Pour un esprit philosophique, c’est-à-dire pour un esprit préoccupé des origines, il n’y a vraiment dans le passé de l’humanité que trois histoires de premier intérêt : l’histoire grecque, l’histoire d’Israël, l’histoire romaine. Ces trois histoires réunies constituent ce qu’on peut appeler l’histoire de la civilisation, la civilisation étant le résultat de la collaboration alternative de la Grèce, de la Judée et de Rome. La Grèce, dans cette œuvre, a, selon moi, un rôle hors de ligne ; car elle a fondé, dans toute l’étendue du terme, l’humanisme rationnel et progressif. Notre science, notre art, notre littérature, notre philosophie, notre nation, notre politique, notre stratégie, notre diplomatie, notre droit maritime et international, sont grecs d’origine. Le cadre de la culture humaine créé par la Grèce est susceptible d’être indéfiniment élargi ; mais il est complet dans ses parties. Le progrès consistera éternellement à développer ce que la Grèce a conçu, à remplir les desseins qu’elle a, si l’on peut s’exprimer ainsi, excellemment échantillonnés. La Grèce n’eut, dans le cercle de son activité intellectuelle et morale, qu’une seule lacune ; mais cette lacune fut considérable. Elle méprisa les humbles, et n’éprouva pas le besoin d’un Dieu juste. Ses philosophes, en rêvant l’immortalité de l’âme, furent tolérants pour les iniquités de ce monde. Ses religions restèrent de charmants enfantillages municipaux ; l’idée d’une religion universelle ne lui vint jamais. L’ardent génie d’une petite tribu établie dans un coin perdu de la Syrie sembla fait pour suppléer à ce défaut de l’esprit hellénique. Israël ne prit jamais son parti de voir le monde si mal gouverné, sous le gouvernement d’un Dieu censé juste. Ses sages avaient des accès de colère devant tous les abus dont fourmille le monde. Un mauvais homme, mourant vieux, riche et tranquille, leur faisait monter la rage au cœur. Les prophètes, à partir du IXe siècle avant Jésus-Christ, donnent à cette idée la proportion d’un dogme. Les prophètes israélites sont des publicistes fougueux, du genre que nous appellerions aujourd’hui socialiste et anarchiste. Ils sont fanatiques de justice sociale et proclament hautement que, si le monde n’est pas juste ou susceptible de le devenir, il vaut mieux qu’il soit détruit : manière de voir très fausse, mais très féconde ; car, comme toutes les doctrines désespérées, comme le nihilisme russe de nos jours, par exemple, elle produit l’héroïsme et un grand éveil des forces humaines. Les fondateurs du christianisme, continuateurs directs des prophètes, s’épuisent en un appel incessant à la fin lu monde, et, chose étrange ! transforment en effet te monde. Par Jésus, les apôtres et la seconde génération chrétienne, s’établit une religion, sortie du judaïsme, qui, trois siècles plus tard, s’impose aux races les plus importantes de l’humanité, et se substitue aux petits joujoux patriotiques des cités anciennes. Avec les églises, qui ne sont que des synagogues ouvertes aux incirconcis, naît une idée de l’association populaire qui tranche absolument sur la démocratie des villes grecques. Le christianisme, en un mot, devient dans l’histoire un élément aussi capital que le rationalisme libéral des Grecs, quoique à certains égards moins assuré de l’éternité. La tendance qui porte le XIXe siècle à tout, laïciser, à rendre civiles une foule de choses, d’ecclésiastiques qu’elles étaient, est une réaction contre le christianisme ; mais, en supposant même que ce mouvement aille jusqu’au bout, le christianisme laissera une trace ineffaçable. Le libéralisme ne sera plus seul à gouverner le monde. L’Angleterre et l’Amérique garderont longtemps dos restos d’influence biblique, et, chez nous, les socialistes, élèves sans le savoir des prophètes, forceront