HISTOIRE DU PEUPLE D’ISRAËL

TOME PREMIER

LIVRE PREMIER. — LES BENI-ISRAËL À L’ÉTAT NOMADE JUSQU’À LEUR ÉTABLISSEMENT DANS LE PAYS DE CHANAAN

CHAPITRE III. — VOCATION RELIGIEUSE DES SÉMITES NOMADES.

 

 

Ce que la Grèce, en effet, a été pour la culture intellectuelle, ce que Rome a été pour la politique, les Sémites’ nomades l’ont été pour la religion. C’est par la religion que ces honnêtes tribus pastorales de la Syrie sont arrivées dans le monde à une destinée exceptionnelle. Les promesses faites à Abraham ne sont mythiques que dans la forme. Abraham, l’ancêtre fictif de ces peuples, a été réellement le père religieux de tous les peuples.

L’homme débuta dans la vie progressive par l’ignorance absolue et l’erreur en quelque sorte nécessaire. L’homme fut des milliers d’aimées un fou, après avoir été des milliers d’années un animal. Il a cessé à peine d’être un enfant. L’astronomie primitive, faite d’après les apparences, même bien observées, n’était qu’un tissu de déceptions. Grâce à un développement scientifique continué durant des siècles, l’homme est arrivé à débrouiller les erreurs où le fait tomber l’aspect du ciel, et notamment la plus forte de toutes, savoir l’immobilité de la terre. Dans l’ordre moral, la vérité était bien plus difficile à trouver ; une foule de cerveaux humains y sont encore réfractaires. L’homme peupla d’abord l’espace de forces libres, passionnées, susceptibles d’être invoquées et fléchies. Il créa un monde divin à son image et traita les dieux comme il aimait à être traité par ses inférieurs. Un échange de prêtés-rendus s’établit entre l’homme tremblant et les êtres redoutables dont il se croyait entouré.

Une constante expérience, confirmée par la science la plus exacte, nous a prouvé que cette hypothèse primitive des causes libres particulières hors de nous est tout à fait erronée. Au-dessus de la volonté de l’homme, on n’a constaté dans la nature aucun agent intentionnel. La nature est inexorable ; ses lois sont aveugles. La prière ne rencontre nulle part aucun être qu’elle puisse fléchir. Aucun vœu n’a guéri une maladie, ni fait gagner une bataille. Mais, pour arriver à cette vérité, que peut-être les savants de Babylone entrevirent, que les philosophes grecs aperçurent dans la perfection, dès le VIe siècle avant Jésus-Christ, il fallait des générations de bons esprits combinant leurs efforts. Quelle idée pouvaient se former du vent des gens qui n’avaient pas la notion de la réelle existence de l’air ? La nature de la foudre n’a été découverte qu’il y a une centaine d’années ; comment était-il possible que l’homme primitif y vît autre chose que le débordement de colère d’un être très puissant, demeurant dans les nuages et sur le sommet des montagnes ? La mer, les cours d’eau, les sources, .ayant une espèce d’individualité et agissant comme des personnes (nous disons encore : la mer irritée... le torrent, dans sa colère... une source bienfaisante... une eau dormante), devaient être personnifiées presque fatalement. La naissance, la maladie, la mort, le délire, la catalepsie, le sommeil, les rêves frappaient infiniment, et, même aujourd’hui, il n’est donné qu’à un petit nombre de voir clairement que ces phénomènes ont leurs causes dans notre organisation. Le train des choses humaines donnait lieu à des jugements encore plus faux. Les accidents, la bonne ou mauvaise chance, le fait d’avoir des enfants ou de n’en avoir pas, la richesse, la victoire, l’ascendant, l’autorité, étaient expliqués comme des faveurs octroyées à l’homme par des êtres supérieurs, ou comme des disgrâces plus ou moins susceptibles d’être conjurées.

