L’invasion sémitique en Syrie ne se borna pas aux Phéniciens, aux Khétas et aux Rotenou. Pendant des siècles, la région du Jourdain et de la mer Morte fut envahie par de nouveaux venus, qui parlaient à peu près la même langue que les Kenaanis. L’établissement des peuplades sémitiques et leur passage à la vie citadine se faisait lentement et sans porter préjudice à la vie nomade que continuaient de mener la plupart des tribus. L’Arabie et la Syrie étaient pleines de familles errantes, vivant sous la tente, conservant le secret du beau langage et des idées fondamentales de la race. La vie de la tente est celle qui laisse le plus de place à la réflexion et à la passion. Dans ce genre de vie, austère et grandiose, se créa un des esprits de l’humanité, une des formes sous lesquelles le génie qui prend corps par nos nerfs et nos muscles arriva à l’expression et à la vie. Le judaïsme (dont le christianisme n’est qu’un développement) et l’islamisme ont leurs racines dans ce terreau antique. C’étaient vraiment les pères de la foi que ces chefs de dans nomades, parcourant le désert, graves, honnêtes à leur manière, bornés si l’on veut, mais puritains, pleins d’horreur pour les souillures païennes, croyant à la justice et l’œil au ciel[1]. La philosophie et la science, qui sont les œuvres capitales de l’humanité, ne pouvaient sortir de là ; mais, entre les groupes humains qui ont eu les premiers le sentiment de l’ordre et la fierté fondée sur l’estime de soi-même, celui des pasteurs sémites doit, sans aucun doute, tenir un des premiers rangs. Le campement hébreu, au même degré que le gard aryen, était une sorte d’asile, une sélection vertueuse au milieu d’un monde de violence, comme était le Touran, ou d’abaissement moral, comme étaient l’Égypte et même probablement l’Assyrie. La religion avait un lien déjà très réel avec la bonne vie et contribuait en une certaine mesure à la moralité. Cette moralité était obtenue au prix d’une effrayante simplicité d’idées. La liberté de l’individu, qui pour nous est le fruit le plus précieux de la civilisation, n’existait point. L’homme alors appartenait avant tout à son groupe anthropologique, linguistique, religieux. Aucun de ces grands faits émancipateurs qui, en détruisant le cadre trop étroit de la nation, rendent l’individu à lui-même, aucun grand fait comme la Civilisation grecque, l’empire romain, le christianisme, l’islamisme, la Renaissance, la Réforme, la Philosophie, la Révolution, n’avait encore traversé le monde. La solidarité de la tribu était absolue. La justice des uns faisait la justice des autres ; le crime des uns était le crime des autres[2] ; car le sort de l’individu était lié à la moralité de l’ensemble dont il faisait partie. Les générations existaient dans leur père ; une tribu, c’était un homme ; toutes les généalogies que l’on gardait de mémoire étaient conçues dans ce style, qui devait causer plus tard de si fréquents malentendus. Chez nous, la responsabilité est personnelle, et le crime ne va pas sans intention criminelle. Un crime commis sans qu’on le sache n’est qu’un accident. D’après nos idées, Abimélek, roi de Gérare, n’aurait pas été plus coupable s’il n’avait pas découvert la petite ruse d’Isaac[3]. Mais pour lui Ca différence était complète. Il eût été adultère à son insu. Or l’adultère était un feu intérieur, un mal qui, par lui-même, entraînait la ruine et l’extermination des familles[4] ; Abimélek avait donc raison de dire à Isaac : Qu’allais-tu me laisser faire ? Ces tribus nomades pouvaient former des groupes s’élevant jusqu’à 400 ou 500 âmes ; au delà, on se gênait pour les pacages, et l’on se divisait[5] ; mais le souvenir de la parenté primitive se conservait durant des siècles. Il était rare que la tribu s’agrégeât des étrangers. On tenait essentiellement à la pureté du sang, et les chefs qui se respectaient envoyaient quelquefois chercher des femmes dans des pays fort éloignés, où ils croyaient qu’avait été la souche de leur famille en des temps