L’empire romain a été grand comme le monde, et les écrivains qui, pendant qu’il était encore debout, ont rendu témoignage à sa grandeur, sont très nombreux. Mais aujourd’hui que cet empire n’est plus qu’un souvenir, ces témoignages sont loin d’avoir pour nous toute la clarté nécessaire. Il n’est donc pas étonnant que je sois obligé de revenir après coup sur des passages dont la portée m’avait échappé, comme elle a échappé aux savants qui m’ont précédé. PAGES 9 ET 123. J’ai placé au moyen âge et chez les chrétiens le singulier usage de consulter l’avenir en ouvrant les poésies de Virgile au hasard. Je me suis trompé cet usage naquit chez les païens, et remonte presque au commencement de notre ère, époque de scepticisme où les croyances avaient fait place aux pratiques superstitieuses. C’est, ce me semble, une preuve de plus du caractère sérieux que, dès le principe, les Romains attribuèrent aux paroles de Virgile. PAGES 25 ET SUIVANTES. Des idées de monarchie universelle plus ou moins [p. 306] explicites se manifestèrent naturellement aux époques où il se forma des empires d’une très vaste étendue. L’homme, de tout temps, et à mesure que son pouvoir s’est accru, a senti ses désirs s’élever dans la même proportion. Comment des idées de ce genre ne se seraient-elles pas présentées à l’esprit d’Alexandre le Grand ? Ses plans purent varier suivant les diverses circonstances de sa vie ; mais la pensée, une fois née, ne s’effaça plus. On voit dans le cours de ce volume que les anciens n’avaient que des notions fort imparfaites sur la configuration du globe que nous habitons. Les hommes à théorie eurent de bonne heure un soupçon de la pluralité des continents ; mais tout cela était vague, et l’on se représentait notre continent comme beaucoup plus petit qu’il n’est réellement. L’Afrique était considérablement réduite au midi ; l’Asie ne l’était pas moins au nord et à l’orient. Les Romains du temps d’Auguste entendirent parler de la Chine ; les contemporains d’Alexandre n’en avaient pas même connu le nom. Plutarque nous apprend qu’Alexandre, à son retour de l’Inde, s’entretenant avec Néarque, amiral de sa flotte, manifesta l’intention de s’embarquer sur le golfe Persique, de faire le tour de l’Arabie et de l’Afrique, et de rentrer dans la mer Méditerranée par les colonnes d’Hercule, en soumettant a ses lois tous les pays qui se trouveraient sur son passage[1]. Quoi de plus naturel ! Pendant le cours des [p. 307] conquêtes d’Alexandre, le vieux monde presque entier eut l’ail sur ses exploits, et quand il fut de retour à Babylone, presque tous les peuples de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique lui rendirent hommage en la personne de leurs ambassadeurs[2]. Je n’ai pas ici à exposer les divers récits faits à ce sujet. Il me suffit, pour mon objet, qu’Alexandre ait eu des idées de monarchie universelle. Ne les eût-il pas eues, il me suffirait qu’on les lui ait attribuées. En effet, si Alexandre a eu la prétention de conquérir le monde entier, il est tout simple que Jules César, qui ne se croyait pas inférieur à lui, ait eu la même prétention ; et si Jules César n’a pas cru la conquête du monde au-dessus de ses forces, comment, après la bataille d’Actium et lorsque Auguste fut devenu le maître unique et paisible de l’empire, beaucoup de Romains n’auraient-ils pas été d’avis de mettre l’idée de César à exécution ? Quand Auguste eut donné à l’empire des frontières qu’il regardait comme naturelles, c’est-à-dire l’océan Atlantique à l’ouest, les sables du Sahara au midi, le Danube et le Pont-Euxin au nord, et l’Euphrate à l’est, il crut devoir s’arrêter[3]. C’est le témoignage [p. 308] que lui rend, avec Tacite, l’empereur Julien, qui reprit pour son compte les idées de monarchie universelle. Voici comment Julien fait parler Auguste dans son Livre des Césars : Loin de céder à d’ambitieux désirs, je n’ai plus rêvé pour Rome la conquête de l’univers ; mais j’ai donné à l’empire ses deux limites naturelles, l’Ister et l’Euphrate. Vainqueur des Scythes et des Thraces, je n’ai point usé du temps mesuré à mon règne pour faire sortir une guerre d’une autre guerre. Je l’ai employé à réviser les lois, à réparer les désastres que la guerre avait causés : conduite aussi sage, à mon sens, que celle de mes devanciers, et même supérieure à celle de tous les princes qui ont jamais gouverné de grands empires[4]. Au contraire, suivant Julien, César aurait été disposé à disputer l’autorité à Jupiter lui-même[5]. La situation où Jules César se trouva, lorsqu’il eut vaincu tous ses rivaux et qu’il eut dans les mains toutes les forces de J’empire, est facile à comprendre. Alexandre, lorsqu’il eut subjugué l’Orient, pensa qu’il devait faire de même pour l’Occident. L’Occident tout entier était dans les mains de César ; il aurait manqué à son rôle, s’il ne s’était hâté de subjuguer l’Orient. Pour venir à bout de ce qu’il voulait, César avait besoin de rendre l’autorité permanente clans ses mains ; en d’autres termes, il lui fallait être roi. D’an autre côté, le premier et le principal des obstacles [p. 309] qu’il devait rencontrer dans ses conquêtes, était la : présence des Parthes. Il fit mettre en avant un oracle de la sibylle de Cumes, d’après lequel les Parthes ne pouvaient être domptés que par un roi[6]. Quand César fut assassiné, une armée formidable allait se mettre en marche pour faire la guerre aux Parthes. Plutarque, parlant des immenses projets qu’avait en tête César, s’exprime ainsi : César se sentait né pour les grandes entreprises ; et loin que ses nombreux exploits fui fissent désirer la jouissance paisible du fruit de ses travaux, ils lui inspirèrent au contraire de plus vastes projets ; et flétrissant pour ainsi dire à ses yeux la gloire qu’il avait acquise, ils allumèrent en lui l’amour d’une gloire plus grande encore. Cette passion n’était qu’une sorte de jalousie contre lui-même, telle qu’il aurait pu l’avoir à l’égard d’autrui ; qu’un désir de surpasser ses exploits précédents par ceux qu’il projetait pour l’avenir. Il avait formé le dessein de porter la guerre chez les Parthes, et il en faisait déjà les préparatifs. Il se proposait, après les avoir domptés, de traverser Hyrcanie, le long de la mer Caspienne et du mont Caucase ; de se jeter ensuite clans la Scythie, de soumettre tous les pays voisins de la Germanie et l~ Germanie même, et de revenir enfin en Italie par les Gaules, après avoir arrondi l’empire romain, qui aurait été ainsi de tous côtés borné par l’Océan[7]. [p.
