LES PERIOCHÆ DE LA GUERRE SOCIALE

 

THÉODORE REINACH.

Revue historique — XLV, 1er fascicule — 1891.

 

La guerre sociale ou guerre des Marses, l'événement capital, peut-être, de l'histoire de la république romaine, est aussi l'un des plus mal connus. Pourtant, les historiens contemporains n'avaient pas manqué à la tâche : Quadrigarius, Hortensius, Lucullus dans leurs Annales, Sylla dans ses Mémoires, Lucullus dans un ouvrage spécial écrit en grec, Posidonius dans sa Continuation de Polybe avaient raconté cette crise terrible avec plus ou moins de détail et de talent ; par-dessus tout, on en trouvait un récit ample et exact dans l'Histoire de Sisenna, le chef-d'œuvre de l'ancienne historiographie romaine. Malheureusement aucun-de ces ouvrages n'est parvenu jusqu'à nous et la même fatalité qui a englouti les récits contemporains nous a privés, pour ce chapitre d'histoire, des grandes compositions de l'époque suivante qui en avaient recueilli la substance : de Diodore il ne reste que des fragments, de Tite-Live que des sommaires. Quant à Plutarque, il n'a traité qu'une petite partie du sujet dans les Vies de, Marius et de Sylla ; Velleius Paterculus, vague et déclamatoire, n'a guère trouvé d'intéressant, dans la guerre sociale, que les exploits d'un de ses ancêtres qui s'y était distingué. Reste le groupe des auteurs tardifs, compilateurs ou abréviateurs, qui représentent, d'une manière plus ou moins fidèle, plus ou moins directe, mais à peu près exclusive, la tradition de Tite-Live : ce sont d'abord Appien et Orose[1], en seconde ligne Florus et Eutrope, encore plus succincts qu'à l'ordinaire, enfin, Julius Obsequens, dont le recueil de prodiges classés par consulats s'annonce lui-même comme un extrait de Tite-Live.

Rien ne prouve mieux la médiocre valeur de toutes ces sources de deuxième et troisième main que l'extrême importance attribuée par les historiens modernes de la guerre sociale aux Periochæ de Tite-Live, c'est-à-dire à une simple table des matières. Le plus judicieux, sinon le plus brillant, de ces historiens[2] déclare nettement qu'il a pris les Periochæ pour base de son récit ; les autres, sans le dire, en ont fait autant[3]. Rien de plus légitime en principe, car les Periochæ, ayant conservé la disposition annalistique du grand ouvrage de Tite-Live, sont le guide le plus sûr pour la succession chronologique des événements, sans laquelle il n'y a pas d'histoire. Mais, s'il est bon d'avoir une règle, il faut, avant de s'en servir, s'assurer qu'elle n'est pas tordue, et, au besoin, la redresser : c'est malheureusement ce qu'on a négligé de faire jusqu'à présent. Les interpolations, les transpositions, les répétitions qui défigurent le texte des Periochæ n'ont été ni aperçues ni corrigées ; de là un certain nombre d'erreurs graves qui se transmettent religieusement de génération en génération et contribuent à faire de l'histoire de la guerre marsique le chaos inextricable signalé par M. Duruy. L'objet du présent travail est : 1° de déterminer aussi exactement que possible le système chronologique de nos Periochæ ; 2° d'en rétablir le texte dans sa pureté primitive.

 

§ 1. — Système chronologique des Periochæ.

La guerre sociale proprement dite, abstraction faite de la résistance prolongée des Samnites et des Lucaniens, n'a duré que deux ans[4] et quelques mois : de la fin de l'an 94 av. J.-C. au commencement de 88. Certains auteurs en placent le début en 90 seulement, sous les consuls L. Julius Cæsar, P. Rutilius Lupus[5] ; d'autres la font commencer dès 94 , sous les consuls L. Marcius Philippus, S. Julius Cæsar[6]. En fait, il n'y a pas de contradiction absolue entre ces deux indications ; tout dépend du sens précis qu'on attache aux mots début de la guerre : les uns entendent par là l'explosion décisive, les autres les incidents précurseurs, les prodromes de l'insurrection. Tite-Live était de ces derniers auteurs, car les abréviateurs qui représentent le mieux sa tradition, Eutrope, Orose, Obsequens, sont unanimes à faire commencer la guerre sociale en 91 av. J.-C.[7] De même pour la terminaison de la guerre, on pourrait indifféremment la placer en 89, à la prise d'Asculum, ou en 88, à la mort de Pompedius Silo[8].

