RELATIONS POLITIQUES ET COMMERCIALES DE L’EMPIRE ROMAIN AVEC L’ASIE ORIENTALE

 

PARAGRAPHE PREMIER

MARC-ANTOINE ET CLÉOPÂTRE. - BATAILLE D’ACTIUM. RÈGNE D’AUGUSTE ET SA POLITIQUE. - HORACE, VIRGILE, PROPERCE ET TIBULLE. - IDÉES GÉOGRAPHIQUES DU TEMPS.

 

 

Les personnages nommés ici sont déjà connus d’une manière générale. Je n’ai à les considérer que dans leurs rapports avec les choses de l’Orient. Je vais donc indiquer, avant tout, quelles étaient ces choses.

Les pays dont il s’agit dans ce mémoire sont l’Hyrcanie, l’Inde, la Bactriane et la Chine. Ce sont justement les contrées sur lesquelles les historiens de l’empire romain, anciens et modernes, nous en apprennent le moins. Si dans ce paragraphe il est aussi parlé de l’Arabie, de l’Éthiopie, de la Mésène et de la Kharacène, ainsi que de l’Arménie et du royaume des Parthes, c’est seulement en passant et par occasion. Traiter de ces contrées en détail, t’eût été allonger beaucoup ce mémoire et s’exposer à répéter des faits déjà connus.

L’Hyrcanie, chez les anciens, était la région située au midi de la mer Caspienne. Hérissée de montagnes escarpées, et déchirée par de profondes vallées, elle est d’un accès difficile, et ses habitants ont de tout temps mené une vie presque sauvage. Jamais l’Hyrcanie n’a été bien soumise au gouvernement central de la Perse. Au temps de l’empire romain, elle était [p. 30] souvent en état de rébellion contre les rois arsacides et Sassanides, et elle recourut plus d’une fois à l’intervention romaine. Les empereurs voyaient avec plaisir ces tentatives d’indépendance, et ne demandaient pas mieux que d’attiser le feu de la guerre : c’était un moyen de faire diversion aux attaques de leurs éternels ennemis. Plus tard, quand le prestige du nom romain eut cessé en Orient, les Hyrcaniens recoururent à l’intervention chinoise[1].

A l’Hyrcanie il faut joindre le pays des Dahes, situé au sud-est de la nier Caspienne, près de l’embouchure de l’Oxus dans le lac d’Aral. Ce pays avait à la fois à se défendre contre les Parthes, contre les Chinois et contre les rois de la Bactriane. Il paraît, d’après une expression de Virgile, qu’au moment de l’avènement d’Auguste, les Dahes jouissaient de l’indépendance[2].

L’Inde a été de tout temps morcelée en une fouie de principautés, et lorsque l’histoire parle de relations romaines avec l’Inde, il y a des distinctions à faire. On a vu, dans mon mémoire sur le Périple[3], que, dans les premiers siècles de notre ère, la côte occidentale de la presqu’île formait plusieurs États différents, et que les relations de Rome avec ces [p. 31] contrées étaient purement commerciales. Beaucoup de Romains auraient trouvé naturel que ces régions, si riches en produits, fussent soumises aux lois romaines. Nul doute que si l’empire eût suivi jusqu’au bout ses tendances, l’absorption ne se fût réalisée. Mais ces contrées ne se trouvaient pas sur le chemin des grandes combinaisons politiques, et l’invasion ne fut jamais tentée.

Il n’en fut pas de même de la Bactriane, qui était placée dans d’autres conditions. Mais d’abord qu’est-ce que la Bactriane ? La réponse à cette question a d’autant plus d’importance, que, circonstance qui avait été ignorée jusqu’ici, les rois de la Bactriane furent, pendant quatre cents ans, les auxiliaires les plus utiles de la politique romaine dans l’Asie orientale.

La Bactriane proprement dite est la contrée située au midi de l’Oxus, et à l’ouest et au sud-ouest des montagnes qui bornent l’Inde du côté du nord. C’est à la fois, du côté du nord, le lieu par lequel l’Asie occidentale peut communiquer par terre d’une part avec l’Inde, et de l’autre avec la Tartarie et la Chine. Là s’arrêtèrent d’abord les populations de race indo-européenne qui, après avoir quitté les pays montagneux du nord-est, occupèrent la Perse, et donnèrent naissance au persan actuel. Là fut en grande partie le foyer des croyances qui furent propagées par Zoroastre. Bactra, la capitale, était regardée comme la ville la plus ancienne du monde, et on lui donnait le surnom de mère des villes. La [p. 32] Bactriane marchait ordinairement avec la Sogdiane, située entre l’Oxus et l’Iaxarte. L’une et l’autre contrée furent conquises successivement par Cyrus et par Alexandre. La Bactriane et la Sogdiane sont marquées au nombre des Satrapies, dans les inscriptions en caractères cunéiformes qui furent gravées sous la domination des rois achéménides ; elles ont été aussi mentionnées comme telles par Hérodote. Maintenant Bactra porte le nom de Balkh, et le pays, jadis florissant, est dans un état misérable[4].

[p. 33] J’ai déjà dit, dans le mémoire cité, que, vers l’an 240 avant J.-C. des guerriers grecs qui, depuis les conquêtes d’Alexandre, étaient à la tête de la société dans l’Orient, enlevèrent la Bactriane aux rois séleucides. Maîtres du territoire baigné par l’Oxus et l’Iaxarte, ils franchirent l’Hindoukousch et occupèrent la vallée de l’Indus. En peu de temps leur empire comprit toutes les provinces situées entre l’Iaxarte, le Gange et le golfe de Cambaye. Cet empire était surtout soutenu par des hommes venus de la Grèce et de l’Asie Mineure, lesquels, ne trouvant pas chez eux un sort convenable, allaient chercher fortune ailleurs. Au bout d’un peu plus de cent ans, le sol grec étant épuisé, peut-être aussi les rois bactriens s’étant amollis sous un climat si différent du climat natal, cet empire, qui n’avait pas été sans éclat, fut envahi par une nation sauvage venue des frontières de la Chine. Ptolémée et ]’auteur du Périple donnent au nouvel état le nom d’Indo-Scythie ; indien, à cause des provinces dont il se composait pour la plus grande partie, et scythe, à cause de l’origine des conquérants. De leur côté, les écrivains latins et les écrivains grecs antérieurs à Ptolémée l’appellent tantôt Inde et tantôt Bactriane, sans doute parce qu’il s’était mis en lieu et place de l’empire fondé par les Grecs.

Les Chinois étaient dés lors imbus des mêmes préjugés qu’aujourd’hui ; c’était à peu près le même [p. 34] éloignement pour tout ce qui avait un caractère étranger. Mais le gouvernement était plus éclairé qu’il ne l’est maintenant. C’était l’époque où les petits royaumes entre lesquels le Céleste Empire avait été longtemps partagé, s’étaient réunis dans la même main, et où les efforts du gouvernement tendaient à étendre l’influence chinoise au dehors. On a vu avec quelle sollicitude if fit accompagner les populations barbares qui, en s’éloignant de la Chine, avaient pris la direction de l’Oxus. Successivement les populations tartares, qui auparavant étaient un continuel sujet d’épouvante pour la Chine, reconnurent d’une manière plus ou moins complète le pouvoir du fils du ciel, et le Céleste Empire se trouva naturellement en communication avec l’Inde et la Perse. Ce fut alors que la connaissance de la Chine, désignée par le nom de Pays des Sères, se transmit en Europe. Pour les Indiens, ils adoptèrent la forme Tchina, altération du nom de la dynastie des Thsin, qui avait régné quelque temps auparavant sur la Chine. La Bactriane, placée entre l’Inde, la Perse et la Chine, voyant son indépendance menacée, mit sa politique à tenir la balance égaie entre ses puissants voisins ; mais comme elle n’aurait pas pu y suffire par ses propres forces, elle chercha un appui dans les forces de l’empire romain. De leur côté, les empereurs, dans leurs fréquents démêlés avec la Perse, ne laissaient échapper aucune occasion de rehausser la puissance des rois de la Bactriane[5].

[p. 35] Je suis obligé d’entrer, à ce sujet, dans quelques détails. Les historiens grecs et latins ne nous ont rien appris sur les rois grecs de la Bactriane ; à peine s’ils font mention de deux ou trois noms propres : si nous avons appris les noms des autres, c’est à l’aide des médailles qui furent frappées sous leur règne, et qui n’ont été découvertes que dans ces derniers temps. Encore moins les Grecs et les Latins ont parlé des rois indo-scythes, qui leur succédèrent. Horace, Virgile, Properce et Tibulle, sont les seuls qui ont dit quelques mots du prince indo-scythe qui régnait de leur temps ; malheureusement ils l’ont fait en poètes, et leur langage est si peu précis, que personne jusqu’ici ne l’avait compris. Les écrivains chinois non plus ne disent rien des rois grecs de la Bactriane. De leur temps, les Chinois n’étaient pas encore sortis de leurs limites, et ils ne savaient rien de ce qui se passait au dehors[6] ; mais ils font mention [p. 36] de plusieurs des rois indo-scythes : voilà une première source de renseignements.

Dans, l’Inde il y avait alors deux sectes en présence, et deux sectes à peu près d’égale force : les brahmanistes et les bouddhistes. Il y a peu à attendre des brahmanistes en fait de renseignements historiques. Les brahmanistes, ainsi appelés parce qu’ils rapportent tout à Brahma, et qui sont censés représenter les doctrines primitives, croient qu’ils forment une race à part, et que leurs destinées futures sont assurées d’avance. Ils ont, d’ailleurs, à se préoccuper de l’ordre à maintenir parmi les différentes classes de la population, encore à présent la base de l’ordre social. En conséquence ils font peu d’attention aux événements de ce inonde, et l’événement eût-il eu les plus graves conséquences pour des générations entières, ils dédaignent d’en conserver le souvenir : c’est ainsi que le nom d’Alexandre le Grand ne se rencontre pas une fois dans leurs écrits. Les disciples de Bouddha, bien qu’en proie à beaucoup de préjugés, sont moins exclusifs que leurs adversaires. Non seulement ils n’admettent pas la division des castes, niais encore ils regardent tous les hommes comme frères, et quand un personnage se présente pour embrasser leur secte, ils l’acceptent sans s’informer de son origine. Par suite du même principe, ils ont pris note des événements qui intéressaient leur secte ; et quand ces événements ont eu une importance historique, [p. 37] ils n’ont pas manqué de les rappeler dans l’occasion. Combien de faits ensevelis dans l’oubli, que l’érudition européenne aura à chercher dans les légendes bouddhiques ! S’ils n’ont pas fait mention d’Alexandre, c’est uniquement parce que, du temps de ce conquérant, le bouddhisme n’avait pas encore pénétré dans la vallée de l’Indus, et qu’Alexandre n’eut rien a démêler avec les disciples de Bouddha.

On sait que le bouddhisme est en ce moment la religion dominante dans l’île de Ceylan, au Thibet, au Japon, dans les royaumes birman et siamois, et qu’il compte un grand nombre de millions d’adeptes en Chine et dans la Tartarie. Or, non seulement certains faits relatifs à la Bactriane et au reste de l’Inde sont rapportés par les écrivains chinois de l’école de Confucius, mais encore ils le sont, et avec plus de détails, par les écrivains bouddhistes, pour qui l’Inde, patrie de Bouddha, était un pays sacré. Les bouddhistes chinois ont fait passer dans leur langue beaucoup de récits indiens dont les originaux sanscrits sont perdus, ou du moins ne nous sont point parvenus : voilà une seconde source de renseignements.

Justement le prince de la Bactriane qui traita avec Marc-Antoine, et contre lequel Virgile s’est élevé plus d’une fois, professait le bouddhisme. Il en est longuement parlé dans les légendes bouddhiques sanscrites et chinoises. Il en est même, par une heureuse exception, fait mention dans l’histoire sanscrite de Cachemire rédigée par un brahmaniste. On voit [p. 38] que les circonstances ne pouvaient pas être plus favorables pour mes recherches.

Voici maintenant le résumé de ce que les documents orientaux nous apprennent à ce sujet. Les écrivains arabes et persans donnent, en général, aux populations d’origine tartare le nom de Turk. L’équivalent se trouve dans les livres sanscrits sous la forme Tarachka. Les Indiens, à l’exemple des anciens Persans et des écrivains grecs, les appellent aussi quelquefois du nom de Saces[7]. Quant aux Chinois, ils ne connaissent les Indo-Scythes que sous le nom de Youei-tchi, Yue-tchi, ou bien encore Yue-ti.

Les premiers Yue-tchi qui envahirent la Bactriane proprement dite, divisèrent d’abord la contrée en cinq parties, formant chacune une principauté. Au nombre de ces principautés était celle qui est appelée par les Chinois Kouei-chouang[8]. Le prince de Kouei-chouang ne tarda pas à renverser tous ses rivaux et à ne faire qu’un État du pays tout entier. Ensuite il traversa l’Hindoukousch et fit, le premier, [p. 39] flotter l’étendard tartare dans la vallée de l’Indus. Les écrivains chinois donnent à ce prince le nom de Kieou-tsieou-khio. Suivant eux, il eut pour successeur Yan-kao-tchin[9], et celui-ci fut remplacé par Kia-ni-so-kia. Comme ces trois personnages comptaient la vallée de Cachemire au nombre de leurs provinces, leur nom se trouve cité dans l’histoire de Cachemire sous les formes Hachka, Djachka et Kanichka[10].

Kanichka, le même qui entra en relation avec Marc-Antoine, fut le prince indien le plus puissant de son temps. C’est un des grands noms de l’histoire du bouddhisme et de l’histoire de l’Inde en général. Lui et Asoka, qui, deux siècles auparavant, avait occupé la presqu’île de l’Inde tout entière, et y fit triompher la cause du bouddhisme, tiennent, chez les bouddhistes, la même place que, chez nous, le grand Constantin et Charlemagne. Il n’est guère de bouddhiste lettré au Thibet, à Ceylan, au Japon et ailleurs, qui, à ces deux noms, ne fasse un salut respectueux. L’un et l’autre avaient le goût de la bâtisse : la quantité des édifices qu’ils élevèrent en l’honneur du bouddhisme se comptait par milliers ; la plupart consistaient en couvents et en espèces de tours se terminant en coupole, oit l’on avait placé des reliques de Bouddha : plusieurs existent encore.

[p. 40] Hiouen-thsang, ce bouddhiste chinois qui, vers le milieu du VIIe siècle de notre ère, vint recueillir dans l’Inde les traditions de Bouddha, à une époque où déjà le bouddhisme y était en décadence, trouva les souvenirs laissés par Kanichka présents à tous les esprits. Il signale particulièrement un couvent situé aux environs de la ville actuelle de Peichaver, et dont les Arabes admirèrent encore, trois cent cinquante ans après, les restes imposants[11]. Voici comment s’exprime Hiouen-thsang : On y voit des pavillons à deux étages, des belvédères élevés les uns au-dessus des autres, une tour à plusieurs étages et une grotte profonde ; quoique ce monument commence à tomber en ruines, on peut encore l’appeler un chef-d’œuvre de l’art. Il est sorti de ce monastère, à certains intervalles, des hommes du plus grand mérite ; on y sent encore le parfum des mœurs pures des docteurs qui y composèrent leurs écrits, et des personnages qui y atteignirent les degrés de la sainteté[12].

Les médailles de Kanichka, qui, ainsi que les autres médailles indiennes de la même période, ne sont connues en Europe que depuis quelques années, portent des légendes partie en grec et partie en caractères indigènes. En grec le nom de Kanichka est marqué sous la forme Kanerké, par une de ces permutations de lettres dont il a été parlé dans mon [p. 41] mémoire sur le Périple. Par suite de l’étendue de sa puissance, il porte sur ses médailles le titre grec de roi des rois[13]. De leur côté, les indigènes lui avaient donné le titre de maître du Djambou-Douîpa, ce qui équivalait au titre de maître suzerain de toute l’Inde.

J’ai dit que les médailles de Kanichka portaient à la fois des légendes grecques et indigènes, preuve que l’usage du grec s’était maintenu à la cour des rois indo-scythes, et que, dans leur chancellerie, il s’écrivait des lettres dans les deux langues. Voici un autre fait qui étonnera le lecteur, mais qui le préparera au résultat que nous cherchons. En 1830, un général français qui était au service du roi de Lahor, dans les anciens États de Kanichka, se trouvant sur la rive gauche de l’Indus, eut l’idée de démolir une tour bouddhiste qui avait été bâtie dans le voisinage et qu’on attribuait à Kanichka ; que trouva-t-il dans les fondations ? Il y trouva, avec quelques médailles de Kanichka, des médailles des derniers temps de la république romaine, le tout rangé dans un certain ordre. Les plus récentes étaient frappées au coin de Jules César et de Marc-Antoine[14]. Ainsi cette tour avait été élevée entre la mort de Jules César et le triomphe définitif d’Auguste, pendant le gouvernement de Marc-Antoine, et elle était un hommage rendu à Marc-Antoine, en même temps qu’un [p. 42] témoignage des relations qui existaient entre les deux gouvernements. Évidemment c’est de Kanichka que Plutarque veut parler quand il dit qu’après la bataille d’Actium, Cléopâtre, craignant pour la vie du fils qu’elle avait eu de Jules César, l’avait fait embarquer, sur la mer Rouge, pour l’Éthiopie, afin que de là il se retirât dans l’Inde[15].

Les états de Kanichka étant contigus aux possessions chinoises, c’est une voie naturelle pour entrer dans le Céleste Empire. Je vais en dire quelques mots, sauf à y revenir plus tard.

Les Chinois ne commencèrent à avoir quelques notions sur l’Inde et la Perse que dans le siècle qui précéda notre ère. Il en fut de même de l’Inde et de la Perse par rapport à la Chine. La première arrivée des armées chinoises sur les bords de l’Iaxarte est placée, par les annales de la Chine, quelques années avant le règne de Kanichka, entre les années 87 et 49 avant Jésus-Christ[16]. C’est quelques années après que l’on commence à parler des Chinois en Occident. Du reste, pendant longtemps, tout ce qui se transmettait d’un pays à l’autre était porté par des hommes isolés et à travers mille dangers. Sur vingt personnes qui se mettaient en route, dix-neuf [p. 43] restaient en chemin, et souvent l’objet qui atteignait le, but n’était pas apporté par l’homme qui en avait été chargé : ce que je dis s’applique aussi bien à la voie de mer qu’à la voie de terre. La distance qui sépare la Chine des bords de l’Oxus, est parsemée de déserts de sable, de torrents impétueux, de montagnes presque infranchissables. Les populations qui habitaient ces malheureuses contrées, étaient presque réduites à l’état sauvage, et, le plus souvent, en guerre les unes avec les autres. Du côté de la mer, les difficultés n’étaient pas moindres : on n’avait pas encore imaginé l’usage de la boussole ; on n’était pas en état de déterminer en mer la position du navire sous le rapport de la longitude et de la latitude ; on manquait de cartes géographiques et nautiques ; les habitants des côtes qu’on avait à longer étaient plongés dans la barbarie.

La question des rapports de l’empire romain avec la Chine, et en générai tout ce qui concerne la connaissance plus ou moins exacte que les anciens ont eue de l’Asie orientale, a été jusqu’ici compliquée des plus graves difficultés. Les Grecs et les Romains, pour désigner les populations de l’extrême Orient, firent usage de deux dénominations différentes, Sinæ ou Thinæ, et Seres. Ces deux dénominations se rapportent-elles à un seul peuple ou à deux peuples différents ? Dans tons les cas, que faut-il entendre au juste par ces deux expressions ? [p. 44] Les savants se sont partagés à cet égard : quelques-uns ont pensé que le mot Sère désignait une population de l’Asie centrale, et qu’aux Sinae seuls appartenait le titre de Chinois. Le fait est que Ptolémée, tout en plaçant la Sérique à peu prés là où est la Chine, l’a mise dans l’intérieur du continent, et qu’il a reporté les Sinae sur les bords de la mer, du côté du midi, dans la presqu’île au delà du Cange. Je vais réduire la question à ses termes les plus simples, et j’espère prouver que, contrairement à l’opinion de Ptolémée, les Sinae ou Thinae et les Sères sont un seul et même peuple, et que ce peuple n’est pas autre que les Chinois actuels.

Les Chinois n’ont pas, à proprement parler, de nom national ; encore aujourd’hui, ils se désignent ordinairement par le nom de la dynastie qui règne dans le moment. Quand ils veulent employer une dénomination générale, ils se servent des expressions Empire du milieu, Pays des quatre mers[17]. Notre mot Chine est une reproduction des mots latins Sinæ ou Thinæ, et ceux-ci répondent au mot Tchina, qui, chez les écrivains sanscrits des derniers temps antérieurs à notre ère, servit à désigner le Céleste Empire. La preuve que, chez les Indiens, le mot Tchina répondait à la véritable Chine, c’est que les deux pèlerins chinois qui visitèrent l’Inde au commencement du Ve siècle, et vers le milieu du VIIe siècle, Fahian et Hiouen-thsang, ne mettent pas d’autre terme dans la bouche des Indiens, quand [p. 45] ceux-ci viennent à parler de la Chine. C’est Ptolémée qui, vers le milieu du ite siècle de notre ère, et pour se donner un air d’érudition, mit en circulation le terme Sinæ ou Thinæ, concurremment avec le mot Seres, qui jusque-là avait été seul en usage. La nouvelle dénomination fut adoptée par l’auteur du Périple de la mer Érythrée, mais appliquée à la véritable et unique Chine, et elle finit par prendre le dessus. Or le terme indien Tchina dérivait évidemment du nom de la dynastie chinoise Thsin, qui régna entre les années 255 et 206 avant Jésus-Christ, époque où apparemment le nom chinois dépassa pour la première fois la chaîne de l’Himalaya[18].

Jusqu’à Ptolémée, les Grecs et les Latins ne connurent que le mot Seres. Horace, Virgile et Properce emploient les premiers cette dénomination ; puis viennent Strabon, Pomponius Mela, Pline le Naturaliste, Denys le Périégète, Stace, Martial et Juvénal ; et, d’après ces divers écrivains, les Sères, d’une part, étaient établis sur les bords de la mer orientale, de l’autre ils n’étaient pas éloignés des bords de l’Oxus. C’est précisément le tableau que les annales chinoises font de la puissance chinoise à cette époque.

D’où vient la dénomination Sère ? En grec, le ver [p. 46] à soie est désigné par le mot Ser (Σήρ). D’un antre côté, le nom générique de la soie, en chinois, est se, mot qui, d’après bien des exemples connus, devait se prononcer dans certaines provinces, ser. Or ce n’est que peu de temps avant Horace et Virgile que l’usage de la soie s’introduisit de Chine en Occident. Abel Rémusat et Klaproth inférèrent de là que le nom chinois de la soie avait pénétré avec la soie elle-même en Europe, et que la dénomination Sère, appliquée à la Chine, n’avait pas d’autre origine[19]. Cette explication fut généralement adoptée.

Mais une autre explication est fournie par la Description de la Grèce de Pausanias, dans un passage qui n’a pas été connu de Klaproth ni d’Abel Rémusat, et qui sera rapporté plus tard. D’après Pausanias, le mot grec Ser n’a rien de commun avec le mot employé en Chine avec cette signification. Suivant lui, le nom des Sères est dérivé du nom d’un grand fleuve de la Chine, appelé Ser. Le fleuve dont parle Pausanias, ne peut être que le fleuve Jaune, qui s’appelle en chinois Hoang-ho (ho ou fleuve, et Hoang ou jaune). En effet, les Chinois nomment quelquefois le fleuve Jaune ho tout court, c’est-à-dire, le fleuve [p. 47] par excellence, et, d’après ce qui a été montré clans mon mémoire sur le Périple, ho est susceptible de se prononcer se aussi bien que le mot qui désigne la soie. Il faut savoir que le fleuve Jaune, qui prend sa source en Tartarie, est réellement le principal fleuve de la Chine, et que d’après les traditions les plus respectables, la vallée qu’il arrose, fut jadis le berceau de la civilisation chinoise. Tandis que toutes les populations voisines étaient plongées dans la barbarie, les habitants de la vallée, venus de fa Tartarie, commencèrent à défricher les terres, à maîtriser les eaux du fleuve, et finirent par donner la loi à tout le pays[20]. D’après cela, le nom des Sères aurait eu d’abord le sens d’habitants de la vallée du fleuve Jaune.