310] PAGE 152. On ne pourrait pas m’opposer ce qu’Horace a dit dans le n° 16 du Livre des Épodes sur le danger que Rome courait de disparaître de la scène du monde. Les Romains se trouvaient alors au plus fort de la lutte entre les triumvirs Marc Antoine et Auguste ; mais ces craintes, qui étaient assez naturelles, se dissipèrent lorsque l’empire eut acquis son unité. PAGE 219, PASSAGE DE MARTIAL. Au lieu du sang de cheval, que boiraient les Sarmates, il est plus naturel de voir le lait de jument aigri et fermenté, tel que le boivent encore les Tartares. Ce lait est appelé par eux coumis. PAGE 224. Juvénal parle d’une femme qui va partout et qui a la prétention d’être au courant de tout, qui, se trouvant avec son mari dans une assemblée de généraux près d’entrer en campagne, discute les dernières nouvelles et détermine d’avance ce que feront les Chinois et les Thraces. PAGES 230 ET SUIVANTES. En ce qui se rattache à l’objet de ce mémoire, il nous reste un témoignage précieux de Pline le Jeune, dans le Panégyrique qu’il lut devant Trajan, au retour de son expédition contre les Daces. Ce témoignage se rapporte à l’attention particulière que [p. 311] ce prince mettait à ouvrir, au sein de l’empire, de nouvelles routes au commerce, &lever les barrières qui avaient subsisté jusque-là, et à faciliter les relations des peuples entre eux. Pline dit au chapitre XXIX : Il est une chose que je regarde comme une libéralité permanente, c’est l’abondance des vivres. Ramenée jadis par Pompée, elle ne lui fit pas moins d’honneur que la mer purgée de pirates, l’Orient et l’Occident parcourus par la victoire, etc. Et Pompée ne déploya pas alors plus de vertus civiles que n’a fait le père de la patrie (Trajan), lorsque celui-ci, par l’ascendant de son caractère, par sa bonne foi, a supprimé les barrières des routes, ouvert les ports aux navires, rendu à la terre ses chemins, aux rivages leur mer, à la mer ses rivages ; uni enfin les différentes nations par un commerce si actif, que les productions de l’une semblent communes à toutes les autres. De plus, on lit au chapitre XXXII : C’est maintenant que toutes les provinces se trouvent heureuses d’être soumises à un empire dont le chef, disposant de la fécondité des pays, la transporte d’un lieu à l’autre, selon les temps et les besoins, et nourrit une nation séparée par la mer, comme si c’était une partie du peuple et des tribus de Rome. Le ciel n’est jamais assez prodigue de ses dons pour dispenser l’abondance à tous les pays à la fois. Or le prince a banni de partout, non la stérilité sans doute, mais les maux qu’elle entraîne ; il y porte, sinon la fécondité, du moins les biens qu’elle procure [p. 312] ; il unit par de mutuels échanges l’Orient et l’Occident ; et les nations, recevant les unes des autres tout ce qui leur manquait, reconnaissent combien les sujets de l’empire sont plus heureux sous les lois d’un seul maître que parmi les luttes qu’enfante l’indépendance. PAGE 236. Au lieu de Volosegia, il faut lire Vologesia. Ibidem.Dans la guerre qui, sous Marc-Aurèle, eut lieu entre les Romains et les Parthes, l’an 162 de l’ère chrétienne et les années suivantes, l’armée romaine envahit la Mésopotamie et prit la ville de Ctésiphon. Lucien, qui florissait à cette époque, nous apprend, clans son traité sur la manière d’écrire l’histoire, que, dans le moment même, une foule de gens de lettres essayèrent de tracer le tableau de ces grands événements ; mais que telle était la corruption du goût, qu’il ne fut rien écrit de digne du sujet. Lucien cite entre autres un écrivain qui, marchant sur les traces de Virgile, imagina de faire de cette guerre, qui eut ses péripéties, un tableau en forme de prophétie. Lucien se moque de cette idée, et c’est là une preuve du changement qui s’était opéré dans les esprits ; mais cette même circonstance prouve que l’idée elle-même n’était pas perdue. Voici du reste un extrait de ce que dit Lucien : J’en ai entendu un autre qui avait écrit une histoire en forme de [p. 313] prédiction. Il y annonce la captivité de Vologèse (le roi des Parthes) et la mort d’Osroès, qui sera exposé aux lions[8]..... Il nous promet d’écrire tout ce qui doit se passer dans l’Inde et pendant que notre flotte croisera dans la mer extérieure[9] ; il ne s’en tient pas à la promesse : l’exorde de son Indique[10] est déjà composé, et la troisième légion, les Celtes (Gaulois) et une partie des Maures ont déjà traversé l’Indus. Ce qu’ils feront par la suite, comment ils soutiendront le choc des éléphants, c’est ce que ce fameux historien nous mandera bientôt de la ville de Muziris (sur la côte de Malabar) ou de chez les Oxydraques (dans le Pendjab). Si Virgile, au lieu d’écrire sous Auguste, était venu deux cents ans plus tard, ou il se serait exprimé autrement qu’il n’a fait, ou ses vers n’auraient pas été considérés comme un guide infaillible pour arriver à la connaissance de l’avenir. PAGE 239. Moïse de Khorène a fait mention de Bardesane, sous la forme Partadzan, et le dit originaire d’Édesse[11]. [p.
