RELATIONS POLITIQUES ET COMMERCIALES DE L’EMPIRE ROMAIN AVEC L’ASIE ORIENTALE

 

PARAGRAPHE DEUXIÈME

COMMERCE DE L’INDE ET DE LA CHINE. - ÉTAT POLITIQUE ET SOCIAL DE LA CHINE PENDANT LES PREMIERS SIÈCLES DE NOTRE ÈRE. - SYSTÈMES GÉOGRAPHIQUES DE PTOLÉMÉE ET DE L’AUTEUR DU PÉRIPLE DE LA MER ÉRYTHRÉE.

 

 

On se rappelle que je fais commencer les relations commerciales et politiques de l’Égypte avec l’Inde sous le règne de Ptolémée Aulète, vers l’an 72 avant J. C. et que ces relations prirent une nouvelle extension à l’époque de la mort de Jules César, lorsque Marc-Antoine, sous le titre de triumvir, exerça le pouvoir en Égypte et dans les autres provinces orientales de l’empire romain. On peut dire que le vieux monde était alors dans une de ces situations providentielles où le passé semble avoir fait son temps et où un nouvel ordre de choses s’annonce. Il a été observé avec raison que la partie la plus belle et la plus éclairée de l’univers tendant à se concentrer dans la même main, le christianisme, né dans le sein de l’empire, n’eut que plus de facilité à se propager au loin. L’avènement d’Auguste fut accompagné de trois circonstances qui aidèrent au contact des nations entre elles et qui eurent d’autres effets analogues. Si les régions occidentales du vieux monde se réunirent pour ne faire qu’un tout, il en fut de même pour l’Asie orientale. Les principautés entre lesquelles la Chine était partagée [p. 161] ne faisant plus qu’une monarchie qui ne tarda pas à étendre son influence parmi les populations sauvages de la Tartarie, les deux empires se firent contrepoids l’un à l’autre. La soie était alors un produit particulier à la Chine, un produit dont l’usage n’était presque pas sorti des limites du Céleste Empire. A mesure que le nom chinois se répandit au dehors, la soie devint le principal article de commerce de la Chine ; son usage s’étendit, et elle ne tarda pas à s’introduire dans l’Inde, en Perse et en Occident. Enfin, comme pour compléter la révolution dont les signes avant-coureurs étaient visibles pour tous les yeux, l’application de la mousson, qui est générale dans les mers orientales, était venue abréger les distances, de manière à réduire à quelques semaines des trajets qui auparavant exigeaient des années. Pour retrouver des situations analogues, il faut descendre au VIIIe siècle, lorsque les disciples de Mahomet, le sabre d’une main et le Coran de l’autre, eurent étendu leur domination depuis l’océan Atlantique jusqu’à la vallée de l’Indus, et purent donner la main aux Chinois ; ou bien au XIIIe siècle, lorsque Gengis-Khan et ses enfants, non contents d’occuper presque toute l’Asie, manifestèrent l’intention d’envahir l’Europe entière.

Ici je devrais parler d’abord de la manière dont les Romains, une fois maîtres de l’Égypte, se trouvèrent mêlés au commerce des mers orientales, et tracer le tableau des contrées et des ports de mer où flotta leur pavillon. Mais ce tableau a été déjà [p. 162] tracé dans tees deux mémoires sur le royaume de la Mésène et de la Kharacène, et sur le Périple de la mer Érythrée, et il serait inutile de revenir sur ce que j’ai déjà dit[1].

Les navigations des Romains dans les mers orientales touchant à une foule de pays et de peuples différents, on a d’abord à se demander dans quelle langue se faisaient les transactions commerciales et les traités politiques. Ils se faisaient en grec. Le grec, depuis les conquêtes d’Alexandre et de ses lieutenants, était devenu la langue universelle de l’Orient. On ne se fait plus maintenant en Europe, et encore moins en Orient, l’idée des progrès que le grec avait faits jusque dans les contrées les plus reculées de l’Asie. Ce qui a induit en erreur, c’est le silence absolu que les écrivains indigènes gardent à cet égard. J’ai déjà dit que le nom d’Alexandre le Grand ne se trouve pas une seule fois dans les livres des Indiens et des Chinois. Les annales chinoises rte contiennent pas le nom des Romains. L’empire romain y est désigné par le nom de Ta-thsin ou le grand Thsin. Dans l’Inde, le mot Romaka s’est conservé chez les astronomes et les astrologues pour désigner celui des quatre points cardinaux qui répond à l’Occident[2]. Mais les écrivains sanscrits ont compris les Romains sous la dénomination Yavana [p. 163] qui servit d’abord en Orient à désigner les Ioniens ou Grecs. Les Indiens ne font pas mention des mots Empereur[3] et César. Cependant le mot César se rencontre dans les annales chinoises sous la forme Kai-sa[4].

J’ai déjà parlé des Brahmanistes et des Bouddhistes qui, dès le me siècle avant notre ère, se partagèrent l’influence dans la presqu’île de l’Inde. Le bouddhisme, grâce à son esprit de sociabilité, fut favorisé par les rois grecs de la Bactriane ; il paraît même avoir été adopté par quelques-uns d’entre eux. Les derniers, en embrassant le bouddhisme, s’initièrent nécessairement au langage et aux pratiques religieuses des indigènes. C’est ce que montrent plusieurs de celles de leurs médailles qui sont venues récemment enrichir nos cabinets. Mais à leur tour les indigènes participèrent à cette espèce de fusion de langage et de doctrines. Ce que je dis des rois grecs de fa Bactriane se continua plus ou moins sous les rois indo-scythes qui les remplacèrent.

Il est facile de comprendre les progrès que les idées grecques et romaines firent au milieu de la confusion générale. Sous les rois grecs de la Bactriane, les guerriers qui, en général, étaient d’origine hellénique, parlaient grec entre eux. Il en était de même de la plupart des fonctionnaires publics, et [p. 164] de ceux des indigènes qui vivaient dans la région officielle. Parmi les indigènes, les enfants des princes et des personnes riches étaient initiés par des hommes venus de Grèce à la langue et à la littérature helléniques. L’attrait des indigènes pour la langue et les mœurs grecques était tel que les princes avaient parmi leurs concubines des femmes originaires de la Grèce, et élevées dans toute la civilisation de l’époque. L’auteur du Périple de la mer Érythrée dit positivement que le gouvernement romain faisait élever de belles jeunes filles qu’il envoyait ensuite aux princes de l’Orient pour se les attacher[5] ; le fait est confirmé par ce qui se passe dans certaines pièces du théâtre indou[6]. Aussi, sous les rois grecs de la Bactriane, les actes publics étaient rédigés en grec, les monnaies portaient des légendes grecques, ou du moins, lorsqu’on fit usage du langage indigène, le grec ne fut pas oublié. Il en fut de même sous les rois indo-scythes.

A ces diverses circonstances se joignait l’influence que durent exercer les compagnies de marchands romains établies dans les principales places de commerce de l’Inde. Qu’on y joigne les milliers d’occidentaux qui ne cessaient pas d’aller et de venir, et le mouvement que l’activité du commerce devait imprimer au pays tout entier. Il ne faut pas oublier [p. 165] l’influence exercée par les sciences de l’Occident, par les traités d’Euclide et de Ptolémée dans les mathématiques et l’astronomie, par les traités d’Hippocrate et de Galien dans la médecine, etc. Les Brahmanistes eux-mêmes, qui plus tard croyaient se souiller par le moindre contact avec les choses de l’étranger, puisèrent à ces sources immortelles. En vain ifs ont cherché à dissimuler leurs emprunts, en présentant les passages grecs sous une forme différente. J’ai fait toucher du doigt ces emprunts dans mon Mémoire sur l’Inde (p. 333 et suiv.).

L’influence conquise en Asie par la langue et la littérature helléniques n’a pas échappé aux écrivains grecs et romains. Philostrate, dans sa Vie d’Apollonius de Tyane, a représenté la langue grecque comme étant, au milieu du Ier siècle de notre ère, parlée à la cour des princes du nord de l’Inde, et comme étant familière à toutes les personnes lettrées du pays. Comme on pourrait récuser ce témoignage, je vais en produire d’autres. Le philosophe Sénèque, qui écrivait au temps d’Apollonius de Tyane, s’exprime ainsi à propos des changements auxquels sont sujettes toutes les choses de ce bas monde : Que veulent dire ces villes grecques placées au milieu de pays barbares, et cette langue de Macédoine parlée entre l’Inde et la Perse ? La Scythie et les contrées les plus sauvages nous montrent des cités achéennes ; l’Asie est pleine d’Athéniens[7]. [p. 166] De son côté Plutarque, dans son livre de la fortune d’Alexandre, après avoir dit que le nombre des colonies fondées par ce héros en Orient, s’élevait à soixante et dix, ajoute que la Bactriane et le Caucase indien avaient adopté les dieux de la Grèce, et que l’Asie était devenue tributaire des mœurs et des usages helléniques : Grâce à Alexandre, dit encore Plutarque, l’Asie peut lire Homère dans le texte original ; les fils des Perses, des Susiens et des Gédrosiens peuvent réciter les tragédies de Sophocle et d’Euripide[8].

Les conventions qui se faisaient de gouvernement à gouvernement étaient luises par écrit, et chaque partie en conservait un double. Parlons uniquement de ce qui avait lieu chez les Romains. On connaît l’esprit de centralisation qui s’établit sous Auguste, et qui alla toujours en se fortifiant[9]. Pour l’acte le plus minime, chaque municipe était obligé d’en référer au pouvoir central. Toute décision était mise par écrit, et on déposait la minute dans les archives[10]. De quel secours n’auraient pas été ces archives pour une étude plus complète des choses de l’empire ! Chacun connaît les services rendus à notre histoire nationale par les recueils de chartes et diplômes, les [p. 167] registres des parlements, etc. Mais en plusieurs occasions, notamment dans les temps de guerre civile, il y eut des incendies effroyables à Rome, et ces incendies furent funestes aux dépôts publics. Plus tard les barbares arrivèrent le fer et la torche à la main, et se firent un jeu de livrer aux flammes et aux intempéries de l’air les documents les plus propres à nous éclairer. Il est vrai que déjà une partie des archives impériales avaient été transférées à Constantinople, lorsque cette ville devint le siège de l’empire. C’est sans doute à cette classe de documents qu’ont été empruntés certains textes insérés par l’empereur Constantin Porphyrogénète, au Xe siècle, dans ses Excerpta ex legationibus[11].

Le commerce romain dans les mers orientales fut longtemps très actif, et à une époque où les Européens n’avaient pas encore appris à faire le tour de l’Afrique, ce commerce animait des contrées, telles que les côtes du nord-est de l’Afrique, qui plus tard furent délaissées. Strabon dit que, de son temps, des flottes considérables mettaient chaque année à la voile des ports égyptiens de la mer Rouge, non seulement pour l’Arabie et les mers de l’Inde, mais encore pour l’Éthiopie[12]. On a vu que la reine Candace entretenait une flotte sur la mer Rouge.

Les côtes de l’Arabie, surtout du côté du midi et de l’est, faisaient un riche commerce. Ce furent [p. 168] surtout les richesses amassées par les Sabéens, et le grand rôle que leur marine jouait dans les mers orientales, qui leur attirèrent une invasion de la part d’Auguste. Le gouvernement romain s’était ménagé quelques points de relâche sur les côtes de la mer Rouge, et de plus il entretenait des agents dans les pays qui avaient conservé leur autonomie[13].