Je n’ose pas me prononcer entre les deux explications. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en Occident, l’on resta persuadé que Ptolémée avait fait une fausse distinction de noms, et, jusqu’à la chute de l’empire, on n’employa que le mot Sère. Une circonstance singulière avait empêché jusqu’ici les savants modernes de reconnaître l’erreur de Ptolémée. On croyait que les deux dénominations Seres et Sinæ ou Thinæ avaient existé pour ainsi dire de tout temps, avant même que ni l’Europe ni l’Asie occidentale n’eussent de rapports avec le Céleste Empire. D’après un passage de la Bibliothèque de [p. 48] Photius, le mot Sère se trouverait dans un fragment de l’histoire de Ctésias, ce qui reporterait l’usage de cette expression au Ve siècle avant notre ère ; mais le texte de Ctésias est ici altéré, ou plutôt interpolé, et cette erreur, signalée il y a cent cinquante ans par Fréret, ne doit plus tromper personne[21]. Quant au mot Sinæ ou Thinæ, que j’ai dit avoir été emprunté par Ptolémée à l’Inde, on a cru jusqu’à ces dernières années qu’il se trouvait dans un fragment d’Ératosthène cité par Strabon, ce qui ferait remonter l’usage de cette dénomination chez les Grecs jusqu’à plus de deux cents ans avant Jésus-Christ[22]. Il y a même eu des interprètes de l’Écriture sainte qui ont cru reconnaître le nom des Chinois dans l’expression Sinim employée par le prophète Isaïe[23]. Mais il a été récemment constaté qu’Ératosthène, là où on lui faisait prononcer le mot Thinae, parlait de la ville d’Athènes[24] ; quant au passage d’Isaïe, il est évident que le pays des Sinim doit être cherché hors de la Chine.

[p. 49] Je reviendrai dans le paragraphe suivant sur les idées géographiques de Ptolémée et de l’auteur du Périple de la tuer Érythrée. Pour le moment je me bornerai à une observation relative à la véritable patrie de la soie, alors le principal article d’exportation de la Chine.

Sauf la latitude, le ver à soie et le mûrier ont existé de tout temps et dans tous les pays. Ce qui était particulier à la Chine, c’étaient l’art d’élever le ver à soie et celui de dévider le fil qui entoure le cocon. Les Chinois mettaient une importance extrême à cacher leurs procédés aux étrangers, de peur qu’ils ne fussent immédiatement imités. On sait que ces procédés ne furent connus en Occident qu’au milieu du VIe siècle, sous le règne de Justinien ; mais les auteurs chinois disent que le secret de la production de la soie avait été introduit de bonne heure dans le royaume de Khoten, dans l’Asie centrale[25]. A quelle époque eut lieu cet événement ? S’il fait postérieur au commencement de notre ère, il est évident que la dénomination de Sérique, ou pays de la production de la soie, dont l’usage en Occident est antérieur à cette époque, ne pourrait s’appliquer au royaume de Khoten. S’il était plus ancien, la difficulté présenterait quelque chose de plausible. Mais alors à quoi [p. 50] aurait servi aux Chinois de faire un mystère de l’art de produire la soie ? et comment expliquer l’ignorance où furent pendant si longtemps l’Europe et l’Asie occidentale sur l’origine de ce produit précieux ? Klaproth place l’introduction de l’industrie de la soie à Khoten en l’an 419 de notre ère[26]. Klaproth n’apporte aucune preuve de ce qu’il avance ; mais ce qu’il dit s’accorde avec les faits.

Il y a d’ailleurs une considération qui me parait dominer toute la question. Nous ne possédons pas les annales du royaume de Khoten ; mais nous avons dans nos mains les annales de la Chine. Or, comme on le verra ; les annales chinoises parlent en termes très clairs de l’empire romain, tant de l’empire d’Occident que de l’empire de Constantinople. D’un autre côté, ce que les auteurs grecs et latins ont dit des Sères et des Sines s’applique parfaitement à la Chine dans ses limites actuelles : que peut-on demander de plus ? Tout ce qu’il serait permis d’ajouter, c’est que non seulement les peuples de Khoten prirent part, comme intermédiaires, au commerce de la soie, mais que, plus tard, les Romains furent dans le cas d’acheter quelquefois de la soie de Khoten pour de la soie de Chine.

Ces notions sommaires étaient indispensables pour aborder la question des relations de Marc-Antoine avec l’Asie orientale ; mais aussi, ce qui était resté un problème insoluble va devenir une des vérités les plus simples.

[p. 51] On sait que Virgile, vers la fin du huitième chant de l’Énéide, suppose qu’au moment où la guerre allait commencer sur le territoire italien, Vénus apporta à son cher Énée un bouclier fabriqué par Vulcain, et où le dieu boiteux avait représenté les principaux épisodes de l’histoire romaine. A cette occasion, Virgile trace un magnifique tableau de la bataille d’Actium et du triomphe d’Auguste à son retour à Rome. Quand Virgile parle ou veut parler d’événements accomplis, on est sûr d’avance que toutes les expressions sont pesées. Ici Virgile cite, parmi les alliés d’Antoine qui prirent part à la bataille, les Arabes de toutes les classes, à savoir les Arabes nomades et les habitants de l’Arabie Heureuse, vulgairement appelés du nom de Sabéens[27]. En effet, nous apprenons de Plutarque, dans sa Vie de Marc-Antoine, qu’Antoine avait fait un traité avec Malcus, roi des habitants de l’Arabie Pétrée. De plus, on sait quel grand commerce faisaient les habitants des côtes de l’Arabie méridionale, ce qui les obligea d’user de ménagements .envers Marc-Antoine, devenu le maître de l’Égypte. Mais Virgile ne se contente pas de faire mention des Arabes, il y joint les Indiens ; et comme le mot Indien eût été par lui-même vague, il ajoute les mots ultima Battra, c’est-à-dire la Bactriane, qui, du côté de l’orient, [p. 52] était, de tous les pays avec lesquels les Romains étaient entrés en relation, le plus éloigné, ou du moins de l’accus le plus difficile[28]. D’un autre côté, nous savons, par les médailles trouvées dans les fondations de la tour bouddhique de la vallée de l’Indus, qu’il avait existé des rapports intimes entre le triumvir et son contemporain Kanichka, roi de la Bactriane. Ajoutez à cela que le roi de la Bactriane était, de tous les princes indiens, le seul qui fût en état de prendre une part active à la guerre qui mettait tout l’empire romain en mouvement. Ce n’est pas tout. L’expression générale qu’emploie Virgile à l’égard des princes de l’Orient, et la mention particulière qu’il fait ailleurs des Hyrcaniens et des Dahes, autorisent à croire que le prince dahe et le prince hyrcanien avaient, comme, le roi de la Bactriane, éprouvé de la sympathie pour la cause de Marc-Antoine. Joignez à cela ce que dit Plutarque dans sa Vie de Marc-Antoine, au sujet d’un prince de la Médie qui, jouissant pour le moment [p. 53] de l’indépendance, en profita pour s’unir d’intérêt avec le triumvir. Ainsi voilà un passage de l’Énéide, qui était resté à l’état de problème, expliqué. Voilà yin fait très important restitué à l’histoire, à savoir que, si l’on excepte les Parthes, les ennemis naturels des Romains, et le roi de la Mésène et de la Kharacène, trop dépendant pour prendre part à une si grande querelle, tous les princes de l’Orient s’étaient attachés à la cause d’Antoine. Voilà une suite d’actes diplomatiques, peut-être les seuls actes raisonnables du gouvernement d’Antoine, rendue à la lumière.

Virgile n’est pas le seul écrivain contemporain qui ait fait mention des relations de Marc-Antoine avec le roi de la Bactriane ; Properce parle de ces relations ; il nous fait même connaître le personnage qui, probablement, fut chargé d’aller s’aboucher avec Kanichka ; malheureusement il le désigne par le nom supposé de Lycotas. Voyez l’élégie du livre IV, où une femme du nom d’Aréthuse s’adresse à son mari, Lycotas. Cette élégie, sur laquelle je reviendrai plus tard, a été composée sous le règne d’Auguste, quelques années après la bataille d’Actium, l’an 21 avant Jésus-Christ. Or, à cette époque, Lycotas avait déjà visité deux fois la ville de Bactra, capitale des Etats de Kanichka, et cependant les relations d’Auguste avec Kanichka n’avaient pas encore été accompagnées d’effet. Tout porte à croire que le personnage du nom de Lycotas avait d’abord été au service de Marc-Antoine, avant d’être à celui [p. 54] d’Auguste. Les termes qu’emploie Properce donnent même lieu de penser que Lycotas, se trouvant dans la Bactriane, eut occasion de combattre pour la cause de Kanichka contre les Chinois.

Avant d’aller plus loin, je ferai trois remarques.

Plutarque nous apprend qu’Antoine, dans ses alliances, se faisait livrer un corps de troupes indigènes, et qu’en retour il remettait un corps de soldats romains : c’étaient, de part et d’autre, des espèces d’otages. C’est ainsi que des guerriers mèdes figurèrent à la bataille d’Actium. On peut supposer que les guerriers romains allèrent signaler leur va-leur dans les vallées de l’Indus et de l’Oxus, et que, plus tard, Antoine ayant succombé, ils se fondirent parmi les indigènes. Il en fut de même des soldats de Crassus qui furent faits prisonniers par les Parthes[29]. Pour Lycotas, après avoir un moment combattu les Chinois, il était revenu à Alexandrie, puis à Rome, où probablement il avait le premier donné des renseignements exacts sur le Céleste Empire.

Voici la deuxième remarque. Les annales chinoises, qui, plus tard, font mention de la ville de Constantinople comme capitale de l’empire romain, ne nomment jamais la ville de Rome. La capitale de l’empire y est appelée Antou. Que faut-il entendre par Antou ? Je suis porté à croire que c’est une forme abrégée du nom d’Alexandrie, et que là, comme dans les cas analogues, les Chinois ont supprimé les lettres l, x et r. Si ma conjecture est fondée, l’emploi [p. 55] du nom Antou, pour désigner la capitale de l’empire romain, remonte à l’époque où, sous Antoine et Cléopâtre, Alexandrie était réellement la capitale des provinces orientales de l’empire[30]. Alors ce serait le moment où les Chinois acquirent, pour la première fois, la connaissance positive de l’empire romain : pour cela, il n’était pas nécessaire que des Chinois vinssent en Égypte. Des députés d’Antoine s’étaient rendus à Bactra, et le Céleste Empire entretenait des agents auprès de Kanichka. Il était donc facile aux Chinois de se mettre au courant sans se déplacer[31].

Enfin Kanichka, avant de faire alliance avec Auguste, fut considéré à Rome, après la bataille d’Actium, comme un ennemi d’Auguste et comme le boulevard de l’Inde entière contre l’ambition romaine. C’est ce qui résulte de certains vers de Virgile qui seront rapportés dans la suite[32].

N’ayant plus rien à dire sur l’époque du triumvirat, je passe au règne d’Auguste.

Les rapports entre l’empire romain et les différentes [p. 56] contrées dé l’Asie orientale existant déjà et offrant des avantages aux diverses parties, il semble qu’Auguste, devenu le maître unique de l’empire, n’avait rien de mieux à faire que de continuer et de compléter l’ouvrage commencé. Mais, malgré les avances des princes orientaux, Auguste ne voulut d’abord rien conclure, et, pendant dix ans, les rapports furent purement commerciaux et laissés à la responsabilité des particuliers. Pourquoi cette politique ? On ne pouvait pas reprocher aux princes de l’Orient leur alliance avec Marc-Antoine. Ces princes s’étaient adressés à Marc-Antoine comme représentant de l’autorité romaine, et c’était au même litre qu’ils s’adressaient à Auguste : il n’y avait donc pas lieu de repousser leur demande. Ici il faut remonter à un ordre d’idées qui dominait les esprits à cette époque, qui exerça la plus grande influence sur le vieux monde tout entier, et qui cependant, au bout d’un certain temps, s’effaça tellement, qu’au moment où j’écris toute trace en était perdue. Cette idée était que le monde entier allait tomber sous les lois de Rome. D’après cela, qu’était-il besoin de se lier d’avance les mains par des traités ? C’est ici qu’on va voir la grande influence exercée par les poètes du temps d’Auguste.

On sait que Rome fut d’abord un simple village, et qu’il lui fallut des siècles pour subjuguer les territoires voisins ; mais peu à peu sa puissance s’étendit, et le moment arriva ois le monde entier ne parut pas trop grand pour son ambition. Cet extrême [p. 57] besoin d’expansion se manifesta dans les derniers temps de la république, lorsque l’autorité du peuple roi fut reconnue en Espagne, en Afrique, en Gréée et en Asie Mineure. Il acquit son dernier développement lorsque, d’une part, Pompée, après la chute de Mithridate, eut fait voir les aigles romaines aux peuples de la mer Caspienne et de la mer Rouge[33] ; lorsque, de l’autre, César eut conquis toute la Gaule, entamé la Grande-Bretagne, et fait fouler à ses légions le sol germain au delà du Rhin. Beaucoup de Romains n’eurent pas de peine à se persuader qu’ils étaient destinés à soumettre le monde entier, et que le disque de la terre (orbis terrarum) allait devenir le disque romain (orbis romanus).

A l’idée théorique qui, dans les circonstances où l’on se trouvait, ne présentait rien d’impossible, se joignit l’esprit d’intrigue. On sait que, dans le principe, le peuple romain avait admis l’existence de femmes douées d’un esprit surnaturel, et qui, sous le titre de sibylles, étaient chargées, dans les moments critiques, d’éclairer le gouvernement et de servir de guides au peuple. Celle qui jadis avait joui de plus de crédit était la sibylle de la ville de Cumes. Il existait un grand nombre d’écrits attribués aux diverses sibylles, et de temps en temps il en apparaissait de nouveaux. Vers les derniers temps de [p. 58] la dictature de Sylla, il fut parlé dans le public d’un oracle de la sibylle de Cumes, d’après lequel un nouvel ordre de choses allait s’établir : Rome aurait un roi, toute la terre lui serait soumise, la paix régnerait entre tous les peuples et la justice déciderait de tout. Il est probable que cet oracle fut fabriqué par Jules César qui, de bonne heure, s’était persuadé que le gouvernement du monde entier ne serait pas un fardeau au-dessus de ses forces. Quoi qu’il en soit, l’idée fit son chemin, d’autant plus que l’avenir se présentait sous un aspect sombre, et que beaucoup de Romains commençaient à se fatiguer des inconvénients du gouvernement oligarchique. Elle ne fut pas inutile à César pour le succès de la lutte qui ne tarda pas à avoir lieu entre lui et Pompée ; mais au moment où César, investi de tous les pouvoirs, allait la réaliser dans son entier, il tomba sous le poignard des assassins[34]. Sous le gouvernement des triumvirs Marc-Antoine, Octave et Lépide, l’interprétation de l’oracle de la sibylle n’était pas une chose aisée. On peut en juger par la quatrième églogue de Virgile, sur laquelle les commentateurs n’ont pas encore pu s’accorder. Il n’y a dans cette églogue que quatre vers qui soient susceptibles d’explication ; ce sont ceux qui expriment l’idée générale. Les voici :

[p. 59] Il s’avance l’âge définitif prédit par la sibylle ; je vois éclore un grand ordre de siècles nouveaux. Déjà la vierge Astrée revient sur la terre, et, avec elle, le règne de Saturne. Déjà descend du ciel une autre race de mortels.

Mais l’idée prit une forme très claire après la bataille d’Actium, lorsque l’empire n’eut plus qu’un maître. Aussi les amis d’Auguste et de Mécène se hâtèrent de fa propager par tous les moyens. Le mot d’ordre fut celui-ci : 1° Auguste est le roi prédit par l’oracle de la sibylle de Cumes ; 2° il n’y aura qu’un empire sur la terre, le monde devenu l’empire romain ; 3° cet empire sera éternel ; en d’autres termes, il sera le dernier mot de l’humanité ; 4° Auguste et ses successeurs régneront sur la terre comme Jupiter règne au ciel ; tant qu’ils vivront, ils seront le représentant de Jupiter, et, après leur mort, ils iront rejoindre celui dont ils tiraient leur autorité ; 5° par une conséquence naturelle, le monde allait jouir de l’ordre et de la paix, et toutes les vertus allaient faire sentir leur douce influence. Voilà le thème qu’Horace et Virgile reproduisirent sous toutes les formes. A cet égard, ils furent imités plus ou moins complètement par Properce et Tibulle, et l’opinion .qu’ils exprimaient devint générale[35]. Il [p. 60] n’y eut qu’un point sur lequel on évita de s’expliquer : c’est le titre de roi que devait porter le nouveau maître de Rome. Les quatre poètes eurent peur d’attirer une seconde fois sur sa poitrine le poignard des assassins. Mais Auguste suppléa à cette lacune par une autre voie. Un de ses affranchis publia une biographie du prince dans laquelle on rappelait, comme un fait de notoriété publique, que le jour où Octave vint au monde, un prodige avait annoncé la naissance d’un roi[36].

L’idée que j’énonce a été exprimée d’une manière plus ou moins positive par les poètes que j’ai nommés, et cependant personne, parmi les modernes, ne l’a aperçue : c’est que l’idée, considérée en elle-même, était absurde, et qu’on mirait cru faire tort à leur mémoire en la prenant au sérieux. D’ailleurs, les quatre poètes et les écrivains qui vinrent plus tard, bien que d’accord pour le fond, diffèrent quelquefois dans l’expression. Ceci me met dans l’obligation d’exposer la manière dont le public, à Rome, se représentait le monde au temps d’Auguste.

Ce n’est pas qu’il n’y eût d’abord lieu à se livrer à quelques considérations sur l’extension que la puissance romaine avait prise à cette époque ; on peut vraiment dire qu’à Rome le mot impossible avait perdu sa signification. La paix et l’ordre régnaient à l’intérieur ; du côté de l’extérieur, on entendait parler chaque jour de quelque nouveau peuple soumis aux lois de l’Empire. Joignez à cela les progrès que la [p. 61] civilisation avait faits tant dans les provinces occidentales que dans les provinces orientales. Le commerce s’était ouvert de nouvelles voies ; des routes étaient percées dans tous les sens ; l’aisance se répandait dans toutes les classes ; partout où l’autorité romaine pénétrait, la jeunesse était initiée aux chefs d’œuvre de la littérature de la Grèce et de Rome. On peut même dire que l’influence exercée par les Grecs, par suite des conquêtes d’Alexandre, avait acquis une force nouvelle.

Mais je n’ai pas à insister là-dessus, et il vaut mieux que je passe immédiatement à un sujet moins connu : les idées géographiques des Romains au temps d’Auguste. Ce n’est pas ici une digression ; c’est un éclaircissement préalable pour les différentes parties de ce mémoire.

L’homme n’eut longtemps qu’une connaissance vague et incomplète du globe qui lui a été donné pour demeure. Dès le principe, on se figura le monde comme plus petit qu’il ne l’est réellement. Les conquêtes d’Alexandre ouvrirent de nouveaux horizons ; mais combien de contrées dont on ignorait jusqu’au nom, notamment la Chine ?

Le premier système géographique un peu digne de ce nom est celui d’Ératosthène, qui florissait vers l’an 220 avant Jésus-Christ, et qui remplissait les fonctions de bibliothécaire à Alexandrie, alors le centre du commerce et des sciences. Suivant Ératosthène, le globe de la terre est divisé en cinq zones : la zone torride, les deux zones tempérées et les deux [p. 62] zones glaciales. La zone torride est l’espace compris entre les deux tropiques ; elle est ainsi appelée parce que le soleil y décrit sa révolution et que la chaleur y est extrême. Les deux zones glaciales sont situées auprès des pôles. Quant aux deux zones tempérées, elles occupent une situation intermédiaire entre la zone torride et les deux zones glaciales, et elles participent de toutes les trois. La terre proprement dite, c’est-à-dire ce qui forme l’Europe, l’Asie et l’Afrique, occupait une partie de l’hémisphère septentrional, et était entourée de tout côté par la mer.

D’après Ératosthène, l’Afrique, à partir du détroit de Gibraltar, tourne immédiatement au sud-est, et se dirige, par une légère courbe, vers la côte du Zanguebar. Quant à l’Asie, le continent, à partir de la mer Caspienne, qui était censée communiquer avec la mer du Nord, tournait à l’est, puis au sud-est, puis directement au sud jusqu’à l’île de Ceylan. En d’autres ternies, l’Afrique était privée de sa partie méridionale, la partie de l’accès le moins facile. A son tour, l’Asie perdait toute la Sibérie, tout le Kamtchatka et toute la presqu’île au delà du Gange ; la Chine, qui était censée toucher à la Bactriane, du côté de l’ouest, et qu’on mettait sous le même méridien que la presqu’île de l’Inde, mais dont on n’eut connaissance que postérieurement à Ératosthène, ne formait plus avec cette dernière qu’une côte se dirigeant du nord au sud, et terminant le monde du côté de l’est. La Chine et l’Inde étaient seulement séparées par une montagne à laquelle on [p. 63] donnait le nom d’Imaus ou d’Emodus, et qui était censée se rattacher à la chaîne du Taurus[37]. L’Europe seule conservait ses dimensions ; aussi l’Asie étant représentée par le nombre 11 et l’Afrique par le nombre 8, l’Europe équivalait à 13. Il y avait même des savants qui prétendaient que l’Europe à elle seule équivalait à l’Asie et à l’Afrique réunies ensemble[38]. Le système d’Ératosthène était fort prisé à Rome, et l’on eût dit qu’il avait été fait exprès pour favoriser l’ambition insatiable des Romains.

Ce système a été suivi par Horace[39], Virgile, Properce et Tibulle. Il se retrouve chez Pomponius Mela et Pline le Naturaliste. On est donc autorisé à croire qu’il fut adopté par Agrippa, pour la carte du monde qu’il fit dresser à l’aide des matériaux rassemblés par ordre de Jules César[40], et qui fut placée [p. 64] par Auguste, après la mort d’Agrippa, dans le portique appelé du nom de ce grand homme[41]. Le fait est que, pendant bien des siècles, la jeunesse romaine, pour se faire une idée de la configuration du globe, alla étudier la carte exposée dans le portique d’Agrippa[42]. Or la carte de Peutinger, qui, bien que dressée longtemps après la carte d’Agrippa et sous une autre forme, en est la reproduction, a été faite d’après le système d’Ératosthène.

Si, à Rome, on n’avait pas employé d’autre système que celui d’Ératosthène, la question traitée ici serait fort simple. Mais ce système s’était de bonne heure compliqué d’un tout autre ordre d’idées que je ne puis me dispenser de faire connaître.

On sait que, dans le nie siècle qui précéda notre ère, les rois de Pergame fondèrent, dans leur capitale, une bibliothèque destinée à rivaliser avec celle d’Alexandrie. Vers l’an i 6o avant Jésus-Christ, la bibliothèque de Pergame avait sa tête un savant du nom de Cratès, lequel disputait le sceptre de la grammaire au célèbre critique alexandrin Aristarque ; mais Cratès ne s’occupait pas seulement de grammaire ; il avait voulu se faire un nom dans la géographie, et comme il fut envoyé par le roi de Pergame en ambassade à Rome, il y introduisit, [p. 65] avec le goût de la grammaire, ses théories géographiques. Par une conjecture qui s’est vérifiée, et qui remontait plus haut, Cratès ajoutait au monde d’Ératosthène, composé de l’Europe, l’Asie et l’Afrique, un ou plusieurs autres mondes. On était alors aux temps des Paul Émile et des Scipion Émilien. Strabon nous a transmis les idées de Crates ; voici en quoi elles consistaient[43].

Le monde que nous habitons, représenté à peu près comme il l’était par Ératosthène, était accompagné de plusieurs autres mondes répandus sur la surface du globe[44]. Il y en avait notamment un qui était placé au midi de l’ancien, auprès du pôle austral. Ce deuxième monde, indiqué par Aristote[45], a été admis par Virgile, Tibulle et Properce, et il en est encore parlé longtemps après eux[46]. D’après Cratès, le monde austral occupe la zone tempérée du sud, comme notre monde occupe la zone tempérée du nord. La zone torride est par elle-même inhabitable, à cause de l’excès de la chaleur ; cependant il y a des habitants dans la portion de cette zone qui touche au tropique du cancer et dans celle qui touche au tropique du capricorne. On sait que les anciens donnaient aux habitants des régions tropicales [p. 66] le nom d’Éthiopiens, de deux mots grecs[47] signifiant au visage brûlé. Hérodote a distingué les Éthiopiens de l’orient et ceux de l’occident, c’est-à-dire les Éthiopiens de l’Asie et ceux de l’Afrique[48]. Cratès a distingué les Éthiopiens du nord et les Éthiopiens du midi.