314] PAGE 245. J’ai eu le tort, en composant ce volume, de ne pas relire l’Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain, par Gibbon. Cet ouvrage donne lieu, dans ce qui suit, à quelques remarques. Gibbon[12] a révoqué en doute le traitement ignominieux que le roi des Perses, Sapor Ier, fit subir à l’empereur Valérien. Depuis la mort de Gibbon, quelques Anglais ont visité dans le Farsistan les ruines d’une ville fondée par Sapor, et qui, encore à présent, est connue sous le nom de Schahpour, ou Sapor. Or ces voyageurs, notamment James Morier et William Ouseley, ont cru reconnaître sur des bas-reliefs existant encore la représentation des indignités auxquelles fut exposé Valérien. De plus, Ouseley, s’attaquant à Gibbon lui-même, a recueilli divers témoignages orientaux qui confirment le récit des écrivains latins[13]. L’opinion de Morier et d’Ouseley a été adoptée par un juge compétent, l’illustre Silvestre de Sacy[14]. PAGES 246 ET SUIVANTES. Gibbon regarde également comme apocryphes les lettres qui furent adressées au fils de Valérien, par divers princes orientaux. Pourquoi ces doutes ? [p. 315] Bien des faits nous sont parvenus privés des détails qui en auraient fixé le caractère et accru l’intérêt ; mais ce n’est pas une raison de renoncer à ce qu’on a. D’ailleurs, ce qui n’est pas connu aujourd’hui peut l’être demain. En ce qui concerne la Bactriane et ses relations avec l’empire romain, peut-il rester la moindre incertitude, maintenant que j’ai rassemblé les témoignages qui s’y rapportent ? De graves erreurs avaient rendu jusqu’ici ce sujet inabordable. J’ai signalé, page 32, celle d’après laquelle l’antique dénomination Baktra, qui est écrite par les écrivains arméniens Pahl et Bahl, et par un voyageur chinois Pahala, ne serait pas autre que celle de Balkh. L’historien arménien Moïse de Khorène est pour beaucoup dans cet embarras. Il a confondu le pays de Pahl ou Baktra avec celui des Parthes, Bahlav ou Pahlou, au sud de la mer Caspienne. D’un autre côté, les savants qui, dans ces derniers temps, ont traduit les textes arméniens, ont substitué Balkh à Pahl[15]. Gibbon, à la même occasion, a commis une grave méprise. Il a supposé[16] que, vers l’an 225 de notre ère, lorsque Ardeschir, le fondateur de la dynastie des Sassanides, se fut rendu maître du pouvoir, il fit reconnaître solennellement son autorité dans une assemblée tenue à Balkh. Ainsi, dés cette époque, le royaume de la Bactriane aurait été absorbé par la Perse. Je n’ai vu ce fait rapporté nulle part. La [p. 316] Bactriane proprement dite était absorbée par la Perse au temps de Julien l’Apostat ; mais elle ne l’était pas encore en 280. PAGE 252, NOTE. Gibbon[17] a entendu le passage de Vopiscus comme Crevier et comme moi. DE LA PAGE 253 À LA PAGE 264. Ce que j’ai dit à la page 156 n’est pas tout à fait exact. L’idée de monarchie universelle fit abandonnée par Adrien et ses successeurs, pendant un peu plus d’un siècle. L’exemple de Trajan avait servi de leçon. Mais, vers l’an 280 de J.-C. lorsque Aurélien eut rendu à l’empire son unité et son éclat, les idées de monarchie universelle reprirent faveur. Sous Auguste, on avait eu à venger l’affront fait par les Parthes au nom romain en la personne de Crassus ; ici l’injure était bien plus cruelle : c’était l’empereur Valérien fait prisonnier et soumis aux traitements les plus indignes. Du reste, sous Auguste, la pensée était l’expression de l’opinion publique ; ici l’impulsion venait du gouvernement lui-même. Sous Auguste la pensée resta à l’état spéculatif. Ici elle se traduisit en actes. Sous Auguste, la pensée, abandonnée au caprice du public, se développa jusqu’à l’excentricité. En effet, n’est-on pas en droit de sourire, lorsqu’à une époque où le mouvement des armées [p. 317] n’était pas aussi facile qu’à présent, l’on voit Virgile et Tibulle ne pas admettre de limites pour les aigles romaines ? Ici la pensée ne sort pas des limites du possible. La domination romaine s’étendait alors depuis l’océan Atlantique jusqu’au Tigre. Pour que l’empire absorbât dans son sein tout ce qui avait été occupé successivement par Sémiramis, Cyrus, Darius et Alexandre, il ne restait plus qu’à subjuguer la Perse. Rome entretenait des rapports d’amitié avec la Bactriane, l’Inde et la Chine. La Perse domptée, l’influence romaine, sinon politique, du moins morale, s’étendrait jusqu’à la mer Orientale, cette mer dont le public parlait depuis si longtemps, mais dont on n’avait qu’une idée imparfaite. D’ailleurs, une fois les Perses soumis, le gouvernement serait toujours maître de disposer de la Bactriane et de l’Inde comme il voudrait. Qu’on juge des Romains par ce que l’homme a été partout et de tout temps. L’homme, du moment qu’il a eu le pouvoir en main, s’est-il jamais arrêté dans son ambition ? Des symptômes du changement opéré dans la politique du gouvernement commencent à se manifester sous le règne de l’empereur Probus. Ce prince avait l’audace de Trajan et toutes ses qualités militaires ; mais au moment où il se disposait à envahir la Perse, il fut assassiné par quelques-uns de ses soldats. Vopiscus, écrivain presque contemporain, et qui était parfaitement au courant, raconte ainsi ce malheureux événement : On accusait l’empereur d’avoir dit que si jamais il parvenait à mettre ses [p. 318] projets à exécution, les soldats deviendraient inutiles ; c’était absolument comme s’il eût dit : Il n’y aura plus d’armée romaine ; la République, assurée du repos, dominera partout, possédera tout ; on ne fabriquera plus d’armes nulle part ; on ne fera plus d’approvisionnements militaires ; les bœufs seront laissés à la charrue ; le cheval ne connaîtra plus les combats ; il n’y aura plus de guerre, plus de prisonniers. Ce sera le règne universel de la paix, des lois romaines et de nos magistrats[18]. Ainsi nous voilà ramenés aux églogues de Virgile. Le même auteur raconte que, sous le règne de Probus, les aruspices, voulant consoler la famille de l’empereur Tacite, qui avait eu beaucoup à souffrir de ces changements continuels de princes, annoncèrent qu’au bout de mille ans il sortirait de cette famille un empereur qui ferait la loi aux Perses, qui soumettrait les Allemands à la domination romaine, qui ne laisserait pas dans toute l’Afrique un seul barbare[19], qui donnerait un gouverneur à l’île de Taprobane (Ceylan), qui commanderait à toute la Sarmatie, qui subjuguerait notre continent tout entier, qui ferait de toutes les nations une seule nation[20]. Vopiscus se moque avec raison de cette prophétie [p. 319] dont l’accomplissement était ajourné à mille ans ; elle n’en est pas moins un indice de la disposition des esprits à cette époque. J’ai dit que, lorsque Probus fut assassiné, il s’apprêtait à subjuguer la Perse. Son