toujours la politique rationnelle à compter avec eux. Les grandes créations de la Grèce et de la Judée n’auraient pas seules conquis le monde. Il a fallu que le inonde, pour accepter l’hellénisme et le christianisme, fût préparé, aplani eu quelque sorte durant des siècles. Il a fallu qu’une grande force humanitaire fût créée, force capable d’abattre les obstacles que les patriotismes locaux opposaient aux propagandes idéalistes de la Grèce et de la Judée. Rome a rempli ce rôle extraordinaire. Rome, par des prodiges de vertu civique, a créé la force dans le monde, et cette force, en réalité, a servi à propager l’œuvre grecque et l’œuvre juive, c’est-à-dire la civilisation. La force n’est pas une chose aimable, et les souvenirs de Rome n’auront jamais le puissant attrait des choses israélites et grecques ; l’histoire romaine n’en fait pas moins partie de ces histoires qui sont le pivot des autres, et qu’on peut appeler providentielles, parce que leur place est comme marquée dans .un plan supérieur aux oscillations de tous les jours. Je dis providentielles, et non miraculeuses. Tout, dans le progrès de l’humanité, sort d’un même principe, à la fois naturel et idéal. S’il y a des histoires miraculeuses, il y en a au moins trois. L’histoire juive, qui voudrait avoir le monopole du miracle, n’est pas un fait plus extraordinaire que l’histoire grecque, S’il faut l’intervention surnaturelle pour expliquer l’une, il faut aussi l’intervention surnaturelle pour expliquer l’autre. Je dirai même que, d’après mon sentiment, le plus grand des miracles de l’histoire, c’est la Grèce. L’apparition simultanée qui s’est faite dans la race hellénique de tout ce qui constitue l’honneur et l’ornement de l’esprit humain me frappe beaucoup plus que le passage à pied sec de la mer Rouge ou du Jourdain. Heureux celui qui écrira cette histoire avec amour, à soixante ans, après avoir employé sa vie entière à étudier les travaux que les écoles savantes y ont consacrés ! Il sera récompensé par la plus grande jouissance qu’on puisse goûter, la joie d’assister aux évolutions de la vie au centre même de l’œuf divin où la vie commença tout d’abord à palpiter. Et cependant, parce que je porte envie au futur historien du génie grec, est-ce à dire que je regrette le vœu de naziréen qui m’attacha de bonne heure au problème juif et chrétien ? Non, certes. Les histoires juives et chrétiennes ont fait la joie de dix-huit siècles, et, bien qu’à moitié vaincues par le rationalisme grec, elles ont une étonnante efficacité pour améliorer les mœurs. La Bible, en ses diverses transformations, est, malgré tout, le grand livre consolateur de l’humanité. Il n’est pas impossible que, fatigué des banqueroutes répétées du libéralisme, le monde ne redevienne encore une fois juif et chrétien. C’est alors surtout qu’il sera bon que l’histoire désintéressée de ces grandes choses ait été faite ; car la période des’ études impartiales sur le passé de l’humanité ne sera peut-être plus bien longue. Le goût de l’histoire est le plus aristocratique des goûts ; il court des dangers. Pour être tout à fait conséquent dans le dessein que je conçus, il y a plus de quarante ans, d’écrire l’Histoire des Origines du christianisme, j’aurais dû commencer par le volume que je donne aujourd’hui au public. Les origines du christianisme remontent aux grands prophètes, qui ont introduit la morale dans la religion, vers 850 ans avant Jésus-Christ ; le prophétisme du IXe siècle a lui-même sa racine dans l’antique idéal de la vie patriarcale, idéal en partie créé par l’imagination, mais qui avait été une réalité dans un passé lointain de la tribu israélite. Si je n’ai pas suivi cet ordre logique, si je me suis jeté tout d’abord, avec la Vie de Jésus, au milieu même du sujet, c’est