positive que le polythéisme. Le paganisme a persécuté la science bien moins âprement que les religions monothéistes issues des Sémites. L’islam a tué la philosophie positive, qui aspirait à naître chez quelques-uns des peuples qu’il avait soumis[33]. La théologie chrétienne, avec sa Bible, a été, depuis le XVIe siècle, le pire ennemi de la science. Rien de plus dangereux, en un sens, que la demi-absurdité ; car l’humanité est médiocre ; elle vomit le trop fort virus ; elle vivote avec la dose de sottise qui n’est pas suffisante pour la tuer. Tout est une affaire de temps et d’âge. L’islam est un progrès pour le nègre qui l’adopte. Éliphaz de Théman, bien que professant sur l’univers les idées les plus contraires à la vérité, était très supérieur, en son siècle, au superstitieux Gaulois, à l’Italiote tel que nous le révèlent les tables Eugubines et le chant des frères Arvales. Et cependant la science positive de la nature sortira plus facilement du génie gaulois et du génie italien que du génie thémanite. Un paysan breton est bien plus naïvement païen qu’un Musulman ; et cependant un peu d’école primaire fera du paysan breton une très bonne tête, comprenant parfaitement le naturalisme positiviste, tandis que le musulman ne se prête à une telle conception qu’avec une extrême difficulté et la repousse comme une horreur.

Et pourtant ces antiques patriarches des déserts de Syrie furent vraiment pour l’humanité des colonnes d’angle. Ce sont les trismégistes de l’histoire religieuse. Le judaïsme, le christianisme, l’islamisme sortent d’eux. L’essentiel, Our un peuple comme pour un individu, est d’avoir un idéal derrière soi. Les branches de la famille sémitique qui avaient traversé la vie nomade s’en souvenaient après l’avoir quittée, et s’y reportaient comme vers un idéal. Les descendants de ces vieux puritains du désert ne pouvaient détacher leur pensée du paradis qu’avaient habité leurs pères. On est toujours hanté par ses origines. Le charme de la vie patriarcale exerça une séduction invincible sur l’imagination des siècles qui suivirent[34]. Cette existence apparut comme essentiellement noble et pure, plus pure sans doute qu’elle ne le fut en réalité. Les esprits ardents voulurent y revenir sans cesse. La marche vers le monothéisme, qui est le circulas total de la vie de ces peuples, n’est au fond qu’un retour aux intuitions de leurs premiers jours. Désormais la tendance des peuplades sémitiques les plus éminemment douées de l’esprit de la race sera de rajeunir les visions de ce passé lointain.

La branche dont nous faisons l’histoire, en particulier, sera de siècle en siècle tourmentée du besoin de reconstituer cet état patriarcal que la superstition, les complications sociales, la violence des riches altéreront profondément. L’auteur du livre de Job conçoit la perfection de la religion dans les pratiques du désert. Les Rékabites se portaient pour des continuateurs de la vieille vie et étaient fort estimés comme tels. Le schisme des tribus du Nord, après Salomon, viendra de la répugnance instinctive qu’elles éprouvaient à marcher dans d’autres voies que celles des ancêtres. Nous verrons l’école d’Élie et d’Élisée fonder tout le mouvement des siècles suivants sur une réaction vers le passé. Les grands prophètes, représentants purs de l’esprit de la race, n’auront pas d’autre programme ; la Thora mosaïque, à ses différents âges, sera un retour utopique à l’idéal patriarcal, à une société où il n’y aurait ni pauvres, ni riches, ni rois, ni sujets ; en un mot, au vieux système de la tribu fondé uniquement sur la famille et l’association des familles congénères. Il est certain que le nomade primitif était plus avancé en religion que David et Omri ; il ignorait le cruel Iahvé ; les sacrifices humains, où se plaît tout dieu national, n’existaient pas, ou du moins n’avaient pas le caractère d’exterminations.

Souvent l’idéal d’un peuple est un but a priori, une chimère que ce peuple pose devant lui afin de s’exciter à l’atteindre. Pour les peuples sortis de la tente patriarcale, au contraire, l’idéal était en arrière. Cet idéal, ils le voyaient continué autour d’eux par les tribus restées nomades. En se complaisant aux récits de la plus ancienne vie patriarcale, ce n’était donc pas un mythe qu’ils créaient ; c’était un souvenir qu’ils évoquaient. Ce souvenir d’une pureté et d’un bonheur perdus amenait une perpétuelle tentation, celle de revenir à un état dont on s’exagérait sûrement la perfection, mais qui avait laissé dans le caractère de la nation une trace ineffaçable.