Jusque vers l’an 220 de notre ère, les rois de la Mésène et de la Kharacène furent les maîtres du commerce du golfe Persique, et lorsque ce petit état eut été absorbé par la Perse, les Romains, en temps de paix avec la Perse, continuèrent à y aller trafiquer.

Enfin venaient la vallée de l’Indus et la côte occidentale de la presqu’île de l’Inde.

La politique du gouvernement romain, à partir du moment où Auguste renonça à ses idées de monarchie universelle, était de respecter l’autorité de chaque prince en particulier, et d’entretenir avec lui les rapports les plus amicaux. C’était le meilleur moyen de faire prospérer le commerce. Les empereurs envoyaient de temps en temps des présents aux princes de l’Orient, et ces présents étaient accommodés aux goûts personnels de chacun. C’étaient des vases d’or et d’argent élégamment ciselés, de riches étoffes, des vins fins, de belles esclaves. Quelquefois même, quand il s’agissait de donner des marques d’une amitié plus intime, ils envoyaient [p. 169] leur statue. A leur tour, les princes de l’Orient envoyaient à Rome les objets les plus précieux de leur pays, ou bien des objets de curiosité[14].

Les produits de l’Asie qui étaient recherchés des Romains sont à peu près les mêmes que ceux que nous recherchons aujourd’hui. La soie, qui alors venait seulement de la Chine, avait tourné la tête aux dames romaines. Comme c’était surtout pat’ l’Inde que Rome recevait, outre la soie, les produits de l’Inde et de la Malaisie, je vais parler d’abord du commerce de l’Inde.

On trouve dans le Digeste, recueil de jurisprudence compilé sous le règne de Justinien, un fragment du jurisconsulte Ælius Marcianus, qui nous fait connaître, pour la première moitié du taie siècle de notre ère, les principaux articles du commerce de Rome avec l’Orient : malheureusement les produits ne sont pas classés d’après leur provenance ; de plus il y a plusieurs dénominations qui pourraient fournir matière à difficulté[15]. J’aime mieux m’en référer au Périple de la mer Érythrée, qui fut rédigé quelques années seulement plus tard, et dont l’auteur était allé lui-même sur les lieux ; ajoutez à cela que le Périple indique à la fois les articles d’importation et d’exportation.

[p. 170] A l’époque du Périple, l’Éthiopie et le Zanguebar, grâce aux nombreux éléphants qui y vivent dans les bois, fournissaient à l’Europe de l’ivoire en abondance : on en exportait aussi des écailles de tortue, des parfums et quelques esclaves. La mode en était venue à Rome d’avoir chez soi pour esclaves des personnes de couleur. Tibulle, parlant de sa maîtresse appelée Némésis, s’exprime ainsi : Mais, hélas ! ce sont les riches, je le vois, qui plaisent à la beauté. Eh bien ! que la rapine m’enrichisse, puisque Vénus aime l’opulence ; que ma Némésis nage désormais dans le luxe, et s’avance par la ville, étalant mes largesses aux regards éblouis. Qu’elle attache à ses pas ces noirs esclaves que l’Inde a brûlés, et que le soleil, dans sa course plus voisine, a flétris de ses feux[16].

L’Arabie fournissait son encens, sa gomme, ses myrrhes, son aloès, etc.

La vallée du Tigre et de l’Euphrate était le grand marché des perles du Bahrein.

Les Romains achetaient dans la vallée de l’Indus les toiles et les cotonnades qui s’y vendent encore.

[p. 171] Les places de commerce de la côte occidentale de l’Inde, outre le girofle et les autres produits de la Malaisie, ainsi que la soie de Chine, fournissaient le poivre, l’ivoire provenant des éléphants du pays, l’indigo, l’acier, les mousselines, l’ébène[17], les perles du cap Comorin, et le bois de teck, qui, pour les côtes du golfe Persique, où le bois manque généralement, servait de bois de charpente[18].

Enfin la côte du Coromandel fournissait ses toiles de coton.

A leur tour les navires romains apportaient du vin, des étoffes fabriquées en Égypte, du corail, article recherché dans toutes les contrées de l’Orient, de l’étain, du plomb et du bronze[19]. Comme les objets importés par les Romains n’auraient pas suffi pour compenser ce qu’ils achetaient, l’appoint se faisait avec du numéraire[20].

Une place particulière doit être accordée à fa soie, à cause de l’immense consommation qui s’en faisait [p. 172] chez les Romains. Bien que d’origine chinoise, c’est en grande partie par l’Inde, surtout en temps de guerre, qu’elle arrivait dans l’empire.

Beaucoup de savants ont cru que le fil produit par le ver à soie a été connu de bonne heure dans l’Asie occidentale et même en Europe. Ils citent à l’appui certaines expressions du texte hébreu de la Bible ; mais ces expressions n’ont rien de déterminé par elles-mêmes. Le fait est que le mûrier a existé de tout temps en Europe et en Asie ; on y a même connu l’insecte qui produit la soie ; niais, d’une part, les chenilles qui ont la faculté de produire un fil susceptible d’entrer dans un tissu, sont de diverses sortes ; de l’autre, quand on a sous la main le mûrier et la chenille qui produit la soie, toutes les conditions ne sont pas remplies : il faut que l’insecte soit soumis à une éducation particulière ; c’est l’objet de nos magnaneries. De plus, quand l’insecte a terminé sa tâche, il faut qu’on le fasse mourir ; on a même à dévider avec précaution le fil roulé autour du cocon. Si le fil est cardé et filé, la soie perd ses principaux avantages[21].

Il résulte des recherches qui ont été faites que le mérite d’avoir reconnu les différentes opérations par lesquelles le ver à soie et le cocon qu’il produit ont besoin de passer, appartient aux Chinois. Une fois ce [p. 173] fait admis, on s’explique parfaitement pourquoi, jusqu’à Justinien, c’est-à-dire pendant six siècles, l’empire romain et les contrées voisines restèrent tributaires de la Chine, pour un objet de consommation qui les ruinait ; on s’explique aussi pourquoi les Chinois, qui n’avaient pas encore la ressource de vendre du thé et de la porcelaine, faisaient de la production exclusive de la soie une affaire d’État. Défense était faite aux gardes des frontières de laisser sortir personne avec de la graine de mûrier et des œufs de ver à soie[22].

Une chose digne de remarque, c’est que, malgré les observations des économistes et malgré les mesures restrictives du gouvernement, l’usage de la soie alla toujours croissant dans les provinces de l’empire, et qu’à une époque où les richesses de l’empire avaient sensiblement diminué, l’abus ne cessa pas de s’étendre. Ammien Marcellin, qui écrivait dans la dernière moitié du IVe siècle, constate ce fait. En vain les évêques et les autres chefs du clergé adressèrent du haut de la chaire des remontrances à leurs ouailles ; toutes les représentations furent inutiles.

Avant la découverte de la mousson et avant les grands progrès faits par la navigation dans les mers orientales, en remontant à la plus haute antiquité, [p. 174] c’est-à-dire jusqu’à Cyrus et Sémiramis, non seulement la masse des marchandises qui partaient de l’Inde d’une part, et de l’Europe de l’autre, était beaucoup moindre, mais une partie des marchandises prenait la voie du Nord. Souvent les produits de l’Asie qui étaient destinés à l’Occident, remontaient péniblement l’Indus ou le Gange, franchissaient à dos de bêtes de somme l’Hindoukousch, étaient embarqués sur l’Oxus, traversaient la mer Caspienne, entraient dans les eaux du Kour, étaient transportés par terre dans le Phase, et de là pénétraient dans la mer Noire. Cet état de choses existait encore au temps des campagnes de Pompée contre Mithridate, c’est-à-dire dans les dernières années qui précédèrent l’usage de la mousson. Voici un passage de l’Esprit des lois de Montesquieu qui a trait à la question : Ératosthène et Aristobule tenaient de Patrocle (amiral de Séleucus Nicator) que les marchandises des Indes passaient par l’Oxus dans la nier du Pont. Varron dit que l’on apprit du temps de Pompée, dans la guerre contre Mithridate, que l’on allait en sept jours de l’Inde dans le pays des Bactriens et au fleuve Icarius, qui se jette dans l’Oxus ; que par là les marchandises de l’Inde pouvaient traverser la mer Caspienne, entrer de là dans l’embouchure du Cyrus ; que de ce fleuve il ne fallait qu’un trajet par terre de cinq jours pour aller au Phase, qui conduisait dans le Pont-Euxin[23]. La [p. 175] découverte de la mousson et les progrès faits par la navigation firent presque entièrement renoncer à cette voie pleine de difficultés. Mais à la fin du Ixe siècle, lorsque les communications entre l’empire des khalifes et le Céleste Empire furent interrompues, ou du moins rendues très difficiles, et que les mers orientales devinrent moins accessibles aux peuples de l’Occident, le commerce essaya de la même voie[24].

Avant d’aller plus loin, j’ai à répondre à une objection qui probablement me sera faite. A l’origine des choses, lorsque l’homme n’avait qu’une idée vague de tout autre pays que celui qui l’avait vu naître, on appliqua au hasard la dénomination Inde. Chez les Grecs, ce nom servait à désigner, outre l’Inde véritable, les contrées situées à l’orient de celle qu’ils habitaient, l’Éthiopie, l’Arabie, etc. Avec le temps, la science fit justice d’une erreur aussi grossière ; niais de nouvelles circonstances amenèrent une confusion analogue. Au IVe siècle de notre ère et dans les siècles suivants, le mot Inde servit quelquefois à désigner l’Éthiopie. On sait que lorsque Christophe Colomb aborda sur la côte occidentale de l’Amérique, il crut fouler la côte orientale de l’Asie. Ce fut même cette opinion préconçue qui lui avait donné Une audace sans laquelle peut-être [p. 176] il eût abandonné son entreprise. Or, au bout de quelque temps, le sucre, le café et le coton, venus jusque-là de l’Asie, firent naturalisés dans le Nouveau Monde, et les Européens, s’habituant à aller chercher les denrées coloniales en Amérique, furent amenés à mettre en usage les dénominations Indes orientales et Indes occidentales. Un fait analogue eut lieu au IVe siècle. On a vu que certains articles de commerce, tels que l’ivoire, étaient communs à l’Éthiopie et à l’Inde. Ajoutez à cette circonstance qu’avec le temps, ainsi qu’on le verra dans le paragraphe suivant, les Romains, au lieu de continuer à s’approvisionner dans l’Inde même, trouvèrent plus commode d’aller acheter les produits de l’Inde dans les ports de l’Abyssinie ; il arriva de là chue le nom de l’Inde se confondit avec celui de l’Ethiopie, et que, pour distinguer une Inde de l’autre, on mit en avant une Inde citérieure, qui était l’Éthiopie, et une Inde ultérieure, pour laquelle il fallait traverser la mer Érythrée. Il y eut eu même temps une Inde intérieure (l’Éthiopie) et une Inde extérieure (la véritable Inde). Quelquefois même les écrivains du temps désignèrent l’Éthiopie par le mot Inde tout court, ce qui, lorsque le contexte ne fournissait aucun détail particulier, pouvait devenir un véritable embarras. Comme cette confusion donnait lieu à de fréquentes erreurs, l’illustre Letronne prit la peine de soumettre la question à un examen approfondi, et, grâce à lui, toute incertitude cessa[25].