successeur, nommé Carus, crut qu’il y allait de son honneur de faire de ce programme une vérité. Il traversa successivement l’Euphrate et le Tigre, et prit Ctésiphon, la capitale. Jadis Trajan et Septime Sévère s’étaient contentés d’un succès semblable et étaient revenus sur leurs pas ; en effet, il circulait un oracle d’après lequel au delà de Ctésiphon il n’y avait que malheur pour les Romains. Mais Carus s’avança dans l’intérieur du pays, et l’on ne sait pas ce qui serait arrivé si le prince n’avait été tué tout à coup, soit par la foudre, soit de toute autre manière[21]. Carus avait deux fils, Carin et Numérien. Avant de se mettre en route, il chargea Carin du gouvernement de la Gaule, de l’Espagne et de la Grande-Bretagne. Pour Numérien, qui était le plus jeune, il l’emmena avec lui en Orient. Or Numérien aimait passionnément les lettres ; il se piquait même d’écrire en prose et en vers. D’un autre côté, il y avait alors à Rome deux poètes distingués, Calpurnius et Némésien, auteurs, l’un d’un recueil d’églogues, l’autre d’un poème sur la chasse ; et l’on sait combien déjà les poètes du temps de l’empire ont été utiles à mes recherches. Calpurnius, dans la première de ses églogues, ayant un compliment à faire à [p. 320] Numérien, met ces paroles dans la bouche du dieu Faune : Voici les événements que j’annonce aux humains ; je prends plaisir à graver sur ce hêtre, qui m’est consacré, des oracles garants de leur bonheur. Ô vous, habitants des bois, vous mon peuple, livrez-vous aux transports de la joie la plus vive. Quand même le berger laisserait sans défense errer ses troupeaux dans les campagnes, et négligerait de fermer, la nuit, leur asile avec une claie de frêne, nul ravisseur ne tendra des embûches autour de la bergerie, et ne dérobera les bestiaux, après avoir dénoué leurs liens. L’âge d’or, la paix et la sécurité vont renaître. La bienfaisante Thémis reparaît sur la terre purifiée de toutes les souillures qui ternissaient sa beauté. Le monde devra des siècles de bonheur à un jeune prince qui fit de l’art de la parole l’amusement de son enfance. Lorsque, dieu tutélaire, il dirigera lui-même les affaires, l’affreuse Bellone, les mains enchaînées derrière le dos, dépouillée de ses armes, déchirera son propre sein avec Jureur. Une paix profonde, laissant l’épée dormir dans le fourreau, rappellera le règne de Saturne dans le Latium, et celui de Numa. En effet, ce fut Numa qui, le premier, enseigna les travaux de la paix aux soldats de Romulus, encore émus de leurs sanglants triomphes et respirant le carnage ; ce fut lui qui, dans le silence des armes, lit retentir, au milieu des sacrifices, la trompette sonore. Faites éclater votre joie, peuples qui habitez, soit les terres d’où vient le Notus, soit les régions plus élevées de [p. 321] Borée[22], peuples de l’orient et du couchant, et vous qui occupez le centre du monde. De son côté, après la mort de Carus, Némésien adressa aux deux fils du prince son poème sur la chasse, dans lequel se trouvaient ces mots : On m’entendra bientôt, illustres rejetons du divin Carus, chanter sur un ton plus mâle et vos triomphes et vos lois reconnues aux deux extrémités du monde[23], [p. 322] et vos armes fraternelles, victorieuses des nations qui s’abreuvent aux flots du Rhin et du Tigre, comme aux sources lointaines de l’Araxe et du Nil. Je dirai, ô Carin, tes succès récents, qui, sous les glaces de l’Ourse, ont mis fin à la guerre et presque effacé les succès du dieu dont tu as reçu le jour. Je dirai comment ton frère a pénétré dans le cœur de la Perse et conquis les antiques remparts de Babylone, vengeant ainsi les outrages faits à l’héritier de l’empire de Romulus. Je peindrai la fuite honteuse du Parthe, ses carquois devenus inutiles, ses arcs détendus et ses traits émoussés[24]. Numérien fut assassiné, après quelques mois de règne, et Dioclétien fut nommé à sa place. On sait que Dioclétien, effrayé des dangers qui menaçaient de toute part l’empire, s’adjoignit pour collègue Maximien Hercule, et que, de plus, il fit choix de deux généraux qui, sous le titre de Césars, devaient [p. 323] servir de lieutenants aux deux empereurs. Constance Chlore reçut en partage la Gaule et la Grande-Bretagne, et Galère fut chargé de la défense des provinces orientales. Galère fit une guerre vigoureuse à Narsès, roi de Perse, et, à la suite d’une grande victoire, il forma le dessein, à l’imitation des projets de Probus, de réduire la Perse en province romaine. Ce fut Dioclétien qui, conformément aux idées d’Auguste, refusa de ratifier ces plans, et qui ordonna de se contenter d’une paix avantageuse[25]. A cette époque, les Romains avaient franchi l’Euphrate, et ils étaient maîtres des provinces septentrionales de la Mésopotamie. Une circonstance particulière avait favorisé l’extension de leur domination : presque toute la population du pays avait embrassé le christianisme, et les habitants avaient plus d’attrait pour la civilisation romaine que pour la civilisation perse. Galère profita de l’occasion pour annexer à l’empire cinq provinces situées au delà du Tigre. Un écrivain bien instruit des événements nous a transmis quelques détails sur les négociations qui eurent lieu alors. L’ambassadeur du roi de Perse dit entre autres choses à Galère, pour le toucher, que l’empire romain et la Perse étaient pour le monde ce que les deux yeux sont pour l’homme, et que les deux États, au lieu de [p. 324] s’entre-nuire, feraient beaucoup mieux de se soutenir l’un l’autre[26]. Il me semble que, lorsqu’on a suivi l’ordre de ces divers événements, il ne peut pas rester de cloute sur les idées de monarchie universelle qui circulaient à Rome, à cette époque. A la vérité, il ne s’agit plus là de la conquête de la Chine. On avait alors une connaissance au moins imparfaite des obstacles qui empêchaient d’arriver aussi loin. Le nom de l’Inde n’est pas même prononcé ; il était évident que lorsque le temps serait venu, on agirait avec toute liberté. M’opposera-t-on l’interruption de pros de deux siècles qu’éprouva le cours des idées de monarchie universelle chez les Romains ? Cette interruption me paraît au contraire une preuve de plus de leur réalité. Nous voyons la politique du gouvernement changer suivant le temps et les circonstances : ces changements avaient donc un motif. Du reste, les déchirements qui ne tardèrent pas à survenir dans l’empire amenèrent une trêve à toute combinaison de ce genre. Le grand Constantin lui-même, quand il se trouva le maître unique du pouvoir, n’osa pas y arrêter son esprit. Mais, avec l’avènement de Julien [p. 325] l’Apostat, les idées de monarchie universelle reprirent avec une nouvelle vigueur. Entre autres singularités, Julien avait la prétention de renfermer en lui l’âme du grand Alexandre ; pouvait-il faire moins que de suivre les traces du grand homme ? Des entreprises de ce genre se présentaient naturellement à la pensée aventureuse du prince. Pour apprécier convenablement les faits, il faut se rendre compte de la situation personnelle de Julien et de la position respective de l’empire romain, de la Perse et de l’Asie orientale. Julien était possédé d’une haine profonde, furieuse, insensée contre le christianisme. D’un autre côté, il avait les idées grandes ; il voulait la gloire de l’empire et la sienne propre. En même temps, à côté de beaucoup de légèreté, se trouvaient de grands talents. Subjuguer la Perse et l’Inde ; en d’autres termes, réaliser ce que n’avait pas osé Auguste, ce qu’avaient tenté vainement Trajan, Probus et Carus, c’était donner à l’empire romain son dernier complément, c’était se créer pour lui-même une gloire sans égale. Ce n’est pas tout : c’était restituer à l’empire son caractère primitif, c’était consacrer à jamais le triomphe du paganisme, et faire disparaître jusqu’au dernier vestige de ce qu’il désignait par le mot méprisant de Galiléens. A l’égard de la situation militaire, la grande difficulté, c’était toujours la Perse. C’est par là qu’il l’allait commencer. La Perse subjuguée, on viendrait facilement à bout des vallées de l’Indus et du [p. 326] Gange. Il est vrai qu’avec la Perse il avait surgi un autre obstacle : c’est l’attitude qu’avaient prise, depuis un peu plus d’un siècle, les tribus arabes répandues dans les vallées du Tigre et de l’Euphrate, depuis la Mésopotamie jusqu’au golfe Persique. Rome avait rattaché à sa cause, moyennant salaire, les tribus nomades établies dans les environs de la mer Morte ; mais les tribus de la Mésopotamie et des contrées situées au midi étaient dévouées à la Perse, et Julien, lui-même ne tarda pas à apprendre par expérience combien ces nomades étaient des ennemis dangereux. J’ai déjà traité de ce point dans mon Mémoire sur la Mésène et la Kharacène[27]. Une autre circonstance faisait pour Julien de la conquête entière de la vallée du Tigre et de l’Euphrate et des côtes du golfe Persique un devoir indispensable. Tant que le royaume de la Mésène et de la Kharacène avait subsisté, la Perse n’avait pas eu de’ marine ; depuis la chute de ce royaume, le pavillon perse dominait dans les mers orientales, et les navires romains cessaient peu à peu de sortir du bassin de la mer Rouge. Je ne me dissimule pas combien, ici comme ailleurs, mon opinion sort du cadre des opinions reçues ; aussi je vais me hâter de fournir la preuve de ce que j’avance. Cette preuve sera irréfutable. En sa qualité de chef d’un grand empire, Julien était obligé de mettre beaucoup de réserve dans son [p. 327] langage et dans ses écrits ; mais il était naturellement vain, et il ne s’arrêtait pas toujours à temps. Je m’abstiens de citer les témoignages des écrivains chrétiens, qui pourtant, dans une question placée en dehors des discussions religieuses, ne peuvent être récusés, et je me borne à des témoignages païens, au témoignage de Julien lui-même. Un écrivain qui mérite de faire autorité est Ammien Marcellin, qui accompagna Julien dans son expédition. Or il résulte de son récit : 1° que l’intention de Julien était, non pas seulement de vaincre Sapor II, mais de soumettre la Perse aux lois romaines ; 2° que, lorsqu’il eut franchi le Tigre, s’il se décida à brûler sa flotte, qui le rendait maître des cours de l’Euphrate et du Tigre, c’est qu’il voulait s’engager dans l’intérieur du pays et y prendre position ; 3° qu’il ne consentit à revenir sur ses pas que lorsqu’on sut que Sapor avait fait livrer aux flammes toutes les contrées où les Romains pouvaient espérer de passer, et que l’armée romaine menaça de se soulever[28]. Dans un discours que Julien adressa à son armée, il s’exprimait ainsi : Effaçons du rang des nations une race ennemie, dont les glaives filment encore du sang de nos concitoyens. Nos ancêtres aussi employèrent bien des années à se défaire d’adversaires trop dangereux. Que de temps, que d’efforts pour abattre Carthage ! encore son vainqueur craignit-il qu’elle ne se relevât de ses ruines. Scipion détruisit Numance de fond en comble après [p. 328] avoir passé par toutes les vicissitudes d’un long siège. Rome renversa Fidènes pour n’avoir point de rivale : elle écrasa les Véiens et les Falisques, si bien qu’il faut l’attestation de nos annales pour croire que ces cités puissantes ont jadis existé[29]. Quand Julien voulait prononcer un serment, il lui arrivait de dire : Ainsi puissé-je mettre les Perses sous le joug ! ainsi puissé-je régénérer l’empire ![30] Maintenant voici deux témoignages décisifs, deux témoignages que nous devons à Julien lui-même. Une lettre adressée par Julien à Arsace, roi chrétien d’Arménie, au moment où l’empereur allait passer l’Euphrate, commence ainsi : Vite en bataille, Arsace, et, plus tôt que la parole, arme ta droite contre la folie des Perses. Notre appareil guerrier et notre valeur se sont proposé de deux choses l’une, ou bien de payer le tribut à la nature, après avoir accompli les plus beaux exploits dans les plaines de la Parthiène[31], et fait le plus de mal possible aux ennemis [p. 329] ; ou bien, après les avoir réduits en servitude, avec l’aide des dieux, de revenir vainqueurs dans notre patrie, fiers, des trophées érigés dans leur pays[32]. On le voit, il ne s’agissait pas ici, pour Julien, d’une guerre ordinaire, d’une de ces guerres où l’on veut venger une injure ; il s’agit de soumettre la Perse aux lois romaines. Quant à l’idée qu’émet Julien, de faire du succès une question de vie ou de mort, elle revient plus d’une fois dans ses déclarations publiques. L’autre document est une lettre adressée par Julien à saint Basile, archevêque de Césarée, que le prince avait connu étant jeune, à Athènes, et avec qui ü entretenait alors des rapports d’amitié. Cette lettre commence ainsi : La nature a mis en moi, dès mon enfance, une douceur et une humanité qui, en se manifestant successivement à tous les hommes, m’ont soumis tous ceux qui habitent sous le soleil. Voici que la race entière des barbares, jusqu’aux rivages de l’Océan, vient m’apporter des présents et tomber à mes pieds[33]. Oui, les Sagadères, nourris sur les [p. 330] bords du Danube, et les Goths, aux têtes de formes diverses, dont l’aspect n’a rien de l’homme, tuais tient de l’homme sauvage, tous ces peuples, dis-je, se précipitent à cette heure sous mes pas, et me promettent de faire ce qui paraîtra bon à ma royauté. Mais je n’insiste pas sur ce point ; il faut que je m’empare en toute hâte de l’empire des Perses, et que je mette en déroute ce fameux Sapor, qui se dit descendre de Darius, à moins qu’il ne s’abaisse devant moi et ne me paye tribut. De là je promènerai