 

 

 



[1] Voyez Journal asiatique, avril-mai 1859, p. 426 et suiv.

[2] Job, XXXVI, XXXVII, XXXVIII.

[3] Job, IX, 7 ; XXXVIII, 12-15, 19-20.

[4] Nomina numina, répétait sans cesse Eugène Burnouf.

[5] J’ai développé ceci plus longuement dans mon Mémoire sur Sanchoniathon, Mém. de l’Acad. des Inscr. et Belles-lettres, t. XXIII, 2e partie (1858).

[6] Voir la relation d’Hérodote sur les Scythes royaux. IV, LX-LXXIII.

[7] Voyez Corpus inscr. semit., 1re partie, n° 44, 122 et 122 bis, 123 et 123 bis ; 139, 147, 194, 195, 380 ; 9e d’Hadrumète, Euting, Pun. Steine, 26-27.

[8] Genèse, XXVIII, 18 ; XXXI, 13 ; XXXV, 14. Le rédacteur jéhoviste met des autels au lieu de cippes, Genèse, XXXV, 1, 7 ; cf. XIII, 4.

[9] Coran, V, 4, 92 ; Freytag, Lex., IV, p. 286 ; Corpus inscr. semit., 1re part., p. 151.

[10] Genèse, XXVI, 30-31 ; XXXI, 54 ; Exode, XVIII, 12.

[11] Iliade, I, 464-469 ; Odyssée, III, 461463, 470-472 ; XIV, 425-453 ; Euripide, Électre, 835 et suiv.

[12] Genèse, XXXI, 46.

[13] Genèse, XV, 10-17 ; Exode, XXIV, 8. Όρκια πιστά ταμόντες (Iliade, II, 124 ; III, 105). — Cf. Jérémie, XXXIV, 18 ; Démosthène, Adv. Aristocr., 68 ; Pausanias, IV, XV, 4.

[14] Genèse, XV, 17, récit très ancien. Comparez les sacrifices de Balaam (Nombres, XXII, XXIII).

[15] Job, prol., init. ; Exode, XIX, 10 et suiv., 22 ; chez les Grecs, exemple de Laocoon.

[16] Cœdibus et victu fœdo.

[17] Prescription antérieure à tout code écrit. I Samuel, XIV, 33 et suiv. Cf. Genèse, IX, 4 ; Zacharie, IX, 7.

[18] Le Livre de l’Alliance (IXe siècle) contient déjà le germe de ces prescriptions. La rédaction lévitique est bien plus moderne ; mais elle ne fit guère que constater d’anciens usages.

[19] Ce mot qui a été adopté par tous les peuples de la Méditerranée, à la suite du commerce des Phéniciens, désignait des  toiles grossières de couleur sombre. Plus tard, on les appela cilicium, parce qu’on les fabriquait surtout en Cilicie.

[20] Amos, VIII, 10.

[21] Juges, XX, 26 ; I Samuel, VII, 6, XXXI, 13, etc. ; Joël, ch. I et II.

[22] Lévitique, XXIII, 9-22, fragment ancien.

[23] II Samuel, XIII, 23 et suiv.

[24] Juges, IX, 27 ; XXI, 21 et suiv.

[25] I Samuel, XX, 5, 18, 24.

[26] Les Arabes nomades d’Orient connaissent à peine le vendredi musulman.

[27] Voyez Movers, Die Rel. der Phœn., p. 480 et suiv.

[28] XXIII, 42 et suiv.

[29] XII, 10.

[30] Genèse, XL, 8 ; XLI, 28, 32, 38-39.

[31] Job, XXXIII, 15. C’est sans doute par des songes que Camos parlait à Mésa. Inscr. de Daibon, lignes 14, 32.

[32] Élon Moré, Élon Mamré, Élon meonenim (Juges, IX, 37).

[33] J’ai développé ce point dans mes Conférences et Discours, p. 375 et suiv.

[34] Un jour, en Syrie, nous tombâmes sur un campement de bédouins. Mes hommes, qui n’étaient nullement des nomades, furent saisis d’un véritable accès d’enthousiasme et saluèrent ces vagabonds comme des frères plus nobles.