reculés[6]. Le chef de famille ou patriarche[7] résumait toute l’institution sociale du temps. Son autorité était absolue, incontestée ; il n’avait pas besoin d’agents pour la faire respecter ; le pouvoir résidait en réalité dans l’ensemble de la tribu. Comme mesure coercitive, on ne connaissait que la peine de mort ou l’expulsion de la tribu, ce qui revenait à peu près au même[8]. La justice se rendait par l’assemblée des vieillards. Le code consistait uniquement dans l’application de la loi du talion. La vengeance du sang, s’imposant comme un devoir à la famille, suffisait pour rendre le meurtre presque aussi rare qu’il l’est devenu dans nos sociétés au moyen d’institutions beaucoup plus compliquées. Il en est de même aujourd’hui encore en Arabie, où, sans aucun gouvernement établi, le nombre des crimes contre les personnes n’est pas supérieur à ce qu’il est chez nous. Le pouvoir ne se traduisait, du reste, par rien d’extérieur. Le respect était la cheville ouvrière d’une telle société. On n’arrivait à être chef ni par la violence, ni par le suffrage, ni par l’hérédité, ni par une constitution établie. L’autorité était un fait évident, qui se constatait de lui-même. Sans organisation militaire quelconque, sans prêtres ni prophètes, ces groupes nomades arrivaient ainsi à réaliser parfois des sociétés très parfaites. La nation n’existait pas ; mais, grâce à la solidarité de la tribu la vie et la propriété étaient suffisamment garanties. Le chef de famille n’avait le plus souvent qu’une seule femme en titre. Dans certains cas, cependant, le patriarche avait pour épouses en même temps deux femmes égales, de sang noble, parfois deux sœurs[9]. Ce régime entraînait ses conséquences ordinaires, c’est-à-dire de mauvaises relations entre frères. Les fils d’une même mère étaient seuls de vrais frères (amadelphes ou adelphes, ayant sucé le même sein)[10]. Le patriarche possédait, en outre, comme concubines toutes les esclaves de sa tente, en particulier celles de sa femme, et il en avait des enfants au su et quelquefois à la demande de sa femme[11]. Ces enfants de concubines n’avaient pas des droits égaux à ceux des fils d’épouses nobles ; ils faisaient cependant tout à fait partie de la famille. Le droit d’aînesse, entre les fils d’épouse noble, créait un privilège considérable[12]. Dans le cas de jumeaux, l’accoucheuse prenait soin de passer un fil rouge autour du bras qui sortait d’abord[13]. L’aîné était chef de la famille ; le père d’ordinaire réglait les parts entre ses fils. Sa bénédiction valait par elle-même, comme une sorte de sacrement, même quand il y avait erreur sur la personne[14]. Il n’y avait pas d’enfants illégitimes ; toutes les prostituées étaient des étrangères ; la femme coupable était brûlée ou lapidée[15], et son fruit détruit avec elle ; s’il venait à vie, il était tué à coups de pierre. D’une autre part, la femme avait en quelque sorte droit à des enfants[16]. Son mari mort, elle devait en demander à son beau-frère ou à quelque membre de la famille du défunt. Frauder ce devoir paraissait un crime affreux[17]. L’esclavage était et est resté une des nécessités d’une pareille vie. Il se recrutait par les guerres entre les tribus et par l’achat. L’esclave faisait partie de la famille. Le travail matériel étant peu considérable dans un tel genre de vie, sa condition n’avait rien de dur, au moins pour l’homme. L’esclave mâle était un homme de confiance, et partageait tous les sentiments de la tribu. Couvert de la protection de son maître, il était presque aussi respecté que lui. A la femme esclave, au contraire, étaient réservés les travaux les plus durs, surtout celui de la meule et de monter l’eau[18]. Bien que n’habitant pas des villes régulièrement bâties, la vie des Sémites nomades n’était pas un vagabondage perpétuel de pâturage en pâturage. La tribu faisait souvent des séjours prolongés en un même endroit, et même s’y élevait des maisons de construction rapide, comme en présentent aujourd’hui les pauvres villages