[p. 177] Mais la question était complexe, et elle avait besoin d’être prise à son origine même. Qu’entendirent Homère et les écrivains grecs des temps primitifs par la dénomination Inde ? De plus, le mot Inde n’avait pas cessé d’être employé comme dénomination géographique dans les siècles qui précédèrent notre ère et dans les siècles qui la suivirent. Fallait-il penser arec Letronne et &autres savants éminents que l’application du mot Inde à l’Éthiopie avait eu lieu de tout temps ? Les poésies d’Horace et de Virgile ont été citées en témoignage, et l’opinion de Letronne est depuis longtemps enseignée par la plupart des commentateurs, et professée dans les collèges. Je ne pouvais donc me dispenser d’entrer dans quelques explications.

Letronne est revenu trois fois à la charge sur la question : la première fois dans les deux mémoires déjà cités du Recueil des mémoires de l’Académie des Inscriptions ; la deuxième fois dans le Journal des savants, année 1842[26], et la troisième fois dans le tome second de son Recueil des inscriptions grecques et latines de l’Égypte[27]. Il existe deux dissertations spéciales sur le même sujet, composées, il y a cent ans, par le célèbre historien Gibbon[28]. Après ces deux autorités, il serait inutile d’en citer d’autres[29]. [p. 178] Ce qu’il y a de certain, c’est que le résultat de tant d’efforts présente quelque chose de triste. Jusqu’à présent, en ce qui concerne Virgile et Horace, il était à peu prés impossible de connaître sur ce point la véritable pensée des deux poètes et des autres poètes contemporains. On ignorait, d’une part, que pour les contemporains d’Auguste, il s’agissait de soumettre l’univers entier aux lois de Rome ; de l’autre, on prenait Kanichka, roi de la Bactriane et de la vallée de l’Indus, pour un chef nègre de l’intérieur de l’Afrique. Voici le raisonnement que Gibbon a fait au sujet des vers du deuxième livre des Géorgiques, où il est parlé d’un prince indien qui régnait dans l’Asie orientale[30] : Le Soudan et l’Éthiopie touchent à l’Égypte, l’Égypte touche à l’Arabie, et l’Arabie appartient à l’Asie. Donc Virgile a pu employer le mot Asie pour désigner l’Afrique. Mais ce n’est pas tout. D’une part, on a entassé presque au hasard des témoignages qui ne disent rien, ou qui disent le contraire de ce qu’on leur fait dire ; de l’autre, on a passé sous silence des témoignages qui ne pouvaient pas laisser matière à doute.

J’ai parlé, dans mon Mémoire sur la Mésène, de deux inscriptions grecques qui existent en Égypte, dans l’île de Philé, et qui portent une date correspondant à l’année 72 avant J. C. Dans ces inscriptions [p. 179] il est fait mention d’un gouverneur de la haute Égypte qui étendait sa juridiction sur la mer Érythrée et la mer Indienne. La mer Érythrée comprenant les côtes de la mer Rouge, et par conséquent les côtes de l’Éthiopie, la mer Indienne ne peut être que la mer de l’Inde. Cette interprétation est d’autant plus certaine, que d’autres inscriptions grecques de l’Égypte établissent une distinction entre l’Ethiopie et l’Inde[31] ; mais Letronne a voulu à toute force que le mot Inde désignât l’Éthiopie. Il en a usé de même pour le passage où Plutarque dit que Cléopâtre, craignant pour la vie du fils qu’elle avait eu de Jules César, l’envoya dans l’Inde par l’Éthiopie. Enfin le roi juif Agrippa, au moment où les Juifs menaçaient de se révolter contre l’autorité de Rome, leur ayant rappelé, pour les effrayer, que la puissance des Romains ne connaissait plus de limites, et qu’entre autres conquêtes ils possédaient l’Égypte, qui touche à l’Éthiopie d’un côté, et de l’autre à l’Arabie Heureuse et à l’Inde (par ses flottes), Letronne supprime ce qui est dit de l’Éthiopie et de l’Arabie Heureuse en particulier, et, ne tenant compte que du mot Inde, déclare qu’en effet l’Égypte étant contiguë à l’Éthiopie, ce qui est dit de l’Inde ne peut se rapporter qu’à l’Éthiopie[32].

[p. 180] La question dont il s’agit mériterait de faire l’objet d’un mémoire à part. Il se peut, à la rigueur, que quelque écrivain des environs de notre ère ait employé une expression pour une autre. D’ailleurs, ne pouvant ici parier que de ce qui concerne les poésies de Virgile et d’Horace, que j’ai invoqués en témoignage, je dois me borner à quelques courtes observations :

1° Virgile et Horace étaient des hommes à la fois sérieux et instruits, et ils savaient ce qu’ils disaient. J’ai exposé pour la première fois les idées qu’ils professaient en géographie, et s’ils ont sacrifié aux théories admises de leur temps, du moins ils ont parlé en connaissance de cause. 2° Quelquefois, dans les mêmes passages, Horace et Virgile ont mis en opposition les produits des divers pays, et ils ont comparé ceux de l’Inde et de l’Éthiopie. J’ai rapporté un passage du deuxième livre des Géorgiques qui est aussi net que possible[33]. Voici un autre passage du premier livre (v. 56 et suiv.) : Ne vois-tu pas que le Tmole nous envoie les parfums du safran ; l’Inde son ivoire ; la molle nation des Sabéens, son encens ; les Chalybes aux bras nus, leur fer, etc. ? Que peut faire [p. 181] de plus un écrivain qui se respecte, que d’appeler les choses par leur véritable nom ? Il en est der même pour Properce. Quand Properce, au moment du départ d’Auguste dans la direction de l’Euphrate, lui dit qu’il ferait bien de profiter de l’occasion pour subjuguer l’Inde opulente, peut-on supposer qu’il avait en vue les populations sauvages de l’intérieur de l’Afrique ? Qu’est-ce qu’Auguste serait allé faire dans le Soudan ? 3° Horace et Virgile, en parlant de l’ivoire qui se consommait dans l’empire, disent l’ivoire indien[34]. A ce propos on a fait observer que les forêts de l’Éthiopie étaient peuplées d’éléphants, et qu’il se faisait un grand commerce d’ivoire dans les ports de l’Abyssinie. Le fait est vrai ; mais l’Inde et les contrées voisines renferment aussi des éléphants. Pourquoi les navires romains qui, chaque année, se rendaient sur les côtes de l’Inde n’auraient-ils pas compris l’ivoire indigène dans leur cargaison ? D’ailleurs ce n’est pas ici une simple supposition. Strabon dit positivement que les Romains faisaient venir à la fois de l’ivoire de l’Inde et de l’Éthiopie[35]. On lit la même chose dans le Périple de la mer Erythrée[36]. Que faut-il de plus ?

[p. 182] A la vérité, il existe, dans le quatrième livre des Géorgiques, un passage qui, dans l’état où il nous est parvenu, présente quelque chose d’étrange, et qui a de tout temps préoccupé les commentateurs. C’est le passage qui précède l’épisode d’Aristée, et où Virgile a indiqué un prétendu moyen de rendre la vie aux abeilles mortes ; on ferait plus d’un gros volume avec tout ce qui a été écrit sur ce passage. Le voici : Tel est le moyen employé là où les heureuses populations du territoire d’Alexandrie habitent les plaines que le Nil débordé a couvertes de ses eaux stagnantes, et parcourent leurs champs sur des barques peintes, et là où un fleuve, qui vient de chez les Indiens basanés, longe le pays des Parthes armés du carquois et se jette dans la mer par sept bouches (v. 287 et suiv.).

Il ne s’agit pas ici de discuter sur l’efficacité du moyen proposé par le poète. On sait que les anciens croyaient à la génération spontanée, et Virgile n’a fait que suivre l’opinion professée de son temps. Contentons-nous de demander si réellement les populations qui habitent la partie inférieure de la vallée de l’Indus ont jamais employé le moyen indiqué par Virgile. Le fait est qu’aucun auteur n’en a fait mention. Mais tous les écrivains anciens et modernes qui [p. 183] ont connu les lieux, Strabon, Pline et Arrien dans l’antiquité, Pottinger, Burnes, etc. dans les temps modernes, ont signalé une parité parfaite entre le delta égyptien et le delta formé par l’Indus à son embouchure. Virgile a donc pu procéder par analogie. Ajoutez à cette considération que, par une ressemblance de plus, Ptolémée et l’auteur du Périple de la mer Érythrée attribuent sept bouches à l’Indus, tel qu’il était de leur temps, c’est-à-dire le même nombre qu’on attribuait au Nil d’Égypte.

Aussi la question de l’éducation des abeilles par les Indiens n’est pas la véritable difficulté. Il y en a une autre beaucoup plus grave. Les manuscrits des Géorgiques ne s’accordent pas sur l’ordre à donner aux vers dont il s’agit. Il est même arrivé que, dans les éditions imprimées, on a inséré un vers de plus entre le quatrième et le cinquième, et de ce vers il résulterait que l’Indus est le même fleuve que le Nil ; qu’après avoir arrosé l’Inde occidentale, il passe en Éthiopie, et fait profiter l’Égypte de son limon[37]. On conçoit qu’une pareille assertion ait bouleversé toutes les idées. Il ne s’agit pas ici d’exposer les opinions singulières qui se sont l’ait jour chez les anciens à diverses époques. J’ai montré dans le paragraphe précédent quelles étaient les doctrines géographiques qui dominaient à Rome au temps de Virgile. On ne peut donc pas soupçonner Virgile d’avoir professé une opinion aussi bizarre. A l’époque [p. 184] même où les théories géographiques des Romains n’étaient pas connues d’une manière précise, quelques savants avaient reconnu la vérité. Au XVIIe siècle, un jésuite espagnol, le père Lacerda, émit l’opinion que le vers en question était interpolé, ou bien que, si le vers appartenait réellement à Virgile, c’est un vers qu’il avait placé en margé de son manuscrit, pour l’employer dans une révision subséquente des Géorgiques. Cette opinion a été adoptée par l’illustre Heyne, et je m’y range tout à fait.

Maintenant que nous en avons fini avec l’Inde, passons en Chine. Les Romains n’eurent jamais de relations régulières et suivies avec le Céleste Empire. Les difficultés étaient presque les mêmes par mer et par terre. Dans les premiers siècles de notre ère, lorsque l’empire était dans tout son éclat, les navires romains, faute de connaître la boussole et faute d’une bonne carte, n’osèrent pas s’engager au delà du cap Comorin. C’étaient les Malais et les Chinois qui apportaient les produits de l’Asie orientale à Ceylan et dans les ports de la côte occidentale de l’Inde. Plus tard , lorsque la navigation eut fait de nouveaux progrès, l’empire se trouva à son déclin, et les Persans seuls profitèrent de ces avantages.

Les livres latins, grecs et chinois, considérés isolément, ne sont pas suffisants pour donner une idée nette de la question. Combinés ensemble, ils peuvent satisfaire à ce que réclame la science. Du moins c’est mon opinion, et je vais essayer de montrer le parti qu’on en peut tirer.