Les deux ans et demi de la guerre sociale n'occupaient, chez Tite-Live, pas moins de cinq livres (ep. 72-76). C'est peut-être à cette circonstance qu'il faut attribuer l'erreur singulière d'Eutrope et de saint Augustin, qui font durer la lutte cinq ans, quoiqu'ils en indiquent exactement l'origine et le terme[9]. Comment Tite-Live avait-il réparti les événements entre ces cinq livres ? On pourrait être tenté de croire, d'après l'analogie de quelques parties de son ouvrage, des Commentaires de César et des Annales de Tacite, qu'il a pris pour base de sa division en livres les consulats, à raison de deux livres par année consulaire ; mais il suffit de jeter les yeux sur les Periochæ pour voir qu'il n'en est rien. Au milieu de l'ep. 74, L. Porcins Caton, le futur consul de l'année 89, figure encore en qualité de préteur (L. Porcius prætor Etruscos... vicit) ; cependant, deux lignes plus loin, la même Periocha qualifie déjà de consul Cri. Pompeius Strabo, le collègue de Caton en 89 (Cn. Pompeius consul Marsos acie vicit) : ainsi l'ep. 74 est à cheval sur les années consulaires 90 et 89. De même, l'ep. 76 raconte la prise d'Asculum, qui eut encore lieu en 89, puisque le triomphe de Strabon se place le 25 décembre de cette année (Fastes Capitolins sub anno), mais dans le même épitomé se trouve la mort de Pompedius Silo qui eut lieu en 88, suivant le témoignage d'Obsequens, c'est-à-dire de Tite-Live (Obsequens, c. 116) : l'ep. 76 chevauche donc également sur deux consulats (89 et 88).

A moins de supposer que Tite-Live, contrairement à son usage, ait découpé ses livres d'une manière absolument arbitraire, il ne reste donc plus qu'à admettre qu'il a pris pour principe de ses divisions, non pas l'année consulaire (janvier à janvier), mais l'année civile et religieuse du calendrier romain de la république, qui allait de mars à mars. Malgré l'habitude prise (par suite de circonstances accidentelles) depuis l'an 153 av. J.-C.[10] de faire entrer les consuls en fonctions au 1er janvier, le véritable jour de l'an, jusqu'à Jules César, resta le 1er mars ; ainsi comptaient sans aucun doute, non seulement les pontifes, dans leurs annales officielles, mais les annalistes privés de l'époque de Sylla ; Tite-Live, qui les prenait pour guides, n'avait aucune raison de déroger à cet usage. L'année pontificale de mars à mars, plus rationnelle d'ailleurs que l'année consulaire, avait le grand avantage, au point de vue du récit des opérations militaires, de se diviser commodément en deux semestres naturels : campagne d'été de mars à septembre, campagne d'hiver de septembre à mars. Il est certain, à mon avis, que tel fut en effet le système de division adopté par Tite-Live dans son histoire de la guerre sociale : chacun des cinq livres 72 à 76 correspond à une campagne d'hiver ou d'été. A l'appui de cette opinion, on peut citer les arguments suivants :

1° On lit chez Orose (V, 18, 18) : Cn. Pompeio L. Porcio Catone consulibus Pompeios diu obsedit Asculum. Une page plus loin (§ 22) : Anno ab Urbe condita DCLXI cum ad obsidendos Pompeios Romanus isset exercitus... L'an de Rome 661, dans le système chronologique d'Orose, qui n'est autre que celui de Tite-Live, correspond à l'an 89 av. J.-C., c'est-à-dire précisément au consulat de Pompée et Caton ; mais comme l'année officielle ne commençait qu'au 1er mars et que les consuls étaient entrés en charge le 1er janvier, on comprend qu'Orose, c'est-à-dire Tite-Live, ait rangé encore sous l'année précédente les premiers événements de ce consulat. Effectivement, la victoire de Pompée sur les Marses, racontée à cette place par Orose, fait encore partie, dans l'épitomé, de la periocha 74, hiver 90-89. Appien achève de fixer la date de cette bataille (B. Civ., I, 50) : Pompée la gagna, dit-il, étant déjà consul (ϋπατος ών ήδη), c'est-à-dire après le 1er janvier, et encore pendant l'hiver (χειμώνος), c'est-à-dire avant le 1er mars.

2° Le même Appien, après avoir raconté les victoires de Sylla pendant la campagne de 89, continue ainsi (B. Civ., I, 54-2) : Tels furent les succès de Sylla pendant l'été ; l'hiver étant venu, il se rendit à Rome pour briguer le consulat. Pompée soumit les Marses, les Marrucins et les Vestins. Mettons en regard les ep. 75-76 de Tite-Live :

Ep. 75 ad finem : L. Sulla... aliquot populos recepit, quantisque raro quisquam alius ante consulatum rebus gestis, adpetitionem consulatus Romam est profectus.

Ep. 76 initio : A. Gabinius... cecidit. Sulpicius legatus (légat de Pompée, d'après Orose, V, 18, 25) Marrucinos... recepit. Cn. Pompeius... Vestinos et Pelignos in deditionem accepit. Marsi quoque, etc.

