LES ORIGINES DE LA VILLE DE PERGAME

 

Théodore REINACH.

Revue Historique, XXXII, 1er fascicule. — 1886.

 

 

On ne sait presque rien de l'histoire de la ville dé Pergame jusqu'à l'époque d'Alexandre le Grand. Les récits relatifs à sa fondation sont des traditions mythiques sans grande portée et difficiles à mettre d'accord. D'après une légende, le territoire de Pergame, d'abord consacré aux Cabires, fut ensuite colonisé par les Arcadiens, sous la conduite de Télèphe, fils d'Hercule[1]. Suivant une autre version, également recueillie par Pausanias, Pergamus, troisième fils de Pyrrhus et d'Andromaque, tua en combat singulier Arius, roi de Teuthrania, et donna son propre nom à la capitale du vaincu[2]. Enfin, une troisième tradition, qui tire son origine de l'antiquité et de l'importance du culte d'Esculape à Pergame, mentionne un prétendu établissement de colons épidauriens, venus dans cette ville sous la conduite du dieu[3].

L'histoire ne peut retenir de ces légendes que la haute antiquité attribuée parles Grecs à la fondation de Pergame, opinion confirmée par le nom de la ville, qui parait être le terme pélasgique pour acropole, — on le retrouve à Troie, en Épire, en Thrace, en Macédoine, — et par le choix de son emplacement, au sommet d'une montagne conique, dont le pied est baigné par le Sélinus et le Gétius, affluents du Caïcus[4]. Peut-être aussi faut-il tenir compte de l'origine dorienne que la plupart de nos traditions assignent à la population hellénique de cette ville.

Pour avoir un renseignement positif sur l'histoire politique de Pergame, il faut descendre jusqu'à Xénophon. Cet historien y fit un séjour à la fin de la retraite des Dix-Mille, et reçut à cette occasion l'hospitalité d'Hellas, femme ou plutôt veuve de Gongylos d'Érétrie[5]. Dans ses Helléniques, Xénophon nous apprend que Gongylos, — non pas sans doute le mari d'Hellas, mais le père ou l'aïeul de celui-ci[6], — avait, seul de tous les habitants d'Érétrie, pris parti pour les Mèdes, lors de l'expédition de Xerxès. Obligé de s'expatrier pour ce fait, il reçut du grand roi, en compensation, un apanage composé de quatre villes de Mysie : Gambrion, Palaegambrion, Myrina et Grynion. A l'époque du passage de Xénophon, les deux premières appartenaient à Gorgion, fils d'Hellas, les deux dernières à son autre fils, Gongylos (le jeune). L'un et l'autre firent adhésion l'année suivante à l'harmoste Thibron, envoyé par Lacédémone pour combattre les Perses[7].

On voit que les historiens modernes ne sont nullement fondés à compter Pergame parmi les possessions de la famille de Gongylos[8]. Xénophon ne mentionne pas notre ville dans l'énumération qu'il fait de ces possessions ; bien plus, dans le même chapitre, Pergame est nommée au milieu d'une autre série de places, qui firent également leur soumission à Thibron. Reste, il est vrai, le séjour d'Hellas, veuve de Gongylos, à Pergame ; mais ce fait ne prouve pas qu'elle y fût souveraine. Ne pouvait-elle pas s'y être retirée, comme dans une résidence neutre et agréable, après la mort de son mari, en partageant ses territoires entré ses deux fils ?

D'après une autre opinion[9], Pergame aurait appartenu aux descendants du roi de Sparte, Démarate, lequel avait, comme on sait, reçu de Xerxès un apanage en Asie mineure pour les mêmes raisons que Gongylos d'Érétrie. On s'appuie sur une phrase équivoque de Xénophon, qui rapporte l'occupation de Pergame par Thibron en même temps que celle de Teuthrania et d'Halisarna, où régnaient les descendants de Démarate, Eurysthène et Proclès[10]. Malheureusement la phrase ne dit pas ce qu'on veut lui faire dire, et dans tous les passages de l'Anabase où figure Proclès, — Eurysthène ne paraît que dans l'unique texte des Helléniques, — il n'est question que de Teuthrania et d'Halisarna, jamais de Pergame[11]. Pourtant Pergame était une ville bien autrement importante que ces deux localités dont on ne connaît pas de monnaies, tandis qu'il existe des pièces d'argent, et probablement d'or, de Pergame au IVe siècle[12]. On pourrait, à la rigueur, supposer que par un arrangement semblable à celui que nous avons vu dans la famille de Gongylos, Proclès régnait à Teuthrania et Halisarna, Eurysthène à Pergame. Mais alors pourquoi Xénophon, pendant son séjour à Pergame, ne nomme-t-il pas le prétendu souverain du pays ? Pourquoi demande-t-il l'hospitalité à un particulier, Hellas, veuve de Gongylos ?