[p. 185] Le seul exemple que l’on ait d’un voyage fait par mer en Chine, par un Romain, est celui de l’ambassadeur que l’empereur Marc-Aurèle envoya au Fils du Ciel, vers l’an 166 de J.-C. Les annales chinoises font une mention expresse de cette ambassade, et il y est dit qu’elfe eut lieu par mer. On trouvera leur récit dans le paragraphe suivant. On n’avait jusqu’ici remarqué chez les écrivains grecs et romains aucune mention d’un événement d’une aussi grande importance. Mais je crois avoir reconnu un témoignage provenant de l’ambassadeur lui-même, et qui se trouve dans un lieu oit certes on ne l’aurait pas cherché, dans la Description de l’a Grèce, par Pausanias. Pausanias, à la fin de ses deux livres sur l’Élide, à propos d’une espèce de lin produit par le Péloponnèse, passe tout à coup au ver à soie, et en donne une description plus exacte et plus complète qu’on ne l’avait fait jusque-là et qu’on ne le fit plus tard, jusqu’au moment où la soie fut naturalisée en Europe et dans l’Asie occidentale. On sait que les anciens avaient l’idée la plus fausse de la manière de faire la soie. Virgile, ainsi qu’on l’a vu, croyait que la soie poussait avec la feuille des arbres ; d’autres faisaient naître la soie avec l’écorce. Pausanias est le premier qui a décrit le véritable ver à soie, qui a parlé de la manière de l’élever, et enfin du parti qu’on tirait du cocon[38]. Or, Pausanias écrivait à Rome précisément dans les années où [p. 186] l’ambassadeur de Marc-Aurèle dut être de retour. Comment expliquer la description de Pausanias, si on rte suppose des rapports directs ou indirects entre lui et l’ambassadeur ? Qu’en eût-il coûté à Pausanias de dire qu’il tenait ces détails du personnage lui-même qui avait représenté Marc-Aurèle dans le Céleste Empire ? Son récit aurait attiré davantage l’attention.

Une remarque essentielle à faire, c’est que le personnage d’après lequel parle Pausanias, était arrivé en Chine par mer, qu’il s’était arrêté sur la côte du sud-est, qu’il n’avait pas visité lui-même les ateliers ou l’on élevait les vers à soie, ateliers qui étaient alors concentrés au nord-est, dans la province de Chantoung, non loin de la ville actuelle de Péking. Sur quel point de la côte s’était arrêté l’ambassadeur ? ce ne put être que Canton ou quelque port du voisinage. Je n’hésite pas à me prononcer pour Canton. Cette ville, par son admirable position, a dû être de tout temps une place considérable. A l’exemple de plus d’un savant, je l’identifie avec la ville de Cattknra, à laquelle Ptolémée donne le titre de port de la Chine[39], par excellence. En effet, voici ce que Pausanias dit, après la description qu’il a faite du ver à soie : La Série (pays des Sères) est une île (ou presqu’île) située dans le fond de la mer Érythrée ; d’autres disent que c’est une autre mer que la [p. 187] mer Érythrée ; un fleuve nommé Ser[40], embrasse la Série comme le Nil embrasse le Delta (et lui a donné son nom). Les Sères et ceux qui habitent Abasa et Sacaea, îles voisines, sont Éthiopiens d’origine ; suivant d’autres, c’est un mélange de Scythes et d’Indiens.

Ce passage exige plusieurs explications qui viendront plus tard. En ce qui concerne l’opinion d’après laquelle le voyageur qui parle était venu par fa voie de mer, cette opinion acquerra plus d’autorité par le contraste avec ce qui va être exposé d’après des voyageurs arrivés par terre. Mais d’abord j’ai à rapporter ce que Pline le Naturaliste a dit au sujet des relations par nier qui avaient lieu de son temps entre l’île de Ceylan et le pays des Sères : Les ambassadeurs envoyés par le roi de la Taprobane à Rome, et dont le chef se nommait Rachias, racontaient que de leur pays on voyait les Sères, au delà des monts Émodiens, et qu’on les connaissait même par le commerce ; le père de Rachias était allé dans leur pays, et les Sères venaient au-devant des Taprobaniens qui arrivaient ; les Sères dépassaient la taille ordinaire ;ils avaient les cheveux rouges, les yeux bleus, la voix rude, mais pas de langage pour communiquer leurs pensées. Du reste, les renseignements donnés par les ambassadeurs étaient semblables à ceux de nos négociants, à savoir que les marchandises étaient déposées sur la rive du fleuve du côté des Sères, qui les emportaient en laissant le prix, si elles leur convenaient[41].

[p. 188] J’ai dit que, pour aller en Chine, la voie par mer était hérissée de dangers. Par terre, les difficultés étaient presque aussi grandes. Quand la soie était arrivée, par les mains des indigènes, des frontières du Céleste Empire sur les bords de l’Oxus, on avait la ressource de lui faire franchir l’Hindoukousch, de l’embarquer sur l’Indus et de l’amener jusqu’à la mer. Mais cette voie était aussi sujette à bien des accidents. Que faire ? Traverser le Caucase et tourner la mer Caspienne du côté du nord, c’était s’exposer aux plus graves dangers ; traverser la Perse en temps de guerre avec les Parthes, c’était impossible. Que ne peut l’amour du gain ? A mesure que le commerce de la soie prit de l’extension, la voie de mer étant insuffisante, on profita des moments où les deux empires avaient mis bas les armes, ou bien où l’Hyrcanie et les provinces septentrionales de la Perse étaient en état de rébellion, pour longer la côte méridionale de la mer Caspienne et les rives de l’Oxus.

Ptolémée nous a conservé l’itinéraire que les caravanes romaines suivaient, en temps de paix, pour se rendre par terre en Chine. Les marchands se réunissaient à Hiérapolis, sur les bords de l’Euphrate, et se dirigeaient vers la Bactriane, en passant au midi de la mer Caspienne. Les villes qu’ils visitaient de préférence étaient des places de commerce, à savoir : Édesse, Ecbatane, Ragès ou Hécatompyle, ancienne capitale des Parthes ; le territoire des Hyrcaniens et Antioche de la Margiane. Ils s’arrêtaient à Bactra pour y combiner la suite de leur [p. 189] voyage avec les caravanes qui venaient de l’Inde ; puis ils se rendaient sur les bords du Iaxarte, dans le lieu nommé la tour de pierre[42]. Là avait lieu un second repos. On profitait de ce repos pour convenir des arrangements à prendre avec les populations à moitié sauvages au milieu desquelles on avait à passer, et qu’il fallait faire entrer en partage des profits. Après cela on se remettait en marche vers la Chine. Ptolémée cite pour garant de son récit le géographe Marin, de Tyr, et Marin nommait un riche marchand appelé Maès Titianus, dont les agents avaient plusieurs fois fait le voyage[43].

Le récit de Ptolémée se rapporte au premier siècle de notre ère, et l’on voit que dès cette époque les marchands romains communiquaient par terre avec le Céleste Empire. Il est seulement à regretter que Ptolémée ne nous ait rien appris de précis sur les parties de la Tartarie que les caravanes avaient à traverser, et qu’en général le peu qu’il dit sur la position de la Chine par rapport au reste du monde soit très confus. En ce qui concerne la Tartarie ; Pomponius Mela, qui florissait vers l’an 43 de notre ère, Pline le Naturaliste, qui écrivait quelques années après, et Ammien Marcellin, qui vivait dans [p. 190] la dernière moitié du IVe siècle, sont plus explicites. Comme ils parlent d’après les voyageurs de terre, on verra une grande différence entre leur récit et celui de Pausanias.

Pomponius Mela, dans son chapitre de l’Océan oriental et de l’Inde, s’exprime ainsi : Au delà de la mer Caspienne, la route incline vers la mer orientale et vers une contrée de la terre qui regarde l’Orient ; cette contrée s’étend depuis le promontoire scythique jusqu’au cap Colis ; et d’abord elle est privée de routes ; en second lieu, la barbarie de ses habitants fait qu’elle est inculte. Ceux-ci sont les Scythes anthropophages et les Saces, séparés par une contrée inhabitable, parce qu’elle est remplie d’animaux nuisibles. Plus loin, les bêtes féroces infestent encore de vastes régions jusqu’au mont Tabis, qui s’élève à une grande hauteur au-dessus du niveau de la mer, et à une grande distance du Taurus. L’intervalle qui sépare ces deux montagnes est habité par les Sères, nation pleine de justice et très remarquable par la manière dont elle fait le commerce ; chacun apporte ses marchandises dans un lieu solitaire, et laisse, en se retirant, à l’acheteur le soin de consommer le marché[44].

Pline le Naturaliste, qui évidemment puisa à la même source que Pomponius Mela, dit, de son côté : De la mer Caspienne et de l’Océan scythique, notre itinéraire s’infléchit vers la mer d’Orient, [p. 191] direction que prend la ligne du littoral. La première partie, qui commence au promontoire scythique, est inhabitable à cause des neiges ; la suivante est inculte à cause de la férocité des peuples ; là sont les Scythes, qui se nourrissent de chair humaine ; aussi alentour sont de vastes solitudes où errent une multitude de bêtes féroces qui assiègent les hommes, non moins farouches qu’elles ; puis de nouveau des Scythes ; ensuite, de nouveau, des déserts peuplés de bêtes, jusqu’à la montagne qui s’avance sur la nier, et qu’on nomme Tabis. Ce n’est guère avant la moitié de la longueur de cette côte, qui regarde le Levant d’été, que la contrée est habitée.

Les premiers hommes qu’on y connaisse sont les Sères, célèbres par la laine de leurs forêts ; ils détachent le duvet blanc des feuilles, en l’arrosant d’eau ; puis nos femmes exécutent le double travail de dévider et de tisser. C’est avec des manœuvres si compliquées, c’est dans des contrées si lointaines qu’on obtient ce qui permettra à la matrone de se montrer en public avec une étoffe transparente. Les Sères sont civilisés ; mais, très semblables aux sauvages mêmes, ils fuient la société des autres hommes. Ils attendent que le commerce vienne les trouver[45].

Quel tableau effrayant des contrées de la Tartarie ! Les écrivains chinois en disent autant. Mais de même qu’à partir des environs de notre ère, des Chinois se hasardèrent dans des pays aussi peu accessibles, [p. 192] des Romains eurent le même courage. Le récit de Ptolémée le prouve sans réplique. Il est confirmé par l’auteur du Périple, qui dit : Il n’est pas facile de pénétrer dans le pays des Thynes. Bien peu de ceux qui y vont en reviennent[46], ce qui prouve qu’il en revenait quelques-uns. En ce qui concerne la transparence de la soie chinoise, la même remarque a été faite huit cent cinquante ans plus tard, par l’auteur arabe Abou-Zeid[47]. Voici maintenant ce que dit Ammien Marcellin :

A l’est et par delà les deux Scythies, une enceinte circulaire de hautes murailles enferme la Sérique, immense contrée d’une fertilité admirable, qui touche à la Scythie par l’occident, par le nord-est à des déserts glacés, et s’étend au midi jusqu’à l’Inde et jusqu’au Gange. Deux fleuves, l’Œcharde et le Bautis (le fleuve Bleu et le fleuve Jaune) roulent sur la pente rapide de ces plateaux, et ensuite, d’un cours ralenti, traversent une vaste étendue de terres. L’aspect du sol y est très varié ; ici de niveau, là soumis à une dépression légère ; aussi grains, fruits, bétail, tout y abonde. Des peuples divers couvrent cette terre si féconde. Les Alitrophages, les Annibes, les Sizyges et les Chardes font face à l’aquilon et aux frimas du nord. Les Rabannes, les Asmires et les Essedons, le plus illustre d’entre ces peuples, regardent le soleil levant. A l’occident [p. 193] sont les Athagores et les Aspacares. Vers le sud les Bêtes habitent de hautes montagnes. Les villes y sont peu nombreuses, mais grandes, riches et peuplées. Les Sères, de toutes les races d’hommes la plus paisible, sont absolument étrangers à la guerre et à l’usage des armes. Le repos est ce qu’ils aiment par-dessus tout ; aussi sont-ils des voisins très commodes. Chez eux le ciel est pur, le climat doux et sain, l’haleine des vents constamment tempérée. Le pays est boisé, mais sans épaisses forêts. On y recueille sur les arbres, en humectant leurs feuilles à plusieurs reprises, une espèce de duvet d’une mollesse et d’une ténuité extrême, que l’on file ensuite et qui devient la soie, ce tissu réservé autrefois aux classes élevées et que tout le monde porte aujourd’hui. Les Sères ont si peu de besoins, la tranquillité leur est si chère, qu’ils évitent tout contact avec les autres peuples. Des marchands étrangers passent-ils le fleuve pour demander du fil de soie ou quelque autre produit du sol, pas un mot ne s’échange, le prix se fait à première vue. Les habitants sont si simples dans leurs goûts, qu’en livrant leurs produits ils n’appellent en retour aucun produit étranger[48].