On voit, d'une part, que la marche du récit est exactement la même chez Appien et chez Tite-Live, d'autre part, que la coupure entre les deux periochæ correspond exactement au moment indiqué par Appien comme le début de l'hiver. Remarquons, par parenthèse, que ces textes prouvent que les comices consulaires se tenaient à cette époque, ou du moins cette année, vers la mi-septembre[11], et non, comme ce fut la règle après Sylla, en juillet.

3° J'ai déjà indiqué que, de l'aveu général, Sisenna était la plus haute autorité pour l'histoire de la guerre sociale ; Tite-Live avait donc dû le suivre de très près. Or, il résulte des fragments très nombreux, mais très courts, de Sisenna que cet historien avait consacré à la guerre sociale le même nombre de livres que Tite-Live[12] ; en outre, le fr. 127 (= Aulu-Gelle, XII, 4 5, 2) prouve que Sisenna avait divisé son récit par étés et hivers : Nos una æstate in Asia et Græcia gesta literis... continentia mandavimus. Dès lors, n'est-il pas extrêmement probable que Tite-Live avait emprunté à son devancier, en même temps que l'étendue et la substance de son récit, un système de division très pratique, qui pouvait se réclamer de Thucydide, peut-être aussi de Clitarque, le modèle de Sisenna[13] ?

D'après cela, je crois pouvoir marquer comme il suit les dates extrêmes des periochæ 72 à 76 :

Ep. 72. Septembre 91[14]-mars 90.

Ep. 73. Mars 90-septembre 90[15].

Ep. 74. Septembre 90-mars 89.

Ep. 75. Mars 89-septembre 89[16].

Ep. 76. Septembre 89-mars 88[17].

Une seule date parait en contradiction avec ces limites : c'est celle de la mort du consul Porcius Caton qui, d'après Appien (B. Civ., I, 50), eut lieu en hiver, — τοΰ δ'αύτοΰ χειμώνος, — c'est-à-dire dans les premiers mois de 89 ; or, cet événement était raconté dans le livre 75 de Tite-Live qui correspond, d'après moi, à l'été 89. Mais il ne me parait pas douteux qu'il ne faille admettre ici une erreur d' Appien. D'une part, le grand nombre d'événements racontés par Tite-Live et Orose dans cette année 89 avant la mort du consul oblige de la reculer au moins jusqu'au milieu du printemps ; — sans cela comment Orose la placerait-il (V, 48, 24) en 661, après la campagne de Sylla en Campanie (la prise de Stabies par Sylla eut lieu le 29 avril) ? — D'autre part, si Caton était vraiment mort dès les premiers mois de l'année, on aurait infailliblement convoqué les comices pour nommer un consul suffectus. Il est vrai qu'on ne le fit pas en 90, après la mort du consul Rutilius, mais d'abord Rutilius périt vers le milieu de l'année (11 juin), ensuite cette dérogation à l'usage, justifiée par la gravité des circonstances qui retenaient le consul survivant à l'armée, parut si remarquable qu'Appien la signale expressément (B. Civ., I, 44). En 89, le fort de la crise était passé, Pompée aurait pu sans inconvénient s'absenter pendant quelques jours pour réunir les comices ; à son défaut, je pense qu'un des censeurs qui fonctionnaient cette année (P. Crassus et L. César) aurait pu le faire à sa place. Si on ne le fit pas, c'est qu'il devait rester peu de mois à courir jusqu'à la fin de l'année, ou tout au moins jusqu'aux élections.

Remarquons, en terminant, que les cadres chronologiques tracés ci-dessus ne s'appliquent rigoureusement qu'aux événements de la guerre sociale elle-même, ou, plus généralement, aux événements d'Italie. Quant aux affaires extra-italiennes, beaucoup moins importantes à cette époque, Tite-Live, conformément à son habitude, n'a pas jugé utile d'interrompre le cours de son récit pour les raconter à leur place exacte ; il les a groupées en principe à la fin de l'année (pontificale) à laquelle elles appartenaient, c'est-à-dire à la fin des livres 74 et 76, où se retrouve deux fois la formule : præterea incursiones Thracum... continet. Il n'y a d'exception que pour la révolte des Gaulois Salluviens, qui est racontée à la fin de l'ep. 73 (été 90) et non à la fin de l'année 90. cette exception s'explique probablement par le lien étroit qui existait entre l'insurrection gauloise et l'insurrection italienne ; en effet, on sait que des auxiliaires gaulois figurèrent dans les armées samnites (Appien, B. Civ., I, 50) ; la révolte des Salluviens pouvait donc, en quelque sorte, être considérée comme un épisode de la guerre sociale, et Tite-Live, en s'arrêtant pour la raconter, respectait à la fois la chronologie et la logique.