que la durée du temps qu’on vivra est incertaine, et que je tenais avant tout à traiter les cent cinquante premières années du christianisme. Et puis, je l’avoue, Jésus m’attirait. Les rêves d’un royaume de Dieu, qui aurait pour loi l’amour et le dévouement réciproque, m’ont toujours charmé. Dès qu’il m’a semblé que j’aurais le temps de traiter l’histoire d’Israël comme j’avais traité l’histoire de Jésus, dés apôtres, de saint Paul et des premières Églises, cela m’a rendu de la force. Depuis six ans, j’ai donné toute mon application à ce grand travail ; à l’heure qu’il est, la rédaction en est arrêtée jusqu’à l’époque d’Esdras, c’est-à-dire jusqu’à la constitution définitive du judaïsme. Si je venais à mourir, on pourrait publier cet ensemble, qui formerait trois volumes. Seulement, les deux derniers volumes n’auraient pas le degré de maturité de celui-ci. Si je vis, le second volume paraîtra dans un an ; le troisième, dans deux ans. Au cas où, après cela, j’aurais encore de la force, je ferais, en un volume, l’histoire du temps des Asmonéens. Ainsi je rejoindrais la Vie de Jésus, et j’aurais tout à fait achevé le cycle que j’ai voulu parcourir. Ce quatrième volume est beaucoup plus facile à composer que les autres ; je dirai presque qu’il n’y a pas deux manières de le faire, et, si je n’avais pas le temps de l’écrire, je prierais mes éditeurs de faire traduire un des nombreux écrits qui existent en Allemagne sur la matière et de compléter ainsi l’ouvrage. Mais j’avoue que la joie de voir avancer l’œuvre nie soutient tellement, que j’espère la terminer. Alors je chanterai avec bonheur le cantique du vieux Siméon : Nunc dimittis servum tuum, Domine, secundum verbum tuum, in pace. Dans ce premier volume, le grand mouvement religieux d’Israël, qui a entraîné le monde dans son tourbillon, est à peine commencé. La vocation d’Israël n’est pas évidente. Ce peuple n’a encore au front aucun signe bien clair, qui le distingue de ses voisins et congénères. Au premier coup d’œil, on le prendrait pour une petite peuplade syro, arabe comme tant d’autres. Mais l’enfance des élus est pleine d’annonces et de pronostics, qu’on ne comprend que plus tard. La période la plus importante de la vie des grands hommes, c’est leur jeunesse ; puisque, à ce moment, tout leur avenir se dessiné comme derrière un voile. C’est à l’âge patriarcal que la destinée d’Israël commença de s’écrire ; rien dans l’histoire d’Israël n’est explicable sans l’âge patriarcal. L’âge patriarcal, comme toutes les enfances, se perd dans la nuit ; mais le devoir de l’historien chercheur de causes est de démêler ces ténèbres, en s’aidant de la psychologie autant que de la philologie. — L’âge d’or des Aryens, dira-t-on, est aussi documenté que l’âge patriarcal, et l’âge d’or n’est qu’un rêve. — Il n’y a pas de parité. L’âge patriarcal a existé ; il existe encore dans les pays où la vie arabe nomade a conservé sa pureté. Malgré les efforts qu’on a faits pour ne pas sacrifier en
ce livre l’admiration à la critique et conserver au doute ses droits, on sait
bien que l’histoire d’Israël, ainsi écrite, mécontentera deux classes de
personnes : d’abord les israélites exaltés qui veulent tout ou rien, et ne
sont contents que si on présente le caractère et le rôle d’Israël sur le ton
d’une constante apologie. Par un singulier malentendu ethnographique, la
plupart des juifs de nos jours regardent comme leurs ancêtres les membres de
la tribu au sein de laquelle s’est formée, par le fait d’une minorité
imperceptible, la religion qu’ils professent[1]. Jamais un
étranger ne contente la nation dont il écrit l’histoire. Daru est tenu à
Venise pour un ennemi ; tous ceux qui font la distinction de la Grèce
ancienne et de la Grèce moderne sont traités en Grèce comme des malfaiteurs.