La terreur, l’affolement, le vertige étaient la conséquence de ce système de la nature tout à fait erroné. Primus in orbe deos fecit timor est une formule admirablement vraie. L’homme se croyait entouré d’ennemis qu’il cherchait à apaiser. L’éducation de ses sens étant à peine faite, il était dupe de perpétuelles hallucinations. Un souffle inattendu, un bruit inexpliqué étaient pour lui des signes intentionnels. Un spiritisme exagéré lui faisait admettre partout des esprits, êtres invisibles, sortes d’ombres ou de doubles des choses[1], qui l’obsédaient et se confondaient avec les phénomènes subjectifs de sa conscience. Le type d’une telle vie se voit, ou du moins se voyait encore il y a quelques années aux îles Maldives, par exemple. Les indigènes de ces pauvres îlots passaient la nuit barricadés dans leurs huttes, croyant l’air ténébreux rempli de génies malfaisants, dont ils s’imaginaient entendre les frôlements. La crainte des ténèbres et, en général, les peurs irréfléchies, très vivaces encore en certaines races, en Bretagne par exemple, sont un reste amoindri de ce qui fut à l’origine un fait de première importance.

Comme toutes les peuplades antiques, le Sémite nomade croit vivre au milieu du surnaturel. Le monde est entouré, pénétré, gouverné par les élohim, myriades d’êtres actifs, fort analogues aux esprits des sauvages, vivants, translucides, inséparables en quelque sorte les uns des autres, n’ayant pas de noms propres distincts comme les dieux aryens, si bien qu’ils peuvent être envisagés d’ensemble et confondus. Ce n’est pas le pluriel dii qui prouve le polythéisme de l’antiquité grecque et moderne ; ce sont des noms tels que Zeus, Hermès, etc. Un éloh n’a pas de nom qui le distingue d’un autre éloh, si bien que tous les éloh réunis agissent comme un seul être et que le mot Élohim se construit avec le verbe au singulier[2]. Élohim est partout ; son souffle est la vie universelle ; tout vit par Élohim. Tout ce qui arrive arrive par lui (ou par eux). Il fait naître, il féconde le sein des femmes[3] ; il tue ; on l’entend (ou on les entend) dans les bruits inconnus ; il souffle (ou ils soufflent) les paniques[4]. Les phénomènes atmosphériques notamment sont son ouvrage (ou leur ouvrage). Il est le sujet des verbes en apparence impersonnels, il tonne, il pleut[5]. Le fracas de la foudre est sa voix, l’éclair est sa lumière ; tout ce qui est grand, extraordinaire, lui est rapporté.

Un usage très caractéristique du monothéisme sémitique vint de là ; ce fut l’habitude de désigner simplement Élohim par le pronom de la troisième personne. En pareil cas, le pronom devait être prononcé avec une sorte d’emphase et accompagné d’un geste vers le ciel. Le nom de Dieu devint ainsi une sorte d’élément grammatical des langues sémitiques, le sujet perpétuel, qui n’a pas besoin d’être exprimé, du discours[6]. Les noms propres portèrent la trace de cet usage pieux. On s’appela Abihou. IL est mon père, Elihou ; IL est mon Dieu, ou bien Abdo, serviteur de Lui ; Davdo, le favori de Lui, Hanno, la grâce de Lui ; noms qui devinrent par apocope Abd ou Obed, David, Hanan, etc.[7]

L’homme, aussi bien que la nature, est sous la dépendance immédiate d’Élohim ou des élohim. Tout ce qui lui arrive d’heureux ou de malheureux, les catastrophes imprévues, les morts subites, sont des coups d’en haut. Le ciel tue directement le méchant, il est le mainteneur général de l’ordre dans l’univers. Certes, cet Élohim d’identité douteuse est loin encore d’être le Dieu juste et moral des prophètes ; mais on sent qu’il y arrivera, tandis que Varouna, Zeus, Diespiter ne réussiront jamais à être d’honnêtes gens et finiront par être abandonnés.