 

§ 2. — Critique du texte des Periochæ.

Que les Periochæ de Tite-Live soient un ouvrage prodigieusement interpolé, c'est ce qui n'a plus besoin d'être prouvé après la lumineuse dissertation de M. Wölfflin sur ce sujet[18]. Ce savant a mis hors de doute, non seulement le fait même des interpolations, mais encore la manière dont elles se sont produites et les particularités de style qui permettent de les reconnaître. En général, ce furent à l'origine des annotations marginales, émanant de lecteurs de Tite-Live et contenant des développements, des détails, des anecdotes, que le rédacteur primitif des sommaires n'avait pas cru devoir admettre dans son cadre. Ces suppléments ont fini par s'introduire dans le texte, tantôt à leur place chronologique, tantôt à la fin du sommaire, là où la formule præterea... continet invitait à entasser les faits divers, quelle qu'en fût la date exacte ; mais parfois, grâce à l'étourderie des copistes, ces notes ont été insérées au hasard à l'intérieur de la periocha, en regard de la partie de la marge où elles étaient écrites, et cela au risque de rompre la succession chronologique ou l'enchaînement logique des faits. Comme exemple des additions inoffensives, on peut citer la fin de l'ep. 39 où les mots entre crochets trahissent la main d'un interpolateur : Præterea res adversus Celtiberos prospere pestas et initia causasque belli Macedonici continet [cujus origo inde fluxit quod Philippus ægre ferebat regnum suum imminui a Romanis et quod cogeretur a Thracibus aliisque lotis præsidia deducere]. Comme exemple du second genre d'interpolations, signalons la deuxième rédaction de l'ep. 1, où l'anecdote de Tarquin l'Ancien et de l'augure Atta Navius (I, 36) s'est trouvée transportée sous le règne d'Anus Marcius.

Les interpolations fautives de cette dernière catégorie sont, en somme, faciles à reconnaître et sans grand danger lorsqu'il s'agit de sommaires dont les livres se sont conservés : le contrôle est alors tout trouvé. Il en est autrement pour les livres perdus, c'est-à-dire pour les deux tiers environ de l'ouvrage de Tite-Live. Ici l'interpolation ne peut être constatée que par une étude attentive du texte, par un rapprochement minutieux avec les autres représentants indirects de la tradition livienne ou avec d'autres documents historiques. M. Wölfflin n'a pas cru devoir aborder cette tâche délicate et difficile ; mais, plus elle est difficile, plus elle est féconde. Émailler de crochets et d'obels les sommaires des livres conservés, cela n'offre, en somme, qu'un intérêt de curiosité ; expurger les sommaires des livres perdus, qui constituent parfois la source unique ou principale de nos connaissances sur telle période de l'histoire romaine, c'est rendre aux études historiques un service direct. Tel est précisément le cas des periochæ de la guerre sociale.

Les deux premières periochæ en question (ep. 72 et 73) ne présentent rien de suspect et ne donnent lieu à aucune observation critique importante. La periocha 74 se termine comme il suit (je numérote les phrases pour faciliter les renvois) : 1. A. Plotius legatus Umbros, L. Porcius prætor Marsos (autres mss. : Umbros), cum uterque populus defecisset, prœlio vicerunt. 2. Nicomedes in Bithyniæ, Ariobarxanes in Cappadociæ regnum reducti sunt. 3. Cn. Pompeius consul Marsos acie vicit. 4. Cum ære alieno oppressa esset civitas, A. Sempronius Asellio prætor, quoniam secundum debitores jus dicebat, ab iis qui fenerabant in foro occises est. 5. Præterea incursions Thracum in Macedoniam populationesque continet.

Au § 1, la leçon Marsos est évidemment corrompue et les éditeurs l'ont corrigée avec raison en Etruscos d'après Orose, V, 48, 47. Mais, pour que le mot Marsos se soit substitué sous la plume du copiste à Etruscos, il faut qu'il se soit trouvé à la place correspondante de la ligne suivante et non pas, comme dans l'état actuel du texte, deux ou trois lignes plus loin (au § 3). D'ailleurs comment admettre que Tite-Live eût séparé par une digression sur les affaires d'Asie-Mineure (§ 2) le récit de la répression de la révolte ombro-étrusque et celui de la victoire du consul Strabon ? On voit par Appien (Civ., I, 50-51) que les deux faits sont étroitement connexes ; Strabon battit les Marses qui allaient au secours de l'insurrection du Nord, ignorant encore qu'elle eût été étouffée par les succès de Plotius et de Caton, et surtout par les concessions législatives du Sénat. E faut donc, de toute nécessité, que les deux événements aient été racontés uno tenore, et le § 2 doit être considéré comme une annotation marginale mal à propos introduite dans le texte de la Periocha.