Quoi qu’on dise, on n’en dit jamais assez pour contenter l’amour-propre
national. En janvier 1883, je m’exprimais ainsi au cercle Saint-Simon[2] : Il n’y a pas d’histoire immaculée. L’histoire du peuple
juif est une des plus belles qu’il y ait, et je ne regrette pas d’y avoir
consacré ma vie. Mais, que ce soit une histoire absolument sans tache, je
suis loin de le prétendre. Ce serait alors une histoire en dehors de
l’humanité. Si je pouvais mener une seconde vie, certainement je la
consacrerais à l’histoire grecque, qui est encore plus belle, à certains
égards, que l’histoire juive. Ce sont là, en quelque sorte, les deux
histoires maîtresses du monde. Or, si j’écrivais l’histoire des peuples
grecs, cette histoire la plus merveilleuse de toutes, je ne me refuserais pas
à y signaler de fâcheuses parties. On peut admirer la Grèce sans se croire
obligé d’admirer Cléon et les mauvaises pages des annales de la démagogie
athénienne. L’œuvre d’Israël a été accomplie, comme toutes les œuvres humaines, au moyen de violences et de perfidies, à travers des oppositions, des passions, des crimes sans nombre. L’esprit juif a tiré sa force de ses traits les moins sympathiques, de son fanatisme, de ses tendances exclusives. Dire cela, c’est dire une banalité. La royauté française, l’unité catholique du moyen âge, le protestantisme, la Révolution, se sont faits par toute sorte de crimes et d’erreurs. Un grand homme est constitué par ses défauts autant que par ses qualités. Ces brusqueries, ces duretés, qui choquent à si bon droit mon ami M. Taine, dans Napoléon, étaient une partie de sa force. Bien élevé, poli, modeste, comme nous, il n’eût pas réussi ; il dit été aussi impuissant que nous. Cette histoire mécontentera également les esprits étroits à la française, qui n’admettent pas qu’on fasse l’histoire de temps sur lesquels on n’a pas à raconter une série de faits matériels certains. Des faits de ce genre, il n’y en a pas dans l’histoire d’Israël avant David. Pour contenter les historiens de cette école le présent volume devrait être une page blanche. Une telle méthode est, selon moi, la négation même de la critique. Elle a un double inconvénient. Elle mène ou à une crédulité grossière ou à un scepticisme non moins aveugle : les uns admettant les fables les plus indigestes ; les autres, pour ne pas admettre de fables, rejetant de précieuses vérités. Le fait est que, sur des époques antérieures à l’histoire proprement dite, on peut encore savoir beaucoup de choses. Les poèmes homériques ne sont pas des livres d’histoire ; et pourtant, est-il une page plus éclatante de lumière que le tableau de la vie grecque mille ans avant Jésus Christ qui nous est offert par ces poèmes ? Les récits arabes anté-islamiques ne sont pas de l’histoire ; et pourtant, il est permis de faire d’après ces récits des peintures d’une surprenante vérité. Les romans arthuriens du moyen âge ne renferment pas un mot de vrai, et sont des trésors de renseignements sur la vie sociale de l’époque où ils sont écrits. Les légendes des saints, pour la plupart, ne sont pas historiques, et néanmoins elles sont merveilleusement instructives pour ce qui tient à la couleur des temps et aux mœurs. Les critiques à l’esprit borné, qui niant l’existence des périodes obscures sur lesquelles on n’a pas de documents rigoureusement historiques, se privent de la partie la plus vraie et la plus importante de l’histoire. Un roman est, à sa manière, un document, quand on sait dans quelle relation il est avec le siècle où il fut écrit. Les généralités historiques que nous tirons des textes anciens sont des vérités conclues, et elles n’en sont pas moins certaines pour cela. Que de choses sont dans le même cas ! Le système du monde est conclu par raisonnement inductif de l’observation, non directement observé. Comme je l’ai dit ailleurs[3], il ne s’agit pas, en de pareilles histoires, de savoir comment les choses se sont passées, il s’agit de se figurer les diverses manières dont elles ont pu se passer. Ce qui n’a pas été vrai dans un cas l’a été dans un autre. Les jugements sur les hommes, je