Le séjour de Cratès à Rome eut, sur la littérature latine, une influence qui, en ce qui concerne la géographie, n’a pas été assez remarquée. Cicéron avait adopté les idées de Cratès en géographie, et, dans son Traité de la république, il les met dans la bouche de Scipion l’Africain, au moment où ce grand homme, dans une apparition qu’il est censé faire à son petit-fils, cherche à le détacher des intérêts si peu solides de ce monde[49]. Ce passage de la République a été reproduit et commenté par Macrobe[50]. Il serait inutile de rapporter ici les paroles de Cicéron et le commentaire de Macrobe ; mais je ne puis me dispenser de rappeler les témoignages de Virgile et de Tibulle, d’autant plus que j’aurai à y revenir dans la suite de ce mémoire.

Tibulle s’exprime ainsi : Le globe, entouré de tout côté par l’air où il est fixé, se divise en cinq parties : deux d’entre elles sont continuellement désolées par un froid glacial et ensevelies dans d’épaisses ténèbres ; l’eau qui commence à couler s’y condense [p. 67] et durcit en neige et en épais glaçons ; en effet, le soleil ne se lève jamais sur elles. Celle du milieu, au contraire, est pénétrée en tout temps de la chaleur de Phœbus, soit que, pendant l’été, il se rapproche de la région que nous habitons, soit que, dans les jours d’hiver, il s’en éloigne. Aussi jamais le sol ne s’y soulève sous le soc de fa charrue ; la terre n’y donne pas de moissons ; il n’y a point de pâturages. Jamais Bacchus, jamais Cérès n’ont visité ces plaines ; nul animal n’habite dans ces lieux embrasés. Entre cette région et celles où règne le froid, il en est deux qui sont fertiles : la nôtre et celle qui, dans l’autre partie du globe, correspond à la nôtre ; le voisinage des deux climats contraires sert à les tempérer, et l’un y atténue l’influence de l’autre. L’année y accomplit paisiblement sa révolution. Le taureau y apprend à soumettre sa tête au joug, et la vigne flexible à monter le long des rameaux élancés. La faucille y coupe chaque année la moisson que le soleil a mûrie ; le fer ouvre le sein de la terre et l’airain celui de l’onde ; des villes s’élèvent protégées par des remparts[51].

[p. 68] D’un autre côté, on lit dans le premier livre des Géorgiques : Pour régler nos travaux, le ciel a été partagé en régions diverses, et douze constellations marquent, à travers le monde, le cours brillant du soleil. Cinq zones embrassent tout l’espace du ciel. L’une est toujours resplendissante de lumière, toujours brûlée des feux du jour ; autour d’elle, à droite et à gauche, il en est deux autres qui s’étendent jusqu’aux pôles du globe, et sous lesquelles s’amassent des glaces éternelles et de noirs frimas. Entre elles et ce milieu brûlant des cieux, il y a deux zones tempérées que la bonté des dieux a accordées aux pauvres humains. Une route la coupe en oblique, dans laquelle se meut tout le système des signes du zodiaque. Au septentrion, vers la Scythie et les monts Riphées, la terre s’élève ; elle penche et s’abaisse, au midi, du côté de la Libye. Notre pôle occupe toujours le point culminant des cieux ; hais l’autre, placé aux antipodes, n’est vu que par le Styx profond et par les pâles ombres des enfers[52].

[p. 69] Une question qui se présente naturellement, c’est celle de savoir si les contemporains d’Auguste bornaient les conquêtes romaines au monde que nous habitons, ou si ces conquêtes devaient comprendre les divers mondes répandus sur le globe. Cicéron, dans le langage qu’il fait tenir à Scipion l’Africain, part de l’idée que la zone torride est en proie à des chaleurs trop grandes pour que ce qui a été doué de la’ vie puisse y maintenir son existence ; par conséquent, toute communication eût été impossible entre le monde du nord et le monde du midi. C’est aussi l’opinion émise par Pomponius Mela et Pline le Naturaliste[53]. Les idées que les Romains avaient alors en physique étaient des plus imparfaites. Mais que dire de Tibulle, de Properce et même de Virgile, [p. 70] qui, tout en n’en sachant pas davantage, ne craignirent pas d’avancer que le nom romain ne devait pas connaître de limites, et qu’Auguste était appelé à régner sur l’univers entier[54] ?

Ceux des Romains qui croyaient à l’existence de quatre mondes, les plaçaient par ordre aux quatre coins du globe, et les supposaient entourés chacun par la mer. Dans leur opinion, l’Océan était disposé en deux bandes, sous forme de grands cercles de la sphère, et se coupant à angles droits. Une de ces bandes répondait à la ligne équinoxiale et occupait la zone torride. L’autre bande équivalait au méridien. Dans les dernières années du IIIe siècle, [p. 71] lorsque l’empire compta deux empereurs, Dioclétien et Maximien Hercule, et deux Césars, Constance Chlore et Galère, Eumène, qui était professeur d’éloquence dans la ville d’Autun, imagina de comparer les quatre princes entre lesquels l’empire avait été partagé aux quatre continents du globe. Il s’exprime ainsi : Tout est soumis dans le monde à l’influence du nombre quatre : on compte quatre éléments, quatre saisons et quatre terres séparées par un double océan, etc.[55] La croyance aux quatre continents était devenue une chose si naturelle, que l’autorité publique n’hésita pas à la consacrer, en la marquant sur la monnaie[56].

J’ai dit qu’en général, chez les physiciens de l’antiquité, on regardait toute communication d’un continent à l’autre comme impossible. Cependant Sénèque le Tragique est parti de l’idée que non seulement les communications n’étaient pas impossibles, mais que le temps amènerait la découverte de quelques mondes nouveaux. Parlant, dans sa [p. 72] Médée, de la vaste influence romaine et du progrès que les arts avaient fait de son temps, il s’exprime ainsi : Aujourd’hui la mer soumise obéit à tous les mortels. Ils n’ont plus besoin d’un vaisseau merveilleux, ouvrage de Minerve, et conduit par les princes de la Grèce ; la barque la plus vulgaire passe et repasse sur l’abîme. Les bornes des Etats sont changées : on fonde des cités au delà des mers. Dans cet univers que parcourt l’audace humaine, rien n’est plus à la place qu’il occupait. L’Indien se désaltère dans l’Araxe glacé ; les Persans boivent les eaux de l’Elbe et du Rhin ; quelques siècles encore, et l’Océan ouvrira ses barrières ; une vaste contrée sera découverte, des mondes nouveaux seront révélés par un autre Tiphys, et Thulé ne sera plus la limite de l’univers[57]. Était-il possible de mieux [p. 73] prédire la grande découverte de Christophe Colomb ?

Le nombre des personnes qui croyaient à l’impossibilité de communiquer d’un continent à l’autre était de beaucoup le plus considérable. Ce fut ce qui nuisit le plus à la théorie de la pluralité des continents. En effet, les idées chrétiennes ne tardèrent pas à se répandre, et d’après ces idées nous naissons tous du même père. Il est aussi de foi chez les Chrétiens que Jésus-Christ a versé son sang pour le salut de tous les hommes, sans exception. Comment concilier ces idées avec l’existence de plusieurs continents sans communication les uns avec les autres ? C’est la même difficulté qui s’est élevée plus tard, quand nos savants agitèrent la question de savoir si les planètes étaient habitées. L’existence de plusieurs mondes suppose ce qu’on appelle des noms d’antipodes, d’antichtones, etc. Saint Augustin s’est formellement prononcé contre l’idée des antipodes[58], et pendant tout le moyen âge l’église repoussa l’idée de la pluralité des continents. Au VIIIe siècle, un prêtre de la Bavière, nommé Virgile, fut suspendu de ses fonctions pour avoir professé cette opinion[59]. Ainsi qu’on le verra dans le troisième paragraphe, Paul Orose, disciple de saint Augustin, s’en est tenu au système primitif d’Ératosthène. Cependant, ici et là on retrouve, [p. 74] en plein moyen âge, les traces du système romain[60].

Avant d’aller plus loin, j’ai encore quelques mots à dire sur le système d’Ératosthène et sur certaines opinions professées à Rome sous Auguste.

La plus grande largeur de la terre, de l’ouest à l’est, se comptait à partir du détroit de Gibraltar jusqu’à l’embouchure du Gange[61]. Or le détroit de Gibraltar présente, à son entrée, deux montagnes qui se détachent, l’une, du continent de l’Europe, et l’autre, du continent de l’Afrique. Comme ces montagnes se rapprochent, pour la forme, de cippes naturels, elles reçurent le nom de colonnes ; et comme, suivant la tradition, Hercule avait porté jusque-là le cours de ses exploits, on les appela du nom de colonnes d’Hercule. Le vulgaire alla jusqu’à croire que ce fut Hercule qui, par la vigueur de son bras surhumain, éleva ces cippes, en ouvrant aux eaux de l’Océan l’entrée dans la Méditerranée. Mais lorsque Jules César eut envahi la Grande-Bretagne, on reconnut que l’Angleterre, ou, du moins, l’Irlande, s’avançait plus à l’ouest que le détroit de Gibraltar, et l’on plaça l’extrémité occidentale du monde dans les Îles Britanniques ; c’est l’opinion qu’a suivie Virgile. Voilà pour l’ouest. Quant à l’extrémité orientale du monde, elle était placée à l’embouchure du [p. 75] Gange. J’ai dit que, d’après Ératosthène, l’Asie se terminait, à l’est, par une ligne droite ayant la Chine au nord et l’Inde au sud. Or le Gange était censé former une saillie à son embouchure. Telle est l’opinion à laquelle se sont rangés Horace, Virgile, Properce, et qu’on retrouve chez Pomponius Mela, Pline le Naturaliste, sur la carte de Peutinger, chez Paul Orose, etc. D’après la tradition, Bacchus porta ses conquêtes jusque-là, et l’on ajoutait que le demi-dieu, avant de revenir sur ses pas, éleva sur les deux pointes par lesquelles se termine le cours du Gange, deux colonnes destinées à rivaliser avec les colonnes d’Hercule[62]. Virgile, comme on verra, n’a pas dédaigné de se conformer à cette tradition.

Du côté du nord, les contemporains d’Auguste n’avaient qu’une idée vague des contrées situées au delà du Rhin, du Danube, de la mer Noire et du Caucase. Les connaissances géographiques des Grecs et des Romains ne s’étendirent qu’au fur et à mesure des progrès des armes romaines. A l’égard du midi, j’ai déjà dit que, d’après Ératosthène, l’Afrique, à partir du détroit de Gibraltar, se dirigeait au sud-est, et qu’elle perdait plus de la moitié du territoire qu’elle possède réellement. Le mont Atlas et les îles Fortunées, qu’on savait lui être annexées du côté de l’ouest, étaient placés plus au sud qu’ils n’auraient [p. 76] dû l’être. La véritable situation de l’Atlas ne fut connue que sous le règne de l’empereur Claude, à la suite de l’expédition de Suetonius Paulinus[63]. Strabon dit que le Fezzan actuel, qui est situé au midi de la régence de Tripoli, prés du tropique du cancer, se trouvait à neuf ou dix journées seulement de l’Océan[64], et Virgile suppose que, par le Fezzan, les Romains n’auraient pas eu de peine à occuper l’Atlas ainsi que le jardin des Hespérides. Comment avec de pareilles doctrines ne serait-il pas venu aux Romains des idées de monarchie universelle ?

Le système d’Ératosthène, ramené à sa simplicité primitive, fut suivi par Strabon dans sa grande description de la terre ; c’est même surtout d’après lui qu’on a pu saisir l’ensemble de ce système, vu que le traité original d’Ératosthène ne nous est point parvenu. Mais Strabon n’a terminé son ouvrage qu’après la mort d’Auguste ; d’ailleurs, il a écrit surtout pour les Grecs, et, tandis qu’il ne paraît pas connaître les traités latins[65], les écrivains latins, tels que Pomponius Mela et Pline le Naturaliste, ne semblent pas avoir eu connaissance du sien. Cent cinquante ans après Auguste, Ptolémée mit en avant un système tout différent de celui d’Ératosthène [p. 77] et de Cratès : d’une part, l’Asie recevait une place beaucoup plus grande que par le passé ; de l’autre, les diverses parties du monde étaient disposées tout autrement. Le système de Ptolémée se propagea rapidement en Orient ; mais, pour l’Occident, tant que les anciennes traditions se conservèrent à Rome, tant que l’empire romain d’Occident exista au moins de nom, les doctrines professées par Virgile, Horace, Properce et Tibulle, conservèrent la supériorité, principalement auprès des païens. C’est ce qui fait que, sur la carte annexée à ce mémoire, j’ai cru pouvoir donner à ces idées le nom particulier de système géographique des Romains.

Ces notions ne seront pas inutiles pour l’intelligence des écrits latins des cinq premiers siècles de notre ère. Maintenant je dois dire que le pian de monarchie universelle, du moins en ce qui concerne l’Asie orientale, ne prit pas tout de suite une forme définitive. Il fallait d’abord laisser à l’empire le temps de se remettre du long ébranlement causé par les guerres civiles. Il fallait surtout s’occuper d’assurer la tranquillité des régions occidentales, beaucoup moins éloignées du siège de l’autorité. Voici un court tableau de l’état général de l’empire après la bataille d’Actium, et de la politique à laquelle Auguste consacra le reste de sa vie. L’Égypte avait été réduite en province romaine ; la mer Méditerranée était devenue un lac romain, et bientôt, du côté du midi, l’empire n’eut plus pour limites que les sables qui bornent la côte septentrionale [p. 78] de l’Afrique. Du côté de l’occident, l’Espagne, la Gaule et le midi de la Grande-Bretagne avaient fait leur soumission, et l’empire possédait une frontière naturelle dans l’océan Atlantique ; mais il restait quelques populations, notamment dans les Alpes et les Pyrénées, qui subissaient le joug avec peine et qui n’attendaient qu’une occasion pour reconquérir leur indépendance. Il en était de même, du côté du nord, sur les bords du Rhin, du Weser et de l’Elbe, sur les bords du Danube, enfin sur les bords du Tanaïs, fleuve qui sépare l’Europe de l’Asie, et où se rencontraient alors les populations gothiques, les populations de race finnoise et les populations tartares. Comme la présence de ces diverses populations était un danger permanent pour l’empire, la politique d’Auguste consista à dompter celles qui se trouvaient dans l’intérieur des nouvelles frontières, et, pour les autres, à les éloigner ou, du moins, à les réduire à l’impuissance. Des forts furent construits le long de ces frontières ; dans les lieux qui occupaient une position centrale, on établit des camps retranchés, propres à recevoir un corps d’armée. Le règne d’Auguste se passa à amener ces résultats, et, pendant tout ce temps, ce prince fit preuve d’un courage et d’un esprit de suite admirables. Aussi, de ces trois côtés, la sécurité de l’empire fut assurée pour longtemps.

Restait le côté de l’orient. L’Inde était un pays riche en produits, et où, par suite de nombreuses [p. 79] importations de marchandises, l’or romain allait s’engloutir. Pourquoi ne pas en prendre possession ? Il y avait aussi la Chine, dont la soie flattait beaucoup le goût de la classe riche, et dont les habitants passaient pour des gens doux et tranquilles. N’était-ce pas le cas de faire goûter aux Chinois le bonheur du gouvernement romain ? A la vérité, comme la navigation n’avait pas fait les mêmes progrès qu’aujourd’hui, on ne pouvait arriver dans l’Asie orientale que par terre, à travers la Perse ; or, la Perse, soumise alors aux Parthes, avait jusque-là opposé une résistance invincible, et toutes les tentatives faites par les Romains pour franchir l’Euphrate avaient été repoussées avec perte. Mais, en ce moment, les Parthes étaient divisés, et les compétiteurs au trône étaient des hommes méprisables. Le succès ne tenait plus qu’à une certaine réunion de circonstances ; l’essentiel était de ne pas se presser. Une considération particulière faisait désirer la conquête de la Perse. Crassus avait été défait par les Parthes, et des drapeaux romains décoraient les temples des disciples de Zoroastre ; Marc-Antoine avait subi le même affront, et une foule de Romains étaient captifs sur la terre étrangère. Au seul mot de Parthe, la plupart des Romains bondissaient d’indignation.

L’an 24 avant Jésus-Christ, Auguste fit faire comme essai une expédition contre les habitants de l’Arabie méridionale. On a vu dans mon mémoire sur le Périple de la mer Érythrée, que les habitants de l’Arabie méridionale, qui se trouvaient placés [p. 80] entre l’Égypte et l’Inde, avaient fait de tout temps un riche commerce. Le luxe des Sabéens était comme passé en proverbe[66]. Il importait aux Romains de se rendre maîtres d’un pays qui, dans un moment donné, pouvait faire pencher la balance. Qu’on entreprît la conquête de l’Inde ou même celle de la Perse, la possession de l’Arabie serait nécessairement d’un grand secours. D’ailleurs, l’Arabie a presque toujours été un pays divisé, et il n’y avait pas d’apparence que les Sabéens pussent résister aux forces romaines. Une armée partit donc des bords du Nil et se irait en marche vers l’Arabie du sud. Le fait est qu’aucune troupe armée ne se présenta ; mais lorsque les Romains arrivèrent près du lieu de leur destination, ils avaient tant souffert du froid et du chaud, de la faim et de la soif, qu’ils n’étaient plus en état de rien entreprendre. Ils fuirent obligés de revenir sur leurs pas[67].

J’ai dit que l’invasion de l’Arabie était un acheminement vers la conquête de la Perse. C’est ce que dit positivement Horace. Dans une ode qu’il adresse à un philosophe stoïcien du nom d’Iccius, lequel, à la première nouvelle de l’expédition, avait mis bas le manteau de philosophe pour prendre les armes, il commence ainsi. Quoi, Iccius, vous avez regardé d’un œil d’envie les richesses des Arabes ; vous allez [p. 81] faire une guerre acharnée aux rois sabéens qui n’ont jamais connu le joug, et vous apprêtez des chaînes au Parthe redoutable[68].

Auguste, éclairé par l’expérience, se borna désormais à faire occuper certains points des côtes de la mer Rouge, où les navires romains, qui se livraient au commerce de l’Éthiopie et des mers orientales, pouvaient trouver un refuge. Pour tout le reste, il tâcha de vivre en paix avec les indigènes. Néanmoins, l’invasion des Romains en Arabie leur attira une attaque à laquelle ils ne s’attendaient pas.

L’Abyssinie, à cette époque, n’était pas divisée comme aujourd’hui et formait un État puissant. Le pays exportait de l’ivoire provenant de ses éléphants, des parfums de divers genres, et d’autres objets. Sa capitale était située dans une presqu’île formée par les deux principaux affluents du Nil et qu’on nommait l’île de Méroé. Une femme appelée Candace occupait le trône. Horace nous apprend que cette princesse avait à ses ordres une flotte capable de tenir la mer[69]. Pendant que les troupes romaines, chargées de garder l’Égypte, se trouvaient en Arabie, Candace fit envahir la haute Égypte. Les Romains n’eurent pas de peine à repousser les Éthiopiens. [p. 82] Ils s’avancèrent même jusque dans l’île de Méroé ; mais le pays qu’ils envahirent présentait un aspect si misérable qu’ils se hâtèrent de revenir. Auguste s’empressa d’offrir à Candace des conditions qui furent acceptées[70].

Les rapports entre l’empire romain et la Perse devenaient de plus en plus difficiles. Le roi des Parthes, qui se nommait Phraate, et qui n’était parvenu au trône qu’en donnant la mort à son père, était en ce moment en lutte avec un prince du sang royal, nommé Tiridate. Tiridate avait recouru à Auguste, et, en se rendant à Rome, il avait emmené avec lui un fils de Phraate. A s’en tenir au petit nombre de témoignages historiques qui nous sont parvenus sur cette époque, Auguste mettait une grande modération clans ses démarches. Pour gagner Phraate, Auguste lui renvoya son fils ; en retour, Phraate promit de rendre les drapeaux enlevés à Crassus, et n’en fit rien. L’agitation était extrême à Rome, et l’on reprochait au gouvernement sa longanimité. Horace, que tout délai impatientait, fait, dans une ode qu’il adresse à Auguste, cette invocation à Jupiter : Fils de Saturne, père et conservateur de la race humaine, c’est à toi que les destins ont remis le soin de la grandeur de César. Tu es le premier roi (le l’univers, et César en est le second. Soit qu’il traîne à son char les Parthes, qui ne cessent pas de menacer l’Italie, ou bien les Sères (Chinois) et les Indiens, qui habitent à l’extrémité orientale du [p. 83] monde, subordonné à toi seul, qu’il gouverne selon les lois de la justice le monde agrandi ![71]

Horace fait, peu de temps après, une déclaration encore plus explicite dans l’ode où se trouve le fâcheux portrait de l’homme juste à l’épreuve des caprices de la fortune : Que le Capitole maintienne son éclat, et que la superbe Rome, toujours triomphante, donne des lois aux Parthes ; que, partout redoutée, elle porte son nom aux extrémités du monde, au sein de la mer qui sépare l’Europe de l’Afrique, et dans les champs que fécondent les eaux du Nil débordé. Les contrées qui terminent notre monde, au nord et au midi, que Rome y porte ses armes, qu’elle atteigne les régions embrasées par les feux du soleil, et celles où se forment les nuages et les frimas ![72]

 [p. 84] En 22 avant J. C. Auguste annonce l’intention de se mettre en route pour l’Orient ; eu apparence il partait pour s’assurer de la manière (lotit l’ordre était observé dans les provinces ; mais des légions étaient échelonnées sur la route ; en même temps, et tandis que les Parthes n’avaient pas de marine, une flotte romaine croisait dans la mer Rouge et dans les environs du golfe Persique. Tout annonçait une de ces luttes qui changent la face du monde. Cette expédition ne répondit pas à ce que le public en attendait. Quand Auguste se trouva près de l’Euphrate, le roi des Parthes céda ; il renvoya les drapeaux et les prisonniers romains qui voulurent retourner dans leur pays, et la paix fut faite. L’Euphrate continua à servir de séparation aux deux empires. Aussi les historiens se sont peu arrêtés sur cette expédition ; mais jamais, peut-être, depuis la fondation de home, entreprise ne fut plus populaire, et sur aucune, du moins en ce qui concerne les présages qui en furent tirés, il ne nous est parvenu de détails aussi précis. Quatre poètes jouissaient alors de la vogue à Rome, et tous les quatre se sont plu à se taire les interprètes de l’état des esprits. Ces quatre poètes sont Horace, Virgile, Properce et Tibulle. Comme ce [p. 85] qu’ils ont dit touche directement à l’objet de ce mémoire, et que d’ailleurs il s’agit d’une lacune à remplir, je ne puis me dispenser de rappeler ce qu’ils ont dit[73].

La pensée première de cette expédition était de venger l’affront fait par les Parthes au nom romain. Plus la puissance romaine était devenue grande, plus l’injure réclamait un prompt châtiment. Mais de plus, pour la grande masse du publie, il s’agissait de faire du côté de l’orient ce qui avait été fait du côté de l’occident ; il s’agissait d’exterminer la race des Parthes, et de faire triompher le nom romain ; il s’agissait de l’aire ce que n’avait pu faire Alexandre, de subjuguer du même coup l’Inde et la Chine. Quelle exaltation dans les têtes ! on allait enfin parcourir cet Orient, qui avait été considéré de tout temps comme le chemin de la gloire ; on allait retrouver les traces de Bacchus, de Sémiramis, de Cyrus, de Darius et d’Alexandre ; on allait ne faire qu’un de Rome et du monde, et on allait asseoir la société sur des bases qui ne devaient plus changer.

Aussi, depuis l’océan Atlantique jusqu’à l’Euphrate, depuis le Danube jusqu’aux sables du Sahara, on ne s’entretenait plus d’autres choses. Des cartes particulières, destinées à faire connaître la [p. 86] marche des légions, avaient été préparées d’avance. Les militaires qui faisaient partie de l’expédition avaient promis de tenir leurs amis au courant des événements. Avant de se séparer, les époux et les épouses se juraient une fidélité constante. Les femmes promettaient, pour occuper leurs loisirs, de tracer à l’aiguille l’image des combats où leurs maris et leurs amants se couvriraient de gloire. Les journaux offraient d’avance d’accueillir ; toutes les nouvelles qui arriveraient du théâtre de la guerre. Les journaux du temps ne nous étant point parvenus, les vers des quatre poètes pourront y suppléer.