En résumé, il est probable qu'au commencement du IVe siècle Pergame ne faisait partie ni de l'apanage des descendants de Gongylos, ni de celui des petits-fils de Démarate, mais qu'elle jouissait d'une existence indépendante, quoique étroitement associée aux destinées de ces deux principautés. Comme elles, elle fit bon accueil aux Dix-Mille en 400, à Thibron en 399. Ce sont les seuls épisodes que l'on connaisse de son histoire jusqu'à l'usurpation de l'eunuque Philétère, qui devait y jeter les fondements d'un des plus glorieux États de l'hellénisme.

Quelle était donc la constitution politique de cette ville, destinée à obtenir la primauté de l'Asie mineure[13] ? Jouissait-elle, dès cette époque, des libertés municipales dont nous la voyons en possession sous la domination romaine, et qui furent épargnées malgré la défection des Pergaméniens pendant la guerre de Mithridate ? Les textes littéraires ne donnent aucun renseignement à cet égard, et leur silence n'avait pas, jusqu'à présent, été suppléé par les découvertes épigraphiques : on ne connaissait, si je ne m'abuse, aucune inscription pergaménienne antérieure au règne d'Alexandre. Une trouvaille récente vient heureusement de combler cette lacune et de jeter une lumière inattendue sur l'histoire de Pergame et de sa région au IVe siècle avant notre ère. C'est cette découverte que je me propose de faire connaître brièvement aux lecteurs de la Revue historique.

 

I.

L'inscription dont il s'agit a été trouvée, il y a peu de temps, à Boriatzik (Poïradjik), aux environs de Pergame. J'en dois la connaissance à une obligeante communication de M. Démosthène Baltazzi qui m'en a envoyé copie :

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Transcription :

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L'âge de l'inscription n'est pas facile à déterminer. Les événements qu'elle rapporte appartiennent au IVe siècle, mais, sur la copie, - je n'ai pas encore pu obtenir d'estampage, - certaines lettres, a, ~, w, ont une figure qui n'est guère usitée qu'après Alexandre ; de plus, on ne rencontre aucune forme dialectale. Il se peut donc que nous ayons ici le préambule, en style de chronique, d'un décret d'époque assez récente.

La mention des Pergaméniens, à la ligne 6, semble trancher la question de provenance ; néanmoins le lieu de la découverte offre quelques difficultés. Poïradjik est marqué sur la plupart des cartes à une douzaine de kilomètres de Pergame, près de la route qui mène de cette ville à Soma et à Kirkagatch en longeant la vallée de Caïcus ; seulement les cartes de Kiepert (1854 et 1883) et Tchihatcheff (1853) placent la localité et la route elle-même au sud du Caïeus, tandis que la carte de l'état-major russe (1870) les place au nord, c'est-à-dire du même côté que Pergame. Cette dernière carte indique à la place du Poïradjik de Kiepert une localité nommée Pradjik, et dont l'existence me parait problématique. On sait malheureusement que les divergences de ce genre ne sont pas rares dans la cartographie de l'Asie mineure. Celle-ci ri est pas une pure curiosité, car, suivant que Poïradjik est situé sur la même rive ou sur la rive opposée du Caïcus par rapport à Pergame, on admettra plus ou moins facilement que la pierre portant notre inscription y ait été transportée de cette dernière ville.