Ce serait tomber dans une grande exagération que d’attribuer à une haute antiquité les croyances épurées, claires, du spiritualisme philosophique. L’unité des causes n’était pour ces consciences troubles que l’indivision des causes. En débrouillant autant qu’il est possible la confusion des idées qui se croisaient dans la psychologie primitive, nous arrivons à voir que la prière de l’homme effrayé ou consterné se faisait alors selon deux théologies assez diverses. L’Aryen en péril s’adresse à l’élément qui le menace, ou au dieu spécial qui régit cet élément. Sur mer, il invoque Posidon ou Neptune. Malade, il fait des vœux à Asclepios. Pour les moissons, il prie Déméter ou Cérès. Chez les Gaulois, il y eut presque autant de petits dieux qu’il y a de spécialités médicales ou vétérinaires. Le nombre des dieux devint ainsi énorme ; chacun de ces dieux eut un nom comme une personne déterminée. Le Sémite, au contraire, invoque dans tous les cas un seul être ; qu’il soit en mer, ou à la guerre, ou menacé par un orage, ou en proie à la maladie, sa prière monte vers le même dieu. Un seul souverain s’occupe de tout. Ce souverain porte des noms divers selon les tribus. Ici, il s’appelle El, ou Alon, ou Eloah ; là, Elion, Saddaï, Baal, Adonaï, Ram, Milik ou Moloch[8] ; mais ces noms signifient tous au fond la même chose ; ce sont presque des synonymes ; ils signifient tous le Seigneur, ou le Très-Haut, ou le Tout-Puissant ; ils marquent une excellence particulière. Ils n’impliquent pas plus des individualités distinctes que les noms divers de la Vierge, Notre Dame du Carmel, Notre Dame de Bon-Secours, Notre Dame du Pilier, dans les pays catholiques. Ce sont des vocables différents, non des dieux différents[9]. Partout c’est le maître suprême du monde qui est adoré sous ces noms en apparence divers.

Certes, une pareille notion d’un dieu suprême était très vague et n’avait rien qui ressemblât aux symboles arrêtés du juif et du musulman. Les habitudes de théologie scolastique qui nous sont inculquées par le catéchisme n’existaient pas pour des cerveaux incapables de tout ce qui peut s’appeler dogme. Les élohim, d’ordinaire soudés ensemble, agissaient quelquefois isolément. Jamais on ne les voit ennemis entre eux ; mais, comme les anges d’une mythologie bien plus moderne, ils ont souvent des fonctions diverses. Chaque tribu, par exemple, avait un dieu protecteur, chargé de la garder, de la diriger, de la faire réussir envers et contre tous. Nous verrons les Beni-Israël s’attacher, comme toutes les tribus antiques, à cette idée étroite, et leur dieu devenir, pour protéger sa tribu de choix, le plus injuste, le plus jaloux des dieux. Le dieu de la tribu suivait même l’individu hors de sa tribu et continuait d’être son dieu sur le territoire de dieux étrangers[10]. C’était quelque chose d’analogue à la Fortune personnifiée des familles romaines[11], et en effet on appelait souvent ces dieux protecteurs du nom de Gad (Fortune)[12]. Le dieu s’identifiait ainsi avec la tribu. Les victoires et les défaites de la tribu étaient ses propres défaites et victoires. Vaincu, il subissait les outrages du vainqueur. Entre son nom et celui de la tribu, on ne distinguait pas[13].

Le dieu de tribu entraînait le dieu local, présidant à une province, ayant son domaine déterminé, et souvent son sanctuaire (cippe, autel, haut lieu) à un endroit donné[14], très puissant dans sa circonscription, si bien qu’en passant sur ses terres, on se croyait obligé de lui rendre hommage, ne fût-ce que par crainte qu’il ne vous jouât de mauvais tours[15]. Une expression très commune parmi les nomades, à une certaine époque : le Salm ou le Baal ou le Moloch de tel endroit[16], pour désigner le point central d’un culte, n’était peut-être pas encore employée ; mais on s’y acheminait. Jacob voit en songe le Dieu de Béthel[17]. Il rend hommage au lieu de l’apparition, en dressant un cippe et y versant de l’huile[18]. Le lieu saint remonte ainsi à la plus haute antiquité des cultes sémitiques.