de Syrie[19]. Les maisons passaient pour un bienfait de Dieu, qui les bâtissait pour ceux qu’il aimait[20]. Les pierres concassées abondent partout à la surface du sol en Syrie. En les assemblant tant bien que mal et en couvrant le vide avec des branches, on obtient des abris, qu’on abandonne sans regrets quand la tribu décampe. Les tentes en toile de poil de chameau, maintenues par des cordes, devaient différer peu des tentes des Arabes d’aujourd’hui. Naturellement, le mobilier dans une telle vie est très peu considérable ; il se borne à des vases, à des vêtements ; le luxe consiste presque uniquement en bracelets, en anneaux pour le nez et les oreilles des femmes ; une jatte ciselée était réservée aux étrangers nobles[21]. La nourriture se composait de laitage et de viande. Dans les séjours, souvent de plusieurs années, que l’on faisait dans un même endroit, on avait le temps de semer du blé, de planter la vigne. Le plus souvent, cependant, le blé et le vin devaient être achetés des populations sédentaires. La tribu nomade, en effet, traversait fréquemment des pays où il y avait des villes et des habitants à demeure. Il se passait entre les deux populations des marchés, des contrats[22]. Ces riches tribus, où régnait un principe d’ordre et de justice, étaient loin d’être niai vues des habitants ; il résultait souvent de ces rapports des alliances, et même des demandes de mariage[23]. Les troupeaux étaient formés de bœufs, de brebis, de chèvres. La bête de somme était le chameau ; la monture, l’âne. Le cheval paraît avoir été très rare dans ces tribus[24]. On ne l’estimait pas comme bête de somme ; on ne l’envisageait que comme une bête de luxe et de bataille, à l’usage des rois et des guerriers. Le véhicule à roues faisait absolument défaut. La culture intellectuelle n’existait pas au sens, où nous l’entendons ; l’écriture était inconnue[25], et les besoins de ces têtes simples étaient fort réduits. Mais la vie de la tente, en mettant les hommes perpétuellement en rapport les uns avec les autres, et en leur créant de grands loisirs, est une école à sa manière, surtout pour l’élégance du langage et pour la poésie. La poésie des Sémites nomades consistait dans une coupe symétrique de la phrase en membres parallèles, et dans l’emploi de mots choisis. Déjà, sûrement, les tribus possédaient des petits divans composés de cantilènes de huit ou dix vers sur les incidents de leur vie nomade, analogues au Iasar des Israélites, au Hamasa et au Kitâb el-Aghâni des Arabes. Les vrais monuments du temps étaient, comme cela a lieu
chez tous les peuples étrangers à l’écriture, la pierre levée, le cippe
dressé en mémoire d’un fait et sur lequel était souvent représenté une main,
ce qui les faisait appeler iad[26] ; souvent aussi
des tas de pierres, gal ou galgal[27], des monceaux de témoignage (galeëd)[28], selon un usage
qui existe encore en Orient. Le nom de ces tas était un mémorial pour les
générations à venir[29]. Quelquefois
c’étaient les grands arbres séculaires qui étaient chargés du rôle de
porte-souvenirs. Ce type de société, qui s’est continué jusqu’à nos jours chez les tribus arabes non contaminées, est trop incomplet pour aller bien loin en fait de civilisation ; mais, à l’origine, il contribua puissamment à fonder la chose dont l’humanité avait le plus besoin, l’honnêteté et le sentiment de la famille. Dans une telle société, les jeunes gens avaient bien moins d’importance que chez les Grecs ; ce qui dominait, c’était le vieillard, le cheik, dépositaire de la sagesse et du pouvoir. Le type de perfection, comme encore aujourd’hui chez les Arabes, était l’aristocrate calme, bien né, bien élevé[30], très poli[31], prenant au sérieux la vie, évitant le contact de la grossièreté. Il résultait de tout cela une humeur essentiellement pacifique, quelque chose de généreux, de fier, de loyal ; c’était l’état d’âme de gens à l’aise, voulant défendre leur droit et respectant le droit d’autrui. Facilement cela pouvait dégénérer en un