Il y a plus : non seulement le § 2 n'est pas à sa place dans l'ep. 74, mais encore il n'appartient pas du tout à cette periocha et doit changer de livre avec l'avant-dernier paragraphe de l'ep. 76. Comparons, en effet, ces deux phrases :

Ep. 74.

 

Ep. 76.

Nicomedes in Bithyniæ, Ariobarzanes in Cappadociæ regnum reducti sunt.

 

Ariobarzanes Cappadociæ, Nicomedes Bithyniæ regno a Mithridate Ponti rege pulsi sunt.

Voilà deux rois qui sont rétablis sur le trône avant d'en être chassés ; quelle absurdité ! Remarquons qu'il ne saurait y avoir aucun doute sur l'expulsion et la restauration dont il s'agit ; cette histoire, en effet, est assez bien connue par d'autres sources. Ariobarzane monta sur le trône de Cappadoce en 95 av. J.-C.[19], Nicomède III sur celui de Bithynie peu après. En 93, Ariobarzane fut chassé une première fois par Gordius et Tigrane, agissant à l'instigation de Mithridate Eupator (Justin, XXXVIII, 3). L'année suivante (92), il fut ramené par Sylla, propréteur de Cilicie ; cette première restauration est racontée dans l'ep. 70 : Ariobarzanes in regnum Cappadociæ a L. Cornelio Sulla reductus est. Mithridate se tint tranquille pendant deux ans et occupa ses loisirs à guerroyer contre les Sarmates et les Bastarnes (Plutarque, De fort. Rom., c. 11 ad fin.) ; mais, à la nouvelle de l'insurrection italienne, par conséquent en 90, il reprit ses projets contre Ariobarzane et Nicomède : il fit chasser le premier par deux généraux (probablement arméniens), Mithraas et Bagoas, le second par le bâtard Socrate, prétendant au trône de Bithynie (Appien, Mith., 10 ; Justin, XXXVIII, 3). L'époque résulte d'Appien (Mith., 58) : ότε γάρ τήν Ίταλίαν άφισταμένην ήμών ήσθάνου, τήν άσχολίαν τήδε ήμών φυλάξας, έπέθου μέν Άριοβαρζάνη καί Νικουμήδει... Les rois détrônés s'en vinrent mendier l'appui du Sénat, qui décréta effectivement leur restauration ; mais il tombe sous le sens que cette résolution n'a pu être prise qu'après que le fort de la crise italique était passé, c'est-à-dire en 89 ; en 90, loin d'envoyer des troupes et des généraux en Asie, le Sénat adressait à ses alliés d'Asie un pressant appel de secours (ep. 72 ; C. I. L., I, p. 111 ; Memnon, c. 29). On a cru, il est vrai, trouver une confirmation de la date 90 dans un texte de Cicéron (De oratore, III, 61, 229) ; le célèbre orateur Crassus, dans un entretien qui est censé se passer au commencement de septembre 94, félicite Hortensius du discours qu'il a récemment prononcé pro Bithyniæ rege. Mais les fragments de Licinianus nous permettent aujourd'hui de donner une autre explication de ce passage. Ils nous apprennent que le bâtard Socrate, après avoir conquis la faveur de son frère Nicomède en lui dénonçant les crimes de la reine Nysa, s'en alla à Rome demander la couronne de Bithynie[20]. Le Sénat repoussa sa demande et confirma par un sénatus-consulte formel les droits du frère aîné (Appien, Mith., 41) ; ce fut probablement à cette occasion qu'Hortensius prit la parole en faveur du roi légitime. Ainsi tout concourt à prouver que la deuxième expulsion d'Ariobarzane et la première de Nicomède n'eurent lieu qu'en 90 ; leur restauration (la deuxième d'Ariobarzane) par Manius Aquilius et L. Cassius, en 89 ; immédiatement après, comme le prouve le récit très détaillé d'Appien, se produisit l'agression de Nicomède, suivie des représailles de Mithridate et de la déclaration de guerre formelle au printemps 88, άμφί τάς έκατόν καί έβδομήκοντα τρεΐς όλυμπιάδας (Appien, Mith., 47). Dès le début de la guerre, Mithridate reconquit la Cappadoce et la Bithynie (il avait même fait occuper la Cappadoce pendant l'hiver ; Appien, Mith., 46) ; à ce début répond la phrase finale de l'ep. 77 : Mithridates, Ponti rex, Bithynia et Cappadocia occupatis... Le même événement ne pouvait pas être raconté à la fin de l'ep. 76, et la double expulsion qui y est mentionnée n'est donc pas celle de 88. Il ne reste donc à admettre qu'une explication : c'est que les paragraphes parallèles ont été intervertis de place et doivent être rétablis, celui de l'ep. 76 à la fin de 74, celui de 74 à la fin de 76. La cause de, cette transposition doit être cherchée peut-être dans l'identité du paragraphe final des deux épitomés : præterea incursiones Thracum in Macedoniam populationesque continet. Souvent des όμοιοτέλευτα de ce genre expliquent les plus singulières confusions dans les manuscrits comme en typographie[21].