[p. 194] Il serait intéressant de connaître l’endroit précis par lequel les caravanes romaines entraient dans le Céleste Empire. Les annales chinoises parlent de diverses routes, à la vérité toutes pénibles et dangereuses, qui conduisaient des bords de l’Oxus en Chine ; il y est parlé, pour les premiers siècles de notre ère, et pour la frontière occidentale, de deux endroits qui servaient d’entrée, et auxquels les Chinois donnaient le titre de kouan ou barrière ; l’un, situé au nord-ouest, et vers lequel, dans mon opinion, se dirigeaient les caravanes romaines, s’appelait Yu-men-kouan ou barrière de la porte de Jade ; l’autre, situé à l’ouest, était nommé Yang-kouan, ou barrière de Yang[49].

Yu-men-kouan était une espèce de fort construit au midi de la grande muraille, à quelque distance à l’ouest du fleuve Jaune, sur la route qui mène à Liang-tcheou et de là dans la ville de Singanfou, à plusieurs époques la capitale de la Chine, et répondant probablement à la ville nommée par les écrivains romains Sera-Metropolis, ou, par l’auteur du Périple de la mer Érythrée, Thinæ[50]. Yu-menkouan est l’endroit par lequel Hiouen-Thsang passa pour se rendre de Singanfou, autrement appelée Khomdan, sur les bords de l’Oxus et de l’Indus. Hiouen-Thsang dit que sa situation était sur les bords [p. 195] d’une rivière nommée Hou-iou, laquelle était fort large en cet endroit, et d’un cours si impétueux qu’il était impossible de la passer en bateau. Au delà du fort, du côté de la Tartarie, on avait élevé cinq tours à signaux, gardées par des soldats et des hommes chargés d’observer la route. Les tours étaient séparées entre elles par une distance de cent lis ou environ dix lieues ; dans l’intervalle il n’y avait ni eaux ni herbages. Plus loin était un désert[51]. A l’égard de la barrière de Yang, sur laquelle aucun sinologue ne s’est expliqué, l’idée vient naturellement que c’est celle qui conduisait à la fois de la ville de Singanfou au Tibet et à l’Inde, route dont l’auteur du Périple a fait mention, ainsi qu’à Khoten et dans les autres provinces centrales de la Tartarie.

Tels sont les témoignages que j’ai pu recueillir chez les Grecs et les Latins. Avant d’aller plus loin, il convient que je soumette ces passages à un nouvel examen, et qu’en les rapprochant les uns des autres j’essaye d’en tirer des lumières nouvelles.

J’ai dit que le témoignage rapporté par Pausanias était le fruit d’un voyage fait par mer, et les témoignages latins le fruit de voyages faits par terre, à travers la Tartarie. Le contraste est si frappant que je crois inutile d’insister.

L’ambassadeur de Marc-Aurèle ne s’avança pas au delà de la ville de Canton ou d’un port du [p. 196] voisinage, et le gouvernement ne le laissa pas pénétrer dans les provinces du nord-est, là où se fabriquait la soie. Il en était de même, au temps de Pline, pour les négociants de l’île de Ceylan qui se rendaient à Canton. On sait que jusqu’à ces dernières années les Européens n’avaient la faculté de commercer que dans la place de Canton. Lorsque les missionnaires catholiques, dont le savoir était d’un secours si utile à l’empire, et les agents diplomatiques obtenaient la faculté de se rendre à Péking, au lieu de s’y rendre par mer, ce qui eût été une chose très facile, ils étaient obligés de faire plus de quatre cents lieues dans l’intérieur des terres, tantôt à travers des montagnes escarpées, tantôt dans des barques où on laissait à peine entrer l’air[52]. De leur côté, les marchands venus par terre étaient arrêtés à l’entrée même de l’empire. Le fleuve dont parle Ammien Marcellin ne peut être que le Hou-lou, et les marchandises étrangères étaient déposées sur la rive occidentale, sur le sol tartare ; non seulement les marchands ne pénétraient pas jusqu’à Singanfou, mais encore on ne les laissait pas venir jusqu’à Liang-Tcheou, ville située sur le fleuve Jaune, ville alors importante et qui l’est encore aujourd’hui.

Le gouvernement chinois voulait que la soie du pays s’écoulât au dehors ; il voulait aussi profiter de certains objets venant de l’étranger ; mais il ne permettait à aucun prix que les étrangers pénétrassent [p. 197] dans l’intérieur de l’empire. Pour empêcher les communications, il s’opposait à toute espèce de contact entre les sujets étrangers et les indigènes. Hiouen-Thsang parle du régime qui existait de son temps comme d’une situation accidentelle ; mais les témoignages romains sont tellement exprès, qu’il n’est pas possible de s’y méprendre. Pourquoi cette politique ombrageuse ? Il s’agissait pour la Chine de conserver le monopole de la soie, et à cette occasion je ferai de nouveau remarquer qu’il fallait que l’industrie de la soie, au premier siècle de notre ère, n’eût pas encore pénétré dans le royaume de Khoten ; autrement, à quoi auraient servi des mesures si sévères ? C’est d’ailleurs ce que prouve l’ignorance des Romains au sujet d’une industrie si précieuse. Voilà encore une preuve que les mots Sérique et Sine désignaient réellement la Chine. Mais probablement cette sévérité avait un autre motif. On verra bientôt que, dés le principe, la grandeur romaine imposa au Fils du Ciel. L’empire romain fut regardé comme le premier des empires du monde, et, par la plus flatteuse des distinctions, le gouvernement chinois ne le rangea pas au nombre de ses pays tributaires. Mais le gouvernement eut nécessairement connaissance des prétentions que les Romains nourrirent pendant longtemps à la monarchie universelle, et il fut bien aise de les tenir à distance. Ce fut probablement alors que commença cette politique presque sauvage qui n’est tombée que dans ces dernières années, devant les canons français et anglais. Qui se serait attendu [p. 198] à trouver jusqu’en Chine les effets de la grande popularité des poésies d’Horace et de Virgile ?

Suivant le récit de Pausanias, récit reproduit en d’autres termes par Ammien Marcellin, une partie des habitants de la Chine se regardaient comme étant d’une origine scythe ou turque. Les écrivains arabes qui visitèrent la Chine au IXe siècle disent la même chose. Cette opinion se retrouve aussi chez Hérodote[53]. Comme elle sort du cadre de ce mémoire, je ne m’y arrête pas.

J’ai maintenant à faire connaître ce que les écrivains chinois ont dit de l’empire romain. Ici je ne parlerai pas de ce qui se rapporte à l’empire byzantin. Cette partie des récits chinois est renvoyée à un mémoire subséquent.

Le tableau que les annales chinoises ont fait de l’empire est des plus avantageux ; voulant faire honneur à une monarchie qui était alors la première du monde, les Chinois lui donnèrent le nom de Thsin, qui avait servi à désigner leur propre empire. Ils firent même précéder thsin de ta, qui, en chinois, signifie grand, et l’empire romain fut nommé Ta-thsin ou le grand Thsin. Quelques-uns prétendirent même que les Chinois et les Romains avaient une origine commune.

On cite souvent les annales chinoises ; mais ce [p. 199] serait une erreur de croire que les Chinois possèdent un corps d’annales qui, commençant avec leur empire, se prolonge jusqu’à notre temps. Peut-être il a existé pour toutes les époques des chroniques particulières ; mais, à en juger par les livres qui sont parvenus jusqu’à nous, je ne crains pas d’affirmer que pour les premiers siècles de notre ère, les seuls dont j’ai à m’occuper ici, beaucoup d’événements manquent ; que parmi les événements qui sont mentionnés, beaucoup n’ont été mis par écrit que longtemps après l’époque où ils avaient eu lieu ; enfin que beaucoup d’événements sont confondus ensemble et présentés d’une manière qui les rend méconnaissables[54]. D’ailleurs une grande partie des témoignages chinois qui ont été traduits en langues européennes n’ont pas été tirés des sources mêmes ; ils ont été empruntés à une compilation faite au XIIIe siècle, époque où les traditions étaient effacées et où bien des faits ne pouvaient plus être vérifiés[55].

Cette observation s’applique à la description chinoise du Ta-thsin, dont je vais donner un extrait. Il existe deux traductions françaises de cette description. L’une fut faite, vers l’an 1720, par le jésuite Visdelou, et elle a été publiée à la suite de [p. 200] la Bibliothèque orientale de d’Herbelot[56]. L’autre appartient à M. Pauthier, et elle a paru dans la dissertation de ce savant sur l’inscription de Singanfou[57]. Déjà des extraits de cette description avaient été publiés par Abel Rémusat et Klaproth. Mais, outre que plusieurs passages n’ont aucune valeur, d’autres n’avaient pas encore subi une discussion rigoureuse. Je vais reproduire les passages de cette description qui se rapportent à mon sujet, et je ne citerai aucun fait que je ne l’aie soumis à un contrôle sévère. Pour cette révision, j’ai eu t’avantage de pouvoir recourir à des témoignages arabes, à des témoignages qui remontent à une époque où les mœurs chinoises n’avaient pas encore changé sensiblement.

Voici, en ce qui concerne l’empire romain, ce que les annates chinoises, au milieu de beaucoup de confusion, me paraissent renfermer de plus authentique et de plus intéressant. J’ai fait usage de la traduction de M. Pauthier, comme de celle qui est la plus satisfaisante :

Le Ta-thsin est situé à l’occident de la mer. Il est nommé par quelques-uns royaume de l’occident de la mer. Les habitants sont d’une stature élevée, d’un caractère franc et droit ; ils tiennent beaucoup des habitants du royaume du milieu (la Chine) ; c’est pourquoi on les a appelés Ta-thsin (ou les grands Chinois). Il y a même des auteurs qui disent qu’ils sont originaires du royaume du milieu (la Chine).