Je vais d’abord rapporter les témoignages de Properce et de Tibulle. On verra ensuite, année par année, ce qu’Horace a dit sur le même sujet. Quant à ce qu’a écrit Virgile, je le réserve pour la fin du paragraphe. Virgile a fait ici ce qu’il a fait ailleurs, il a voulu tracer le programme complet de l’expédition, et il a eu la prétention de résumer en vers, tels qu’il savait les faire, les principaux épisodes de ce grand drame ; malheureusement il tomba malade et mourut avant d’avoir terminé son travail, et il est devenu impossible de bien suivre sa pensée, si déjà l’on n’a pas l’ensemble du sujet présent à l’esprit.

Voici d’abord une épître que Properce adresse à Auguste : Le divin César inédite une expédition contre l’Inde opulente : sa flotte est prête à sillonner les flots de la mer qui recèle des perles (le golfe [p. 87] Persique). Soldats, quelle magnifique perspective ! Les contrées les plus éloignées ne seront pour vous qu’une occasion de triomphe. Le Tigre et l’Euphrate couleront sous les lois de César, et, quoique un peu tard, une nouvelle région viendra se ranger sous les faisceaux de l’Ausonie. Il faut que les trophées du Parthe ornent à leur tour le temple de Jupiter, dieu du Latium. Allez, partez, flottes belliqueuses, déployez vos voiles ; et vous, coursiers destinés à nous apporter les trophées qui sont la récompense du brave, préparez-vous à une si belle tâche. Je vous garantis le succès. Vengez Crassus de sa défaite ; partez, et ajoutez quelques nouvelles pages aux fastes de Rome. Ô Mars, père des Latins, ô Vesta, dont les feux sacrés règlent nos destinées, je vous en conjure, faites briller avant nia mort le jour où je pourrai voir le char de César couvert de dépouilles, et ses chevaux obligés de refouler à chaque pas et avec douceur tout un peuple qui viendra l’applaudir. Penché sur le sein de la jeune beauté que j’aime, je contemplerai avec délices ce spectacle. Je lirai sur chaque trophée les noms des villes prises ; je compterai les flèches de ces cavaliers qui combattent eu fuyant (les Parthes) ; je verrai les ares de ces peuples qui portent la braie (les Indo-Scythes de Kanichka), et leurs chefs captifs assis au pied de faisceaux faits avec leurs propres armes. O Vénus ! protège ta race ; prolonge l’existence de cette tête si chère ; c’est tout ce qui te reste du sang d’Enée. A ceux donc qui l’ont mérité par tant de travaux, le butin ; pour [p. 88] moi, il me suffira de les applaudir (à leur retour Rome) au milieu de la Voie Sacrée[74].

A la même occasion, Tibulle a chanté la conquête du vieux monde, composé de l’Europe, l’Asie et l’Afrique, comme un fait déjà accompli. Le personnage auquel il s’adresse est un ancien général républicain, appelé Messala, qui s’était attaché à la fortune d’Auguste. On peut induire des paroles du poète, qu’Auguste avait eu un moment l’intention de donner à Messala le commandement de l’Angleterre, dont les provinces septentrionales défendaient avec succès leur indépendance, et que le gouvernement était impatient de soumettre au joug. Quoi qu’il en soit, l’idée générale du morceau est [p. 89] que le continent de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, étant soumis entièrement aux lois de Pionce, il ne restait plus à Messala pour se signaler d’autre moyen que de subjuguer les Bretons, et de passer ensuite dans le monde austral, avec la chance de devenir le héros des deux mondes. Voici ce morceau singulier : Encouragé par un dieu (Auguste), signale-toi par de grandes choses, et conquiers des triomphes qui n’aient été obtenus par personne. Tu. n’as plus à subjuguer la Gaule qui nous avoisine , ni la fière Espagne aux vastes provinces, ni le sol sauvage où vint s’asseoir une colonie de Théra (la Cyrénaïque), ni les plaines où coule le Nil, ni celles où coule le Choaspe (dans la Susiane), boisson du grand roi, ni les champs d’Arecta que traverse le rapide Gyndès, dont Cyrus, en démence, divisa les eaux en branches nombreuses (dans le Khouzestan) ; ni les royaumes auxquels Tomyris (reine des Scythes) donna pour bornes le cours sinueux de l’Araxe (Iaxarte), ni les terres situées à l’extrémité orientale du monde, là où le Padéen, assis à des tables ensanglantées, célèbre ses horribles festins[75] ; ni l’Hèbre et le Tanaïs, qui arrosent le territoire des Gètes et des Mosyns. Pourquoi une plus longue énumération ? Nul peuple, clans le monde que nous habitons et qui est entouré par la mer, n’aurait d’armes à opposer aux tiennes. La seule mission qui t’est réservée, c’est de triompher du Breton, qui jusqu’ici a résisté aux armes romaines ; [p. 90] tu es même appelé à subjuguer cet autre monde qui est séparé du nôtre par le ligne du zodiaque ; mais lorsque de si brillants triomphes auront couronné tes exploits, seul tu seras nommé grand dans les deux mondes[76].

Parmi les élégies de Properce, il y en a une qui est adressée à un personnage appelé Postume : on y remarque le passage suivant : Quoi ! Postume, tu as pu quitter Galla en pleurs, pour suivre, en qualité de soldat, les redoutables enseignes d’Auguste ? L’avantage d’avoir ta part des dépouilles du Parthe l’a donc emporté sur les mille supplications de Galla ! Puissiez-vous, ô avares, s’il est possible, périr tous d’une même mort, et avec vous quiconque préfère la vie des camps à la couche d’une chaste épouse ! Tu vas donc, une casaque sur le dos, et harassé de fatigue, boire dans ton casque de l’eau [p. 91] de l’Araxe[77] ! A la seule pensée d’une gloire si vaine, de ta valeur surtout qu’elle craint de voir te devenir fatale, Galla séchera de douleur ; elle croira voir les flèches des Mèdes prendre plaisir à s’abreuver de ton sang, et leurs cavaliers couverts de fer te poursuivre sur leurs chevaux caparaçonnés d’or. A tout instant elle croira voir une urne sépulcrale arriver de ces régions sauvages, et dans cette urne quelques lamentables restes de toi-même, seul débris, hélas ! de ceux qui ont le malheur de succomber dans ces contrées[78].

Voici l’extrait d’une autre élégie de Properce : celle dont il a déjà été parlé, et qui est adressée par une jeune femme du nom d’Aréthuse à son mari, appelé Lycotas. Elle respire un ton de tendresse conjugale qui en rend la lecture des plus touchantes. Aréthuse envoie cette lettre à son cher Lycotas, pourvu toutefois, Lycotas, qu’après de si fréquentes absences, tu [p. 92] sois encore à moi ! Lorsque tu liras cette lettre, si quelques lignes sont effacées, elles l’auront été par mes larmes ; et si les traits incertains de mon écriture se dérobent à ton intelligence, ils te diront assez que ma main était alors défaillante. Naguère la ville de Bactra t’a vu pour la deuxième fois. Les Sères (Chinois), que leurs chevaux bardés de fer rendent si redoutables, les Gètes glacés, les Bretons, qui montent des chariots peints, l’Indien au teint décoloré et brûlé par les eaux enflammées du soleil levant, tous les peuples de l’univers t’ont vu tour à tour. Est-ce là le devoir d’un époux ? Sont-ce là les nuits qui m’étaient promises, quand, naïve que j’étais, pressée et vaincue par tes instances, je te donnai ma foi ? Ah ! sans doute, le flambeau qui nie précédait, présage du sort qui m’était réservé, avait emprunté à quelque bûcher croulant sa sombre lueur ; sans doute je fus aspergée avec de l’eau du Styx ; la bandelette qui ceignit mes cheveux n’était pas droite, et quand je fus unie à toi, le dieu rie se trouvait pas à nos côtés. Ce n’est pas que rues funestes offrandes ne se trouvent, hélas ! suspendues à toutes les portes des temples ; voilà le quatrième vêtement que je tisse pour ton séjour au camp. Ah ! périsse celui qui le premier coupa une branche innocente pour en faire un épieu, on qui d’un os creux et rauque fabriqua la trompette sonore..... Durant les nuits d’hiver, je travaille à tes habits (le camp, et je remplis mes navettes de laine de Tyr. Tantôt je cherche dans quel climat coule l’Araxe [p. 93] que Rome va soumettre, et pendant combien de milles le cheval du Parthe peut courir sans boire. Tantôt j’étudie avec soin sur la carte les mondes qui y sont tracés, la position qu’une divinité sage assigna à chacun d’eux, les terres qu’engourdit la glace et celles que l’ardeur du soleil réduit en poussière ; enfin je demande quel est le vent propice pour les voiles qui se dirigent vers l’Italie. Ma sœur est seule assise à côté de moi, et ma nourrice, pâle d’inquiétude, me jure par tous les dieux que c’est uniquement la saison des tempêtes qui te retient foin de moi. Heureuse la reine des Amazones, Hippolyte, qui combattit le sein nu, et couvrit son front délicat du casque des Barbares ! Plût aux dieux que les camps fussent ouverts aux femmes romaines ! Aréthuse serait dans les combats ta compagne inséparable. Les sommets de la Scythie seraient impuissants à m’arrêter, alors même que l’Africus, sous son souffle glacé, lie le flot au flot..... Je t’en conjure, n’attache pas tant de gloire à monter l’un des premiers sur les remparts de Bactra, et à enlever à l’un de ses chefs parfumés sa robe de lin, alors que des frondes tournoyantes pleut une grêle de plomb, ou que vibre l’arc perfide des cavaliers à fa fuite simulée. Dès que les guerriers parthes auront été mis à la raison, viens à Rome, suivre, la haste à la main, le char du triomphateur, et surtout, garde inviolable cette foi que tu m’as jurée sur notre couche nuptiale. A ce prix je fais des vaux pour ton retour. Alors je suspendrai tes armes à la porte [p. 94] Capène, et je graverai au-dessous : une épouse reconnaissante pour son époux revenu sain et sauf[79].

[p. 95] Il existe aussi quelques fragments de poésie attribués à lut auteur du nom de Gallus, qui paraît avoir vécu au temps d’Auguste. Les critiques se sont partagés à cet égard ; quoi qu’il en soit, il n’y a aucun inconvénient à reproduire le présent fragment, composé à l’occasion de l’expédition d’Auguste en Orient, et qui est censé adressé par un guerrier à sa fiancée nommée Lycoris : Fallait-il donc mourir au siège de Séleucie, capitale des Arsacides (Ctésiphon, capitale de l’empire des Parthes), et faire hommage à Jupiter vengeur des étendards romains (enlevés à Crassus), si Lycoris, en proie aux regrets et au chagrin de mon absence, doit, hélas ! rester neuf mois entiers ensevelie dans sa douleur ?... Heureusement un juste espoir assure Lycoris de mon retour, et nourrit une secrète joie dans son cœur. Absent, elle m’appelle ; c’est pour moi, pour moi seul qu’elle soupire ; c’est à moi qu’elle pense et la nuit et le jour. Déjà mêlant l’argent à l’or le plus pur, elle me brode un nouveau manteau pour la prochaine campagne. Là, attentive à me plaire, elle dessine d’une aiguille légère l’image des jeunes guerriers et les combats qu’a racontés la renommée. Elle peint l’Euphrate, qui coule plus mollement (depuis qu’il est soumis aux lois romaines), et nos aigles conduites [p. 96] à la victoire par Ventidius, qui venge enfin, sous les auspices de César Auguste, les mânes de Crassus et nos étendards captifs. Parthe superbe, qu’enorgueillissaient nos désastres, là aussi tu parais abattu sous une main romaine. Au premier rang je figure en vainqueur. Je n’attendais pas moins d’un amour si fidèle et si tendre. Elle s’y est aussi représentée, pâle, défaite, les yeux eu larmes ; on dirait que sa bouche s’apprête à prononcer mon nom[80].

Il m’a semblé que ces divers témoignages jetteraient un jour nouveau sur les mœurs romaines au temps d’Auguste. J’aurai à revenir là-dessus quand [p. 97] je rapporterai les passages correspondants des Géorgiques et de l’Énéide. Pour le moment j’ai à répondre à une question qui se présente naturellement : Auguste et Mécène étaient-ils pour quelque chose dans ce qui se disait au sujet de l’expédition d’Orient ? Le gouvernement ne pouvait introduire dans le langage officiel rien de ce qui se serait rapporté à un plan de monarchie universelle. Il n’en eût pas fallu davantage pour voir interrompre toutes les relations internationales. On est également autorisé par la politique mesurée qu’Auguste suivit à partir du moment où il fut le maître unique de l’empire, à croire qu’il ne prenait pas au sérieux l’existence des divers mondes à subjuguer successivement. Tacite rapporte qu’Auguste, dans le testament qu’il laissa en mourant, et qui fut lu, après sa mort, au sénat, recommandait à son successeur de ne pas chercher à reculer les limites actuelles de l’empire. Tacite ne sait s’il faut attribuer cette disposition à une prudence véritable, ou bien à un sentiment de jalousie qui aurait fait voir avec peine à Auguste un autre faire ce qu’il n’avait pas osé faire lui-même[81]. Le nœud de la difficulté était dans la conduite à tenir avec le gouvernement parthe. Or il est certain que pendant les trente-quatre ans qui suivirent le traité fait avec Phraate, la politique d’Auguste fut une politique de conciliation. Il y a donc lieu de croire que le mouvement qui s’était manifesté à un certain moment dans l’opinion publique n’était pas l’ouvrage [p. 98] du prince. D’un autre côté, comment admettre que, non seulement Properce et Tibulle, mais encore Horace et Virgile, qui étaient censés exprimer l’idée du gouvernement, aient chanté sur tous les tons l’idée de monarchie universelle, si Auguste n’avait pas manifesté d’une manière quelconque le désir de voir cette idée se réaliser ? La grande mission d’Auguste fart de pacifier et d’organiser l’empire. Là devait être sa gloire. Le but une fois atteint, pourquoi ne pas désirer que l’idée reçût, un peu plus tôt, un peu plus tard, son dernier couronnement ? Ainsi qu’on le verra, Virgile est entré dans des détails tellement intimes, qu’il est difficile de ne pas croire qu’il avait recouru aux sources officielles.

Maintenant je retourne à mon récit. Dans l’expédition d’Auguste en Orient, expédition qui s’était annoncée avec tant de fracas, il n’y eut pas, à proprement parier, d’hostilités. L’armée romaine était échelonnée sur les bords de l’Euphrate, depuis sa source jusqu’auprès de Babylone. Auguste occupait le centre, en face de la Mésopotamie.

S’il y eut du sang versé, ce fut en Arménie, contrée un moment célèbre et que se disputaient alors les Romains et les Perses, comme se la sont disputée plus tard les Turcs et les Persans, et maintenant les Russes. Depuis quelque temps, l’Arménie était une principauté vassale de la Perse. Le débat entre Auguste et Phraate consistait à savoir si le prince appelé à gouverner l’Arménie, serait nommé par les [p. 99] Romains ou parles Perses. Auguste fit venir Tibère de Rome pour commander l’aile gauche de l’armée romaine, et finit par l’emporter. Nous manquons de détails sur ce qui se passa. Nous savons seulement par Horace et Virgile, qui écrivaient au moment de l’événement, qu’un combat eut lieu au cœur de l’Arménie, au pied d’une montagne appelée Niphat[82], laquelle se trouvait non loin des sources de l’Araxe, et paraît répondre au mont Ararath. Horace s’exprime ainsi dans une de ses odes : Chantons les nouveaux trophées de César Auguste, le Niphat aux pics hérissés et le fleuve de Médie, qui, soumis au joug, a maintenant un cours moins fier[83], etc. Dans tous les cas, les témoignages des contemporains, comme on l’a vu, s’accordent à dire que l’effort de la campagne eut lieu sur les bords de l’Araxe, ce qui ne laisse aucun doute sur fa position du Niphat.

De plus, à en croire Horace, le roi parthe, pour obtenir la paix d’Auguste, se soumit aux démarches les plus humiliantes. Ce fut à genoux qu’il reçut la [p. 100] couronne des mains de l’empereur. Horace, adressant dans le moment même une épître au philosophe stoïcien Iccius, dont il a déjà été parlé, lui dit en post-scriptum : Pour que vous n’ignoriez pas où en sont les affaires de l’empire, les Cantabres viennent d’être vaincus par Agrippa et les Arméniens par Tibère. Phraate s’est jeté humblement aux pieds d’Auguste et a reçu la loi ; l’abondance règne en Italie[84].

Du reste, la situation de Phraate était des plus misérables. Ayant tué son père, il craignait que ses enfants ne lui fissent subir le même sort. Pour assurer sa tranquillité, il remit ses quatre fils aînés à Auguste, qui les conduisit à Rome. Il ne garda auprès de lui que le fils d’une esclave que lui avait donnée Auguste, et qui finit par l’empoisonner.

La reddition des drapeaux enlevés à Crassus, et cela sans recourir à la voie des armes, était un des plus beaux triomphes de la politique d’Auguste. Cet événement fut accueilli dans toutes les provinces de l’empire comme une réparation faite à l’honneur romain. Mais rien ne changea dans la disposition [p. 101] des esprits. La concession faite par Phraate fut considérée comme un signe d’impuissance, et l’on crut plus que jamais à la réalisation prochaine du rêve qu’on caressait depuis quelque temps : la chute du royaume parthe et l’autorité romaine s’étendant jusqu’aux dernières limites du monde. Virgile le dit en propres termes, et Horace en fait autant sous une autre forme. L’ode de félicitation qu’Horace adressa à Auguste commence ainsi : Le tonnerre nous apprend que Jupiter règne dans le ciel, et l’on va avoir la preuve qu’Auguste est son digne représentant sur la terre, maintenant que l’incommode Perse est subjuguée et que la Bretagne a été annexée à l’empire[85]. Jules César avait conquis la partie méridionale de la Grande-Bretagne ; mais toute la partie montagneuse de l’île, notamment l’Écosse, défendait avec succès son indépendance, et les Romains ne purent jamais y pénétrer. Auguste avait déjà manifesté l’intention de faire une tentative de ce côté[86]. Horace demande que, pour faire disparaître le dernier foyer de résistance qui existât du côté de l’Occident, l’on annexe le territoire indépendant comme on avait annexé le pays des Cantabres, c’est-à-dire [p. 102] en massacrant tous les hommes pris les armes à la main, et en poussant les autres dans la mer.

De son côté Properce s’exprime ainsi : Que celui-ci rappelle à la mémoire les Sicambres relancés dans leurs marais ; que celui-là chante l’île de Méroé, l’empire de Céphée (père d’Andromède) et ses rois basanés ; qu’un troisième dise le traité imploré par le Parthe, aveu tardif de sa faiblesse, et la restitution des enseignes romaines. Bientôt il faudra que le Parthe livre ses propres enseignes, à moins qu’Auguste ne laisse un peu respirer les guerriers de l’Orient, pour qu’il reste à ses neveux quelques trophées à conquérir[87].

En ce qui concerne la politique d’Auguste, nous ignorons quels furent les motifs qui l’engagèrent à se contenter des conditions que lui offrit le roi parthe. Quoi qu’il en soit, la paix étant faite avec les Parthes, il n’y avait pas de raison de la refuser aux princes de la Bactriane et de l’Inde, qui la sollicitaient depuis longtemps. Elle fut conclue clans l’hiver qui suivit, pendant le séjour qu’Auguste fit dans l’île de Samos. On était alors en l’an 20 avant J. C. Ce fut à la même occasion que l’accord fut rétabli entre l’empire et l’Éthiopie. Il en fut probablement de même pour le traité conclu par Auguste [p. 103] avec le roi de la Mésène et de la Kharacène, dont j’ai parlé dans un précédent mémoire[88], ainsi que pour le traité fait avec les Garamantes, peuple du Fezzan, dans l’intérieur de l’Afrique, contre lequel un général romain, Cornelius Balbus, venait de faire une expédition heureuse pour laquelle il obtint les honneurs du triomphe.

Les traités avec le roi de la Bactriane et les princes de l’Inde étaient, les uns simplement commerciaux, les autres commerciaux et politiques. Il serait intéressant de déterminer les divers princes avec lesquels Auguste traita et la nature de chaque traité ; mais l’histoire est loin de nous avoir transmis à cet égard tout ce que nous aurions désiré connaître.

Voici la suite des témoignages qui nous sont parvenus.

On sait qu’Auguste rédigea, peu de temps avant sa mort, une espèce de testament politique où il exposait, en termes simples et dignes, dans quel état il avait trouvé l’empire et dans quel état il le laissait. C’est un des documents les plus précieux que nous ait laissés l’antiquité. A la mort d’Auguste, il en fut donné lecture au sénat par Tibère[89]. On en avait fait deux rédactions, une en latin et l’autre en grec, et il s’en répandit des copies de tous les côtés. De plus, on le grava dans les deux langues, sur les murs des temples qui furent élevés clans différentes [p. 104] villes en l’honneur d’Auguste[90]. Il en existe encore des fragments plus ou moins considérables sur les murs d’un temple à Angora, en Galatie ; sur les murs d’un autre temple à Apollonie, dans la Pisidie, etc. Aucun historien n’a conservé la copie de ce document, sans doute parce qu’on le supposait suffisamment connu.

Or, Auguste parle dans son testament des députations qu’il avait reçues de l’Inde : Plusieurs députations, dit-il, me furent envoyées par les rois de l’Inde ; jamais rien de semblable n’avait été fait pour un prince romain[91]. On voit que, aux yeux d’Auguste, Marc-Antoine, depuis ses liaisons avec Cléopâtre, n’était plus un Romain ; c’était l’esclave [p. 105] et le jouet d’une femme étrangère. Telle était aussi la manière de voir d’Horace et de Virgile. Du reste, Auguste ne spécifie rien, ni date ni pays ; mais son témoignage suffirait à lui seul pour réfuter les savants qui ont traité de fable les relations de l’empereur avec l’Asie orientale.

Suétone, qui aurait pu nous apprendre tant de choses, est aussi peu explicite qu’Auguste. Dans sa notice sur ce prince, il se borne à ceci : Grâce à sa réputation de vertu et de modération, il amena les Scythes et les Indiens, dont jusque-là on connaissait à peine le nom, à rechercher d’eux-mêmes, par le ministère de députés, son amitié et celle du peuple romain[92].

Paul Orose, écrivain espagnol des premières années du Ve siècle, parle d’une députation indienne qu’Auguste avait reçue quelques années auparavant, pendant qu’il était à Tarragone, en Espagne. Il s’exprime ainsi : Des députés indiens et scythes, traversant la terre presque entière, se présentèrent à Auguste, à Tarragone, et firent à l’empereur un honneur qui n’avait été fait, jusque-là, qu’à Alexandre le Grand. En effet, de même que, jadis, les Espagnols et les Gaulois, voulant s’assurer d’avance la bienveillance d’Alexandre, lui envoyèrent une députation pendant qu’il était à Babylone, au [p. 106] cœur de l’Orient, de même eux, qui habitaient l’extrémité de l’orient et du septentrion, s’étaient avancés jusqu’en Espagne, à l’extrémité de l’Occident, pour lui présenter leurs hommages et lui offrir des présents de leur pays[93].

Florus aussi, à l’occasion de l’éclat que l’empire romain jeta lorsqu’il eut été pacifié par Auguste, parle des députations qui lui forent envoyées de divers côtés. De plus, à l’exemple d’Horace, dont les témoignages seront bientôt rapportés, il fait mention d’une députation chinoise. Voici ce qu’il dit : Les peuples mêmes qui ne dépendaient pas de l’empire ne pouvaient s’empêcher d’admirer la grandeur du peuple romain et de respecter en lui le vainqueur de tous les peuples. En effet, les Scythes et les Sarmates envoyèrent des députés à Auguste pour solliciter son amitié. Les Sères eux-mêmes et les Indiens, qui habitent sous le soleil levant, se firent un devoir d’envoyer des députés avec des pierres précieuses et des perles, ainsi que des éléphants, etc. Comme les députés avaient fait attendre leur arrivée, ils s’excusèrent sur la longueur de la route qui les avait retenus pendant quatre ans. Du [p. 107] reste, leur teint montrait assez qu’ils étaient nés sous un autre climat[94].

Aurelius Victor est le seul, avec Horace, qui fasse mention, parmi les députés envoyés à Auguste, de celui du roi de la Bactriane. Voici ce qu’il dit : Un des bonheurs d’Auguste, c’est que les Indiens, les Scythes, les Garamantes et les Bactriens lui envoyèrent des députés pour faire un traité avec lui[95].

Enfin Strabon, qui était contemporain, mais qui se plaint de la difficulté qu’il avait éprouvée pour recueillir des nouvelles sûres de pays si éloignés, parle de la députation indienne qu’Auguste reçut clans l’île de Samos. Il dit que le prince qui l’envoya comptait six cents rois (radjas) sous sa dépendance ; mais il ne peut affirmer si ce prince se nommait Pandion ou Porus[96].