Un accident du même genre parait être arrivé au § 4 de notre periocha 74. Le meurtre da préteur Asellio, d'après la place qui lui est ici assignée, appartiendrait à l'année 90 ou aux tout premiers mois de 89 ; mais ce meurtre est raconté par Appien (Civ., I, 64) tout à la fin de la guerre, après le combat où périt Pompedius Silo, au commencement de 88 (Obsequens, c. 446). Appien relie le récit de ce crime aux événements militaires par la formule τοΰ δ' αύτοΰ χρόνου, ce qui ne permet pas de supposer un anachronisme voulu. Le meurtre d'Asellio semble donc avoir eu lieu au plus tôt à la fin de 89, et les circonstances de ce crime sont bien d'accord avec la crise financière intense qui sévissait en ce moment à Rome (Orose, V, 48, 27). Ici encore, par conséquent, une transposition est très probable[22]. Ajoutons, à ce propos, que nous ne voyons aucune raison pour repousser l'identité de notre préteur Asellio avec le célèbre annaliste de ce nom. C'est sans fondement qu'on a prétendu « que les fragments de son ouvrage s'étendaient au delà de l'année 89[23]. » En réalité, le fragment le plus récent (fr. 11 Peter = Aulu-Gelle, XIII, 22, 8) se rapporte au meurtre de Drusus, survenu à la fin de 94, et, si Asellio a pu rédiger cet épisode, c'est une présomption de plus qu'il a été tué, non en 90, mais en 89.

Arrivons à l'ep. 75. La troisième phrase en est ainsi conçue : Cn. Pompeius Vestinos in deditionem accepit. D'autre part, on lit à l'ep. 76, § 3 : Cn. Pompeius proconsul Vestinos et Pelignos in deditionem accepit. Si les Vestins ont fait leur soumission à Pompée dès le printemps 89, il n'a pas pu les soumettre encore une fois, comme proconsul, c'est-à-dire en 88 ! Des doublets de ce genre se rencontrent dans les premiers livres de Tite-Live ; mais ils s'expliquent par l'incertitude de la tradition et le manque de critique de l'historien ; il n'est pas admissible qu'il ait commis de pareilles. bévues pour une période aussi rapprochée, aussi bien connue que la guerre sociale. Un de nos deux paragraphes doit donc être considéré comme une note marginale, interpolée à faux. Entre les deux, c'est le texte du livre 76 qui, renfermant un détail de plus (et Pelignos), mérite la préférence. Il suit d'ailleurs immédiatement la mention du succès de Sulpicius sur les Marrucins ; or, d'après Orose (V, 4 8, 25), Marrucins et Vestins furent réduits par Sulpicius : Orose confirme donc l'épitomé. Toutefois le mot proconsul, dans l'ep. 76, est inadmissible, car la soumission des Vestins y est racontée avant la prise d'Asculum ; or, lors du triomphe qui lui valut cet exploit, Pompée était encore consul, comme nous l'apprennent les fastes Capitolins

Cn. Pompeius Sex. f. Cn. n. Strabo Cos. de Asculaneis Picentibus a. DCLXIV. vi k. jan. (= 25 décembre 89). A plus forte raison l'était-il au moment de la soumission des Vestins. Si l'on tenait à conserver proconsul, il faudrait admettre que le paragraphe a été changé de place et doit être transporté après la phrase Asculum a Cn. Pompeio captum est.

L'ep. 75 raconte ensuite la mort du consul Porcius et les exploits de Cosconius et Lucceius (?) contre les Samnites : Cosconius et Lucceius (les mss. ont Lucanus) Samnites acie vicerunt, Marium Egnatium, nobilissimum hostium ducem, occiderunt, compluraque eorum oppida in deditionem acceperunt. Ces événements ne sont rapportés nulle part ailleurs, à moins qu'on ne les identifie, comme l'a fait Mommsen, avec la campagne de Cosconius en Apulie, racontée par Appien (Civ., I, 52) ; mais je vois à cela de grandes difficultés : 1° Appien donne pour chef aux Samnites Trébatius, l'épitomé Egnatius ; 2° d'après l'épitomé le général samnite est tué, d'après Appien il se réfugie à Canusium ; 3° l'épitomé place évidemment le théâtre des opérations en Apulie (ou, comme dit Diodore, XXXVII, 2, 8, en Iapygie), Appien le place dans le Samnium ; 4° enfin Appien raconte ces événements après la soumission des Marses, Marrucins et Vestins (qui n'eut lieu que dans l'hiver 89) et immédiatement avant le changement des préteurs (janvier 88)[24] ; l'épitomé les place avant le retour de Sylla à Rome, c'est-à-dire avant septembre de cette année. La question me parait d'autant plus inextricable que le texte d'Appien présente ici une grande lacune, non aperçue jusqu'à présent

l'événement capital de la guerre, la prise d'Asculum par Pompée, n'y est pas raconté ; il est impossible de croire qu'Appien ait oublié un fait d'une importance aussi décisive, mais la difficulté est de savoir à quel endroit précis se trouve la lacune.