La conséquence de tout cela était un certain éclectisme religieux, dont nous avons le type dans la précieuse inscription trouvée à Teïma, au centre de l’Arabie[19]. Salmsézab, l’auteur de cette inscription, non seulement stipule son droit de faire en pays étranger des sacrifices à son dieu personnel, dont il est prêtre et dont le nom entre dans la composition du sien ; mais il veut que les dieux de ces pays étrangers, dont il reconnaît le pouvoir, aient pour agréables les sacrifices qu’il offrira à son dieu personnel et les tiennent pour offerts à eux-mêmes. Bien plus, il veut que le lieu saint consacré à son dieu soit sous la protection des dieux de Teïma ; il fonde en terre étrangère le culte de son dieu personnel, et il constitue, sur ce qu’on peut appeler le budget des cultes du pays où il se trouve, un capital déterminé (en palmiers) pour le culte de son dieu personnel. Les dieux de Teïma acceptent ce singulier compromis, s’en font les garants, et accordent leur protection à Salmsézab. Jacob n’est pas moins naïf à Béthel[20] : Si Iahvé est avec moi, et qu’il me garde dans le voyage que j’entreprends, et qu’il me donne du pain à manger et des vêtements pour me couvrir, et que je revienne sain et sauf à la maison de mon père, Iahvé sera mon dieu, et cette pierre que j’ai érigée en cippesera Beth-élohim, et tout ce que Iahvé me donnera, je lui en payerai la dîme.

Des faits de ce genre durent être communs à l’époque où les tribus sémites nomades vivaient partagées entre le culte des dieux de famille et le culte des dieux provinciaux, ayant une juridiction en quelque sorte territoriale. Ruth la Moabite, passant en terre israélite, adopte purement et simplement le dieu d’Israël ; mais des chefs de famille, des personnages considérables étaient sans doute plus difficiles, et cela devait souvent donner lieu à des contrats assez compliqués. Peut-être sous le règne de Salomon, se produisit-il à Jérusalem plus d’une convention de ce genre. Peut-être même le temple de Salomon vit-il des Tyriens sacrifier à Baal, avec la prétention que ces sacrifices ne fussent pas désagréables à Iahvé.

Ces choix individuels, ces particularisations de la notion divine, si contraires à l’idée que les Sémites ont définitivement fait prévaloir par le judaïsme et l’islamisme, n’empêchaient pas les élohim groupés en dii consentes de former une puissance supérieure, que tous redoutaient. De quelque tribu que l’on fût, on admettait leur domination suprême ; on les craignait ; on les croyait capables de punir des crimes dont les hommes ne sauraient jamais rien[21], si bien que la crainte des élohim (ou d’Élohim) prévenait beaucoup de mauvaises actions. Ils voyaient toute chose, étant répandus partout, et par conséquent ils connaissaient et poursuivaient une foule de méfaits qui échappaient à la justice humaine. Ils constituaient ainsi une sorte de tribunal secret. Les accidents incompris, ruines, maladies, fins prématurées, étaient tenus pour des actes de justice des élohim. Le mot yirea, crainte, laissant supposer derrière lui un monde inconnu, était synonyme de piété[22]. Un crime commis faisait vivre dans une perpétuelle appréhension de ce que pouvaient faire les élohim[23]. Craindre Dieu, c’était croire à la réalité du sens moral ; un homme craignant Dieu était un homme consciencieux.

Quelquefois les élohim étaient appelés Beni-Élohim, les fils des dieux, la race divine. Quand on fit d’élohim un être unique, bien déterminé, les Beni-Élohim devinrent son entourage, une masse d’anges, en parfaite communion avec lui, venant de temps en temps lui faire leur cour[24]. Il y avait parmi eux des emplois personnels, en particulier celui de ce Satan ou Détracteur, occupé à critiquer l’univers, tandis que les vrais enfants de Dieu n’en voient que les harmonies. Mais il fallait des siècles pour établir dans ce chaos divin quelque ordre et quelque hiérarchie.