Il résulte de ces divers témoignages que plusieurs députations furent envoyées de l’Asie orientale à Auguste, et qu’il y en a eu de diverses époques. [p. 108] Pandion répond au prince de la famille Pandya dont j’ai parlé dans mon mémoire sur le Périple, et qui régnait sur la partie méridionale de la presqu’île de l’Inde. Le port de cette partie de l’Inde, où abordaient les navires romains, se nommait Nelcynda. Il vint nécessairement aussi une députation du roi de la Limyrice ; sur la côte de Malabar, où se trouvaient Tyndis et Muziris, ports très fréquentés des Romains. Il en vint aussi du Guzarate et des autres places de commerce de la presqu’île. Des relations commerciales entre l’Inde et l’empire romain existant déjà, il était naturel que les princes intéressés cherchassent à les régulariser. En ce qui concerne les ports de Tyndis et de Muziris, il existe une preuve irrécusable de l’importance que le trafic romain avait acquise dès cette époque. La carte de Peutinger, dressée à une époque où l’empire était encore dans toute sa force, porte, sur la feuille qui est consacrée à l’Inde, à l’endroit où sont marqués les noms de Tyndis et de Muziris, les mots templum Augusti[97].

Il s’agit d’un de ces temples élevés à Auguste, dont il a été parié. Ce temple avait-il été construit à Tyndis ou à Muziris, ou bien se trouvait-il entre ces deux villes et avait-il été bâti à fiais communs ? On sait que les Romains, à cette époque, avaient la prétention de travailler pour l’éternité. Il vaudrait la peine que les voyageurs qui explorent le Malabar, [p. 109] s’assurassent s’il n’existe pas sur place quelques restes d’un monument de ce genre. Quoi qu’il en soit, voilà titi temple élevé en l’honneur d’Auguste à l’aide de cotisations individuelles. Cet édifice suppose des ministres du culte et une colonie romaine assez nombreuse pour subvenir à tous les frais[98] ; en d’autres termes, cela suppose, dans les principaux ports de l’Inde, des compagnies de marchands, comme il en existe maintenant dans nos grandes villes de commerce.

Ce n’est pas tout. Des compagnies de marchands romains existant dans certaines places de commerce de l’Inde, cela suppose des rapports officiels avec les autorités locales ; à leur tour, les rapports officiels avec les autorités locales supposent un droit international. En vain des hommes savants, et même très savants, ont, faute d’avoir étudié suffisamment la question, nié l’authenticité des députations envoyées par les princes de l’Inde à Auguste[99]. Les témoignages existent, et n’existassent-ils pas, il faudrait les supposer.

Le fait est d’une telle évidence, que je crois inutile d’insister ; tuais je ne puis me dispenser de m’arrêter sur les traités conclus avec le roi de la Bactriane et avec les Chinois. Le premier n’était pas seulement commercial, il était politique, et il eut les conséquences les plus graves. Le second présente [p. 110] quelque chose de singulier à l’esprit, et il importe d’en bien déterminer le caractère.

J’ai déjà dit que pendant quatre cents ans les rois de la Bactriane furent les plus fidèles alliés du peuple romain. Ainsi un traité politique fut fait avec le roi de la Bactriane, soit avec Kanichka, le même qui avait fait alliance avec Marc-Antoine, soit avec son successeur. Aurelius Victor se contente d’énoncer le fait, et il restait à fixer le moment et le lieu où le traité fut conclu. C’est Horace, Horace seul, qui va nous l’apprendre. Mais Horace emploie quelquefois un langage qui n’est rien moins que sérieux, et il n’est pas étonnant qu’on n’ait pas toujours accordé à ses paroles l’attention qu’elles méritent.

Quelques mois auparavant, pendant que les députés indiens étaient en marche pour se rendre à Santos, Mécène fait chargé du gouvernement de Rome, et ces nouvelles fonctions ajoutées aux anciennes ne lui laissaient pas un moment de loisir. Comme on était au moment des grandes chaleurs de l’été, Horace, qui vivait familièrement avec Mécène, et dont la maison de campagne à Tibur, avoisinait celle du ministre, lui écrivit pour le décider à venir prendre quelque repos chez lui, dans sa maison de campagne de Tibur : Illustre rejeton des rois de Tyrrhénie, lui dit-il, il y a chez moi un quartaut d’excellent vin, qu’on n’a pas encore entamé, et qui vous attend avec des roses et des parfums pour vos cheveux... Quittez pour quelques moments cette abondance que le dégoût accompagne, et ce palais [p. 111] dont le faîte touche les nues. Rien ne peut-il donc vous charmer que la fumée, le luxe et le fracas de Rome ? Le changement de scène amuse quelquefois les grands, et un petit repas proprement servi, un toit pauvre, sans tapis et sans pourpre, leur a souvent déridé le front... Vous êtes chargé du fardeau des affaires de l’empire et avez à pourvoir aux besoins de la ville. Pourquoi vous préoccuper encore de la politique des Sères, des habitants de la Bactriane, sur laquelle régna Cyrus, et des peuples divers qui errent sur les bords du Tanaïs ?[100] Qui se serait attendu à trouver sous ces badinages des événements d’une si grande importance ? Il est vrai que le langage d’Horace n’a pas toute la précision désirable ; ruais on trouvera plus bas un passage plies décisif.

Nous savons maintenant que le passage d’Aurelius [p. 112] Victor, les vers d’Horace et le passage de Strabon déjà cités se rapportent à un seul et même événement. Tâchons d’en bien marquer la signification. Strabon dit que le roi indien dont les députés se rendirent dans l’île de Samos, comptait six cents princes sous sa dépendance. Cette circonstance ne peut convenir qu’à Kanichka, le monarque le plus puissant de la presqu’île de l’Inde, ou à son successeur. Ce qui fait la difficulté, c’est le nom de Porus attribué par Strabon à ce prince. Nous ne connaissons pas le nom du successeur de Kanichka. Ce qu’il y a de plus probable, c’est que Strabon, n’en sachant pas plus que nous, a écrit au hasard le nota d’un prince qui, trois cents ans auparavant, avait régné dans les mêmes contrées, et dont le souvenir était présent à tous les esprits. On a déjà fait remarquer que plusieurs livres du grand ouvrage de Strabon, notamment celui qui traite de l’Inde, sont presque à peine ébauchés[101]. Nous-mêmes, nous ne connaissons le nom de Kanichka que depuis quelques années.

Quoi qu’il en soit, voici le précis des détails qui nous sont parvenus sur l’ambassade indienne reçue par Auguste à Samos. Ces détails sont empruntés à Strabon, Dion Cassius et Florus. Ils donneront une idée de l’esprit qui dominait alors clans l’Inde, notamment chez les bouddhistes. Quelques-uns des députés étaient morts en route, et en ce moment [p. 113] l’ambassade était réduite à trois personnes. Elles présentèrent à Auguste une lettre écrite en grec, et dans cette lettre le roi déclarait attacher le plus grand prix à l’amitié de l’empereur. Il y était dit de plus que les navires romains seraient reçus dans les États du roi dans tous les ports où ils se présenteraient, sûrs d’y trouver les facilités compatibles avec les institutions du pays. Les ambassadeurs étaient accompagnés de présents, qu’ils firent apporter par huit esclaves nus jusqu’à la ceinture et parfumés d’aromates. Ces présents comprenaient, outre les perles, les pierreries et des éléphants, divers objets propres à exciter l’étonnement. C’était un homme sans bras qui, avec son pied, bandait un arc et faisait partir la flèche ; il portait à la bouche une trompette dont il sonnait ; en un mot il exécutait presque tous les mouvements que nous faisons avec nos mains ; c’étaient des tigres, animaux qui n’avaient pas encore été vus à Rome ; des vipères d’une grandeur extraordinaire ; un serpent de la longueur de dix coudées, une tortue de rivière qui avait trois coudées de long, et une perdrix plus grosse qu’un vautour[102].

Avec les ambassadeurs était venu un homme qui se piquait de philosophie, et qui renouvela auprès d’Auguste le triste spectacle donné trois cents ans auparavant par Calanus au grand Alexandre. Quand Auguste se mit en route pour retourner à [p. 114] Rome, ce philosophe l’accompagna jusqu’à Athènes. Là il se fit initier aux mystères de Cérès, après quoi il fit dresser un bûcher, et, quand le bûcher fut allumé, il déclara qu’ayant joui jusque-là d’un bonheur constant, il ne voulait pas s’exposer à un retour de fortune ; puis, quittant ses vêtements et se frottant d’huile, il se précipita en riant au milieu des flammes.

J’arrive au traité fait avec les Chinois. L’idée d’une ambassade chinoise à Auguste présente à l’esprit quelque chose d’étrange, et le premier mouvement est de n’y rien voir de sérieux. C’est, en général, l’opinion qui a été suivie. La plupart des savants n’ont pas accordé plus de confiance à ce qui est dit plus tard des relations de l’empire romain avec la Chine. Mais la question n’a pas encore été examinée comme elle méritait de l’être, et je pense que, lorsque toutes les considérations auxquelles elle donne lieu auront été mises en ligne de compte, on n’hésitera pas à changer d’avis.

Voici l’état de la question. Le fait de l’ambassade chinoise à Auguste est attesté par Horace et Florus ; mais il n’en est point parlé dans les annales chinoises. Il y a plus : il est parlé, un siècle après, dans les annales chinoises, d’une tentative faite par un général chinois pour se rendre dans l’empire romain, mais dans des termes qui, à en juger par la traduction française, donneraient lieu de croire que c’était la première tentative de ce genre. Ajoutez à cela qu’après Auguste les écrivains latins ne parlent plus [p. 115] d’aucune ambassade semblable. Il y a là une véritable difficulté. D’un autre côté, les annales chinoises, à partir du règne de Marc-Aurèle, font mention de diverses ambassades parties successivement de Rome et de Constantinople, sans que les écrivains grecs et latins en disent un seul mot. Faut-il rejeter aussi ces ambassades ? Une circonstance qui peut-être ne semblera pas indifférente, lest que les annales chinoises, qui ne mentionnent aucune ambassade de la Chine à Rome et à Constantinople, ne se font pas faute de parler des ambassades envoyées par le fils du Ciel, dans la Bactriane, en Perse et clans l’Inde, et des ambassades parties de ces pays pour le Céleste Empire. Voilà les objections présentées dans toute leur force.

Voici maintenant ce que j’ai à répondre : Le fait de l’ambassade chinoise à Auguste est attesté par Horace et Florus, et le traité qui en fut la suite fut accompagné d’exécution. Dès le règne d’Auguste, les caravanes commencèrent à circuler entre l’empire romain et le Céleste Empire. C’est ce que je prouverai dans le paragraphe suivant. Je prouverai aussi la réalité de l’ambassade de Marc-Aurèle en Chine. C’est également dans le paragraphe suivant que je traiterai de l’état social et politique de la Chine pendant les premiers siècles de notre ère. Cela suffit pour le moment. Ici je me bornerai à une observation concernant l’ambassade à Auguste. En principe, le gouvernement chinois était intéressé à établir des relations régulières avec l’empire romain. [p. 116] C’était le moment où la soie chinoise commençait à se répandre dans toutes les provinces de l’empire ; à cette époque où l’on ne parlait pas encore ni du thé ni de la porcelaine, la Chine n’avait pas d’antre branche importante d’exportation. De plus, l’empire était depuis plusieurs années dans des rapports pacifiques avec les Parthes, et il était facile de faire voyager la soie à travers la Perse. Les circonstances ne pouvaient donc être plus favorables. En fait, et pour expliquer le silence des annales chinoises, il n’était pas nécessaire que l’ambassade chinoise fût revêtue de la solennité ordinaire. Des ambassadeurs bactriens allaient se mettre en route pour Rome. Des agents chinois étaient à demeure à la cour du roi de la Bactriane. Il suffisait qu’un de ces agents, suffisamment accrédité par son gouvernement, se mît à la suite de l’ambassade bactrienne.

Ce que j’avais à dire sur le règne d’Auguste étant maintenant épuisé, il semble que je pourrais reprendre le cours de mon récit. Mais j’ai un compte à régler avec Horace et Virgile. J’ai de plus à mettre dans tout son jour l’opinion des Romains de l’époque relativement à une monarchie universelle, opinion qui, avant de s’effacer complètement, exerça son influence sur le vieux monde tout entier, sans excepter la Chine.

On a vu le ton un peu singulier d’Horace à l’égard des Parthes, des Indiens et des Chinois, avant qu’une paix générale eût été jurée. Il avait été imité [p. 117] en cela par Properce et Tibulle. Le même ton se manifesta chez Horace après que la paix fut conclue. Horace faisait à peu près ce que les Chinois ont presque toujours fait : il pensait que tout pays qui s’adressait au gouvernement romain pour traiter, faisait par là même acte de soumission. J’en ai déjà cité un exemple. En voici un autre qui est postérieur de quelques années, et qui est emprunté à l’hymne fameux connu sous le nom de Carmen sæculare, hymne originairement destiné à être chanté dans les fêtes publiques par les jeunes Romains et les jeunes Romaines, et où l’auteur se couvre de l’autorité de la Sibylle de Cumes : Le Parthe tremble sur terre et sur mer à la vue des haches romaines. Le Scythe, naguère si fier, et l’Indien sollicitent une réponse. La foi, la paix, l’honneur, la pudeur antique, la vertu, depuis si longtemps oubliées, vont reparaître aussi bien que l’heureuse abondance.

Voici ce qu’on lit dans une autre ode d’Horace adressée à Auguste l’an 13 avant J.-C. : Le Cantabre, jusqu’ici indompté, le Parthe, l’Indien, le Scythe errant vous regardent avec respect, ô image visible de la divinité qui protège Rome, reine du [p. 118] monde, et l’Italie ! Le Nil, qui a dérobé aux mortels son origine, le Danube, le Tigre rapide, l’Océan, cette mer remplie de monstres, qui frémit autour des Îles Britanniques, le Gaulois, qui méprise la mort, l’Ibérien infatigable obéissent à vos ordres, et les Sicambres, qui aiment à verser le sang, ont déposé les armes en signe d’hommage[103].

Enfin, peu de temps avant sa mort, l’an 10 avant J.-C. Horace parlait ainsi à Auguste : Sous votre règne, César, les campagnes ont repris leur fécondité ; les étendards romains, enlevés des orgueilleux temples des Parthes, ont été transportés au Capitole ; la paix a fait fermer le temple de Janus ; la licence a été remplacée par l’ordre ; le vice a été banni ; ou a revu ces vertus antiques qui firent la grandeur du nom romain, et qui ont étendu la gloire de votre empire depuis le lieu où le soleil se lève jusqu’à celui où il se couche. Tant que César gouvernera la terre, ni les fureurs Civiles ni la violence ne troubleront notre repos, non plus que la [p. 119] vengeance qui forge les épées et qui arme les malheureuses cités les unes contre les autres. Jamais les peuples qui boivent les eaux profondes du Danube, ni les Gètes, ni les Sères, ni les perfides Parthes, jamais ceux qui naissent sur les bords du Tanaïs n’oseront enfreindre les volontés de César[104]. Il me semble que ce qui est dit ici des Chinois ne peut s’expliquer que par l’existence d’un traité fait précédemment entre Rome et la Chine, comme il en avait été lait avec les autres peuples désignés au même endroit. Évidemment, c’est ainsi que l’a entendu Florus.

[p. 120] On a reproché à Boileau ces vers, adressés à Louis XIV :

Est-il dans l’univers de plage si lointaine

Où ta valeur, grand roi, ne te puisse porter,

Et ne m’offre bientôt des exploits à chanter ?

Non, non, ne faisons plus de plaintes inutiles

Puisqu’ainsi, dans deux mois, tu prends quarante villes,

Assuré des beaux vers dont ton bras me répond,

Je t’attends dans deux ans aux bords de l’Hellespont[105].

Boileau n’a jamais approché de ce quia été écrit par Horace. Il est vrai que la France, même pendant les belles années du règne de Louis XIV, n’approchait pas pour la grandeur de l’empire romain. D’ailleurs ou peut expliquer les exagérations d’Horace en ce sens qu’il était l’interprète des opinions de son temps, opinions qui, tant qu’elles ne furent pas nuises à l’épreuve, étaient de nature à séduire les esprits.

Tels sont les passages d’Horace que j’ai cru pouvoir invoquer en témoignage, et qui, rapprochés des faits, en sont la confirmation. J’en viens maintenant aux passages correspondants des Géorgiques et de l’Énéide. Les paroles d’Horace, jointes à celles de Properce et de Tibulle, éclaircissent et complètent quelquefois le langage (le Virgile, de même que le langage de Virgile éclaircit et complète les paroles de ses contemporains. En général, il importe pour le lecteur de ne pas séparer par la pensée les quatre poètes les uns des autres.

[p. 121] J’ai dit que les passages des Géorgiques et de l’Énéide qui touchent à l’objet de ce mémoire, lurent rédigés dans les deux dernières années de la vie de Virgile, pendant le temps que le grand poète passa à Naples, occupé à y revoir ses ouvrages. Pendant ce même temps, Auguste se trouvait en Orient, traitant des intérêts de l’empire avec le roi des Parthes et les autres princes de la contrée. Virgile, étant tombé malade, se rendit à Athènes, où Auguste le trouva à son retour. Il s’embarqua avec l’empereur pour rentrer en Italie, et mourut presque immédiatement après qu’il eut touché le rivage.

Les passages dont il s’agit ici ont trait à l’idée de home dominant le vieux monde tout entier, l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Un seul maître règne sur la terre, comme Jupiter dans les cieux : c’est Auguste, et après lui pour toujours les personnes de sa famille ; or, le monde n’ayant plus qu’un maître, il ne peut plus y avoir de guerres nationales, et la société est à jamais préservée de ces désordres qui viennent la bouleverser de temps en temps.

La pensée fondamentale de l’Enéide est le rejeton de la race troyenne qui cherche un refuge en Italie, et les fondateurs de la république romaine se résumant tous dans Auguste, qui avait fermé l’abîme des guerres civiles : En définitive, c’est la figure d’Auguste qui est appelée à dominer dans toute la suite du poème. Mais, chose singulière, l’idée ne prit une forure déterminée dans la tête de Virgile que Claus les derniers temps de sa vie, lorsque déjà les principaux [p. 122] épisodes du poème étaient composés, et quand Virgile voulut rendre l’idée sensible pour tous les lecteurs, il fut arrêté par la mort. Ceci mérite explication.

Virgile ne songea à son Énéide que lorsqu’il eut à peu près achevé ses Géorgiques, c’est-à-dire après la bataille d’Actium, quand Auguste fut devenu le maître unique de l’empire. Auguste devant être le héros principal du poème, il fallait trouver dans sa vie des actes assez éclatants pour justifier un pareil honneur. Quels étaient ces actes ? Le poète ne pouvait pas songer à ce qui s’était passé, au temps des guerres civiles, pendant le triumvirat. Il a fait une exception aux dépens de Marc-Antoine ; mais dans l’opinion de Virgile et des autres amis du nouveau gouvernement, Auguste, à Actium, ne combattait pas des Romains ; il combattait des Égyptiens[106]. Après le triomphe d’Auguste, il fallut plusieurs années à l’empire pour s’organiser et prendre une assiette définitive. Il y a d’ailleurs un fait qui répond à tout. C’est que les divers passages que j’ai à citer ont trait à des événements qui se sont passés dans les derniers temps de la vie de Virgile, des événements [p. 123] qu’il recueillait au fur et à mesure que la nouvelle lui en venait. Il y a même de ces événements qu’il a défigurés, parce qu’ils ne prirent leur véritable caractère qu’après que Virgile eut cessé d’écrire.

De ces diverses circonstances il est résulté de graves inconvénients. D’abord Virgile n’a pas toujours connu la vérité ; ainsi le grand poète, qui, au moyen âge, était regardé comme un homme inspiré de Dieu, et dont on consultait les vers presque au même titre que les versets de la Bible, a commis des erreurs[107]. Ensuite Virgile, décrivant au jour le jour les faits qui devaient tenir la place principale dans son poème, ne les a vus que d’une manière imparfaite, ce qui a jeté de l’obscurité dans son récit.

Avant d’entrer en matière, j’ai diverses considérations à présenter. Dans mon opinion, la pensée de Virgile, en ce qui concerne l’objet spécial de ce mémoire, n’a pas, jusqu’ici, été comprise. Il faut donc que le lecteur soit d’abord mis au courant de l’état de la question. Au lieu de surcharger mon interprétation des vers de Virgile de notes et de commentaires, n’est-il pas plus simple de faire précéder cette interprétation de quelques observations explicatives ?

Autant Horace est Vif et rapide dans ses allures, autant Virgile est mesuré, et semble vouloir ne rien laisser d’incertain dans l’esprit du lecteur. Les anciens et les modernes se sont accordés à dire que Virgile [p. 124] étudiait avec beaucoup de soin les questions qui se présentaient à lui, et que, si quelquefois il a sacrifié aux erreurs de son temps, il a d’ailleurs fait tous ses efforts pour arriver à la vérité. C’est en ce sens que j’explique le fragment d’une lettre qu’il écrivit à Auguste, fragment qui est parvenu jusqu’à nous. Auguste, qui considérait avec raison l’Énéide comme le poème national des Romains, se montrait impatient de la voir terminée. Pour s’excuser des lenteurs de la composition, Virgile lui écrit : En ce qui concerne mon Énée, je ne demanderais pas mieux que de te l’envoyer, si je le jugeais digne d’être entendu par toi ; mais telle est l’étendue de la tâche que j’ai entreprise, que je commence à craindre d’avoir fait un acte de folie en m’en chargeant. Tu le sais : pour en venir à bout, je suis obligé de me livrer à des études bien autrement difficiles que le sujet proprement dit[108].

La manière dont Virgile s’est acquitté de la partie de la tâche qui touche à ce mémoire me paraît loin d’être satisfaisante. Mais, en somme, à la différence de ce qui a été fait par ses contemporains, ce qu’il dit présente un caractère d’ensemble, et c’est pour cela que j’ai voulu en traiter à part.

Aux yeux de Virgile, de même qu’à ceux d’Horace, de Properce et de Tibulle, Auguste était un dieu. Il était dieu à peu prés au même titre que Jupiter ; par conséquent il était d’un rang supérieur aux demi-dieux, [p. 125] notamment à Bacchus et à Hercule, qui, dans leur temps, avaient rempli le monde du bruit de leurs exploits. A plus forte raison Auguste était supérieur à Alexandre, qui, bien que se disant issu de Jupiter Ammon, avait été arrêté malgré lui au mi-lieu de ses brillantes conquêtes.

Auguste était né pour soumettre l’univers entier à ses lois ; mais Auguste n’était pas un conquérant clans le sens ordinairement attaché à ce mot. Il était le bienfaiteur de l’humanité entière. Jusque-là les conquêtes romaines avaient été accompagnées d’effusion de sang ; mais d’abord on n’obtient pas le bien sans peine, et clans ce bas monde il est rare que l’avantage ne soit pas accompagné de quelques inconvénients ; d’ailleurs, en ce qui concerne la conquête de l’Orient jusqu’à la mer orientale, aucun danger de ce genre ne pouvait se présenter. Les Perses et les Indiens soupiraient après l’arrivée des Romains. Qu’étaient les Parthes, si ce n’est des aventuriers qui s’étaient imposés aux indigènes, et qui les froissaient dans toutes leurs habitudes ? Les Romains, en arrivant, laisseraient les indigènes parler à leur aise de Djemschid et de Feridoun, de Cyrus et de Darius ; ils rendraient au culte de Zoroastre son ancien éclat, et ils obtiendraient des populations tout ce qu’ils voudraient. Qu’étaient Kanichka et ses Indo-Scythes, si ce n’est des barbares qui se faisaient un jeu de vexer des populations douces et tranquilles ? En tenant la balance égale entre les disciples de Brahma et de Bouddha, les Romains se flattaient de rétablir [p. 126] l’ordre et la tranquillité partout, et de rendre les Indiens plis heureux qu’ils ne l’avaient jamais été. Virgile avait présent à l’esprit ce qui avait eu lieu pour Alexandre. Alexandre se trouvait clans des conditions moins favorables qu’Auguste ; et cependant trois batailles suffirent pour rendre ce conquérant maître de toute la Perse ; et non seulement la l’erse resta soumise de son vivant, -nais elle obéit aux rois séleucides, et plus tard aux rois parthes, qui avaient adopté la civilisation grecque.