En tenant compte des observations précédentes, j'estime que le texte des periochæ 74 à 76 doit être restitué comme il suit :

Ep. 74.

Cu. Pompeius Picentes prœlio fudit, (Asculum)[25] obsedit ; propter quam victoriam Romæ prætextæ et alla magistratuum insignia sumpta sunt. (Cf. Appien, 47 ; Orose, V, 18, 17.)

C. Marius cum Marsis dubio eventu pugnavit ; libertini tum primum militare coaperunt. (Appien, 49.)

A. Plotius legatus Umbros, L. Porcius prætor Etruscos[26], cum uterque populus defecisset, prœlio vicerunt[27]. (Orose, 47.)

Cn. Pompeius consul Marsos acie vicit. (Orose, 18[28].)

Ariobarzanes Cappadociæ, Nicomedes Bithyniæ regno a Mithridate Ponti rege pulsi sunt[29].

Præterea incursions Thracum in Macedoniam populationesque continet.

Ep. 75.

A. Postumius Albinus legatus[30], infamis crimine proditionis, ab exercitu suo interfectus est. (Orose, 22.)

L. Cornelius Sulla legatus Samnites prœlio vicit, et bina castra eorum expugnavit[31]. (Orose, 23.)

L. Porcius consul, rebus prospere gestis fusisque aliquoties Marsis, dum castra eorum expugnat, cecidit [ea res hostibus victoriam ejus prœlii dedit[32]]. (Orose, 24 ; Appien, 50.)

Cosconius et Lucceius[33] (?) Samnites acie vicerunt, Marium Egnatium, nobilissimum hostium ducem, occiderunt, compluraque eorum oppida in deditionem acceperunt.

L. Sulla Hirpinos domuit, Samnites pluribus prœllis fudit, aliquot populos recepit ; quantisque raro quisquam alius ante consulatum rebus gestis, ad petitionem consulatus Romam est profectus. (Appien, 51.)

Ep. 76.

A. Gabinius legatus, rebus adversus Lucanos prospere gestis et plurimis oppidis expugnatis, in obsidione castrorum hostilium cecidit. (Orose, 25.)

Sulpicius legatus Marrucinos cecidit totamque eam regionem recepit. (Orose, 25.)

Cn. Pompeius consul[34] Vestinos et Pelignos in deditionem accepit. (Appien, 53 ; Orose, 25.)

Marsi quoque a L. Cinna[35] (?) et Cæcilio Pio legatus aliquot prœliis fracti, petierunt pacem. (Appien, 52.)

Asculum a Cn. Pompeio captura est. (Orose, 26.)

Cæsis (a Cæcilio Pio pro prætore[36]) et a Mam. Æmilio legato Italicis, Silo Pompædius, dux Marsorum, auctor ejus rei, in prœlio cecidit. (Appien, 53 ; Orose, 35.)

A. Sempronius Asellio prætor, quoniam, secundurn debitores jus dicebat, ab iis qui fenerabant in foro occisus est[37]. (Appien, 54.)

Nicomedes in Bithyniæ, Ariobarzanes in Cappadociæ regnum reducti sunt[38].

Præterea incursions. Thracum in Macedoniam populationesque continet.

 

 

 



[1] Sur la dépendance d'Appien et d'Orose par rapport à Tite-Live, voir surtout Wijnne, De fide et auctoritate Appiani (Groning., 1855) ; Steringa Kuyper, De fontibus Plutarchi et Appiani in vita Sullæ enarranda (Utrecht, 1882) ; Mœrner, De Orosii vita ejusque historia (Berlin, 1844), et les notes de l'édition d'Orose par Zangemeister (Vienne, 1882). Je laisse de côté la question de savoir si Orose, Eutrope et l'auteur des Periochæ ont travaillé sur le texte même de Tite-Live ou sur un abrégé.

[2] Kiene, Der römische Bundesgenossenkrieg (Leipzig, 1845), p. 191.

[3] Keferstein (1812), Welland (1834), Prosper Mérimée (1854) ; ajoutez les histoires romaines générales de Drumann, Ihne, Duruy et surtout Mommsen.

[4] Strabon, V, p. 241.