J'ajoute que le Poïradjik de nos cartes correspond assez exactement à la localité anonyme où Fellows découvrit jadis deux inscriptions importantes, que leur contenu a fait attribuer avec certitude à Gambrion[14]. On pourrait donc penser que notre inscription provient non de Pergame, mais de Gambrion ; la mention des prytanes aux lignes 2 et 3 ne contredirait pas cette hypothèse, car, si ces magistrats existaient à Pergame, ils sont également assurés à Gambrion par la première inscription de Fellows (C. I. G. 3564), qui date de l'époque d'Alexandre. Enfin la παλαιά πόλις de la ligne 8 pourrait bien être le Palaegambrion de Xénophon. Toutefois, le sens de notre document cadre mal avec les renseignements de Xénophon sur l'histoire de Gambrion : il n'y est nulle part question de la famille princière de Gongylos, et le nom propre qui se cache sous le premier mot de la ligne 3 ne peut être ni Gongylos ni Gorgion. En outre, le nom de Gambrion ne parait nulle part, tandis que les Pergaméniens sont nommés en toutes lettres (l. 6). Pour ces raisons, et d'autres qui résulteront du commentaire, j'admettrai jusqu'à preuve contraire que notre inscription provient de Pergame, et qu'elle a été transportée de là à Poïradjik à l'époque où Pergame, comme tant de métropoles déchues du monde ancien, commença à servir de carrière aux localités environnantes.

Je ne puis fournir aucun détail sur l'aspect et les dimensions de la pierre, sur le nombre de lettres que renfermait chaque ligne, sur la disposition des caractères en colonnes verticales. Pour tout cela, et, par conséquent, pour apprécier avec quelque exactitude l'étendue des mutilations et celle des suppléments nécessaires, il faut attendre un estampage. Tout ce qu'on peut affirmer, c'est quel l'inscription, incomplète à droite et à gauche, est encore plus endommagée dans. le sens de la hauteur, au commencement comme à la fin. Nous n'avons ici qu'un court fragment, mais ce fragment est d'un grand intérêt.

Je passe à la traduction et au commentaire, en suivant pas à pas l'ordre du texte.

 

II.

Lignes 1-4 :

... Monarchie (?) ... chaque année. Et le premier prytane fut ...as, et depuis lui jusqu'aujourd'hui les prytanes se sont toujours succédé.

Sur beaucoup de monnaies de Pergame (cistophores autonomes), le nom ou le monogramme du magistrat monétaire est accompagné des lettres ΠΡΥΤ (pour Πρυτάνιος)[15]. Ce même mot se lit sur un fragment d'inscription provenant de Pergame et anciennement connu[16]. Enfin, dans un décret du gouvernement de Pergame rapporté par Josèphe, le prytane figure dans l'intitulé, comme magistrat éponyme, avant les stratèges[17].

D'anciens interprètes parlent d'un collège de prytanes à Pergame, dont le magistrat éponyme aurait été le chef[18]. Je ne vois rien. de pareil dans les textes. La pluralité des prytanes est de règle dans les villes démocratiques, comme Athènes. Ils ne forment alors qu'an groupe de sénateurs tirés au sort et chargés, par un roulement, dé la présidence des assemblées et de l'expédition de certaines affaires courantes. Mais dans les villes aristocratiques, comme Milet au temps de sa grandeur, le prytane est le plus souvent un magistrat unique, le premier de l'État, ainsi que l'indique l'étymologie du mot[19]. Telle était, selon toute apparence, la condition du prytane à Pergame, sinon à l'époque du décret de Josèphe, du moins au IVe siècle, époque présumée de notre inscription.

Ce n'est pas tout. Dans un certain nombre d'États helléniques, le prytane, comme le préteur (consul) à Rome, a succédé au roi dont il a recueilli toutes les attributions, excepté le pouvoir viager. C'est ainsi qu'à Corinthe la royauté fut abolie à la mort de Télestès, dernier roi de la dynastie des Bacchiades, et remplacée par un gouvernement aristocratique dont le chef annuel, appelé prytane, était choisi parmi les membres de l'ancienne famille royale et par ces membres[20]. Tout porte à croire qu'il se passa quelque chose d'analogue à Pergame. Nous possédons, en effet, en double rédaction, un décret en l'honneur d'un certain A. Claudius Perennianus, qui, entre autres dignités, avait revêtu celle de prytane éponyme à Pergame[21]. Or, l'inscription dit en propres termes : 1° que cette fonction dérivait de la royauté ; 2° que Claudius y avait été élevé à cause de ses droits héréditaires. L'inscription est du temps de l'Empire ; on en a conclu, bien à tort, que ces rois, dans la famille desquels se perpétue la dignité de prytane, sont les rois de la dynastie des Attale[22]. Le dernier des Attale est mort sans postérité ni collatéraux légitimes, et les rois dont il s'agit appartiennent à une dynastie bien plus ancienne, contemporaine des rois qui régnaient à Corinthe et dans tant de villes de l'Asie grecque. L'inscription de Poïradjik, combinée avec celle du Corpus, nous apprend que cette ancienne monarchie (l. 1) fut remplacée par une république, présidée par un prytane annuel (l. 2). Le premier prytane éponyme, choisi dans l'ancienne famille royale, fut un certain ...as (l. 3), dont les descendants se succédèrent sans interruption bien au delà du IVe siècle, — époque de notre inscription, — puisqu'on la retrouve encore en plein empire. Seulement, il y a apparence que le prytane, chef effectif du gouvernement avant Alexandre, déjà balancé par les stratèges au temps du décret de Josèphe, n'avait plus, au temps de Claudius Perennianus, qu'un titre honorifique, sans aucun pouvoir réel.