l’avoue, sont, dans de telles conditions, pleins de chances d’erreur. Mais ce n’est pas là une difficulté particulière aux temps fabuleux. Les jugements sur les hommes, hors de cas exceptionnels, ne sont possibles que dans les temps historiques très documentés ou très rapprochés de nous. Et, même alors, que de portes ouvertes à l’illusion ! En pareil cas, toute phrase doit être accompagnée d’un peut-être. Je crois faire un usage suffisant de cette particule. Si on n’en trouve pas assez, qu’on en suppose les marges semées à profusion[4]. On aura alors la mesure exacte de ma pensée. Au fond, dom Calmet et Voltaire sont aussi incapables l’un que l’autre de rien entendre aux vieilles histoires, l’un admettant tout, dès que c’est écrit, l’autre rejetant tout, dès qu’une tare se montre dans les anciens récits. Le défaut de part et d’autre est le même ; il se résume en deux mots, incapacité de comprendre la différence des temps, inintelligence de ce qui constitue l’essence de la tradition populaire. Quand la tradition populaire ne sait rien, elle continue de parler toujours ; elle prend alors des ombres pour des géants, des mots pour des hommes. La confiance exagérée, aboutissant, quand on a été trompé, à des défiances puériles, le manque de critique, en un mot, qui caractérise l’esprit français, aussi bien dans la guerre et, la politique que dans l’appréciation de la haute antiquité, vient en général d’une trop grande simplicité de conception. On ne sait pas se défendre contre les pièges. On raisonne sur Romulus, sur Énée, sur Josué, de la même manière que sur Napoléon, comme si nous avions des journaux ou des actes de l’état civil du temps de Romulus, — comme si nous connaissions Énée par des témoignages contemporains, — comme si l’écriture avait été courante en ces temps reculés, — comme si les images préhistoriques n’avaient pas flotté cinq eu six siècles dans les brouillards de la tradition orale, où l’on ne voit rien à cinquante ans de distance, — comme si les héros d’un temps où les rivières ont des fils, où les montagnes engendrent, ne demandaient pas à être traités selon des règles particulières !... L’abbé Barthélemy a fait justice, il y a cent ans[5], de ces enfantillages : Dans ce temps-là vivait un homme qui s’appelait Énée ; il était bâtard, dévot et poltron ; ces qualités lui attirèrent l’estime du roi Priam, qui, ne sachant que lui donner, lui donna une de ses filles en mariage. Son histoire commence à la nuit de la prise de Troie. Il sortit de la ville, perdit sa femme en chemin, s’embarqua, eut une galanterie avec Didon, reine de Carthage, qui vivait quatre cents ans après lui, donna des jeux très amusants auprès du tombeau de son père Anchise, mort en Sicile, et parvint enfin en Italie, vers l’embouchure du Tibre, où le premier objet qui frappa ses regards fut une truie qui venait de mettre bas trente cochons blancs... Je pense, comme Barthélemy, qu’on ne fait pas grand tort à l’histoire en lui dérobant de si belles choses. Si, la légende une fois éliminée ou traitée comme légende, il ne reste qu’un contour indistinct de figures qui furent grandes sans doute, mais que les siècles ont effacées, qu’y faire ? L’histoire est obligée de tirer le plus de vrai possible des indices dont elle dispose ; elle fait la besogne la plus niaise du monde en racontant des fables puériles sur le ton de la narration sérieuse. Peindre les grands hommes de la haute antiquité dans leur lointain n’est pas les diminuer. Un géant placé aux derniers horizons d’un tableau reste toujours un géant. Mais on blesserait la raison en lui donnant la précision d’une figure de premier plan. Ce n’est pas nia faute, par exemple, si Moïse, à la distance où il est, fait l’effet d’un cippe informe, comme les statues de sel de la femme de Loth. Moïse, s’il a existé, comme tout porte à le croire, est antérieur de quatorze ou quinze cents ans à Jésus. Jésus nous est connu au moins par un témoignage contemporain, celui de saint Paul. Sa légende est l’ouvrage de la seconde et de la troisième génération chrétienne. Les plus anciennes légendes sur Moïse lui sont