le fer et la flamme sur les peuples indiens et sarrasins, jusqu’à ce que tous, s’humiliant devant mon trône, mettent à mes pieds leur front et leurs trésors[34]. Peut-on voir quelque chose de plus exprès ? Il est vrai que ces deux lettres ont été regardées par quelques savants comme apocryphes. Pourquoi cela ? est-ce à cause des idées de conquête qu’exprime Julien ? Mais alors il faut traiter d’apocryphe cette suite presque non interrompue de témoignages du même genre. On a dit que, dans ces deux lettres, Julien se montrait à la fois vain et fanfaron. Mais qui peut douter de la légèreté de Julien ? L’hiver qu’il passa à Antioche, avant de se rendre en Perse, ne fut-il pas presque une inconséquence continuelle ? Il existe d’ailleurs un témoignage probablement inspiré par Julien, et qui s’accorde avec le sien. Parmi les dernières pièces du recueil des Dialogues de Lucien, il en est une qui porte le titre de Philopatris [p. 331], on l’ami de son pays, et qui, depuis la renaissance des lettres, passe pour être d’un auteur postérieur à ce grand écrivain. C’est un dialogue dirigé contre les dogmes du christianisme ; plusieurs savants l’ont attribué à un ami de Julien, appelé Lucien[35]. Du moins il est difficile de ne pas croire qu’il a été composé au moment même de l’expédition de Julien. Tandis que deux hommes discourent ensemble, un troisième arrive et apporte la nouvelle suivante, rédigée dans une espèce de prose rythmée : C’en
est fait de l’orgueil si vanté des Persans ; La
ville de Suse est tombée, Et
bientôt l’Arabie, à nos lois enchaînée, Sentira d’un vainqueur les bras forts et puissants. N’y a-t-il pas un rapport intime entre la pensée exprimée ici et la pensée de la lettre adressée par Julien à saint Basile ? Il y a plus : l’un des interlocuteurs, apprenant cette nouvelle, s’écrie : Je lègue à mes fils le plaisir de voir Babylone détruite, l’Égypte asservie, les enfants des Perses réduits en esclavage, les incursions des Scythes refoulées, et, plût aux dieux, arrêtées pour toujours. Qu’on substitue le mot Inde au mot Égypte, qui, à partir d’Auguste, ne cessa plus d’être une province romaine, et qui ici, quelque interprétation qu’on adopte, n’a pas de sens, et les [p. 332] deux témoignages sembleront à peu près calqués l’un sur l’autre. Mais je ne suis pas au bout des preuves que j’ai b faire valoir. Il me reste à rapporter une suite de témoignages qui non seulement décident la question, mais qui peuvent servir de commentaire à la pensée jusqu’ici méconnue de Virgile et des autres poètes du temps d’Auguste. Ces témoignages appartiennent à Libanius, l’homme eu qui Julien eut le plus de confiance, et qui, après la mort du prince, ne cessa pas de le pleurer. Libanius a consacré plusieurs de ses écrits à Julien. Il en est notamment quatre qui se trouvent dans le tome deuxième du recueil de ses œuvres, publiées par Frédéric Morel[36]. Le plus curieux est le quatrième, qui porte le titre d’Éloge funèbre[37]. Morel, qui n’avait pas de bons manuscrits entre les mains, n’a donné qu’un texte défectueux. Les quatre morceaux ont été repris plus tard par Godefroi Olearius, complétés et publiés dans le tome VII de la première édition de la Bibliothèque grecque de Fabricius[38]. N’ayant plus été reproduits depuis, ils ne jouissent pas de tout le renoua qu’ils méritent. Le quatrième discours de Libanius, qui paraît avoir été prononcé devant une nombreuse assemblée, commence ainsi : Plût aux dieux, ô vous tous qui m’écoutez, que ce que moi et tout le monde [p. 333] nous désirions se fût réalisé, à savoir que le royaume des Perses eût été abattu, et que des proconsuls romains, prenant la place des satrapes, y fissent dominer l’autorité romaine ! Plût aux dieux que nos temples resplendissent des dépouilles des vaincus, et que l’auteur d’un si glorieux triomphe reçût sur le trône impérial les félicitations de la nation entière ! Cela n’eût été que juste et convenable, et aurait récompensé dignement les nombreux sacrifices offerts aux dieux par l’empereur[39]. Libanius dit ailleurs que Julien, à peine son autorité reconnue, se prépara à la conquête de la Perse, et rejeta toutes les ouvertures de paix qui lui furent faites par Sapor[40]. Libanius dit aussi que l’intention de Julien était de subjuguer la Perse entière, ainsi que les contrées voisines, et que, dans son impatience, il se croyait déjà en Hyrcanie, ainsi que sur les bords des fleuves de l’Inde (l’Indus et le Gange)[41]. [p. 334] On lit dans le même discours : Nous espérions que la Perse entière deviendrait une province romaine, gouvernée d’après nos lois, administrée par nos magistrats, soumise aux mêmes impôts que nous, ayant renoncé à la langue du pays, ne portant plus la robe longue et ayant les cheveux courts ; enfin qu’à Suse même les enfants des indigènes, instruits par des maîtres habiles, se formeraient à l’usage du beau langage[42]. En même temps nos temples, ornés des dépouilles des populations vaincues, seraient devenus un témoignage vivant de l’étendue de notre victoire[43]. Mes autorités s’arrêtent la. Je dois, à cette occasion, reconnaître que quelques-uns des témoignages relatifs aux idées de monarchie universelle qui se firent jour chez les Romains, à partir du règne de Probus, ont été étudiés avec soin par Gibbon. A la vérité Gibbon, faute d’avoir connu l’idée première, n’en a pas tiré tout le parti convenable. Je n’en dirai pas davantage au sujet de Julien. Il [p. 335] existe à son sujet des ouvrages estimés, et quelques détails de plus grossiraient ce volume sans nécessité. Le résultat de l’entreprise aventureuse de Julien pour les Romains fut la perte des cinq provinces conquises au delà du Tigre par Galère, ainsi que d’une partie des possessions romaines en Mésopotamie ; ajoutez-y un échec moral dont l’empire ne se releva plus. En résumé, et sans revenir sur ce qui précède, je crois pouvoir affirmer ceci : oui, des idées de monarchie universelle ont circulé en différents temps chez les Romains. Avec Carus et Julien, elles furent accompagnées d’exécution. Dans l’intervalle, elles s’étaient modifiées ; mais elles n’étaient que la conséquence naturelle de la thèse soutenue jadis par Virgile, Horace, Tibulle et Properce. Pourquoi les dernières ont-elles été méconnues ? Parce qu’on n’avait pas aperçu leurs rapports avec les premières. Et pourquoi avait-on méconnu les premières ? A cause du langage quelquefois ambigu de Virgile, langage qui, dans les époques postérieures, lorsque la chaîne des- temps fut rompue, fit croire à certains esprits de travers qu’il s’était agi, pour Auguste, non de suivre les traces de Bacchus, de Sémiramis, de Cyrus, de Darius et d’Alexandre, chais d’aller s’ensevelir, lui et sa gloire, au milieu des nègres de l’intérieur de l’Afrique. [p.