Une telle conception, à laquelle nos formules prêtent nécessairement une consistance qu’elle n’avait pas, était fort supérieure à celle qu’on a des raisons pour prêter aux Aryens. Certes la théologie sémitique est à une distance infinie de celle que la science positive a fait triompher. Si la science a chassé du monde les dieux spéciaux et locaux, elle ne favorise pas davantage l’hypothèse d’une seule Providence, entrant dans le détail des faits particuliers de cet univers. On n’a jamais constaté qu’un être supérieur agisse dans les événements soit de l’ordre physique, soit de l’ordre moral. Mais cette simplicité constituait, au moins dans le principe, un joug moins lourd que celui de la religion aryenne. Les Sémites nomades furent certainement, parmi les peuples anciens qui nous sont connus, le moins porté à l’idolâtrie, le moins adonné aux pratiques grossières de la sorcellerie. La race aryenne ne montra nullement en religion la supériorité qu’elle devait montrer plus tard dans les autres ordres. En son enfance, elle nous apparaît ivre de terreurs. L’absurde tantra, la formule toute-puissante l’obsède[25]. Les manifestations diverses de le nature sont des forces qu’il s’agit de conjurer. Les Grecs seuls réussirent à se corriger d’un défaut, dont ils ne furent pas à l’origine plus exempts que les autres. Les Latins et les Italiotes gardèrent jusqu’à notre ère la religion la plus puérilement matérialiste. Les Gaulois furent toujours le plus superstitieux des peuples. L’horrible férocité des Scythes venait en grande partie de leur croyance exagérée à la survivance de l’individu après la mort.

Les croyances à la spiritualité de l’âme et à l’immortalité, loin d’être un produit de réflexion raffinée, sont au fond un reste des conceptions enfantines d’hommes incapables d’opérer dans leurs idées une analyse sérieuse. L’erreur fondamentale du sauvage, nous l’avons déjà dit, est le spiritisme, c’est-à-dire l’opinion, niaisement réaliste, qui lui fait supposer dans toute chose complexe un esprit qui en fait l’unité. Un arbre, une Maison, un navire, ont un esprit. C’est le principe de la forme opposée à la matière, base de la philosophie grecque et de toute philosophie, qui, mal conçu par des esprits grossiers, produit ces aberrations. Or il paraît certain que l’Aryen primitif fut beaucoup plus spiritiste que le Sémite primitif. Il personnifia bien plus les unités naturelles. Il donna des âmes à tout ; il sépara dans l’homme l’âme et le corps ; il admit que l’âme pouvait exister sans le corps. Le Sémite eut de bonne heure une théorie plus saine. Pour lui, ce qui ne respire pas ne vit pas. La vie, c’est le souffle de Dieu répandu partout[26]. Tandis qu’il est dans les narines de l’homme, celui-ci vit[27]. Quand le souffle remonte vers Dieu, il ne reste plus qu’un peu de terre. La tendance spiritiste des vieux âges reprenait sa revanche par la croyance aux refaïm, ombres vaines des morts, qui demeurent sous terre ; mais rien de tout cela ne devenait un principe fécond de mythologie et de fables. Une sorte de bon sens précoce préserva cette race des chimères où d’autres familles humaines trouvèrent tantôt leur grandeur, tantôt leur anéantissement.

Dans ces grands faits complexes des origines, il est presque toujours impossible de distinguer ce qui tient aux dons primitifs de la race et ce que les aventures de l’histoire y ont ajouté. Les causes du monothéisme sémitique ne furent pas simples ; il convient peut-être d’y faire la part des habitudes de la vie nomade plus considérable que celle du sang. D’un côté, en effet, des peuples qui n’ont rien de sémitique, mais qui mènent une vie analogue à celle des Sémites nomades, tels que les Kirghiz, les populations actuelles du haut Nil Blanc, ressemblent beaucoup aux anciens patriarches du désert ; de l’autre, les Himyarites et les Assyriens du second âge, qui, pour la langue au moins, sont bien des Sémites, n’ont pas ce caractère, de puritanisme religieux que présentent les Sémites nomades. C’est donc la vie de la tente qui paraît avoir été le facteur capital de la sélection de cette aristocratie religieuse qui a détruit le paganisme et converti le monde au monothéisme. Les racines de ce grand fait s’enfoncent dans le plus vieux sol de l’histoire. La tente du patriarche sémite a été le point de départ du progrès religieux de l’humanité.