postérieures de quatre ou cinq cents ans, peut-être plus. A-t-on jamais reproché à Raphaël d’avoir, dans sa Transfiguration, fait le Christ au ciel plus petit que les apôtres et le commun peuple qui pose sur la terre ? Il a fallu les efforts acharnés de la critique et de la philologie modernes pour arriver à voir le vrai dans ces textes antiques, où tout semblait combiné pour nous dérouter. Les vieux récits épiques, sincères à leur manière, les retouches théocratiques, les remaniements sacerdotaux, se superposent quelquefois dans le même paragraphe, et il faut, pour les discerner, la vue la plus exercée. Le problème est analogue à celui que présentent les rouleaux d’Herculanum, où l’œil aperçoit tout d’abord des centaines de lettres, sans que l’on puisse dire à quelles pages elles appartiennent, tous les feuillets étant collés ensemble et formant une masse carbonisée. De même, dans les parties historiques de la Bible, les rédactions se pénètrent de telle façon, les ciseaux des compilateurs ont taillé d’une manière si capricieuse, qu’il faut souvent renoncer à opérer, en ces mélanges bizarres, des triages certains[6]. Le plus sage, en certains cas, est de s’abstenir. L’art critique, cependant, remporte quelquefois d’étonnantes victoires sur ces défis portés à notre sagacité. Depuis vingt ans surtout, les problèmes relatifs à l’histoire d’Israël ont été agités avec une rare profondeur par MM. Heuss, Graf, Kuenen, Nœldeke, Wellhausen, Stade. Je suppose les lecteurs familiers avec les travaux de ces hommes éminents. Ils y trouveront l’explication d’une foule de points, que je ne pouvais traiter avec détail sans répéter ce qui a déjà été très bien dit. L’ordre chronologique, imposé dans une histoire, est cause qu’une foule de questions connexes à celles qui sont traitées en ce volume ne seront complètement élucidées que dans le second. Il en est ainsi, en particulier, pour les questions relatives à l’âge et à l’autorité des textes. J’ai forcément été amené à me servir en ce volume de textes dont la composition et les remaniements ne seront exposés que dans le second volume. Pour que l’on puisse, dès à présent, se rendre compte des principes de critique qui m’ont guidé, j’ai réuni en quatre articles, qui ont paru dans la Revue des Deux Mondes[7], les principaux passages du second et du troisième volume qui ont trait à la rédaction des livres historiques de la Bible. Les personnes qui voudront bien lire les quatre articles précités auront l’idée du système d’histoire littéraire qui sera développé dans les volumes suivants. Ce système ne diffère, du reste, qu’en un point de celui qui est généralement adopté dans les grandes écoles allemandes et hollandaises. A côté de la rédaction dite jéhoviste de l’Hexateuque, qui paraît avoir été composée dans le royaume d’Israël vers 800 ans avant Jésus-Christ, j’admets un élohiste ancien, que je suppose composé à Jérusalem, un peu plus tard, vers le temps d’Ézéchias. J’évite ainsi de rapporter à une époque moderne des parties élohistes comme le début de la Genèse, si différentes de ce que les juifs ont fait depuis la captivité. Mes vues sur le Iasar, sur le Livre des guerres de Jahvé, et, en général, sur les vieux livres d’un caractère épique et idyllique, presque profane, qui précédèrent toute rédaction de l’Hexateuque, sont indiquées par avance dans le présent volume. Au point de vue de la valeur documentaire, ces livres, écrits dans le royaume du Nord et antérieurs au grand prophétisme, forment à peu près le document que les critiques allemands désignent par la lettre B. On a conservé, pour les noms propres connus, les transcriptions reçues, Même quand ces transcriptions sont assez défectueuses, comme Salomon, Moise, etc. Pour les noms qui n’ont pas de forme vulgaire convenue, on a créé des transcriptions françaises, conformes à nos habitudes, d’après les anciennes versions, sans négliger les voyelles massorétiques, mais sans les suivre servilement. On a voulu que tous les noms fussent prononçables, sans convention ni notation particulières. En général, on s’est appliqué à ce que chaque consonne