Auguste, considéré comme homme de guerre, n’avait pas joué un rôle brillant pendant le triumvirat. Il n’approcha jamais, sous le rapport militaire, de la valeur et du génie de son oncle Jules César. Cependant, quand il l’ut empereur, il paya de sa personne dans les Gaules et en Espagne. Néanmoins Virgile est parti de l’idée que rien de tout cela n’était digne d’entrer dans un poème épique. Pour lui et pour ses contemporains, l’Orient seul offrait un champ convenable. C’est une remarque que Napoléon, dans ses mémoires, s’est appliquée à lui-même à propos de sa campagne d’Égypte. En conséquence Virgile n’a pas craint de mettre Auguste en scène sur un théâtre où il ne joua qu’un rôle ordinaire. Il est vrai que du côté de l’occident, Auguste ne pouvait pas faire un pas sans rencontrer les traces laissées par les Scipion, les Pompée et les César, tandis que dans la Perse et dans l’Inde il n’avait pas eu chez les romains de prédécesseurs.

Il est facile de se rendre compte du plan de la [p. 127] campagne qui devait conduire les Romains dans l’Inde et même en Chine. Ce plan est le même que celui que s’était proposé le grand Alexandre, et qu’il n’exécuta qu’en partie.

J’ai dit que l’armée romaine avait été échelonnée sur les bords de l’Euphrate, depuis sa source jusqu’aux environs de Babylone. Il est de fait que Tibère, qui commandait l’aile gauche, pénétra au cœur de l’Arménie, et qu’un combat se livra sur les bords de l’Araxe. D’après Tibulle, l’aile droite était chargée d’opérer dans la Susiane et sur le territoire de Persépolis. De son côté, Gallus fait honneur à un certain Ventidius du siège de Ctésiphon, capitale de l’empire des Parthes. D’après cela, Auguste, occupant le centre, aurait envahi la Mésopotamie et marché dans la direction d’Ecbatane. Les Romains, se présentant en libérateurs, étaient sûrs de ne pas rencontrer de résistance.

Tibulle cite parmi les futures conquêtes des Romains le pays des Padéens, qui, suivant Hérodote, habitaient à l’extrémité orientale de l’Asie[109]. Cette citation paraît avoir été faite au hasard ; mais il n’en est pas de même pour la mention des États de Kanichka, qui se composaient de la Bactriane et de la vallée de l’Indus, ni pour celle du pays des Gangarides, qui, de l’accord des géographes, étaient établis dans la partie inférieure de la vallée du Gange. Properce fait mention du siège de la ville de Bactra ; [p. 128] de son côté, Virgile parle de la défense du passage de l’Hindoukousch par Kanichka, et d’une victoire remportée sur les Gangarides.

Je vais maintenant retracer l’ensemble du point de vue où Virgile s’est placé. Dans ce qui suit, les données archéologiques ne m’ont pas été inutiles. Je demande la permission de faire observer que, sous quelques rapports, j’ai qualité pour parler d’archéologie. En 1818 et 1819, je passai seize mois à Rome, comme secrétaire du comte Portalis, et une grande partie de ce temps fut employée à visiter les musées et à étudier les monuments que renferment la ville éternelle et ses environs[110]. Le point de vue de Virgile nous offre Auguste étendant son autorité dans le sens des quatre points cardinaux. Virgile, à l’exemple de Tibulle, parle de cette idée comme d’un fait accompli. Il y a plus : quelques siècles plus tard, Æthicus, Servius, commentateur de Virgile, et d’autres écrivains, prirent ce rêve pour une réalité. Je vais suivre leur exemple et je commencerai par le côté de l’est.

Le royaume des Parthes est abattu. Par ce fait seul, Rome devenait maîtresse des trois contrées qui bornent la mer Caspienne, au sud-ouest, au sud et au sud-est : ce sont l’Arménie, l’Hyrcanie et le pays des Dahes. Tantôt Virgile désigne les trois pays par leur nom particulier, tantôt par une dénomination [p. 129] collective, les royaumes de la Caspienne (Caspia regna). L’Arménie était un pays ouvert de tous côtés et ne pouvait opposer une résistance sérieuse. Les Hyrcaniens, peuple i moitié sauvage, se seraient défendus dans leurs montagnes. Mais les Romains les auraient traités comme les Cantabres, c’est-à-dire qu’ils auraient été traqués de toutes parts, tous les hommes en état de porter les armes auraient été passés au fil de l’épée, et le reste aurait fini par céder. Les Dahes, au premier aspect des légions, se seraient soumis ou auraient cherché un asile auprès des populations de la Tartarie. En même temps l’on occupait le royaume de la Mésène et de la Kharacène, et le pavillon romain dominait sur le golfe Persique comme sur la mer Rouge. Cela fait, les légions marchaient contre Kanichka, maître de la Bactriane et de la vallée de l’Indus. C’est là que devait être le grand effort de la guerre. On n’aurait pas de peine à envahir la Bactriane ; mais Kanichka s’était retranché dans les gorges de l’Hindoukousch, qui conduisent de la Bactriane dans l’Inde, et, entouré de ses Indo-Scythes, il était décidé à vaincre ou à périr. Ces gorges présentaient un aspect effrayant. C’était une suite de montées rapides et de défilés où dix hommes pouvaient en arrêter mille ; c’étaient d’immenses forêts où la hache n’avait jamais pénétré. Tous les passages étaient gardés par les Indo-Scythes, armés de leurs arcs. Heureusement les légions emmenaient chacune avec elle quelques escadrons de [p. 130] cavalerie, des soldats spécialement chargés de faire mouvoir les balistes et les autres machines de guerre. La cavalerie et l’infanterie s’apprêtent à charger ; des soldats débarrassent la voie ; on sonne la charge ; les légions marchent à l’assaut ; on se perce à coups d’épées et de lances ; les flèches volent de toutes parts ; on s’assomme à coups de pierres ; on se prend corps à corps, et l’on se précipite dans des abîmes ; mais au fort de la mêlée, tandis que le sol se jonchait de morts et de mourants, les Romains montent par un endroit qui n’était pas gardé ; les Scythes, voyant des éclats de rochers pleuvoir sur leur tête, hésitent ; les Romains les pressent avec une nouvelle vigueur ; la plupart prennent la fuite ; les autres sont mis en pièces. Kanichka est mort ou s’est enfui l’on ne sait où ; tous les obstacles sont levés. Les Romains atteignent le sommet de l’Hindoukousch.

Les légions, descendent tranquillement le versant oriental, et marchent vers l’Indus. Elles traversent successivement ce fleuve et les autres rivières, si connues depuis les conquêtes d’Alexandre. Ici, ce semble, la décence exigeait que Virgile dît quelques mots sur le héros macédonien. Mais qu’était Alexandre à côté de l’empereur Auguste ? Virgile n’a pas daigné prononcer le nom du héros.

Rappelons, avant d’aller plus loin, que ni les Hyrcaniens, ni les Dahes, ni les Bactriens n’avaient jamais fait de mal aux Romains. Bien au contraire, ils n’aspiraient qu’à une chose : c’était de s’unir d’intérêt [p. 131] avec les Romains contre les Parthes. Mais Virgile et les autres poètes contemporains parlent d’après un principe ; y a-t-il quelque chose de plus terrible qu’un principe ?

Cependant les légions ont passé l’Hyphase, et se dirigent vers le Gange. Virgile ne dit pas quelle impression fit sur Auguste la vue de ce fleuve qu’Alexandre n’avait pu atteindre. Virgile ne parle pas non plus de la marche des légions le long du Gange, et de l’entrée d’Auguste dans Palibothra. Cette ville avait été deux cents ans auparavant la capitale de toute L’Inde, et elle avait tenu dans l’Asie orientale la même place que quelques siècles auparavant, du côté de l’occident, Ninive, Babylone et Thèbes aux cent portes. Le silence de Virgile confirme ce qu’on savait d’ailleurs ; c’est que l’empire de Palibothra était dés lors en décadence, et que le nom de Kanichka avait fait pâlir tous les autres noms.

Cependant les légions continuent leur marche du côté de l’est, et atteignent les limites du Bengale. Ce pays était alors occupé par un peuple appelé Gangaride, qui, probablement jusque-là, n’avait jamais entendu prononcer le nom romain. Le roi des Gangarides, à la nouvelle du danger qui le menaçait, assemble soixante mille hommes de pied, mille cavaliers et sept cents éléphants armés en guerre[111]. Vains efforts ! les légions passent sur les corps des Gangarides, de leurs chevaux et de leurs [p. 132] éléphants, et arrivent sur les bords de la mer orientale.

Sur toute la route, des ingénieurs avaient marqué les distances et élevé des colonnes milliaires. Prés des bords de la mer, là où, dans l’opinion du temps, on voyait, chaque matin, l’aurore sortir du sein des eaux, les architectes, pour signaler la nouvelle domination, construisent quelque arc de triomphe, quelque pont gigantesque. Virgile fait une mention spéciale de deux colonnes colossales, avec une inscription en gros et beaux caractères, en latin, en grec et en sanscrit, et destinée à transmettre le nom d’Auguste aux générations futures.

Horace était d’avis que, puisqu’on était en chemin, on ferait bien d’aller jusqu’en Chine. En effet, la Chine était aussi placée sur la mer orientale, du côté du nord, à une distance pas trop longue à franchir. Je n’ai pas connaissance que Virgile ait fait mention de la conquête de la Chine par les Romains. Dans tous les cas, la place naturelle des colonnes était sur les deux pointes formées parle Gange à son embouchure, là où avaient été élevées les colonnes de Bacchus ; les nouvelles colonnes, placées à côté des anciennes, auraient été un témoignage des progrès faits par les arts depuis les courses aventureuses du fils de Sémélé.

Voilà pour l’est ; passons au sud. Virgile parle du Nil, de Marc-Antoine vaincu et de l’Égypte réduite en province romaine, de la reine Candace, etc. Précisément au moment oit Virgile écrivait, Cornelius [p. 133] Balbus faisait son expédition contre les Garamantes, dans le Fezzan. Cette expédition est réelle. Il paraît même que les Romains se maintinrent plus ou moins longtemps dans cette partie de l’Afrique. Les Européens qui, dans ces derniers temps, ont visité cette contrée, y ont trouvé des vestiges de constructions romaines. Mais Virgile ne se contente pas de la réalité. Induit en erreur par les théories géographiques de son temps, il veut que l’autorité romaine s’étende au sud et au sud-ouest, jusqu’à l’Océan," là où se développait le mont Atlas et où brillaient les pommes d’or du jardin des Hespérides. Il veut même que le nom d’Auguste pénètre jusqu’au pôle austral, dans le monde qu’on croyait placé au midi de l’Afrique, et même probablement dans les deux autres mondes.

Du côté du nord, Horace et Virgile s’accordent à demander au gouvernement d’adresser une dernière sommation aux Gélons, aux Gèles, aux Daces, aux Sarmates et à une foule d’autres peuples dont à présent l’on connaît à peine le nom, pour qu’ils fissent sur-le-champ leur soumission, faute de quoi ils seraient attaqués de toute part et forcés de se réfugier dans les régions où végètent maintenant les Samoyèdes et les Lapons.

Restaient, du côté de l’Occident, les habitants de l’Angleterre. Les populations du nord de la Bretagne, notamment les Écossais, au lieu de se soumettre au joug, faisaient des efforts désespérés pour se maintenir indépendants. C’était, de ce côté, le [p. 134] seul peuple qui eût conservé son autonomie. Horace et Virgile se montrent fort mécontents de la conduite des Bretons. On a vu qu’Horace demandait qu’ils fussent annexés. Virgile veut de plus qu’on inflige à ce peuple intraitable un châtiment qui serve de leçon à toutes les nations de la terre. Ô ciel ! j’en rougis pour la fière Albion ! Après la conquête du pays, conquête qui devait nécessairement amener l’extermination de la plus grande parsie de la population, on aurait fait choix d’un certain nombre d’hommes de bonne mine et appartenant aux principales familles du pays, et on les aurait conduits à Rome, dans leur costume national et les mains liées derrière le dos[112]. Le jour où le commandant de l’armée romaine recevrait les honneurs du triomphe, au moment où toute la population se répandrait sur les places et dans les rues, et lorsque le cortège s’apprêterait à se mettre en marche, quand il s’agirait de déployer les tapisseries représentant les principaux épisodes de l’expédition, on amènerait ces pauvres Bretons et ils seraient forcés de déployer de leurs propres mains ces monuments de la honte de leur nation. Ce n’est pas tout : Virgile demande qu’en Écosse et en Irlande, là où, chaque soir, le soleil va puiser de nouvelles forces clans les gouffres de l’Océan, on érigeât, sur un lieu élevé, deux colonnes gigantesques destinées à servir de pendant aux colonnes de la mer orientale.

[p. 135] J’ai dit que Virgile avait sait au grand Alexandre l’affront de ne pas faire mention de lui. Il a parlé de Bacchus et d’Hercule ; mais c’est uniquement pour dire qu’à côté des exploits romains les prouesses de ces deux demi-dieux n’étaient que des jeux d’enfants, et que dorénavant l’on ne parlerait plus des travaux de Bacchus et d’Hercule, mais des travaux d’Auguste.

Voilà, sous une forme nette et un peu vive, ce que Virgile a dit d’une manière moins explicite. C’est ainsi que Lucain, Stace et Silius Italicus l’ont interprété, à une époque où les idées professées par Virgile étaient encore partagées par une grande partie du public. C’est également ainsi que l’entendirent plus tard Claudien et Sidoine Apollinaire[113]. Personne, jusqu’ici, parmi les modernes, n’avait vu cette suite de faits dans les poésies de Virgile ; nais à présent que le lecteur est averti, il suffira qu’on lui rappelle les vers en question pour qu’il s’y reconnaisse.

Il fallait, suivant Virgile, que l’empire romain ne reconnût aucune limite, ni pour le temps ni pour l’espace. Virgile, dans le premier chant de l’Énéide, met ces paroles dans la bouche de Jupiter : Romulus, le fier nourrisson de la louve, et paré de sa dépouille fauve, héritera du royaume d’Albe, fondera la cité de Mars et appellera les Romains de son nom. Ceux-ci ne connaîtront de bornes ni pour le temps [p. 136] ni pour l’espace. Je leur donnerai un empire qui n’aura pas de fin[114].

L’oracle d’Apollon avait parlé, et l’empire du monde était réservé à Auguste et aux autres descendants d’Énée, jusqu’à la fin des siècles[115].

Il est à remarquer que cette opinion de l’éternité du monde romain et de la perpétuité du sang d’Auguste produisit chez beaucoup de personnes, notamment chez les chrétiens du premier siècle de l’église, un effet tout contraire à celui qu’on en attendait. Assurément l’existence d’un empire qui déjà comprenait les plus belles parties du monde, et qui, en idée, ne tarderait pas à comprendre toutes les autres, présentait à l’esprit quelque chose de saisissant. On peut ajouter que les mêmes lois et les mêmes usages servant de règle à toutes les populations de la terre, et cela dans un siècle où la civilisation avait fait de si grands progrès, étaient un bienfait pour l’humanité. Mais à côté de ces avantages, que d’inconvénients ! Les plus grandes inégalités régnaient entre les différents peuples de l’empire ; chez le même peuple, il y avait des maîtres et des esclaves, des hommes cri proie à la plus grande misère, [p. 137] et des hommes qui étalaient un luxe insolent. Si on ajoute à cela le désordre des mœurs et des croyances, le spectacle était encore plus regrettable. Nulle règle dans les doctrines ; à l’état d’une société bouleversée jusqu’à la base était venue se joindre l’apothéose accordée à tous les empereurs, et la divinité concédée à des êtres qui n’avaient pas même conservé leur raison. Quant aux mœurs, c’était tout ce qu’il y a de plus irrégulier, et à cet égard on a le regret de dire qu’Horace et Virgile étaient loin de donner le bon exemple[116]. Voilà une des causes, la principale de toutes peut-être, qui engagèrent beaucoup de personnes à embrasser le christianisme. Ces personnes, s’exagérant l’action de la providence divine, crurent qu’une société si corrompue ne pourrait pas se maintenir longtemps ; et comme ou ne voyait pas apparaître sur l’horizon de puissance en état de renverser le colosse romain, on s’imagina que le monde était près de finir. Rome en particulier, Rome ou le vice était porté aux dernières limites, fart appelée une seconde, Babylone, et tandis que les uns la nommaient la ville éternelle, les autres se la représentaient comme un prochain exemple de la vengeance divine excitée par tarit de perversité.

Virgile termine ainsi ses Géorgiques : Ma muse chantait les champs, les troupeaux et les arbres, pendant que César, grand dans la guerre, foudroyait [p. 138] l’Euphrate épouvanté, donnait des lois aux nations qui soupiraient après un nouveau régime, et se frayait la route vers l’Olympe.

Ce passage montre l’époque précise où les Géorgiques reçurent la dernière main. On a vu du reste que pendant le voyage d’Auguste en Orient, il ne s’était rien passé de particulier sur les bords de l’Euphrate. Enfin j’ai dit quelques mots sur l’opinion où était Virgile que les Perses et les Indiens, impatients du joug qui pesait sur eux, ne demandaient pas mieux que de se soumettre à la domination romaine.

J’ai cité précédemment le magnifique tableau de la bataille d’Actium et du triomphe d’Auguste à Rome, pour des faits oubliés et dont l’indication ne se trouve plus que là. En revanche, les derniers vers, qui évidemment ont été modifiés ou ajoutés après coup, contiennent des énoncés dont quelques-uns, pour figurer comme exemples dans les traités de rhétorique, n’en sont pas plus fondés. Virgile représente l’Euphrate comme étant si heureux de couler sous les lois romaines, que, pour prolonger son bonheur, il avait ralenti son cours Horace, comme on l’a vu, a employé la même image pour un fait analogue, qui se serait passé à la même occasion. Il en a été de même du poète Gallus. Or rien n’avait changé dans la situation de l’Euphrate ; et par le [p. 139] dernier traité, ce fleuve continuait de servir de séparation aux deux empires, c’est-à-dire qu’une rive appartenait aux Romains et l’autre aux Parthes. Dans le vers où Virgile dit qu’Auguste fit subir à l’Araxe l’affront d’un pont, il y a une image vraie, en ce que le cours de l’Araxe est tellement rapide, qu’a cette époque les Romains seuls avaient des ingénieurs assez habiles pour venir à bout d’une telle tâche. Il y a de plus un compliment adressé à la politique des Romains, qui, à la différence des Barbares, partout où leurs aigles pénétraient, perçaient des routes et construisaient des ponts, en vue de faciliter la communication des peuples entre eux. Mais le fait en lui-même, et bien que l’armée romaine eût alors pénétré en Arménie, sous la conduite de Tibère, n’offre rien de probable. Cependant voyez l’effet de l’exemple, quand il vient d’un poète tel que Virgile. Claudien, l’emphatique Claudien, fait construire quatre cents ans après, un pont sur l’Araxe par son ridicule héros, le faible Honorius[117].

Parlerai-je des Hyrcaniens, des Dahes et des Bactriens, qui n’ont jamais vu chez eux les aigles romaines ? [p. 140] Mais c’est trop insister sur des détails qui s’effacent devant les idées de monarchie universelle professées par les contemporains d’Auguste. Je dois me borner à rappeler ce que Virgile a dit dans son fameux tableau de l’ouverture du temple de Janus. Il y avait dans le Latium un usage antique révéré depuis par toutes les villes d’origine albaine. Aujourd’hui la reine des cités, Rome, l’observe quand elle ouvre à Mars la carrière des combats, soit qu’on se prépare à porter la guerre et la désolation aux Gètes, aux Hyrcaniens ou aux Arabes, soit qu’on menace l’Indien, et qu’en poussant jusqu’aux régions où se lève l’aurore, on redemande aux Parthes nos étendards captifs[118].

Aux yeux de Virgile, la Perse et l’Inde formaient une partie intégrante de l’empire, et vouloir empêcher les Romains d’en prendre possession, c’était une impiété, un attentat qui ne pouvait être puni trop sévèrement.

Dans le deuxième livre des Géorgiques, Virgile représente Auguste relançant le roi de la Bactriane, Kanichka, jusque dans le cœur de ses Etats. S’adressant à Auguste, il lui dit : Et toi, César, le plus grand de tous les héros, qui aujourd’hui même, parcourant [p. 141] en vainqueur les extrémités de l’Asie, chasses des places romaines l’Indien réduit à l’impuissance[119].

Le même livre contient une allusion à Kanichka, à laquelle on ne se serait pas attendu. C’est à propos des arbres particuliers à chaque pays : Chaque arbre, dit Virgile, a sa patrie ; l’Inde seule produit le noir ébène ; on ne trouve que dans le pays de Saba le rameau qui donne l’encens. Que te dirai-je de ce bois odorant qui distille le baume, de la baie de l’acanthe toujours vert et des forêts de l’Éthiopie toutes blanches d’un tendre duvet ? Montrerai-je comment les Sères (Chinois) détachent des feuilles de leurs arbres les plus fines toisons ? Parlerai-je des forêts de l’Inde, voisine de l’Océan et où finit le monde ? Les arbres de ces forêts s’élèvent si haut qu’aucune flèche ne peut en atteindre le sommet, et pourtant la main de ces peuples n’est pas lente à lancer des traits[120]. Jusqu’ici ce que Virgile a dit an sujet de Kanichka et des Indo-Scythes avait été applique, [p. 142] malgré l’ensemble des récits et malgré le témoignage décisif de Pline le Naturaliste[121], à une contrée de l’intérieur de l’Afrique ; on vante les charmes de la poésie ; mais c’est à une condition : c’est que les objets décrits par le poète soient connus d’ailleurs. Autrement à quoi sert la poésie ?

Dans le troisième livre des Géorgiques, Virgile parle d’un temple qu’il voudrait élever à la gloire d’Auguste, au milieu des vertes campagnes de sa chère Mantoue. A cette occasion, il fait un petit tableau des conquêtes des Romains, dans le sens des quatre points cardinaux ; on y trouve la mention de l’entière conquête de l’Angleterre et de l’Irlande, et de la victoire remportée sur les Gangarides, ainsi que des colonnes monumentales destinées à marquer à la fois les limites de l’empire romain et les limites du monde, à l’orient et à l’occident. Du côté du midi, Virgile rappelle les succès obtenus contre la reine Candace, et du côté da nord la conquête de l’Arménie par Tibère : Au milieu de ce temple, dit-il, sera César, qui le remplira de sa divinité. Et moi, dans la pompe des triomphateurs, tout resplendissant de la pourpre de Tyr, je ferai voler, en son honneur, sur les bords du Mincio, cent chars à quatre chevaux. La tête ornée du feuillage de l’olivier, je distribuerai les dons aux vainqueurs. Déjà je vois s’avancer vers le temple la pompe joyeuse et solennelle ; je vois tomber les taureaux immolés ; la scène m’apparaît avec ses tableaux variés, et des Bretons [p. 143] semblent lever la toile où est peinte la honte de leur nation. Je veux, sur les portes du temple, représenter en or et en ivoire le combat livré aux Gangarides, les armes victorieuses d’Auguste, le Nil coulant au large et portant la guerre dans ses flancs, ainsi que l’airain des vaisseaux s’élevant en colonnes dans les airs. On y verra les villes de l’Asie domptées, l’habitant du Niphate repoussé[122], et le Parthe, qui met son espoir dans la fuite et dans les flèches qu’il retourne contre ses ennemis, terrassé ; on y verra les deux trophées destinés à perpétuer le souvenir des succès remportés de deux côtés opposés, ainsi que le double triomphe obtenu sur l’un et l’autre rivage (l’océan Atlantique et la mer orientale)[123].

[p. 144] Je passe maintenant à l’Énéide. Dans le premier chant, Virgile met dans la bouche de Jupiter parlant à Vénus ces paroles qui, tout en paraissant s’adresser à Jules César, ne peuvent se rapporter qu’à Auguste : De la belle race troyenne naîtra Jules César, qui portera son empire jusqu’à l’Océan (oriental), et la gloire de son nom jusqu’aux astres. Toi-même un jour, libre d’inquiétude, tu le recevras tout chargé des dépouilles de l’Orient, dans le séjour des dieux, et les mortels l’invoqueront clans leurs prières. Alors cesseront les guerres ; alors s’adoucira la férocité des temps ; alors l’antique Honneur et Vesta et Romulus, avec son frère Remus, dicteront des lois aux nations[124].