[p. 201] Si le Ta-thsin éprouve des calamités, les populations élèvent inopinément au pouvoir des hommes sages et capables, et ils envoient en exil leur ancien roi déchu, sans que celui-ci ose prendre les armes[58]. Des magistrats, chefs de la justice, sont chargés de tenir registre des jugements rendus. L’écriture du Ta-thsin diffère beaucoup de celle à laquelle nous sommes accoutumés. On remarque dans ce pays de petits chars à couverture blanche qui appartiennent à l’administration de la guerre. Il y a aussi, pour le compte de l’État, des postes aux chevaux, instituées selon des règles déterminées, et dont quelques-unes ressemblent à celles de nos provinces centrales.

Cette contrée produit en abondance de l’or, des pierres fines et autres objets rares et précieux, comme des perles brillantes et de grandes écailles de tortue. On y trouve aussi réunis tous les parfums que la science est parvenue à produire par la coction. Le jus des plantes exprimées sert à composer des breuvages employés en médecine. Il y a des pierres précieuses en forme de tablette qui brillent dans l’ombre, et des étoffes qui se nettoient au feu (l’amiante). En outre, on fabrique dans ce pays des étoffes brochées d’or, ainsi que des tissus de soie brodés de diverses couleurs.

[p. 202] Les monnaies y sont faites d’or et d’argent ; dix pièces d’argent équivalent à une pièce d’or.

Les habitants du pays des A-si (Parthes) et de l’Inde entretiennent un grand commerce avec ce peuple, et ils en retirent le centuple. Les habitants des royaumes voisins qui se rendent dans le Ta-thsin échangent des marchandises contre de la monnaie d’or. La voie pour s’y rendre est la grande mer (la mer de l’Inde), dont l’eau n’est pas potable[59]. Les marchands et les voyageurs qui vont et viennent (d’un empire à l’autre) sont obligés de s’approvisionner d’avance pour trois années. C’est pourquoi ceux qui parviennent jusqu’à ce pays sont peu nombreux.

Il y a dans ce pays des perles de couleur azurée, que l’on dit produites par la salive concentrée dans le bec des faisans dorés. Les habitants les estiment beaucoup. On y remarque aussi des hommes qui font le métier de jongleurs oui magiciens, qui peuvent appliquer, sur leur front des cendres chaudes et des charbons ardents. Ils produisent à volonté dans leur main un fleuve ou un lac ; ils soulèvent le pied et l’on en voit tomber des perles et des pierres précieuses ; ils ouvrent la bouche et il en sort des rubans de flamme qui éblouissent les yeux et empêchent de voir.

Il s’y trouve des étoffes d’un tissu parfaitement fin, que l’on dit fabriquées avec la laine des moutons d’eau ou de terrains marécageux ; on les nomme [p. 203] (en Chine) étoffes de l’occident maritime ; on y confectionne aussi de gros tapis de feutre, dont on fait des tentes et tout ce qui en dépend. Leur couleur est belle et agréable. Il s’en fabrique de pareils dans tous les royaumes situés à l’orient de la mer.

Suit ici une longue description de la pêche du corail telle qu’elle se pratiquait dans l’empire romain, et qui intéressait d’autant plus les Chinois que le corail était porté en Chine en grande quantité ; après quoi le texte chinois reprend en ces termes : Les hommes du Ta-thsin sont sincères et droits ; sur les marchés ils n’ont pas deux prix. Les denrées alimentaires y sont ordinairement à très bon compte, et ce royaume abonde en richesses de toutes sortes. Ses rois ont de tout temps désiré faire parvenir des envoyés et des négociants en Chine ; mais les A-si (Parthes), qui voulaient garder pour eux-mêmes tout le commerce des étoffes de soie, interceptaient les communications.

Voilà un passage d’une grande importance. A la vérité, il en est de ce témoignage comme de la lumière qui est dans le caillou ; il faut faire sortir cette lumière. C’est ce que je vais essayer de faire, mais sans avoir la prétention d’épuiser la matière.

Il est dit par l’écrivain chinois que le voyage par mer de la Chine en Égypte prenait trois années, et que bien peu de personnes avaient le courage de l’entreprendre. Ceci s’accorde presque mot pour mot avec ce qui est dit par l’auteur du Périple.

La comparaison de ce qui est dit des productions [p. 204] de l’empire romain avec le récit de l’auteur du Périple est une chose des plus intéressantes.

Étant obligé de me borner, je ne m’arrêterai que sur deux circonstances : l’une est relative à l’importance, que les écrivains chinois attachent aux substances précieuses ou singulières, et en général à ce qui, pour nous, n’est qu’un objet de curiosité ou d’étonnement ; l’autre concerne le système monétaire des Romains, et par opposition le système monétaire des Chinois.

Ce qui est dit de la monnaie d’or et d’argent du Ta-thsin est la preuve irréfragable qu’il s’agit bien ici de l’empire romain ; car, en Perse, sous la dynastie des Arsacides, on ne frappa que des monnaies d’argent, et si plus tard, sous les Sassanides, on frappa quelques pièces d’or, ces pièces ne furent pas destinées à entrer dans la circulation[60]. En ce qui concerne les Romains, Cosmas atteste que, dans la première moitié du vie siècle, leur monnaie circulait, par le moyen du commerce, dans tous les pays orientaux, et qu’elle pénétrait jusqu’aux extrémités de la terre ; il n’y avait pas de peuple qui ne l’admirât, et l’on n’en connaissait pas qui pût rivaliser avec elle[61].

[p. 205] La monnaie romaine devait d’autant plus frapper les Chinois qu’ils n’ont jamais eu de monnaie d’or et d’argent. Chez eux la monnaie est en cuivre ; l’or et l’argent sont considérés comme marchandise, et servent seulement à faire des bijoux, des vases, etc. quand on a un payement à faire, on donne du cuivre ; et si la somme est considérable, on s’acquitte avec du papier-monnaie. Ce papier est marqué du timbre officiel, et son usage remonte à une haute antiquité[62].

A présent les Chinois ont pris goût pour la monnaie d’or et d’argent ; ils vont jusqu’à fabriquer de faux dollars[63]. Mais voici une suite de témoignages qui montreront qu’il n’en a pas toujours été ainsi dans le Céleste Empire.

Le marchand arabe Soleyman, qui visita la Chine vers le milieu du ixe siècle, à une époque où le commerce arabe était plus florissant que n’avait été ce-lui des Romains, dit que de son temps les échanges se faisaient avec des pièces de cuivre, et que les indigènes ne connaissaient pas d’autre monnaie. Ce n’est pas, ajoute-t-il, que les grands ne possèdent de l’or, de l’argent, des perles, de la soie travaillée et non travaillée ; bien au contraire, tout cela abonde chez eux ; mais ces objets sont considérés comme marchandise. C’est le cuivre qui sert de monnaie[64].

[p. 206] Suivant un autre écrivain arabe, qui rédigea, quelques années après, une relation sur la Chine, les Chinois justifiaient l’emploi exclusif du cuivre comme monnaie par cette considération que les Arabes, en apportant avec eux, à l’exemple des anciens Romains, du numéraire en or et en argent, s’exposaient à une ruine totale. Si, disaient-ils, un voleur parvient à s’introduire dans la maison d’un Arabe, il a la chance d’emporter sur son dos jusqu’à dix mille pièces d’or ou d’argent. Qu’il s’introduise dans la maison d’un Chinois, le dommage ne pourra pas être considérable[65].

A l’époque où le célèbre Marco Polo se trouvait en Chine, c’est-à-dire vers l’an 1280, l’empereur de la Chine fit une nouvelle émission de papier-monnaie, en vue de réunir dans sa main l’or, l’argent, et tout ce qu’il y avait de plus précieux dans l’empire. Voici en quels termes le célèbre voyageur décrit une mesure qui, partout ailleurs, aurait presque provoqué une révolution, mais qui, à ce qu’il paraît, ne rencontra en Chine aucune résistance : En cette ville de Cambalou (Péking) est la secque (Hôtel des monnaies) du grand sire ; et quand les chartes (billets) sont faits, il en fait faire tous les payements et les fait répandre dans toutes les provinces, et nul ne l’ose refuser, à peine de perdre la vie... Plusieurs fois l’an, va commandement par la ville que tous ceux qui ont pierres et perles, or et [p. 207] argent, le doivent porter à la Becque, et ils le font en si grande quantité que c’est sans nombre, et tous sont payés de chartes ; et, en cette manière, le grand sire a tout l’or et l’argent, les perles et les pierres précieuses de toutes ses terres[66].

Enfin, voici ce que raconte le voyageur arabe Ibn-Batoutah, qui se trouvait en Chine vers l’an 1340 de notre ère : Les habitants de la Chine n’emploient dans leurs transactions commerciales ni pièces d’or ni pièces d’argent. Ils vendent et ils achètent au moyen de morceaux de papier, dont chacun est aussi large que la paume de la main et porte la marque du souverain. Si un individu se présente au marché avec une pièce d’argent ou bien avec une pièce d’or, on ne fait pas attention à lui et on ne prend pas la pièce, à moins qu’elle n’ait été convertie en billet. Toutes les monnaies d’or et d’argent qui arrivent dans le pays sont fondues en lingots. L’habitude de ce peuple est que tout négociant fonde en lingots l’or et l’argent qu’il possède, chacun de ces lingots pesant un quintal plus ou moins, et qu’il les place au-dessus de la porte de sa maison. Celui qui a cinq lingots met à son doigt une bague, celui qui en a dix met deux bagues, et ainsi de suite. Les Chinois sont en général aisés et même opulents ; mais ils ne soignent ni leur nourriture ni leurs vêtements. On peut voir tel de leurs principaux négociants, si riche que l’on ne pourrait énumérer ses [p. 208] biens, marcher vêtu d’une grossière tunique de coton[67].

Avec de tels usages, on est autorisé à penser que le numéraire romain avec lequel se soldait la soie chinoise, n’était pas aussi considérable qu’on serait d’abord tenté de le croire. La fantaisie entrait pour beaucoup dans ce que les marchands chinois se faisaient donner en échange. Ainsi, il est probable que le corail, les écailles de tortue, etc. qui, suivant l’auteur du Périple, étaient importés des provinces romaines dans l’Inde, étaient transportés de là dans le Céleste Empire. Ce qu’il y a de certain, c’est que dans tous les livres chinois oit il est traité de pays étrangers, les objets qui pour nous sont des choses de fantaisie y occupent la plus grande place. Ce qui exista pour le commerce romain exista plus tard pour le commerce arabe. Voici ce que dit le marchand Soleyman déjà cité : On importe en Chine de l’ivoire, de l’encens, des lingots de cuivre, des carapaces de tortues de mer, enfin le rhinocéros, avec la corne duquel les Chinois font des ceintures. Dans cette corne est une figure dont la forme est semblable à celle de l’homme ; la corne est noire d’un bout à l’autre, mais la figure placée au milieu est blanche. Quelquefois c’est une figure de paon, de poisson, ou toute autre figure. Les habitants de [p. 209] la Chine font avec cette corne des ceintures dont le prix s’élève jusqu’à deux ou trois mille dinars (quarante ou soixante mille francs) et au delà, suivant la beauté de la ligure dont on y trouve l’image[68].

Ces usages singuliers expliquent divers détails relatifs aux présents qui furent envoyés à Auguste par les princes de l’Orient, et ils serviront à nous fixer sur certains faits rapportés dans le paragraphe suivant.