336] PAGES 137, 157, 158, 162 et 219. Je n’avais pas d’abord songé à relire l’Apocalypse. Quelque opinion qu’on adopte sur le caractère de ce livre, au sujet duquel il a été fait tant de commentaires, les avis s’accordent à en placer la rédaction au premier siècle de notre ère, et à y reconnaître de fréquentes allusions à l’empire romain. A ce double titre, il pouvait fournir matière à rapprochements. Les chapitres XVII et XVIII de l’Apocalypse présentent un tableau de Rome païenne, qu’on peut mettre en rapport avec ce que j’ai dit, page 137. Les deux aigrettes que Virgile attribue à Auguste, et dont j’ai parlé, page 157, se retrouvent peut-être dans le chapitre XIII, verset XI, là où il est parlé d’une bête à deux cornes. Comme il est fait mention, dans les versets qui précèdent, d’une bête à sept têtes et à dix cornes qui représente l’empire romain, pourquoi ne s’agirait-il pas ici de l’empereur lui-même, dont le nom, interprété d’après la valeur numérique des lettres qui le composent, équivalait au nombre 666 ? Maintenant si, à l’exemple de plusieurs savants, on veut que cet empereur soit Néron, l’on peut invoquer les témoignages de Tacite, livre IIe des Histoires, chap. VIII, et Suétone, Notice sur Néron, chap. XI, et LVII. En ce cas, les deux aigrettes auraient été un des attributs de la dignité impériale. Les peuples de Gog et de Magog, qui, dans le [p. 337] Coran (ci-devant, p. 158), sont censés refoulés pour le moment au nord du Caucase, répondent évidemment aux peuples qui, dans le chapitre XX de l’Apocalypse, versets 7 et suivants, attendent l’instant voulu pour envahir le monde et le couvrir de ruines. Enfin l’on trouve dans le chapitre XVIII, versets 11 et suivants, un tableau du concours de tous les peuples du monde à Rome, lequel peut être mis en parallèle avec ce que j’ai dit, pages 162 et 219. PAGE 273. On est surpris de retrouver l’opinion erronée des écrivains latins des bas temps sur les prétendues conquêtes d’Auguste dans l’Asie orientale, chez un écrivain arménien du milieu du Ve siècle. (Voyez le Soulèvement national de l’Arménie chrétienne au cinquième siècle, par Élisée, traduction de l’abbé Garabed, Paris, 1844, p.83.) PAGE 281. Ligne 14 : au lieu des mots dépose à tes pieds, dans une humble attitude, le croissant de sa tiare, lisez : abaisse à tes pieds son front couvert de la tiare recourbée. Ligne 16 : au lieu des mots désarme pour toi la gueule de ses fiers animaux (les éléphants), afin de t’apporter l’ivoire recourbé ; c’est ainsi que l’éléphant déshonoré livre en tribut aux contrées bosphoriques ses dents mutilées, lisez : dépouille pour toi la bouche de ses [p. 338] fiers animaux de leurs défenses d’ivoire, et ceux-ci se retirent humiliés de voir le plus bel ornement de leurs mâchoires porté en tribut aux contrées bosphoriques. PAGE 322, À LA FIN DE LA NOTE. Par Araxe, le poète entend le Iaxarte. C’est comme si Némésien eût dit : De l’orient à l’occident et du septentrion au midi. Si on veut maintenir le nom de la Saône, le sens des deux vers sera, ce me semble, moins bon. Encore un mot. Les textes grecs et latins appelés en témoignage dans ce volume sont nombreux ; tous avaient été déjà traduits ; et cependant il y en a bien peu pour lesquels je n’aie eu à revenir sur les traductions existantes. Les témoignages indiens et chinois ont été mis au jour par d’autres que moi. Quant aux témoignages arabes et persans, ceux qui viennent de moi, je les ai publiés à une époque oit je n’avais pas les mêmes idées qu’aujourd’hui. Tous cependant reçoivent, pour la première fois, un sens déterminé ; tous concourent au même but. N’est-ce pas une nouvelle preuve de la réalité de la pensée qui, dès le principe, m’a dirigé dans ces recherches ? |
[1] Vie d’Alexandre le Grand. On trouvera les divers passages relatifs à ce sujet dans l’Examen critique des anciens historiens d’Alexandre le Grand, par le baron de Sainte-Croix, Paris, 1810, p. 415 et 481. En ce qui concerne la conquête de l’Italie par Alexandre, Tite-Live a cherché à montrer que là les Romains auraient opposé une résistance invincible. Voyez le livre IX, chap. XVI et suiv.