On peut dire à la fois du nomade qu’il est le plus religieux et le moins religieux des hommes. Sa foi est la plus forte qu’il y ait ; deux fois elle a vaincu le monde, et cependant, à juger des choses par le dehors, on dirait que sa religion est une sorte de minimum, une quintessence, un résidu, un ensemble de précautions négatives. Le culte tient dans la vie du nomade très peu de place ; un observateur superficiel est tenté de prendre ce fier vagabond pour un indifférent, presque pour un incrédule[28]. Son genre de vie rend impossibles les statues, les temples. Ses habitudes de galant homme lui inspirent l’horreur de la superstition et des pratiques basses. Sa réflexion philosophique, s’exerçant avec intensité dans un petit cercle d’observation, l’amène à des idées extrêmement simples, et, comme le progrès religieux consiste toujours à simplifier, il se trouve très vite que le nomade dépasse en religion les peuples qui lui s’ont supérieurs en civilisation. Le Sémite nomade est un protestant. Beaucoup des populations qui adoptèrent le protestantisme au XVIe siècle étaient loin d’égaler en culture intellectuelle l’Italie du temps de Léon X ; la bassesse religieuse leur répugnait, et ce bon sentiment leur a plus tard porté bonheur et leur a été imputé à justice.

 

 

 



[1] Réville, Religion des peuples non civilisés, t. Ier, p. 67 et suiv., 228 et suiv. ; t. II, p. 89 et suiv.

[2] Il en fut de même de םלא, chez les Phéniciens. Corpus inscr. semit., Ire partie, p. 6, 146. Pour d’autres faits analogues, voir Journal asiatique, févr.-mars 1859, p. 218 et suiv.

[3] Genèse, XXX, 2, 22, etc. ; LXXXII, 5.

[4] Genèse, XXXV, 5 ; Josué, X, 10.

[5] Comp. [Ζεύς] ϋει

[6] Ceci est très fréquent dans le livre de Job, où sans cesse Dieu devient sujet du discours sans que rien en avertisse. Voir, par exemple, ch. XII, 13 et suiv. ; XXIII, 3, et surtout le dernier discours de Bildad (XXV, 2 et suiv.).

[7] Voyez Mém. sur les noms théophores apocopés, dans la Revue des études juives, oct.-déc. 1882.

[8] Voir mon mémoire sur le monothéisme primitif des peuples sémitiques, dans le Journal asiatique, févr.-mars et avril-mai 1859.

[9] Comparer les vocables des temples à Sidon, à Malte, à Carthage, Corpus inscr. semit., 1re partie, n° 3, 132, 247, 248, 249, 250, 255.

[10] Inscription de Teïma, au Louvre, Nœldeke, Attaram. Inschriften, Berlin, 1884. Revue d’arch. orientale, 1885, p. 41 et suiv.

[11] Orelli-Henzen, n° 1769. Cf. n° 5787 et Corpus inscr. gr., n° 2693 b.

[12] Ainsi la Fortune des Taym, à Palmyre. Comptes rendus de l’Acad. des Inscript. et Belles-lettres, 2 avril 1869.

[13] Inscription de Mésa, lignes 12, 13, 18 ; le chant d’Hésébon, Nombres, XXI, 29.

[14] Inscription de Teïma (l. c.).

[15] II Rois, XVII, 25 et suiv.

[16] Inscr. de Teïma. Une telle formule est très commune dans l’épigraphie araméenne. Voir Corpus inscr. semit., 1re partie, 183, 365-366 ; Constantine, Costa, 12 ; inscription d’Altiburos (Journ. asiat., avril-juin 1887) ; de Vogüé, Syrie centrale. Inscr. semit., p. 107, 111. — Cf. Jérémie, LI, 44.

[17] Genèse, XXXI. Sur la question grammaticale, voir Gesenius, Lehrg., p. 657-658.

[18] Genèse, XXVIII, 18 et suiv.

[19] Revue d’arch. orientale (l. c.). Comparer la curieuse inscription sahéenne de Medaïn-Salih, n° 29 (D. H. Müller, Œst. Monatsschrift für den Orient, nov. 1881, p. 279.)

[20] Genèse, XXVIII, 20-22.

[21] Genèse, XX, 11.

[22] Job, IV, 6 ; XV, 4.

[23] Genèse, XLII, 28.

[24] Job, prol. Cf. Genèse, VI, 1 et suiv.

[25] Se rappeler les Védas, les religions gauloise, italiote, scandinave, etc.

[26] Rapprocher les passages où il est question du rouah Élohim.

[27] Job, XXVII, 3.

[28] Tel est essentiellement le caractère de l’Arabe nomade. J’ai développé ceci dans Mélanges d’histoire et de voyages, p. 305 et suiv.