Pour le moment je me bornerai à apprécier ces usages au point de vue des économistes. Un fait est certain, c’est que tous les ans il sortait de l’empire romain des sommes énormes pour solder l’excédant des marchandises qui y étaient apportées de l’Asie ; en d’autres termes, le commerce de l’Inde et de la Chine fut pour beaucoup dans l’appauvrissement qui se lit sentir peu à peu dans les diverses provinces de l’empire. Pline, qui avait vu le danger, porte la somme qui sortait tous les ans pour aller dans l’Inde, à cinquante millions de sesterces (ou plus de cent millions de francs), et en réunissant tout le numéraire romain qui, chaque année, se dispersait dans l’Inde, la Chine, l’Arabie et les autres contrées de l’Orient, à cent millions de sesterces (ou plus de [p. 210] deux cents millions de francs)[69]. Montesquieu a fait, au sujet du commerce des Romains dans l’Inde, ces réflexions, qui s’appliquent, sous beaucoup de rapports, au commerce qu’ils faisaient en Chine : Tous les peuples qui ont négocié aux Indes y ont porté des métaux et en ont rapporté des marchandises ; c’est la nature même qui produit cet effet. Les Indiens ont leurs arts qui sont adaptés à leur manière de vivre. Notre luxe ne saurait être le leur, ni nos besoins être leurs besoins. Leur climat ne leur demande ni ne leur permet presque rien de ce qui vient chez nous. Ils vont en grande partie nus ; les vêtements qu’ils ont, le pays les leur fournit convenables ; et leur religion, qui a sur eux tant d’empire, leur donne de la répugnance pour les choses qui nous servent de nourriture. Ils n’ont donc besoin que de nos métaux, qui sont les signes des valeurs, et pour lesquels ils donnent des marchandises que leur frugalité et la nature de leur pays leur procurent en grande abondance[70].

Je ne pousserai pas plus loin ces considérations, qui étaient nécessaires ici, et qui, en général, ne se trouvaient nulle part, et je vais terminer ce paragraphe par quelques nouvelles observations sur les idées que les anciens ont professées successivement sur la manière dont le monde se terminait du côté de l’Orient. La question n’est rien moins qu’oiseuse. On sait qu’elle a donné lieu aux recherches les plus [p. 211] approfondies de la part des d’Anville, des Gosselin et des Mannert[71]. De plus elle se confond avec l’objet spécial de ce mémoire, qui consiste à faire connaître jusqu’où s’étendit l’influence sinon commerciale et politique, du moins morale du nom romain. Nos atlas de géographie ancienne renferment tous une carte particulière intitulée le monde connu des anciens ; mais jusqu’ici il a été impossible aux savants de s’accorder sur les limites à assigner à ces connaissances. J’espère que ce que j’ai dit dans le paragraphe précédent, joint à ce qui se trouve dans celui-ci, suffira pour résoudre la difficulté, du moins dans ce qu’elle présente de général , et en tant qu’elle est du ressort du présent mémoire.

On a vu en quoi consistait le système d’Ératosthène. L’Europe, l’Afrique et l’Asie formaient un continent entouré par la mer. Cratès, outre ce continent, supposa l’existence d’autres continents ; mais l’ancien ne subit pas de modifications, ou du moins les changements se bornèrent à quelques corrections [p. 212] de détail, amenées successivement par les conquêtes et les explorations scientifiques des Romains.

Le système d’Ératosthène avait le défaut de raccourcir l’Asie du côté de l’orient et de placer la Chine sous le même méridien que l’Inde. Les navigations chinoises apprirent aux Romains que, pour se rendre de l’Inde en Chine, il fallait faire un grand détour à l’est. Voilà comment les Romains connurent l’existence de la presqu’île de Malaka. Vers l’an 100 de notre ère, un géographe grec, tirant parti de cette nouvelle notion, publia un traité où l’Asie était prolongée à l’est : c’est Marin de Tyr. Le traité de Marin de Tyr ne nous est point parvenu ; mais, environ soixante ans après, l’idée fart reprise par Ptolémée, et telle est en grande partie l’origine d’un système qui ne tarda pas à exercer une grande influence en géographie.

Ptolémée a décrit la presqu’île de Malaka ; mais Ptolémée était imbu d’une opinion émise près de trois cents ans auparavant par Hipparque, opinion d’après laquelle l’Afrique, à partir de la côte du Zanguebar, au lieu de tourner au sud-ouest, tournait à l’est et allait rejoindre le territoire asiatique, de manière à ne faire qu’un grand lac de la mer Érythrée. Ptolémée, arrivé au golfe de Siam, au lieu de prolonger la côte au nord, dans la direction de la Chine, la détourna au sud et la prolongea du côté de l’Afrique. De cette méprise il résulta de graves inconvénients. Les caravanes romaines arrivaient dans le pays des Sères par le nord-ouest, à travers l’Oxus, [p. 213] le Iaxarte et la Tartarie ; au point de vue de Ptolémée, les navires des Sines, qui arrivaient périodiquement à l’île de Ceylan, appartenaient nécessairement à une contrée située au sud de la Sérique, sur la côte de la mer, et en deçà des limites orientales du monde. Les Sères et les Sines étaient donc deux nations différentes et placées à une grande distance l’une de l’autre. Il y a plus : les Sères se trouvant dans l’intérieur du continent asiatique, et les Sines occupant la côte intérieure du bassin de la mer Érythrée, les deux peuples étaient, du moins par mer, sans communication l’un avec l’autre. Pour renverser la théorie de Ptolémée, il m’a suffi de montrer que les dénominations Sères et Sines, au lieu d’avoir existé de tout temps, n’ont été employées que successivement, et que c’est Ptolémée qui a le premier mis en usage la dénomination Sines, sans s’apercevoir que les Sines et les Sères étaient un seul et même peuple. Il m’a aussi suffi de rapporter à des voyages de terre les récits de Pomponius Meta, de Pline le Naturaliste et d’Ammien Marcellin, et à un voyage de mer le récit de Pausanias ; pour montrer le peu de différence entre les deux ordres de récit et pour prouver qu’ils s’appliquaient à un seul et même pays. Enfin l’existence d’un système géographique particulier aux Romains, système que j’ai recréé de toutes pièces, va me donner les moyens de résoudre la question dans son ensemble.

[p. 214] À peine quelques années s’écoulèrent depuis la publication du traité de Ptolémée, que ce système reçut le démenti le plus complet. L’ambassade adressée par Marc-Aurèle au Fils du Ciel se rendit en Chine par mer. Donc on pouvait se rendre par mer dans la Sérique ; donc la fermeture de la mer Érythrée était une idée sans fondement. Voilà sans doute pourquoi les Romains ne voulurent jamais adopter le système de Ptolémée.

Ce démenti ne fut pas le seul. On sait que Ptolémée n’attribue aucune saillie à la presqu’île de l’Inde, et que, pour lui, la côte asiatique, à partir du golfe Persique, ne cesse pas de se prolonger en ligne droite du côté de l’est. Cette erreur et les deux autres ne tardèrent pas à être relevées par un homme qui avait parcouru les mers orientales : c’est l’auteur du Périple de la mer Érythrée, dont j’ai placé l’époque au milieu du IIIe siècle. Cet auteur a fait des emprunts à Ptolémée, notamment pour la prolongation du continent asiatique du côté de l’est ; mais pour le reste, il se sépare nettement de lui. Déjà, dans mon Mémoire sur le Périple, je me suis expliqué sur la prétendue communication du continent africain avec le continent asiatique, et sur la fausse direction donnée à la côte asiatique. Voici, d’après un nouvel examen du texte, ce que j’ai à dire sur la position à donner aux Sines ou Thines et aux Sères.

L’auteur a emprunté à Ptolémée la dénomination Thines, qu’il identifie avec les Sères. Arrivé vers la fin de sa relation, il dit que la mer Érythrée se terminait [p. 215] au pays des Thines, et que ce pays se trouvait en dehors de cette mer[72]. D’après lui, on arrivait dans le pays des Thines par mer, comme jadis on arrivait par mer de l’île de Ceylan dans le pays des Sères. De plus, ainsi que le pays des Sères, le pays des Thines communiquait par terre avec l’Inde, l’Asie occidentale et l’Europe. La capitale du pays des Thines était située dans l’intérieur des terres ; c’était une ville très grande et très commerçante, et il en partait deux routes qui conduisaient, l’une, à travers la Tartarie, dans la Bactriane, l’autre, en traversant le Tibet, dans la ville de Palibothra, sur les bords du Gange. Est-il possible de voir une rectification plus marquée des idées émises par Ptolémée ? et n’est-ce pas la preuve définitive de l’époque que j’ai assignée à la rédaction du Périple[73] ?

On demandera peut-être comment, malgré tous ces faits, le système de Ptolémée finit par triompher[74]. [p. 216] Hélas ! il en est pour la science comme pour tout le reste : la justice n’est pas de ce monde. La composition de l’Almageste, cet ouvrage qui jouit du plus grand crédit à sa naissance et pendant tout le moyen âge, avait jeté sur Ptolémée un renom extraordinaire ; ajoutez à cela que son traité géographique était en certaines parties un progrès réel. L’appareil scientifique dont il est étayé augmentait encore sa réputation. Le Périple, au contraire, est un traité pratique, rédigé sans prétention. Au bout de quelques années, par suite de la décadence de l’empire, les navires romains cessèrent de fréquenter les mers orientales, et il devint un simple livre de curiosité. Comment juger dés lors entre le Périple et le traité de Ptolémée ? Voilà comment les manuscrits du traité de Ptolémée se multiplièrent, et comment il ne nous est parvenu pour le Périple qu’une seule copie qui se conserve dans la bibliothèque de Heidelberg.

Là s’arrêtent les observations que j’avais à faire dans ce mémoire sur les divers systèmes de géographie imaginés chez les Grecs et les Romains ; elles touchent aux fondements mêmes de la science, et me semblent renfermer la solution du vaste problème qui avait fait jusqu’ici le désespoir de tous les géographes sans exception.

Maintenant je vais reprendre le fil des événements, depuis la mort d’Auguste jusqu’à l’extinction de l’empire d’Occident.

 

 

 



[1] En ce qui concerne le commerce de l’empire romain sous Auguste, on peut lire le mémoire de M. de Pastoret, Nouveau recueil de l’Académie des Inscriptions, t. V, p. 76 et suiv.

[2] Voyez mon Introduction à la Géographie d’Aboulféda, p. CCXIII et suiv.

[3] En grec Αύτοκράτωρ.

[4] Voyez les Tableaux historiques de l’Asie, par Klaproth, p. 70, et le mémoire de M. Pauthier intitulé De l’authenticité de l’inscription de Singanfon, p. 32.

[5] Voyez le Périple, p. 293. L’esclave qui s’empara du cœur de Phraate, dont il a été parlé à la page 100, était une de ces jeunes filles.

[6] Albrecht Weber, Indische Skizzen, p. 84.

[7] Traité de la consolation, adressé à Helvia, chap. VI.

[8] Traité de la fortune d’Alexandre, dans les Œuvres mêlées de Plutarque, édition Didot, t. I, p. 403.

[9] Voyez les Lettres de Pline le Jeune à Trajan.

[10] On trouvera quelques détails sur les archives romaines dans un rapport que M. Félix Ravaisson a adressé récemment à M. le ministre d’État, au sujet de la Bibliothèque et des Archives impériales. Paris, 1862, in-8°, p. 10 et suiv.