Il ne me reste plus qu’à rappeler ce qui se trouve de relatif à mon sujet dans le sixième chant de [p. 145] l’Énéide. On sait que, clans ce chant, Énée s’introduit, accompagné de la Sibylle de Cumes, dans les Champs Élysées, où se trouvaient rassemblées non seulement les âmes des personnes mortes, notamment Anchise, père d’Énée, mais encore les ombres de ses descendants les plus illustres, jusqu’à Auguste. C’était pour Virgile une admirable occasion de faire connaître à Énée la suite des héros qui fondèrent Rome et firent de cette ville la maîtresse du monde. Le poète fait ainsi parler Anchise à Énée : Voici Romulus, fils du dieu Mars et d’Ilie, qui prêtera le secours de son bras vengeur à son aïeul Numitor. Vois-tu les deux aigrettes qui se dressent sur sa tête[125], et comme son père lui imprime sur le front sa divine splendeur ? Ce sera, mon fils, sous ses auspices que la superbe Rome étendra son empire sur toute la terre, et que ses enfants, par leur valeur, égaleront les dieux       Tourne les yeux de ce côté, et regarde cette nation : ce sont les Romains. Je te présente César et toute la postérité d’Ascagne, qui doit venir à la vie jusqu’à la fin des siècles. Voici, voici le héros qui fa été si souvent promis, César Auguste, du sang [p. 146] des dieux, qui rappellera l’âge d’or, dans le Latium et dans les champs où régna jadis Saturne. Il étendra son empire jusqu’au delà des Garamantes et des Indiens[126]. Déjà s’apprêtent à le recevoir la région située au delà du cercle du zodiaque et des voies de l’année et du soleil (la zone torride), ainsi que les climats où l’infatigable Atlas soutient sur ses épaules le ciel étincelant d’étoiles. Déjà, dans l’attente de ce héros, les peuples de la mer Caspienne et du Palus-Méotide, ainsi que les populations de la vallée du Nil, le fleuve aux sept embouchures, frémissent d’épouvante à l’annonce de la volonté des dieux. Non, Alcide, qui a percé la biche aux pieds d’airain, qui a rendu la sécurité aux forêts d’Érymanthe, et qui a fait trembler avec son arc l’hydre de Lerne, ni Bacchus qui, lançant des sommets de Nyse ses tigres soumis au joug, manie en se jouant les rênes de son char entrelacées de pampres, n’ont subjugué autant de contrées..... D’autres peuples (les Grecs) feront mieux respirer l’airain sous leur ciseau moelleux ; ils tireront du marbre des figures plus vivantes ; ils plaideront mieux les causes ; ils décriront mieux les mouvements célestes ; ils détermineront plus sûrement la marche des astres ; toi, Romain, ta mission est de diriger les nations, de les faire [p. 147] jouir de la paix, de ménager le bonheur de ceux qui obéissent, et de faire la guerre aux superbes[127].

Telle est la suite des divers témoignages que j’avais à faire comparaître. Je me suis borné à ceux qui présentent quelque chose de précis. Si j’avais voulu recueillir tout ce qui se rencontre de relatif à mon sujet dans les poésies d’Horace, de Virgile, de Properce et de Tibulle, la suite eût été beaucoup plus [p. 148] longue. Les témoignages que j’ai rapportés s’éclairent et se complètent les uns les autres. Tous appartiennent à des hommes considérables ; tous ont été écrits au moment même des événements. Il n’y a peut-être pas d’exemple d’une telle rencontre pour l’histoire de la république romaine ni pour le long règne d’Auguste. N’était-il pas urgent qu’il vînt quelqu’un pour les mettre en lumière ?

Pour ces témoignages, j’ai quelquefois développé l’idée ; mais je n’ai rien inventé. C’est ce qu’on reconnaîtra, j’espère, si on prend la peine de comparer les témoignages entre eux, et si de plus on parcourt l’ensemble des ouvrages auxquels ils sont empruntés. Il ne me reste plus qu’à discuter un passage du quatrième livre des Géorgiques, qui a donné lieu à bien des commentaires et à bien des erreurs. C’est ce que je ferai dans le paragraphe suivant.

Maintenant je me permettrai quelques courtes observations au sujet des Géorgiques et surtout de l’Énéide. Ici peut-être il y aura des personnes qui ne pourront s’empêcher de sourire envoyant un professeur d’arabe faire, pour ainsi dire, la leçon sur un sujet qui a exercé le talent des plus grands écrivains de tous les temps et de tous les pays. Mais ce professeur d’arabe n’est jamais resté étranger aux choses de goût, notamment dans ce qui concerne l’antiquité classique.

Tout ce que Virgile a dit au sujet d’Auguste faisait une partie essentielle du sujet traité dans l’Énéide. Le poète avait pris pour tâche de dérouler [p. 149] aux yeux de ses contemporains le tableau de la vie si agitée d’Énée, du rôle éminent que Rouie était appelée à jouer dans le monde, et de la succession presque non interrompue des grands hommes qui en firent la gloire. Naturellement la fondation de l’empire et la place plus qu’humaine que se fit Auguste étaient le couronnement de tout l’édifice. Virgile a consacré quelques vers du sixième livre de l’Énéide à ce sujet imposant. Mais s’est-il acquitté dignement de sa tâche ? Je ne le pense pas. Qu’on dise, si l’on veut, qu’il n’y eut pas de sa faute, puisque, lorsque l’idée lui vint de traiter ce sujet, la main commençait à lui trembler, et qu’il ne tarda pas à être emporté par la maladie et la mort ; mais il y eut de son fait, et son récit ne tarda pas à devenir en partie inintelligible. Il y a plus : l’état d’imperfection de cette portion des vers de Virgile porta malheur aux vers correspondants d’Horace, de Properce et de Tibulle, qui jusqu’ici étaient restés méconnus.

Virgile écrivait au fur et à mesure des événements et lorsque la vérité ne lui était point parfaitement connue. De plus, il a morcelé son sujet dans le cours des Géorgiques et de l’Énéide, et il a oublié plus d’un trait essentiel. Dans l’ensemble, le tableau est à la fois décousu et incomplet.

Virgile savait très bien ce qui manquait à son poème. En mourant, il témoigna le regret de n’avoir pas eu le temps d’y mettre la dernière main. On dit même qu’il ordonna de brûler le manuscrit. En quoi consistaient les imperfections de l’Énéide qui [p. 150] causaient tant de regrets à Virgile ? On a signalé quelques vers inachevés ; mais là n’était pas la difficulté. Ce défaut est si léger, qu’il est facile, dans une traduction, de le rendre insensible. La difficulté ne pouvait être que dans l’état d’esquisse où se trouvait un des rôles principaux. Qu’on cherche bien, et l’on verra que ce rôle ne pouvait être que celui d’Auguste.

J’ai essayé de suppléer à quelques-uns des traits oubliés par Virgile. Qu’on me permette d’en indiquer d’autres. Virgile, en ce qui concerne les populations de l’Angleterre, de la Germanie et du pays des Sarmates, aurait pu devancer Tacite et nous offrir le tableau des conquêtes des Romains dans les provinces septentrionales de l’Europe. Les renseignements existaient déjà, et, curieux comme il était, il eût dépendu de lui de les recueillir. Il eût pu également, à la suite de l’expédition de Cornelius Balbus dans l’intérieur de l’Afrique, nous faire connaître les populations berbères et les populations nègres du Soudan. J’ajouterai un mot : de quel intérêt n’aurait pas été pour nous un tableau de l’empire romain peint de la main de Virgile, de cet empire dont les empires successifs de Sésostris, de Sémiramis, de Nabuchodonosor, de Cyrus et d’Alexandre n’eussent plus été que des provinces ? On a vanté le tableau de l’empire romain par Gibbon, tel qu’il était sous le règne des Antonins. Un tableau de l’empire romain, au montent où il venait de prendre son assiette, aurait fourni l’occasion de [p. 151] montrer la différence de ce qui existait alors et de ce qui avait existé précédemment.

On a été de tout temps si frappé des beautés qui étincellent dans les poésies de Virgile, que mes observations causeront de la surprise. Les vers de Virgile se distinguent entre tous par la gravité, la clarté, la grâce, la précision et l’éclat. L’air qu’ils respirent est si naturel, qu’on est d’abord porté à croire qu’ils sortaient tout faits de sa tête, comme Pallas sortit toute armée du cerveau de Jupiter. Mais qu’on se garde de s’en tenir à cette première impression. Virgile travaillait beaucoup ses vers, et ce n’est qu’à force de travail qu’il faisait disparaître toute trace de la peine qu’ils lui avaient coûtée. Lors donc qu’il a composé des morceaux qu’il n’a pas eu le temps de revoir a loisir, ces morceaux doivent s’en ressentir. Jean-Jacques Rousseau a fait une remarque analogue, et tout ceci était écrit, lorsque je suis tombé sur un passage des Nuits attiques d’Aulu-Gelle, ouvrage rédigé dans le ne siècle de notre ère, à une époque où les traditions étaient encore fraîches. Aulu-Gelle introduit un de ses amis, le philosophe Favorinus, qui était Gaulois de naissance et qui professait à Rome, et le fait ainsi parler : Virgile avait coutume de dire qu’il produisait ses vers à la manière des ours. L’ours, en effet, ne produit d’abord que des êtres informes, qu’il lèche ensuite pour leur donner une forme, une figure. De même, disait Virgile, les fruits de son génie se produisaient dans un état imparfait et grossier ; et ce n’était qu’a force [p. 152] de les remanier, de les lécher, qu’il leur donnait des traits, une apparence. Il y avait de la vérité dans l’aveu ingénu du poète au goût délicat. Ses vers en sont la preuve. Ceux qu’il a polis, revus avec une affection particulière, ceux où il a mis la dernière main, ont toute la fleur de la grâce poétique. Ceux que, surpris par la mort, il n’a pas retouchés, qu’il n’a pas pu achever, ne sont dignes ni du génie ni du goût du plus parfait des poètes[128]. Là-dessus Favorinus citait quelques passages qui lui paraissaient prêter à la critique.

On demandera peut-être pourquoi, les choses étant ainsi, les deux poètes, Tucca et Varius, qui, après la mort de Virgile, furent chargés par Auguste d’examiner le manuscrit de l’Énéide, n’essayèrent pas de suppléer à ce qui y manquait. Mais d’abord, de même que pour la massue d’Hercule, il y aurait eu du danger de porter la main sur l’œuvre principale de Virgile. D’ailleurs il ne faut pas oublier que Virgile, à l’exemple d’Horace, de Properce et de Tibulle, en disant ce qu’il a dit, n’a été que l’interprète de l’opinion de son temps, et que, par conséquent, le public l’entendait à demi-mot. Les contemporains voyaient parfaitement que les quatre poètes s’étaient laissés aller au cours de leur imagination. Mais ce qui n’avait pas été fait ne pouvait-il pas se faire au premier jour ? A la vérité les traditions s’effaçaient peu à peu ; mais qui songeait alors qu’un jour viendrait [p. 153] où les hordes du Nord envahiraient Rome, et où le Capitole serait occupé par les Barbares ?

Après la mort de Virgile, d’Horace, de Properce et de Tibulle, les circonstances qui avaient empêché la réalisation de leur rêve chéri, continuèrent comme auparavant. Les Parthes restèrent maîtres chez eux ; les Bretons du nord de l’Angleterre défendirent avec succès leur indépendance. De plus, on apprit successivement que l’accès de la Chine n’était pas aussi facile qu’on l’avait cru d’abord. On eut même lieu de reconnaître que les Hyrcaniens, les Dahes et les Bactriens, consentant à se faire les auxiliaires de la politique romaine dans l’Asie orientale, seraient d’un secours bien plus efficace pour l’empire, que si l’on en était réduit à envoyer des légions dans leur pays pour le garder. Les idées des quatre poètes perdirent donc de leur popularité. Mais que ne peuvent un style enchanteur d’une part, et de l’autre ce sentiment d’orgueil qui faisait paraître à bien des personnes la conquête du monde entier comme une chose flatteuse pour le nom romain ? Les jeunes gens surtout, les esprits exaltés et les ambitieux, s’imaginaient qu’en professant de pareilles idées, ils faisaient acte de grands citoyens. Sans doute il y en eut plus d’un qui, étendu mollement sous les fiais ombrages de Tibur et de Tusculum et buvant du vin de Falerne, se levait tout à coup et demandait si le gouvernement ne s’occupait pas d’envoyer bientôt un proconsul dans l’Inde et un autre en Chine. Il était devenu de mode de maudire [p. 154] l’ambition de Pompée et de César, celle des triumvirs Marc-Antoine ; Octave et Lépide, parce que, disait-on, sans leurs querelles fatales, l’Inde et la Chine feraient depuis longtemps partie de l’empire.

Nous possédons le programme de cette ambition délirante, et il est inconcevable que personne n’y ait fait attention. Il se trouve au commencement de la Pharsale de Lucain. Ce n’est, du reste, que la répétition de ce qu’on a déjà lu. Lucain, au moment d’aborder le récit de la lutte de César et de Pompée, s’écrie dans une espèce de prosopopée adressée aux Romains : Citoyens ! quelle fureur, quelle débauche du glaive que d’aller offrir à des nations odieuses le sang latin à répandre, quand vous aviez à arracher à l’orgueilleuse capitale des Parthes les trophées enlevés à l’Italie, quand l’ombre de Crassus errait sans vengeance sur la terre étrangère ! Vous préférâtes des guerres pour lesquelles Rome n’avait pas de triomphes à décerner. Hélas ! avec le sang que versèrent à longs flots vos mains fratricides, que de terres, que de mers vous eussiez pu conquérir, et vers le lieu d’où vient le soleil, et vers la région ténébreuse où vont se coucher les astres, et vers les zones brûlantes du Midi, et vers ces contrées brumeuses où la mer de Scythie, resserrée dans ses glaces, ne sait pas s’amollir au souffle du printemps ! Déjà nous tiendrions sous nos lois et le Sère, et l’Araxe barbare[129], et les peuples, s’il en est, qui boivent à la [p. 155] source ignorée du Nil. S’il te reste, ô Rome, une telle ardeur de discordes criminelles, attends du moins que le monde entier reconnaisse les lois du Latium. Alors tu pourras tourner ton glaive contre toi-même. Jusqu’à présent l’ennemi ne t’a pas fait défaut.

Ces fières paroles étaient prononcées sous le règne de l’ignoble Néron. Les guerres civiles qui accompagnèrent la mort de ce prince n’étaient pas de nature à favoriser de tels projets. Vespasien finit par être le maître unique de l’empire ; mais il avait l’esprit trop positif pour se lancer dans une carrière aussi aventureuse. Un appel fut fait à deux reprises à Domitien, qui n’y répondit pas, ou qui du moins mourut assassiné avant d’y avoir donné suite. Trajan fut le premier qui regarda la conquête du monde entier comme n’étant pas au-dessus de ses forces. Il [p. 156] est vrai que jusqu’à lui l’empire n’avait jamais joui d’une telle tranquillité au dedans, et n’avait jamais exercé un tel prestige au dehors. Comme ri mourut à la peine, l’idée fut abandonnée. Nous y reviendrons quand nous aurons à parler du règne de Trajan.

En ce qui concerne le rôle personnel que Virgile, Horace et Properce ont fait jouer à Auguste dans la prétendue conquête de l’Asie orientale, il n’en est plus fait de mention expresse nulle part. Certains écrivains latins postérieurs ont admis le fait de la conquête en général ; mais Servius est à ma connaissance le seul qui ait parlé d’Auguste en particulier[130]. Tout souvenir cependant ne s’en perdit pas. Et où le retrouve-t-on ? C’est ici qu’éclate ce qu’il y a de bizarre dans ce qu’on nomme la gloire humaine. Le souvenir s’en retrouve dans le Coran, et c’est Dieu lui-même qui est censé le rappeler à Mahomet. Le récit du Coran paraît avoir été emprunté à quelque légende rabbinique, et il s’est empreint du cachet de l’imagination orientale. Avant de le rapporter, il est indispensable d’établir le point de vue où s’est placé celui qui parle. On a vu qu’à s’en tenir aux écrivains du temps d’Auguste, ce prince était appelé à régner sur l’Occident et l’Orient, en un mot, sur le monde entier. C’était un homme rempli de la crainte des dieux, et sa mission était une mission de justice. Comme son premier devoir était de procurer la tranquillité à ses peuples, il avait repoussé au loin les [p. 157] Gélons et les autres populations barbares du nord de l’Europe et de l’Asie, et, afin de les empêcher de recommencer leurs incursions, il avait fait border lis frontières de l’empire d’une ligne non interrompue de châteaux forts et de camps retranchés. De plus, suivant Virgile, de même que le dieu Mars et son descendant Romulus portaient deux aigrettes sur la tête, de même la tête d’Auguste était ceinte de deux flammes[131]. N’est-il pas naturel de voir ici une allusion à la conquête du monde tout entier ? Quoi qu’il en soit, voici le singulier personnage que Mahomet a mis en scène. Il est appelé du nom de Doul-Carnaïn ou l’homme aux deux cornes[132], et Dieu est censé parler ainsi à Mahomet : Nous donnâmes à Doul-Carnaïn tout pouvoir sur la terre, et nous le laissâmes libre de disposer de tout comme il voudrait. Arrivé là où le soleil se couche, il vit que l’astre se plongeait dans une masse d’eau boueuse. Là se trouvait une peuplade particulière (les Bretons). Nous dîmes à Doul-Carnaïn : Décide toi-même, soit que tu veuilles faire sentir ta colore à ce peuple, soit que tu veuilles user envers lui de douceur. Doul-Carnaïn répondit : Ceux qui ont été méchants, [p. 158] nous les punirons ; puis nous les renverrons au tribunal de Dieu, qui les châtiera sévèrement. Pour ceux qui ont eu la foi, et qui ont fait le bien, ils recevront une digne récompense, et nous aurons «pour eux les plus grands égards[133]. Ensuite Doul-Carnaïn se remit en route, et arriva là où le soleil se lève. Il y trouva un peuple à qui nous n’avions donné aucun moyen de s’abriter contre la chaleur[134]. Il se remit en marche une troisième fois, et (se dirigeant vers le nord) il atteignit les gorges (du Caucase), là où vivent des populations qui ne connaissent pas la langue les unes des autres[135]. Ces peuples se plaignirent à Doul-Carnaïn des incursions que les peuples de Gog et de Magog faisaient sur leur territoire, et offrirent de lui payer un tribut, s’il voulait élever une barrière pour les défendre. Doul-Carnaïn y consentit, et rendit désormais le passage de la montagne impossible aux peuples de Gog et de Magog[136], etc.

Quelques commentateurs du Coran ont appliqué cette légende à Alexandre le Grand. Mais Alexandre ne tourna jamais ses pas vers l’occident. D’un autre côté, le prophète Daniel a attribué à Alexandre une corne[137], et ici il s’agit de deux cornes. Il serait téméraire de vouloir pénétrer le fond de la légende ; [p. 159] mais l’analogie est frappante entre ce qu’elle dit et le rôle que Virgile a fait jouer à Auguste.

Voilà bien des détails. Mais je ne pouvais pas ex-poser la suite des relations de l’empire romain avec l’Asie orientale, sans parler des difficultés que ces relations éprouvèrent à leur naissance. D’un autre côté, du moment que les poètes du temps d’Auguste étaient appelés en témoignage, je ne pouvais me dispenser de m’arrêter sur le sens de leurs paroles. D’ailleurs il ne s’agissait pas ici de faire une guerre de mots. Il s’agissait de mettre dans son véritable jour la politique de Marc-Antoine et d’Auguste, d’Auguste surtout, qui, par le rôle qu’il a joué, est un homme à part. Si, tout en suivant mon chemin, je suis parvenu, à l’aide d’écrivains contemporains et de témoins oculaires, à mieux faire connaître l’enfantement de l’empire romain, je ne m’en repens pas ; bien au contraire, je considère ce résultat comme un des principaux de ce mémoire. Je vais maintenant faire pour l’Asie orientale ce que j’ai fait pour l’empire romain, et fournir, j’espère, de nouveaux matériaux à la géographie et à l’histoire.

 

 

 



[1] C’est ce qu’on verra dans le mémoire subséquent.

[2] Le passage où cette expression se trouve est cité ci-dessous. Il est d’autant plus important, que les annales chinoises, qui font mention des Dahes, ne s’expliquent pas là-dessus. (Voyez les Nouveaux mélanges asiatiques d’Abel Rémusat, t. I, p. 219.)

[3] Tome XXIV du Recueil des mémoires de l’Académie des inscriptions, p. 225 et suiv.

[4] Les écrivains grecs et latins donnent à la capitale de la Bactriane le nom de Bactra, et dans les inscriptions cunéiformes, ce nom est écrit Bakhtri. Évidemment c’était la forme régulière. Mais dans le Vendidad, livre attribué à Zoroastre, on trouve Bakhdhi, sans la lettre r. Comparez le Zend-Avesta d’Anquetil Duperron, t. I, 2e partie, p. 266, et la traduction allemande de l’Avesta, par M. Spiegel, t. I, p. 62. Bakhdhi ne peut être qu’une forme vulgaire, qui prouverait que la rédaction du Zend-Avesta n’est pas d’une époque très ancienne. Le fait est que Moïse de Khorène, écrivain arménien, qui florissait au commencement du Ve siècle, a écrit pahl, et le voyageur chinois Hioueu-thsang (Relation de son voyage, t. I, p. 289), poholo. Une circonstance particulière, c’est que Alexandre Burnes (Voyages, t. II, p. 174) a retrouvé la forme Bakhter, appliquée au pays, encore usitée. A l’égard de la forme Balkh, qui a remplacé celles de Bactra, Bakhdhi, Puhl et Poholo, elle me paraît être d’origine arabe. Je ne l’ai pas rencontrée antérieurement à l’époque où, vers le milieu du VIIe siècle, les nomades, transformés par Mahomet, conquirent toute la Perse, depuis l’Euphrate jusqu’au Iaxarte et jusqu’à l’Indus. Balkh est un mot arabe qui signifie superbe ; d’un autre côté, le nom de Balkh est accompagné par les Persans de l’épithète bami, qui signifie haute. L’un est-il la traduction de l’autre ? ou bien Balkh est-il simplement une altération de Bakht ou Bahl ? Une circonstance à remarquer, c’est que dans le Boundehesch, livre pehlvi qui renferme la cosmogonie des Parses, on trouve la forme Balkh (voyez le Zend-Avesta d’Anquetil, t. II, p. 391 et suiv.). Il est permis d’induire de là que le Boundehesch n’a été rédigé que plusieurs générations après la conquête de la Perse par les Arabes, lorsque la nouvelle dénomination eut fait oublier l’autre. En ce qui concerne les permutations et les suppressions de lettres qui se présentent ici, je renvoie à mon Mémoire sur le Périple de la mer Érythrée.

[5] Saint-Martin, induit en erreur par une méprise des historiens arméniens et par un passage de Strabon mal interprété, est parti de l’idée que, quelque temps après la première arrivée des Scythes dans la Bactriane, un prince de la famille des Arsacides les en chassa. Saint-Martin fait durer la domination des princes arsacides en Bactriane jusqu’au Ve siècle de notre ère, c’est-à-dire pendant plus de quatre cents ans. C’est le cas de dire que ce qui prouve trop ne prouve rien. Aucun fait, pendant ce long intervalle, ne décèle la présence d’une dynastie arsacide dans la vallée de l’Oxus. L’opinion de Saint-Martin a été émise dans ses Mémoires sur l’Arménie, publiés eu 1819, t. II, p. 31 et suiv. dans son Histoire des Arsacides, publiée après sa mort, t. II, p. 71, 272, 287, etc. enfin dans ses notes sur l’Histoire du Bas-Empire de Lebeau, t. III, p. 385 et suiv. Elle a été reproduite par Klaproth, dans ses Tableaux historiques de l’Asie, p. 42. Cette opinion, en ce qui concerne les témoignages arméniens, a été réfutée par Quatremère, Journal des Savants de l’année 1840, p. 345.

[6] Strabon, liv. XI, ch. XI, dit que les rois grecs de la Bactriane étendirent leur domination jusqu’au pays des Sères. Évidemment Strabon veut parler du territoire sère, tel qu’il s’était accru de son temps, c’est-à-dire jusqu’à l’Oxus ou du moins jusqu’au Iaxarte.

[7] Hérodote, liv. VII, ch. LXIV.

[8] Les historiens arméniens ont écrit ce nom Kouschan, et ils désignent par là le royaume de la Bactriane. Pour les écrivains syriaques, ils écrivent caschan. Voyez Cureton, Spicilegium syriacum, p. 21 et 82. Saint-Martin a commis, à cette occasion, une nouvelle erreur. Il a existé au fond de la Tartarie un royaume que les Chinois appellent Kao-tchang ; c’est le royaume des Ouigours. Ce savant a confondu le royaume de la Bactriane avec le royaume des Ouigours, et il a appliqué à la Bactriane ce que l’historien arabe Massoudy a dit du grand nombre de Manichéens qui, au Xe siècle de notre ère, existaient dans le dernier pays. Comparez l’Histoire des Arsacides de Saint-Martin, t. II, p. 273 et 288, avec mon Mémoire sur l’Inde (Recueil de l’Académie des inscriptions, t. XVIII, p. 82).