hébraïque fût rendue par une seule lettre. Il n’y a de difficulté réelle que pour le schin hébreu, répondant au sh anglais, au sch allemand, au ch français dans chose. Ces diverses transcriptions prêtent toutes à des malentendus. Les traducteurs grecs et latins, qui se sont trouvés en face de la même difficulté, ont rendu la chuintante hébraïque par la sifflante simple. Nous avons suivi leur exemple, pour éviter des entassements de lettres, qui forment de perpétuels embarras pour le lecteur français. Les corrections que je suis amené à proposer aux textes hébreux sont indiquées dans les notes. Les grands progrès accomplis depuis trente ans par la paléographie sémitique, — progrès qui sont le résultat de la vaste extension qu’a prise l’épigraphie sémitique, — permettent maintenant d’appliquer avec sûreté au texte de la Bible la méthode de critique verbale inaugurée, au XVIIIe siècle, par le P. Houbigant. L’insuffisance des données qu’on avait sur l’histoire des écritures sémitiques empêcha de fonder alors cette étude sur des bases solides ; dans l’état actuel de la science, l’avenir de la philologie hébraïque est de ce côté. Autrefois, on recevait avec une sorte de superstition le texte hébreu traditionnel, sans vouloir remarquer que les anciennes versions ont souvent suivi un texte meilleur. Depuis qu’on peut reconstituer siècle par siècle la manière dont les écrits hébreux ont été copiés, les fautes sont devenues évidentes, et on a pu poser des règles pour les corriger. Ces règles, fondées sur la paléographie, sont l’objet principal de mon cours au Collège de France. On peut les voir très bien résumées dans la préface du commentaire de M. Grætz sur les Psaumes ; les personnes qui veulent se rendre compte de ces intéressantes recherches doivent surtout avoir sous les yeux les excellents tableaux de paléographie sémitique dressés par M. Euting. La partie de l’histoire hébraïque traitée en ce volume tire de précieuses lumières de l’assyriologie et de l’égyptologie, ces deux grandes créations scientifiques de notre siècle. Pour l’assyriologie, en ses rapports avec la Bible, il existe un manuel des plus commodes, c’est le livre de M. Schrader, dont chaque édition tient parfaitement au courant de l’état de la science. Peur l’égyptologie, j’ai eu le meilleur des guides, mon savant confrère et collègue, M. Maspero, qui a bien voulu lire tous les chapitres de ce volume où il est question de l’Égypte, et me fournir quelques notes lumineuses, que j’ai soigneusement reproduites. Depuis que je commençai de parler au public d’histoire religieuse, il y a quarante ans, de graves changements se sont accomplis. On ne dispute plus sur le fond même de la religion, et c’est là, selon moi, un très sensible progrès. C’est reconnaître que, dans l’infini, il y a place pour tout le monde à tailler son roman. La liberté à la manière américaine est la conséquence d’un tel état de choses, et je crois que, dans une centaine d’années, presque toutes les nations civilisées y viendront. On peut attendre patiemment, puisque, dès aujourd’hui, dans tous les pays civilisés, à peu d’exceptions près, personne n’est forcé à des actes contraires à sa conscience, chacun étant libre de contracter mariage, d’élever ses enfants, de régler ses funérailles comme bon lui semble. Voilà un immense résultat obtenu. Du moment qu’on accorde que toutes les Églises, sans se valoir, sont une affaire de tradition, non de vérité absolue, il n’y a pas de raison pour se diviser sur ce qui n’est qu’un fait historique matériel. Les interminables polémiques auxquelles ont donné lieu les luttes du catholicisme, du protestantisme, du judaïsme, ont perdu toute utilité, en dehors du mouvement historique qu’elles ont provoqué. Cet intérêt historique, du moins, reste entier. Longtemps on s’occupera des religions, après avoir cessé d’y croire La ruine de la théologie n’entraîne pas la ruine de l’histoire de la théologie, pas plus que le peu d’intérêt que l’on attache maintenant à l’étude de la philosophie métaphysique n’enlève son intérêt à l’histoire de l’ancienne philosophie. Voir le passé tel