Il y a donc identité entre l'histoire constitutionnelle de Pergame et celle de Corinthe. C'est un nouveau motif de rejeter les opinions de Grote et de Curtius sur la condition de cette ville au IVe siècle et de croire à la véracité de la tradition qui fait de Pergame une colonie dorienne.

 

III.

Lignes 4-6 :

Mais Oronte, gendre (?) d'Artaxerxès, le Bactrien, s'étant révolté contre Artaxerxès, roi des Perses...

Le nom d'Oronte est fréquent en Perse au IVe siècle. Un Oronte, préfet de Sardes, parent de la famille royale, est mis à mort par le jeune Cyrus, après avoir passé en conseil de guerre[23]. Un autre Oronte, descendant d'Hydarnès, l'un des sept, commande le contingent arménien à la bataille d'Arbèles et figure encore comme satrape d'Arménie sous les successeurs immédiats d'Alexandre[24]. Laissant de côté ces deux personnages, qui ne peuvent entrer en ligne de compte, il reste trois satrapes du nom d'Oronte, parmi lesquels il faut chercher POronte de notre inscription. Peut-être, d'ailleurs, ces trois Oronte n'en font-ils, en réalité, que deux ou même un seul :

1° Oronte Ier. Gouverneur (hyparque) de l'Arménie orientale à l'époque de la retraite des Dix-Mille[25], il épousait, cette même année (401), Rodogune, fille d'Artaxerxès Mnémon[26], et prit part, avec Tissapherne, à la poursuite des Grecs. En 385, il commande l'armée de terre dirigée contre Évagoras, roi de Salamine. Par ses faux rapports, il fait arrêter le commandant en chef de l'expédition, Tiribaze, et le remplace. Mais bientôt il est obligé de traiter avec l'ennemi aux conditions mêmes dont il avait fait un crime à son collègue ; celui-ci est acquitté et son accusateur, convaincu de calomnie,-tombe dans une profonde disgrâce, dont il se console par des réflexions philosophiques[27].

2° Oronte II. Satrape de Mysie, d'après Diodore, il prend part à la grande insurrection des satrapes contre Artaxerxès II Mnémon en 362. Les rebelles le choisissent pour généralissime, mais il trahit leur confiance et livre au roi places fortes, députés, fonds de guerre et mercenaires on l'avait séduit par de riches présents et la promesse du gouvernement général des provinces maritimes[28]. D'après le récit de Diodore, il semble que la palinodie d'Oronte ait suivi de près sa révolte, mais d'autres renseignements modifient cette impression. Polyen rapporte plusieurs stratagèmes d'Oronte qui ne peuvent guère se placer tous dans une seule campagne[29]. Démosthène, dans la harangue des Symmories (354), parle de l'insurrection d'Oronte comme d'un fait encore actuel[30]. Des médailles au nom d'Oronte et aux armes de Clazomène et de Lampsaque, qui ne peuvent guère être postérieures à sa réconciliation avec le grand roi, prouvent l'étendue et l'importance de son soulèvement[31]. Enfin, et ceci est décisif, une inscription attique, où il est question de l'archontat de Callimaque (349), parle d'un traité d'alliance conclu entre Athènes et le satrape rebelle, de généraux athéniens (Charès, Charidème, Phocion) envoyés à son secours, de services rendus pour lesquels on lui décerne une couronne d'or du prix de mille drachmes et le titre de citoyen d'Athènes, comme à son émule Ariobarzane[32]. De cet ensemble de faits, je conclus ou que Diodore s'est trompé, ou Oronte, après sa réconciliation avec Artaxerxès Mnémon, reprit les armes contre son successeur Ochus.