[9] Il faut probablement lire Yan-tchin-kao.

[10] Radjatarangini, Histoire des rois du Kachmir, texte sanscrit et traduction française, par M. Troyer, trois volumes in-8°, t. II, p. 19.

[11] Voyez mes Fragments arabes et persans inédits, relatifs à l’Inde, Paris, 1845, p. 149.

[12] Mémoire sur l’Inde, p. 78.

[13] Βασιλεύς βασιλέων. Mionnet, Description des médailles grecques, Supplément, t. VIII, p. 498.

[14] Journal des Savants de l’année 1836, p. 70 et suiv. (article de Raoul-Rochette).

[15] Vie de Marc-Antoine, vers la fin. Le fils de Jules César reçut le nom de Césarion, et, de plus, le nom officiel de Ptolémée XIV. (Voyez, sur ce personnage, la Biographie universelle, t. XXXVI, p.255. Notice de Saint-Martin.)

[16] Voyez le savant mémoire d’Abel Rémusat, intitulé Remarques sur l’extension de l’empire chinois du côté de l’Occident, t. VIII du Recueil de l’Académie des inscriptions, p. 119 et suiv.

[17] Klaproth, Mémoires relatifs à l’Asie, t. III, c. 266 et suiv.

[18] Klaproth, Mémoires relatifs à l’Asie, t. III, p. 257 et suiv. Du reste le mot Thsin, appliqué par les Chinois à leur propre pays, revient à différentes époques chez les écrivains nationaux. (Voyez le Foe-koue-ki, ou relation de Fahian, p. 7, 15 et 343.)

[19] Journal asiatique d’avril 1823, p. 243 et suiv. Il est digne de remarque que, ainsi que le nombre sept, le mot ser, à quelques permutations de lettres près, a conservé, dans presque toutes les langues indo-européennes, sa forme primitive. En effet, on dit en grec Σηρικόν, en latin Sericum, en anglais Silk, en allemand Seide, en hollandais Zyde, en danois Silke, en italien Seta, en espagnol et en portugais Seda. (Voyez Klaproth, Mémoires relatifs à l’Asie, t. III, p. 264).

[20] Comparez Klaproth, Mémoires, t. III, p. 266, et Édouard Biot, Journal asiatique d’avril 1836, p. 377, et d’août-septembre 1842, p. 170 et 200.

[21] Mémoire de Fréret intitulé Observations générales sur la géographie ancienne (tome XVI du Nouveau recueil de l’Académie des inscriptions, première partie, p. 397), et fragments de Ctésias, publiés par M. Muller à la suite de son édition d’Hérodote, p. 86 et 87.

[22] Strabon, à la fin du livre Ier et au commencement du livre II.

[23] Ch. XLIX, verset 12. C’est le mot םינים. (Voyez le dictionnaire hébreu de Gesenius.)

[24] Strabon publié par Didot, p. 54, 56 et 945. M. Muller, qui d’abord avait reproduit la mauvaise leçon, s’est hâté de se rétracter. (Voyez le premier volume des Petits géographes grecs, édition Didot, p. 303 et CXLIV.)

[25] Histoire de Khotan, traduite du chinois par Abel Rémusat ; Paris, 1820, p. 34 et 55. Relation de Hiouen-thsang, traduction de M. Stanislas Julien, t. II, p. 2 38. Le passage qui se trouve dans l’Histoire de Khotan, parait être un emprunt fait à la Relation de Hiouen-thsang. Du moins l’un et l’autre récit me semblent avoir une origine commune.

[26] Mémoires relatifs à l’Asie, t. II, p. 295.

[27] Chez les écrivains du temps, les premiers sont appelés du nom de Saraceni, ce qui équivaut au mot arabe bédouin. Quant aux autres, qui avaient contracté les habitudes des populations sédentaires, les Grecs les nommaient Άραβες Εύδαίμονες, et les Latins, Arabes Felices.

[28] Voici les vers de Virgile dont il s’agit ici :

Hinc ope barbarica, variisque Antonius armis

Victor, ab Auroræ populis et littore rubro

Ægyptum, viresque Orientis et ultima secum

Bactra vehit ; sequiturque, nefas ! ægyptia conjunx.

.... omnis eo terrore Ægyptus, et Indi,

Omnis Arabs, omnes vertebant terga Sabæi.

Au moment où Virgile écrivait, Auguste était en discussion avec le roi des Parthes. Pour se rendre de Rome dans la Bactriane, il fallait s’embarquer dans un port de la mer Rouge pour l’embouchure de l’Indus, remonter le fleuve et franchir l’Hindoukousch. C’était alors le plus long voyage qu’un Romain eût à faire du côté de l’Orient.

[29] Horace, liv. III des Odes, n° 5.

[30] Suivant Horace, l’espoir de Cléopâtre était même de subjuguer Rome et de faire d’Alexandrie la capitale de l’empire tout entier. (Voyez le livre Ier des Odes, n° 37.) Je ferai remarquer en passant que certains vers de cette ode sont susceptibles d’être éclaircis par la Vie de Marc-Antoine, dont nous sommes redevables à Plutarque.

[31] M. Pauthier rend Antou par Antioche. Voyez son mémoire intitulé De l’authenticité de l’inscription nestorienne de Singanfou, Paris, 1857, p. 34.

[32] Les commentateurs et traducteurs de Virgile ont cru, en général, que, dans les passages qui se rapportent à Kanichka, il s’agissait d’un chef nègre de l’intérieur de l’Afrique.

[33] Aurelius Victor, De Viris illustribus (Œuvres d’Aurelius Victor, avec une traduction française, par M. Dubois, dans la Collection d’auteurs latins de Panckoucke, p. 164).

[34] On peut voir dans le traité de Cicéron intitulé De divination, liv. II, ch. LIV, la grande émotion que causa à Rome la remise en circulation de l’oracle de la sibylle de Cumes. (Voyez aussi le mémoire de M. Rossignol, intitulé Virgile et Constantin le Grand, Paris, 1845, in-8°, p. 62.)

[35] Je ne parle pas de Catulle ; il était mort à cette époque. D’un autre côté, Ovide n’était encore alors qu’un jeune homme.

[36] Suétone, Notice sur Auguste, ch. XCIV.

[37] Pline le Naturaliste, liv. V, ch. XXVII, et liv. VI, ch. XXI et XXIV.

[38] Voyez à cet égard Pline le Naturaliste, liv. VI, ch. XXXVIII, et liv. III, au commencement.

[39] Horace, parlant de la terre en général, dit, dans le Livre des Épodes, n° 16 : Nos manet Oceanus circumvagus. Pour ce qui concerne la situation respective de l’Inde et de la Chine, voyez le premier livre des Odes, n° 12. Le passage que j’ai en vue est rapporté ci-dessous, p. 83.

[40] Il est dit dans la Cosmographie d’Æthicus, petit écrit qui paraît avoir été composé au Ve siècle de notre ère, que Jules César, lorsqu’il fut devenu le maître des destinées de Rome, ordonna un mesurage général des provinces soumises à l’autorité romaine. Quatre géomètres furent chargés de cette tâche immense : Didyme eut en partage les provinces de l’ouest ; Zénodoxe, celles de l’est ; Théodote, celles du nord ; et Polyclète, celles du midi. Il fallut à peu près dix-sept ans à Didyme pour accomplir sa tâche, quatorze à Zénodoxe, vingt à Théodote, et vingt-cinq à Polyclète. Voyez un savant mémoire de M. d’Avezac dans le tome II du Recueil des savants étrangers, publié par l’Académie des Inscriptions, p. 302, 332 et 341.

[41] Pline le Naturaliste, liv. III, ch. III.

[42] Voyez les remarques de Mannert en tête de son édition de la carte de Peutinger ; Vienne, 1824. On peut aussi lire les remarques de Malte-Brun, dans sa notice sur Strabon (Biographie universelle).

[43] Strabon, liv. I, ch. II.

[44] Cette opinion se trouve dans le traité de Mundo, attribué à Aristote, chap. III, mais qui paraît être d’une époque plus récente.

[45] Meteorologica, liv. II, ch. V. §§ 10 et 11.

[46] Voyez entre autres Manilius, Astronomicon, liv. I, v. 228 et 369, Pomponius Mela et Pline le Naturaliste.

[47] Αίθω et όψ.

[48] Liv. III, ch. XCIV, et liv. VII, ch. LXX.

[49] Liv. VI, ch. XV.

[50] L’écrit de Macrobe porte le titre particulier de Commentaire sur le Songe de Scipion. (Voyez au livre II, ch. V et suiv.)

[51] IVe livre des Élégies de Tibulle, panégyrique de Messala.

[52] Ier livre des Géorgiques, vers 231 et suiv.

[53] Par un singulier contraste, Silius Italicus, qui professait une espèce de culte pour Cicéron, a affecté de dire que la gloire de ce grand homme pénétrerait au delà du monde que nous habitons. Il s’exprime ainsi dans son poème intitulé Punica, chant VIII :

Ille, super Gangem, super exauditus et Indos,

Implebit terras voce, et furialia Bella

Fulmine compescet linguæ, nec deinde relinquet

Par decus eloquio cuiquam sperare nepotum.

[54] Ceci me met dans le cas de parler d’un mot latin qui revient souvent dans les écrits du temps, et qui est susceptible de plusieurs interprétations. C’est le terme orbis. Ce mot signifie proprement cercle ou disque ; au temps d’Auguste, on l’appliquait aux divers continents parsemés sur le globe, notamment à celui qui forme les trois parties du monde, l’Europe, l’Asie et l’Afrique. En ce sens, il existait plusieurs orbis. On trouve aussi le terme monde employé dans le même sens. Quand on voulait désigner l’univers entier, on employait le mot plus exact globe. C’est la figure d’un globe qui, sur certains monuments romains, a servi de symbole pour désigner le monde. Mais, d’une part, le mot orbis a servi aussi à désigner l’univers entier, et c’est en ce sens qu’il est aujourd’hui employé par le pape à Rome, dans cette expression bien connue : urbi et orbi. D’autre part, il a été restreint à l’empire romain proprement dit, et alors sa signification a varié avec les temps, suivant la plus ou moins grande étendue des possessions romaines. On se rappelle ces expressions du commencement du deuxième chapitre de l’Evangile de saint Luc : Factum est autem in diebus illis ; exiit edictum a Cæsare Augusto, ut describeretur universus orbis. Le mot orbis a été ensuite employé pour désigner soit l’empire d’Orient, soit l’empire d’Occident, l’un par rapport à l’autre, ou bien l’une des trois parties de l’ancien monde, l’Europe, l’Asie et l’Afrique. On en verra des exemples ci-dessous.

[55] Quippe isto numinis vestri numero summa omnia nituntur et gaudent ; elementa quatuor, et totidem anni vices, et orbis quadrifariam duplici discretus Oceano, et remenso quater cœlo lustra redeuntia, et quadrigæ solis et duobus cœli luminibus adjuncti Vesper et Lucifer. (Voyez les Panegyrici veteres, édition de Nuremberg, 1779, t. I, p. 273 ; voyez aussi le Commentaire du Songe de Scipion, par Macrobe, liv. II, ch. IX.)

[56] Ce fait a été signalé par Abraham Gronovius dans les notes qui accompagnent son édition du traité de Pomponius Mela. Quelques-unes des médailles citées à l’appui, par Gronovius, sont fausses. Mais d’après les vérifications que j’ai faites au cabinet impérial des médailles, le fait ne m’en parait pas moins indubitable.

[57] Médée, par Sénèque, acte II, à la fin. Tiphys est le nom du pilote du navire des Argonautes. Les éditions imprimées portent Tethys, nom qui ici n’a pas de sens. Je me suis conformé à la leçon des manuscrite de la Bibliothèque impériale.

[58] Cité de Dieu, liv. XVI, ch. IX.

[59] Voyez l’Histoire ecclésiastique de l’abbé Fleury, liv. XLII, n° 57. On fera bien de lire aussi la dissertation publiée en 1861 par M. Charles Jourdain, sous ce titre : De l’influence d’Aristote et de ses interprètes sur la découverte du nouveau monde.

[60] Voyez le manuscrit de l’Apocalypse, manuscrit du VIIIe siècle, qui se conserve dans la bibliothèque de Turin, catalogue de Pasini, t. II, p. 26, n° 93.

[61] Recueil des petits géographes grecs, édit. Didot, t. II, p. 475 et 494, ainsi que Pline le Naturaliste, liv. II, ch. CXII.

[62] Voyez le poème grec de Denys le Périégète, dans le tome II du Recueil des petits géographes grecs, vers 623, 1105 et 1164 (vers 824 et 1384 de la version latine d’Avienus). On trouve quelque chose d’analogue chez les géographes arabes. (Voyez mon Introduction à la Géographie d’Aboulféda, p. CCLV.)

[63] Voyez Pline le Naturaliste, liv. V, au commencement.

[64] Liv. XVII, ch. III.

[65] Voyez cependant ce qui est dit dans l’Index de Strabon, p. 775, au mot chorographus ; quelques savants pensent que Strabon a voulu désigner par là Balbus, secrétaire de la commission qui, sous la présidence d’Agrippa, dressa la carte du monde, tel qu’il était alors connu. (Notice de Strabon, par Malte-Brun.)

[66] Voyez la Relation d’Agatharchide, Recueil des petits géographes grecs, édition Didot, t. Ier, p. 186.

[67] Strabon, liv. XVI, ch. IV, n° 22 ; Pline le Naturaliste, liv. VI, ch. XXXII.

[68] Livre Ier, n° 29.

[69] Livre III, n° 6.

[70] Strabon, liv. XVII, ch. I, n° 54.

[71] Livre Ier, n° 12.

[72] Livre III, n° 3. Il semble, du reste, d’après divers témoignages, que, dans l’opinion des contemporains, le soleil était plus chaud à l’Orient qu’à l’Occident. Voyez ci-après, p. 92 et 158.

[73] Les quatre poètes emploient quelquefois les mêmes termes. On ne peut pas supposer qu’ils se sont copiés les uns les autres ; probablement ces sortes de rencontres proviennent de certaines expressions employées dans les dépêches officielles et les journaux du temps. Les quatre potes pourraient donner lieu à des rapprochements littéraires intéressants. Mais ce n’est pas ici le lieu.

[74] Troisième livre des Élégies de Properce, n° 4.

[75] Hérodote, liv. III, chap. XCIX.

[76] Livre quatrième des poésies de Tibulle ; panégyrique de Messala.

[77] Ici il s’agit de l’Araxe qui coule en Arménie.

[78] Troisième livre des Élégies de Properce, n° 12.

[79] Livre quatrième des Élégies de Properce, n° 3.

[80] Les fragments de Gallus sont ordinairement publiés avec les Élégies de Properce.

[81] Annales, liv. I, ch. XI.

[82] Le Niphat est appelé par les écrivains arméniens Nebad. (Voyez les Mémoires sur l’Arménie, de Saint-Martin, t. I, p. 49.) Je présume que ce mot est de dérivation grecque et qu’il répond à Νιφάτης, signifiant toujours couvert de neige.

[83] Livre II, n° 9.

[84] Livre Ier des Épîtres, n° 12. La nouvelle relative au roi des Parthes était probablement parvenue à Horace par un de ses amis, appelé Julius Florus, qui était attaché à la personne de Tibère et à qui Horace a adressé la troisième de ses épîtres.

[85] Livre III, n° 5. Voyez aussi le n° 21 du premier livre des Odes. Sur le sens du mot præsens voyez les remarques de M. Rossignol, Virgile et Constantin le Grand, p. 40 et suiv.

[86] Voyez ci-dessus, p. 88.

[87] Livre IV, n° 6.

[88] Tome XXIV du Recueil des Mémoires de l’Académie des inscriptions, p. 155 et suiv.

[89] Annales de Tacite, liv. Ier, ch. VIII.

[90] Aurelius Victor s’exprime ainsi dans son livre De Cæsaribus : Pater patriæ, ob clementiam, ac tribunicia potestate perpetuo habitus : bincque uti deo, Romæ provinciisque omnibus per urbes celeberrimas, vivo mortuoque, templa, sacerdotes et collegia sacravere.

[91] La portion latine citée ici est mutilée ; mais, dès le principe, on en reconnut le sens. (Voyez l’édition des Œuvres de Tacite d’Oberlin, qui a été reproduite par M. Naudet dans la Collection Lemaire, t. IV, p. 329.) En 1840, un tiers environ de la traduction grecque fut relevé, sur le monument d’Ancyre, par M. William Hamilton (Researches in Asia Minor, Londres, 1842, t. II). Tout le reste de cette traduction, à une courte lacune près, a été, en 1861, dégagé des masures qui le cachaient à la vue, et transcrit par G. M. Perrot, ancien membre de l’École française d’Athènes, chargé par l’Empereur d’une mission scientifique en Asie Mineure. Voici le passage en grec et en latin, tel qu’il est restitué par M. Perrot : Πρός έμέ έξ Ίνδίας βασιλέων ώρεσβεΐαι πολλάκις άπεσιάλησαν, ούδέποτε ώρό τούτου τοΰ χρόνου όφθεΐσαι ώαρά 'Ρωμαίων ήγεμόνι. Ad me ex India regum legationes sæpe missa : suut numquam antea visæ apud quemquam principem Romanorum.

[92] Notice sur Auguste, ch. XXI. Voyez aussi Eutrope, livre VII, ch. X.

[93] Livre V, ch. XXI, p. 446 de l’édition Havercamp.

[94] Florus, livre IV, ch. XII.

[95] Voyez le traité De Cæsaribus.

[96] Strabon, liv. XV, ch. Ier, n° 4 et 74. Voyez aussi Dion Cassius, liv. LIV, ch. IX.

[97] Tabula itineraria Peutingeriana denuo cum codice Vindoboni collata, édition de Mannert ; Vienne, 1824, in-folio. La feuille qui se rapporte à l’Inde est la douzième.

[98] Voyez le passage d’Aurelius Victor déjà cité.

[99] Voyez, entre autres, le mémoire de Letronne, dans le Recueil de l’Académie des inscriptions, t. X, p. 226 et suiv.

[100] Livre III, n° 19.

[101] Voyez la Notice de Strabon, par Malte-Brun, dans la Biographie universelle.

[102] S’agirait-il ici du dinde qui, plus tard, fut naturalisé en Europe par les pères jésuites ?

[103] Livre IV, n° 14.

[104] Livre IV, n° 15.

[105] Épître de Boileau à Louis XIV.

[106] Pour se faire une idée de la manière dont Marc-Antoine fut considéré à Rome après sa mort, il suffira de lire le n° 37 du premier livre des Odes d’Horace, et le n° 9 du livre des Épodes. Le fait est qu’Antoine, dans sa vie privée et publique, pendant qu’il était à Alexandrie, avait agi comme s’il avait abjuré son titre de Romain. (Comparez Saint-Martin, Notice de Ptolémée, fils d’Antoine, dans la Biographie universelle, t. XXXVI, p. 256 ; et Letronne, Journal des Savants de l’année 1842, p. 716 et suiv.)

[107] Sur les sorts virgiliens, voyez le mémoire de M. Rossignol, intitulé Virgile et Constantin le Grand, p. XXIX et suiv.

[108] Ce fragment de lettre est ordinairement publié dans les éditions des œuvres de Virgile, à la suite des Catalecta.

[109] Livre III, ch. XCIX. Sur ce peuple, voyez le grand ouvrage de Heeren, t. I de la traduction française, p. 393.

[110] La reconnaissance me fait un devoir d’ajouter que, dans ces études, je fus excité et encouragé de toutes les manières par le duc de Blacas, alors ambassadeur de France à Rome.

[111] Pline, Histoire naturelle, liv. VI, ch. XXII.

[112] C’est ainsi que les captifs sont représentés dans le musée du Vatican. Voyez d’ailleurs Horace, livre des Épodes, n° 7.

[113] Les passages de Lucain, Stace Silius Italicus et Sidoine Apollinaire, sont rapportés ci-dessous. Pour Claudien, voyez le panégyrique du troisième consulat d’Honorius, à la fin.

[114] Vers 275 et suiv.

[115] Énéide, livre III, v. 97.

[116] On trouvera à ce sujet des détails curieux dans l’Histoire d’Horace, par Walckenaer.

[117] Invectives contre Rufin, liv. Ier (dans les Œuvres de Claudien). Le droit de construire un pont sur l’Araxe était devenu la consécration de la puissance suprême. Tant que Rome conservait quelque ascendant, elle construisait un nouveau pont sur l’Araxe ; quand son influence déclinait, elle avait la modestie de renoncer à ce droit. Outre le passage cité de Claudien, voyez-en un autre du même auteur, dans le poème sur la guerre contre Gildon. Voyez également Sidoine Apollinaire, panégyrique d’Anthemius.

[118] Énéide, liv. VII, vers 601et suiv.

[119] Vers 172 et suiv.

[120] Vers 116 et suiv.

[121] Livre VII, ch. II, et livre XII, ch. VIII.

[122] Par Niphate Virgile veut parler de l’Arménie. On a vu qu’Horace avait employé la même dénomination pour désigner la même contrée. Cette circonstance prouve deux choses ; d’abord, l’armée romaine, commandée par Tibère, avait remporté quelque succès au pied de cette montagne ; de plus, le mot Niphate se trouvait dans la dépêche ou l’article de journal d’après lequel les deux poètes écrivirent.

[123] Vers 16 et suiv. On serait tenté de croire, en ce qui concerne les captifs bretons, qu’il s’agit là d’une représentation faite dans un théâtre. Mais nous apprenons par Appien que les acteurs figuraient dans les cérémonies du triomphe. (Voyez Appien, De rebus panicis, ch. LXVI. Voyez aussi ce que Vopiscus a dit au sujet du triomphe de l’empereur Aurélien.)

[124] Vers 286 et suiv.

[125] Voyez ci-après, p. 157. Sur le nom de Quirinus, appliqué par Virgile tantôt à Romulus et tantôt à Auguste, voyez le commentaire du P. La Rue (Géorgiques, III, 27). De même que Virgile a appliqué à la fois le nom de Quirinus à Romulus et à Auguste, il a attribué les deux aigrettes à l’un et à l’autre. En ce qui concerne les deux aigrettes, ou plutôt les deux flammes d’Auguste, voyez le tableau de la bataille d’Actium, chant huitième de l’Énéide, vers 680. Voici les expressions de Virgile :

Stans celsa in puppi : geminas cui tempera flammas

Læta vomunt, patriumque aperitur vertice sidus.

[126] Par pays situé au delà des Indiens, il me paraît difficile de ne pas entendre les deux mondes situés sur le côté du globe opposé au nôtre. Cette expression a été imitée par Silius Italicus. (Voyez ci-devant, p. 69.) A l’égard de la région située au delà des tropiques, c’est évidemment le monde placé au midi de l’Afrique.

[127] Vers 778 et suiv.

[128] Aulu-Gelle, liv. XVII, ch. X.

[129] Probablement le Iaxarte. On a vu que le nom de l’Araxe était appliqué par les anciens à des fleuves différents, et quelquefois le lecteur est incertain sur le fleuve dont il s’agit.

[130] Commentaire sur Virgile, Géorgiques, liv. III, vers 26 (p. 370 du tome I de la grande édition de Virgile, par Burmann).

[131] Ci-devant, p. 143, et Valère Maxime, liv. I, ch. VIII, n° 6.

[132] Suivant la remarque de l’écrivain arabe Zamakhschari, carn signifie en arabe corne, extrémité, boucle de cheveux sur la tempe. La raison du surnom de Doul-Carnaïn peut être l’usage de porter une couronne avec des pointes semblables à des cornes, ou la possession des deux extrémités du monde connu, à l’orient et à l’occident, ou l’habitude d’avoir des cheveux bouclés des deux côtés de la tête. Voyez M. Caussin de Perceval, Essai sur l’histoire des Arabes, t. I, p. 65.

[133] Virgile a dit : Parcere subjectis et debellare superbos.

[134] Voyez ci-devant, p. 84 et 92.

[135] Traduction française de la Géographie d’Aboulféda, p. 93.

[136] Coran, sourate XVIII, versets 82 et suiv. — Introduction à la Géographie d’Aboulféda, p. 311 et suiv.

[137] Chap. VIII, versets 5 et 21.