[5] Paterculus, II, 15. De même Asconius, in Cornelianam, I, p. 971 : Pompeio Catone coss. secundo anno belli Italici.

[6] Diodore, fr. XXXVII, 1, 2 (Didot) ; Pline, XXXIII, 3, 55 : S. Julio L. Marcio coss., hoc est belli socialis initio.

[7] Eutrope, V, 3 ; Orose, V, 18 ; Obsequens, c. 114.

[8] Eutrope, loc. cit. ; Paterculus, II, 17 (finitum ex maxima parte) ; Obsequens, c. 116.

[9] Eutrope, V, 3 ; Augustin, Civ. Dei, V, 22.

[10] Tite-Live, ep. 47 ; Cassiodore, sub anno.

[11] Il en était de même des comices tribunitiens en 91 ; le De Oratore est censé se passer en septembre 91 et Cotta y est qualifié de candidat au tribunat (I, 7, 25).

[12] Voir les fragments de Sisenna chez Peter, Fragmenta hist. roman., p. 175 et suiv. Les fragments du livre IV sont tous relatifs à la guerre sociale (qui commençait dès le 1er livre, voir le fr. 6) ; ceux du livre VI se rapportent à l'année 88 ; en conséquence, le livre V, dont il ne reste rien, traitait encore de la guerre sociale.

[13] Cicéron, De legibus, I, 2, 7.

[14] Ou peut-être octobre ou novembre. Drusus, dont la mort termine le livre 71, vivait encore aux ides de septembre 91. (Cicéron, De orat., III, 1, 2.)

[15] La mort du consul Rutilius, racontée dans ce livre, eut lieu effectivement le 11 juin. (Ovide, Fastes, VI, 563.)

[16] La prise de Stabies par Sylla, racontée dans ce livre, eut lieu effectivement le 29 avril. (Pline, III, 5, 70.) La mort de Didius (à la prise d'Herculanum ? Paterculus, II, 16) est du 11 juin. (Ovide, Ibid.)

[17] Le triomphe de Pompée, raconté dans ce livre, eut lieu le 25 décembre. (Fast. Capit. hoc anno.)

[18] E. Wölfflin, Die Periochæ des Livius, dans les Commentationes in honorem Mommseni, p. 337 suiv.

[19] Cette date résulte des médailles de ce prince combinées avec la notice de Valère Maxime, V, 7, ext. 2, qui fige la fin de son règne.

[20] Licinianus, p. 37, éd. Bonn : Romam ad regnum expetendum frustra profectus.

[21] On peut rapprocher l'erreur commise dans l'édition princeps des Periochæ (éd. romaine), où les premiers mots de l'ep. 75, A. Postumius Albinus legatus, sont suivis de ceux-ci : in obsidione castrorum hostilium cecidit, qui proviennent de l'ep. 76. Les yeux du typographe ont sauté du legatus de 75 au legatus de 76.

[22] Le seul autre historien qui raconte l'affaire, Valère Maxime, IX, 7, 4, n'ajoute aucun détail qui permette de fixer la date ; l'année du tribun L. Cassius qu'il mentionne est inconnue.

[23] Teuffel, Römische Literaturgeschichte, § 142, 5. Le fr.13 Peter (= Charisius, 11, p. 195. Keil), auquel il renvoie, n'a pas de date certaine et l'indication du livre (XL) est corrompue.

[24] Appien, liv. I, 53.

[25] Lacune dans le Nazarenus ; les mss. récents ont et, qui donne un sens acceptable.

[26] Mss. : Umbros ou Marsos.

[27] Ici les mss. intercalent la phrase : Nicomedes in Bithyniæ, Ariobarzanes in Cappadociæ regnum reducti sunt.

[28] Ici les mss. insèrent : A. Sempronius Asellio occisus est.

[29] Phrase transportée (ep. 76).

[30] Quelques mss. insèrent : cum classi præesset.

[31] Les mss. ajoutent : Cn. Pompeius Vestinos in deditionem accepit.

[32] La phrase entre crochets parait une addition.

[33] Mss. : Lucanus.

[34] Mss. : proconsul.

[35] Le Nazarenus a Pinna.

[36] Ces mots me paraissent indispensables au sens. Appien (53) appelle Metellus préteur (στρατηγός). Mais, en réalité, il avait exercé la préture en 89. (Cicéron, Pro Archia, IV, 7). D'après Orose, la bataille fut gagnée par Sulpicius, mais celui-ci était alors tribun de la plèbe, et le De viris, c. 63, est d'accord avec Appien pour nommer Metellus

[37] Phrase transportée (ep. 74).

[38] Les mss. ont :  Ariobarzanes Cappadociæ, Nicodemes Bithyniæ regno a Mithridate Ponti rege pulsi sunt. Cf. ep. 74.