qu’il fut est la première jouissance de l’homme et la plus noble de ses curiosités ; j’ajouterai la plus utile de ses curiosités. Le vrai est toujours bon à savoir. Si nous pouvions connaître la vérité sur le passé et sur le présent de l’humanité, nous serions des sages parfaits. Tonte faute vient d’une erreur. Si Louis XIV eût appris l’histoire du protestantisme à des sources meilleures que celle de ses théologiens gallicans, il n’eût pas révoqué l’édit de Nantes. Si saint Louis eût été plus éclairé sur l’histoire de l’Église, il n’eût pas laissé décimer ses sujets par l’Inquisition. Si Marc-Aurèle avait été plus versé dans l’histoire du christianisme, les scènes atroces de l’amphithéâtre de Lyon n’auraient pas eu lieu. Si les législateurs de la Révolution avaient mieux connu l’essence du catholicisme, depuis le concile de Trente, ils n’auraient pas rêvé pour notre pays une Église nationale. Si le parti radical, parmi nous, était moins étranger à l’histoire religieuse, il saurait que les religions sont des femmes dont il est très facile de tout obtenir, si on sait les prendre, impossible de rien obtenir, si on veut procéder de haute lutte. Et ce résultat sceptique ou négatif est-il le seul qui sorte de l’étude de ces longues erreurs ? Est-il donc de si grande conséquence de savoir quelles étapes la pauvre humanité a traversées pour arriver à voir que les sommets de l’Olympe et du Sinaï sont déserts, que le ciel est vide et la terre toute petite, que le tonnerre est un phénomène d’une amplitude plus apparente que réelle, que l’arc-en-ciel n’est qu’un jeu de la lumière réfractée dans les gouttelettes de pluie ? Non ; le raisonnement de Kant reste aussi vrai que jamais ; l’affirmation morale crée son objet. Les religions, comme les philosophies, sont toutes vaines ; mais la religion, pas plus que la philosophie, n’est vaine. Sans l’espoir d’aucune récompense, l’homme se dévoue pour son devoir jusqu’à la mort. Victime de l’injustice de ses semblables, il lève les veux au ciel. Une cause généreuse, où il n’a nul intérêt, fait souvent battre son cœur. Les élohim ne logent pas dans les neiges éternelles ; on ne les rencontre pas, comme du temps de Moïse, dans les défilés des montagnes ; ils habitent dans le cœur de l’homme. Vous ne les chasserez jamais de là. La justice, le vrai, le bien sont voulus par une force supérieure. Le progrès de la raison n’a été funeste qu’aux faux dieux. Le vrai Dieu de l’univers, le Dieu unique, celui qu’on adore en faisant une bonne action, ou en cherchant une vérité, ou en conseillant bien les hommes, est établi pour l’éternité. C’est la certitude d’avoir servi, à ma manière, malgré toute sorte de défectuosités, cette cause excellente, qui m’inspire dans la bonté divine une confiance absolue. C’est la conviction que ce livre sera utile au progrès religieux qui me l’a fait aimer. Comme pour la Vie de Jésus, je réclame pour le présent volume, consacré à des temps fort obscurs, un peu de l’indulgence qu’on a coutume d’accorder aux voyants, et dont les voyants ont besoin. Même, quand j’aurais mal conjecturé sur quelques points, je suis sûr d’avoir bien compris dans son ensemble l’œuvre unique que le Souffle de Dieu, c’est-à-dire l’âme du monde, a réalisée par Israël. |
[1] Voir la conférence : Le Judaïsme comme race et comme religion, dans Discours et Conférences, p. 341 et suiv.
[2] Conférence précitée.
[3] Vie de Jésus, préface, p. C et suiv.
[4] La perfection, en pareille matière, serait l’impression polychrome, où chaque région d’une page et même d’une phrase serait imprimée avec des encres diversement teintées, depuis l’encre la plus noire, marquant la certitude, jusqu’aux teintes les plus évanides, marquant les divers degrés de probabilité, de plausibilité, de possibilité.
[5] Mercure de France, 1792, n° 13.
[6] Pour l’Hexateuque, j’engage ceux qui veulent se mettre au courant des analyses délicates dont il s’agit, à lire le commentaire perpétuel de M. Dillmann, qui donne l’exposé complet des systèmes et permet de se former une opinion en toute liberté.
[7] 1er et 15 mars, 1er et 15 décembre 1886.