3° Oronte III. Celui-ci est un satrape d'Arménie, mentionné par le seul Trogue Pompée. Artaxerxès, dit-il, après avoir vaincu Datame et Ariobarzane, se retourna contre Oronte, qu'il défit en Syrie, puis mourut[33].

Les auteurs anciens qui parlent d'Oronte ne prennent pas toujours la peine de définir nettement le personnage qu'ils ont en vue. C'est ainsi que Plutarque raconte, sans autre désignation, que le Perse Oronte ressemblait à s'y méprendre à Alcméon, fils d'Amphiaraüs[34]. D'autre part, les personnages que j'ai appelés Oronte Ier et Oronte II ont été confondus dès l'antiquité. C'est ainsi que, dans le chapitre de Polyen intitulé Orontes, le premier stratagème appartient évidemment à Oronte Ier (il s'agit de l'arrestation de Tiribaze) et les trois derniers à Oronte II, puisque la scène se passe à Sardes et à Cymé[35]. Malheureusement, Polyen est si habitué à confondre les homonymes (Artabaze, Mithridate, etc.) que son autorité n'est rien moins que décisive et n'a même pas été invoquée par les modernes qui se sont demandé s'il fallait admettre un, deux ou trois satrapes Oronte sous Artaxerxès Mnémon. Sur cette question, il y a autant d'opinions que d'auteurs. Rehdantz réserve son jugement[36]. M. Waddington identifie Oronte Ier et Oronte III, qui ont en commun la qualité de satrape d'Arménie, mais les distingue d'Oronte II[37]. M. Krumbholz, l'auteur d'une récente dissertation sur les satrapes d'Asie mineure, tend à confondre les trois Oronte, et, pour mettre Diodore d'accord avec Trogue Pompée, corrige Mysie en Arménie dans le texte du premier écrivain[38].

La réserve prudente de Rehdantz me paraît bonne à imiter. En effet, les raisons intrinsèques ne sont guère plus concluantes que les arguments de texte. La longue carrière politique qu'on serait conduit à attribuer à Oronte dans le système de M. Krumbholz n'est pas sans exemple : Tiribaze, lui aussi, figure au commencement et à la fin du règne d'Artaxerxès Mnémon. L'Oronte disgracié en 385 peut fort bien avoir été replacé à la tête d'un gouvernement en 362 : le temps, la qualité de gendre du Roi auraient effacé sa faute, et l'on comprendrait qu'un si haut personnage ait été choisi pour chef par les satrapes rebelles. Il est plus difficile de concilier les récits de Diodore et de Trogue Pompée, si on veut les rapporter à un même individu. L'Oronte de Diodore est satrape de Mysie, celui de Trogue Pompée satrape d'Arménie ; le premier se soumet de plein gré au grand roi, le second est vaincu par les armes. En outre, l'historien romain place positivement la défaite d'Oronte sous Artaxerxès (mort vers 360), tandis que les documents nous montrent le satrape rebelle vivant encore sous Ochus. Mais il ne faut pas oublier que Diodore, aussi bien que Trogne Pompée, sont des autorités sujettes à caution, et que, sans parler d'erreurs de copistes, leurs divergences peuvent, à la rigueur, s'expliquer par des étourderies.

Quoi qu'il en soit, notre inscription, si elle nous était parvenue intégralement, trancherait le problème, car les mots qui terminent la ligne 4 et commencent la ligne 5 renfermaient la désignation précise du rebelle Oronte. Par malheur, ces mots sont perdus. Ceux que j'ai suppléés dans ma transcription, — Άρταξ[έρξου γαμόρ]ός, — ne sont qu'une conjecture, dont je suis disposé à faire bon marché ; peut-être faut-il lire Άρταξ[ίου ό υί]ός[39]. Tout ce que nous apprend notre texte avec certitude, c'est que l'Oronte insurgé vers 362 contre Artaxerxès, — l'Oronte II de Diodore, — était natif de Bactriane ; le nom est d'ailleurs purement iranien. Pour tout le reste, il ne fait que piquer notre curiosité au lieu de la satisfaire.