[2] Ouvrage du baron de Sainte-Croix, p. 477. Voyez, à la même occasion, le passage de Paul Orose, cité ci-devant, p. 105.
[3] Ci-devant, p. 97.
[4] Livre des Césars, chap. XXI.
[5] Livre des Césars, chap. III, XIX et XXVI.
[6] Comparez Plutarque, Vie de Jules César, et Suétone, Vie de César, chap. LXXIX.
[7] Plutarque, Vie de Jules César.
[8] Osroès était un chef ennemi qui avait fait essuyer un échec aux Romains.
[9] La mer Érythrée, en dehors non seulement de la mer Méditerranée, mais encore en dehors de la mer Rouge et du golfe Persique.
[10] Titre qu’Arrien adonné à son Histoire de l’expédition d’Alexandre dans l’Inde.
[11] Voyez la traduction de Moïse de Khorène, par Levaillant de Florival, t. I, p. 307.
[12] Traduction française de M. Guizot, Paris, 1819, t. II, p. 164.
[13] Travels in various countries of the East, more particularly Persia ; Londres, 1819, in-4° ; t. I, p. 285 et suiv.
[14] Journal des Savants de l’année 1819, pages 38, 41 et 582.
[15] Comparez l’Histoire d’Arménie de Moïse de Khorène, t. I, p. 309 et suiv. et l’Arménie chrétienne d’Élisée, pages 9 et 305.
[16] Tome II, p. 5.
[17] Tome II, p. 232.
[18] Vopiscus, Notice sur Probus, ch. XX.
[19] Il s’agit ici des indigènes du nord de l’Afrique, que nous nommons Berbers, et qu’en Algérie les Arabes appellent Kabyles. Beaucoup de Berbers restèrent étrangers à la civilisation romaine, comme plus tard ils résistèrent à la civilisation arabe. En ce moment, la politique française doit être de faire des Berbers de l’Algérie des Français.
[20] Vopiscus, Notice sur Florien, ch. II.
[21] Voyez Vopiscus, Notice sur Carus, ch. VII et suiv.
[22] Les anciens croyaient que la terre était plus élevée au septentrion qu’au midi, parce que, selon Justin (livre IIe, au commencement), tous les fleuves qui ont leur source dans les pays du nord coulent vers le midi. Virgile, dans ses Géorgiques, semble dire quelque chose de semblable. Voyez ci-devant, p. 68. Voyez aussi Ammien Marcellin, liv. XXIII, ch. VI.
[23] Imitation d’une expression de Virgile. Voyez ci-devant, p. 144.
[24] Dans le cinquième vers, au lieu d’Ararisque que porte le texte imprimé, je n’ai pas hésité, malgré la mesure, à lire Araxisque. Il y a là une pensée de Lucain, rapportée ci-devant, p. 155.
[25] Aurelius Victor s’exprime ainsi : Denique Galerius Narseum regem in ditionem subegit ; simul liberos conjugesque et aulam regiam. Adeo victor, ut ni Diocletianus, cujus nutu omnia gerebantur, incertum qua causa, abnuisset, romani fasces in provinciam novam ferrentur. (De Cæsaribus, ch. XXXIX.) Voyez à ce sujet les remarques de Crevier et celles de Gibbon, t. II, p. 347.
[26] Voyez le récit de Pierre Patrice, dans les Excerpta de Legationibus, édition de Bonn, 1829, p. 126 et suiv. 134 et suiv. Je dois ajouter que, pendant que Galère triomphait sur les bords du Tigre, d’autres armées triomphaient sur les bords du Rhin et du Danube, ainsi qu’en Afrique, et que Dioclétien profita de cette heureuse coïncidence pour amener tous les ennemis de l’empire à la fois à rendre hommage à la majesté de Rome. Cette circonstance explique et justifie les paroles de l’orateur Mamertin, rapportées ci-devant, p. 254.
[27] Tome XXLV du Nouveau Recueil de l’Académie des Inscriptions, p. 202 et suiv.
[28] Voyez notamment liv. XXIV, chap. VII.
[29] Ammien Marcellin, liv. XXIV, ch. V.
[30] Ammien Marcellin, liv. XXIV, ch. III.
[31] On a déjà eu occasion de remarquer que, après la chute de la dynastie des Parthes et l’avènement d’une famille d’origine perse, les historiens romains désignèrent souvent, par habitude, les Perses par la dénomination de Parthe.
[32] Les mots en lettres italiques, qui fixent le caractère de la guerre entreprise par Julien, ont été longtemps méconnus. Le mérite d’en avoir déterminé le véritable sens appartient à M. Heyler, dans un volume publié à Mayence, en 1828, sous ce titre : Juliani imperatoris quœ feruntur epistola ; ad fidem librorum manuscriptorum æque ac typis excusorum, p. 135. Le sens du texte grec adopté par Heyler a été reproduit par M. Talbot dans la traduction française des Œuvres de Julien qu’il vient de publier, un vol. grand in-8°, p. 440. Ammien Marcellin a fait mention d’une lettre de Julien à Arsace, liv. XXIII, chap. II.
[33] Un passage de l’ouvrage d’Ammien Marcellin, rapporté ci-devant, p. 263, commence à peu près de la même manière.
[34] Volume de Heyler, p. 144. — Traduction de M. Talbot, p. 447.
[35] On suppose que c’est le personnage à qui Julien a adressé la XXXIIe de ses lettres. Il existe sur la question en général une dissertation de Matthias Gesner, qui a été réimprimée dans le tome IXe et dernier de l’édition des œuvres de Lucien par Lehmann ; Leipzig, 1822-1831, in-8°.
[36] Paris, 1606-1627, in-folio.
[37] Έπιτάφιος.
[38] Pages 145 et suivantes.
[39] Première édition de la Bibliothèque grecque de Fabricius, t. VII, p. 223.
[40] Pages 305 et 353.
[41] Καί ώρός τήν Ύρκανίαν έτεινε τόν λογισμόν καί τοΰς Ινδών ώοταμούς. Voyez les pages 355 et suivantes. Ce passage correspond à la page 301 du tome II du recueil de Morel.
[42] Il ne peut s’agir là, ce me semble, que de la langue grecque, qui, depuis les conquêtes d’Alexandre, dominait en Orient, et qui, sous les Romains, y était restée la langue officielle. Cependant le passage est ainsi rendu en latin : Vernaculam linguam romana mutaturam. Le traducteur a-t-il cru qu’il s’agissait là du latin ?
[43] Bibliothèque grecque de Fabricius, t. VII, p. 366.