[11] Édition de Bonn, in-8°, année 1829 ; voyez, par exemple, aux pages 11 et suiv.

[12] Strabon, livre XVII, chap. I, § 13.

[13] Voyez le mémoire de Letronne, t. IX du Recueil de l’Académie des Inscriptions, p. 173 et suiv.

[14] Ces faits sont empruntés au Périple de la mer Érythrée.

[15] Voyez le Digeste, liv. XXXIX, titre IV, loi XVI, § 7. Sur la personne d’Ælius Marcianus, voyez les Pandectes de Pothier, édit. in-fol. Paris, 1818, t. I, p. 31. Quant au passage du Digeste indiqué ici, on peut consulter l’édition accompagnée des notes d’Antoine Schulting, professeur à Leyde, Leyde, 1828, in-8°, t. VI, p. 197.

[16] Livre II des Élégies de Tibulle, C 3. Ce goût existait à Rome, dès le temps de Térence. (Voyez l’Eunuque de Térence, acte Ier, scène II, vers 85.) Quant à l’idée qu’on se faisait de la chaleur du climat de l’Inde, voyez ci-devant, p. 92 et 158.

[17] Pline le Naturaliste, liv. XII, chap. VIII, et Solin, chap. LIII.

[18] Comparez le texte grec, p. 285, et mon édition de la Relation des voyages des Arabes et des Persans dans l’Inde et la Chine, discours préliminaire, p. 35 et 92. M. le docteur Sprenger, qui a longtemps résidé dans l’Inde, ayant visité, il y a quelques années, les ruines du palais des Cosroés à Ctésiphon, reconnut que les boiseries du palais étaient en bois de teck.

[19] L’empereur Julien cite la ligne de Damas comme étant recherchée dans toutes les contrées de l’univers. (Voyez ses Lettres, n° 24, lettre à Sarapion.)

[20] Le Périple de la mer Érythrée a déjà été analysé par Heeren, mais à un point de vue un peu différent. (Voyez son ouvrage intitulé : De la politique et du commerce des peuples de l’antiquité, t. III de la trad. fr., p. 387 et suiv.)

[21] Les faits que je viens d’indiquer ont été exposés et discutés dans un ouvrage paru récemment sous le titre de Histoire de la soie, Paris, 1862 , in-8° (première partie, contenant les temps antérieurs au VIIe siècle de notre ère). L’auteur est M. Ernest Pariset, fabricant de soieries à Lyon.

[22] On connaît les moyens employés pour procurer des vers à soie à l’empereur Justinien. Quant à l’introduction du ver à soie dans le royaume de Khoten, voyez les deux témoignages chinois déjà cités, p. 49.

[23] Esprit des lois, liv. XXI, ch. VI. Voyez aussi Pline, liv. VI, ch. XIX, ainsi que l’ouvrage de Heeren, intitulé De la politique et du commerce des peuples de l’antiquité, t. II de la traduction française, p. 349.

[24] Voyez mon Introduction à la Géographie d’Aboulféda, p. 57 et suiv.

[25] Le résultat des recherches de Letronne se trouve dans le Recueil de l’Académie des Inscriptions, t. IX, p. 158 et suiv. et t. X, p. 235 et suiv.

[26] P. 665 et suiv.

[27] P. 31 et suiv. Ce volume porte la date de 1848.

[28] The miscellaneous Works of Edward Gibbon, Londres, 1814, t. IV, p. 441 et 446.

[29] Voyez cependant Schwanbeck, Megasthenis indica, Bonn, 1846, in-8°, au commencement.

[30] Ci-devant, p. 141.

[31] Corpus inscriptionum græcarum, par Bœckh et Franz, t. III, p. 509.

[32] On peut voir le récit de Josèphe, De bello Judaico, liv. II, ch. XVI.

[33] Ci-devant, p. 141.

[34] Ebur indicum. Pour Horace, voyez le premier livre des Odes, n° 31.

[35] Strabon, liv. I, ch. II, et liv. II, ch. I. C’est ce que dit aussi une inscription grecque rapportée dans le Corpus de Bœckh, t. III, p. 509.

[36] Ci-devant, p. 141.

[37] Voici ce vers : Et viridem Ægyptum nigra fecundat arena.

[38] Ce passage a été examiné au point de vue technique, par M. Ernest Pariset, dans son Histoire de la soie, p. 205. Jusqu’à M. Pariset, certaines expressions du texte grec n’avaient pas été bien comprises.

[39] Όρμος Σινών. Livre VII, ch. III, n° 3.

[40] Le fleuve Jaune, ci-devant, p. 46.

[41] Pline, liv. VI, ch. XXIV.

[42] Αίθινος ώύργος. C’est la ville que les Turks nomment Taschkend, dénomination, qui dans leur langue, signifie aussi tour de pierre. Comparez mon Mémoire sur l’Inde, p. 161 ; mon édition de la Relation des voyages des Arabes et des Persans, discours préliminaire, p. 158, et le Magasin asiatique, de Klaproth, t. I, p. 89.

[43] Géographie de Ptolémée, liv. I, ch. XI et XII. Voyez aussi l’ouvrage de Heeren déjà cité, t. III, p. 474 et 475.

[44] Pomponius Mela, liv. III, ch. VII.

[45] Livre VI, ch. XX.

[46] Page 304 du Périple.

[47] Voyez mon édition de la Relation des voyages des Arabes et des Persans, t. I, p. 76.

[48] Ammien Marcellin, liv. XXIII, vers la fin. On trouvera quelques autres détails sur les Sères dans la Préparation évangélique d’Eusèbe, liv. VI, chap. X, et dans une description du monde publiée originairement par Godefroy, et qui a été insérée par M. Charles Muller dans le deuxième volume de son édition des Geographi grœci minores, p. 514.

[49] Abel Rémusat, Mémoire sur l’extension de l’empire chinois du côté de l’occident (t. VIII du Recueil de l’Académie des Inscriptions, p. 114 et 115). Sur les routes de la Tartarie en général, voyez mon Introduction à la Géographie d’Aboulféda, p. 373 et suiv.

[50] Page 303 du texte imprimé.

[51] Histoire de la vie de Hiouen-Thsang, p. 15 et suiv.

[52] Voyez mon Introduction à la Géographie d’Aboulféda, p. 394.

[53] Comparez Heeren, ouvrage cité, t. II, p. 320, 352 et suiv. Voyez aussi mon édition de la Relation des voyages arabes en Chine, discours préliminaire, p. 144, 147 et suiv., ainsi que les Mémoires relatifs à l’Asie, de Klaproth, t. III, p. 266.

[54] Deguignes a inséré dans le tome XXXVI du Recueil de l’ancienne Académie des Inscriptions un mémoire sur les historiens chinois que j’ai ici en vue. (Voyez aux p. 215 et suiv., voyez aussi le t. II des Nouveaux Mélanges asiatiques, d’Abel Rémusat, p. 132 et suiv.)

[55] Voyez la Notice de Matouanlin, par Abel Rémusat, t. Il des Nouveaux Mélanges asiatiques, p. 166.

[56] Édition in-4° d’Amsterdam, t. IV, p. 390 et suiv.

[57] Pages 33 et suiv.

[58] Ceci pourrait faire croire que l’auteur qui parle florissait vers le milieu du IIIe siècle, à l’époque des trente tyrans. En effet, parmi les trente tyrans était Tetricus, qui se soumit à Aurélien, et qui vécut jusqu’à sa mort dans les meilleurs rapports avec le gouvernement. (Voyez sa notice, par Trébellius Pollion, dans l’Historia Augusta.)

[59] L’auteur veut dire que cette mer n’était pas un lac d’eau douce.

[60] Voyez à ce sujet le mémoire de Jacquet, Journal asiatique du mois de septembre 1840, p. 218 et suiv. M. Stanislas Julien a donc eu tort lorsque, d’après quelques phrases confuses des annales chinoises, il a soutenu que le Ta-thsin ne pouvait être que la Perse. (Voyez les notes qu’il a fournies à M. Ernest Renan, pour la première édition de son Histoire des Langues sémitiques, p. 268 et suiv.)

[61] Recueil de Montfaucon, intitulé Bibliotheca patrum, t. II, p. 148 et 338.

[62] Klaproth, Mémoires relatifs à l’Asie, t. I, p. 375 et suiv.

[63] Davis, Description de la Chine, t. II de la traduction française, p. 304 et suiv.

[64] Relation des voyages des Arabes et des Persans, t. I, p. 33.

[65] Relation des voyages des Arabes et des Persans, t. I, p. 72.

[66] Édition de la Société de géographie, p. 107 et suiv.

[67] Voyages d’Ibn-Batoutah, texte arabe et traduction française, par MM. Defrémery et Sanguinetti, t. IV, p. 258 et suiv. Pour les temps antérieurs, voyez la Description de la Chine, par Davis, à l’endroit cité.

[68] Relation des voyages des Arabes et des Persans, t. I, p. 29, 33 et 36, avec les observations de M. le docteur Roulin, t. II, p. 63 et suiv. et les Prairies d’or de Massoudy, édit. de la Société asiatique, t. I, p. 386. (Voyez de plus le Supplément à la Bibliothèque orientale de d’Herbelot, par le P. Visdelou, p. 398.) Davis, dans sa Description de la Chine, t. I, p. 302, parle de la corne de rhinocéros comme étant maintenant, en Chine, appliquée à un autre usage.

[69] Pline, liv. VI, ch. XXVI, et liv. XII, ch. XLI.

[70] Esprit des lois, liv. XXI, au commencement.

[71] M. Vivien de Saint-Martin, dans son troisième mémoire sur la Géographie grecque et latine de l’Inde, a consacré un paragraphe particulier à la Sérique des anciens. (Voyez le tome VI du Recueil des savants étrangers, publié par l’Académie des Inscriptions, p. 258 et suiv.) Si on prend la peine de comparer le mémoire de M. Vivien de Saint-Martin et les deux autres mémoires du même savant sur la géographie de l’Inde avec ce que j’ai dit, soit ici, soit dans mes deux mémoires sur la Mésène et la Kharacène et sur le Périple de la mer Érythrée, on verra combien il restait encore à faire. La même remarque peut être faite au sujet des éclaircissements que feu Huot, le continuateur de Malte-Brun, a placés à la suite de sa traduction française du traité de Pomponius Mela.

[72] Voyez ci-devant, p. 186.

[73] Il en est de même pour la côte orientale de l’Afrique, depuis l’isthme de Suez jusqu’au Zanguebar. Le récit du Périple est une rectification presque continuelle de celui de Ptolémée. C’est ce qui a été constaté par M. Vivien de Saint-Martin, dans l’ouvrage qu’il vient de publier, sous le titre de Le nord de l’Afrique et sa géographie au temps des Grecs et des Romains. Voyez aux pages 282 et suivantes, et 474 et suivantes. Cependant M. Vivien se prononce très vivement pour l’antériorité de Ptolémée (p. 197) ; il affirme même, il ne dit pas d’après quelles preuves, que Ptolémée a eu le Périple dans les mains. Autant vaudrait soutenir ouvertement que Ptolémée a presque tout brouillé à plaisir.

[74] Le traité de Ptolémée a eu les honneurs d’une traduction arabe. (Voyez mon Introduction à la Géographie d’Aboulféda, p. XLIII.)