esprit tracassier, processif, intéressé. La ruse, en effet, était assez estimée dans ce vieux monde[32]. La prudence était la première des vertus ; on ne se faisait pas grand scrupule du mensonge ; mais la crainte d’une force supérieure, que certains crimes (le meurtre, l’adultère) irritaient, avait déjà de l’efficacité. La religion impliquait une morale rudimentaire ; des forces mystérieuses récompensaient le bien d’une façon molle et intermittente ; mais, dans quelques cas au moins ; elles punissaient le mal. C’est par cette manière d’entendre la religion que nos graves pasteurs étaient supérieurs à tous les peuples de leur temps ; c’est par là qu’ils occupent une place de premier ordre dans l’histoire de l’humanité. |
[1] Le document capital sur cet âge primitif est la Genèse, prise non comme un livre historique, mais comme la peinture idéalisée d’un âge qui a existé. Un livre non historique peut fournir un tableau historique parfait : témoins le Kitâb el-Aghani, les poèmes homériques. La confirmation de la vérité de couleur des récits de la Genèse se trouve dans le livre de Job, dans les peintures des grottes de Beni-Hassan en Égypte, et surtout dans la vie arabe, telle qu’elle existe encore. Cette vie nous permet d’étudier comme une chose actuelle la société patriarcale antique. Le type de cette société est tellement immuable, qu’on est autorisé à conclure d’aujourd’hui à quatre ou cinq mille ans en arrière. L’islam n’est pour rien dans ce qui fait le caractère de la vie arabe, l’islam ayant eu très peu d’influence sur la vie des nomades. Les tribus qui errent aux environs de la Mecque sont à peine musulmanes. Le Kitâb el-Aghani, qui est l’image exacte de la vie arabe libre avant Mahomet, présente des scènes tout à fait analogues à celles des anciens récits hébreux et à ce qui se voit de nos jours chez les bédouins de la grande tente.
[2] Genèse, XVIII, 23 et suiv. Ézéchiel, chez les Hébreux, sera le premier à combattre cette grave erreur.
[3] Genèse, XXVI.
[4] Job, XXXI, 11, 12, 28.
[5] Genèse, XXXVI, 6, 7.
[6] Genèse, XXIV, XXVII, XXVIII.
[7] Ce mot ne se trouve pas avant le 1er siècle de notre ère ; mais il est bien fait ; nous l’employons.
[8] La peine de hikkaret ou séparation de la tribu entraînait bientôt la mort, l’individu hors la loi n’ayant plus aucune sauvegarde. Voir un curieux exemple de cette pratique chez les bédouins de nos jours : Saulcy. Voyez, t. I, p. 291-292. Le hikkaret s’observe dans la république des fourmis. La fourmi qui s’écarte des règles de la communauté est chassée et meurt sans tarder.
[9] Rachel et Lia.
[10] Genèse, XLIII, 29-30.
[11] Histoire d’Abraham et de Sara.
[12] Genèse, XXVII.
[13] Genèse, XXXVIII, 27, 25.
[14] Esaü. Cf. Genèse, XLVIII.
[15] Genèse, XXXVIII, 24.
[16] Genèse, XXXVIII, 8 et suiv. ; Ruth.
[17] Genèse, XXXVIII, l. c. L’explication traditionnelle fausse la nature du crime mentionné en cet endroit.
[18] Exode, XI, 5 ; Isaïe, XLVII, 2 ; Job, XXXI, 10.
[19] Genèse, XXXIII, 17.
[20] Exode, I, 21.
[21] Juges, V, 23.
[22] Genèse, XXXIV.
[23] Genèse, ch. XXXIV, en notant la différence des deux récits combinés. Selon le jéhoviste, Dina n’est pas violée ; elle est seulement enlevée.
[24] Il n’y a pas de chevaux dans l’énumération des bêtes qui constituent la fortune de Job.
[25] Le sceau dont il est question, Genèse, XXXVIII, 18, doit être un anachronisme du rédacteur jéhoviste.
[26] Gesenius, Thes., p. 568. I Samuel, XV, 12 ; II Samuel, XVIII, 18 ; Isaïe, LVI, 5.
[27] Galgal, ou si l’on veut gilgal, ne se trouve que comme nom de localité ; mais toujours ce mot est accompagné de l’article et associé à l’idée de cultes anciens et idolâtriques.
[28] Genèse, XXXI, 45 et suiv.
[29] Même usage chez les Touaregs, presque jusqu’à notre temps.
[30] Genèse, XXIV.
[31] Se rappeler les anecdotes sur la politesse des Arabes.
[32] Lire toute l’histoire de Jacob, chef-d’œuvre de psychologie ethnographique. Jacob est le type accompli de l’Arammi obed (Deutéronome, XXVI, 5), ou Sémite nomade.