 

IV.

Lignes 6-8 :

... vainquit les Pergaméniens, puis les transporta de nouveau vers le golfe (?) à l'ancienne ville.

Voilà des faits nouveaux et intéressants. On savait déjà que la cause du satrape rebelle était loin d'avoir rallié toutes les sympathies helléniques. Si Athènes cultiva son amitié, il y avait aussi bon nombre de mercenaires grecs dans les armées royales qui lui furent opposées, voire même un général de nationalité athénienne, Athénodore d'Imbros[40]. On sait maintenant qu'il dut s'emparer de Pergame de vive force ; Lampsaque et Clazomène eurent sans doute le même sort.

La résistance des Pergaméniens avait été si vaillante qu'elle leur attira un sort rigoureux : la déportation en masse. Ce procédé, tout à fait conforme aux traditions du despotisme oriental, atteignit rarement des populations grecques avant l'époque d'Alexandre. Je ne vois guère à citer que l'annexion des communes des Lélèges à Halicarnasse par le satrape roi Mausole[41]. Dans la déportation des Pergaméniens, ce qu'il y a de particulier, c'est qu'au lieu de servir à l'accroissement de quelque nouvelle capitale sortie de terre, comme Tigranocerte, elle se fit au profit de l'ancienne ville, c'est-à-dire, comme l'indique le mot πάλιν, de la résidence originaire des Pergaméniens. Cette résidence, quelle est-elle ? On ne peut guère songer au Paléogambrion de Xénophon, ni à la Palaea de Strabon, localité située quelque part entre Andéra et Atarné[42]. Il s'agit peut-être d'une des trois cités de la confédération éolienne (Aigirœssa, Killa, Notion) disparues depuis Hérodote[43] ; mais la vraie solution nous est fournie, si je ne me trompe, par la phrase de Pausanias : οΐ Πέργαμον έχοντες, πάλαι δέ Τευθρανίαν καλουμένην[44]. La Teuthrania nommée dans ce texte n'est pas la région de ce nom, qui comprenait toute la vallée inférieure du Caïcus, mais bien une ville, capitale de ce district, et dont il est plusieurs fois question dans les auteurs[45]. Sans doute, Pausanias a tort de confondre absolument Teuthrania et Pergame. On a déjà vu que Xénophon mentionne les deux villes concurremment, et Strabon dit positivement que Teuthrania était située entre Éléa, Pitané, Atarné et Pergame, en deçà (au nord) du Caïcus[46], et à moins de soixante-dix stades de chacune de ces villes. Mais Pausanias avait probablement entendu raconter dans le pays que Teuthrania, l'ancienne capitale de la Mysie avant l'invasion, dorienne, avait été délaissée à une certaine époque pour la nouvelle ville de Pergame, bâtie elle-même autour d'une antique forteresse pélasgique : c'est ce qu'il a exprimé à sa manière, c'est-à-dire incorrectement, en disant que Teuthrania prit le nom de Pergame. Nous avons un autre indice que les choses se sont ainsi passées : c'est le nom de Pays neuf donné, d'après Carystius de Pergame, au district dont Pergame était le centre[47]. L'essor de la ville de Pergame dut être favorisé au Ve siècle par l'établissement de tyranneaux impopulaires, vassaux du Perse, dans les localités avoisinantes. Au moment du passage de Xénophon, c'est déjà une ville importante, offrant des ressources en hommes et en matériel, et renfermant beaucoup de Grecs ; Teuthrania n'est plus qu'une bourgade. Quarante ans après, un caprice d'Oronte ressuscite temporairement l'ancienne capitale au détriment de la nouvelle ; mais la force des choses l'emporta sur la volonté des hommes, et la suite de notre inscription nous aurait sans doute appris comment, après la mort du satrape, Pergame renaquit de ses cendres et recouvra son ancienne prospérité[48].

 

V.

Lignes 8-9 :

Ensuite Oronte, s'étant réconcilié (?) avec Artaxerxès, mourut.

Ici le texte est trop incertain pour se prêter à un commentaire. Remarquons toutefois qu'en admettant même notre lecture, il ne faudrait pas se bâter d'en conclure que Diodore a eu raison de placer la soumission d'Oronte sous Artaxerxès Mnémon : son successeur Ochus portait aussi officiellement le nom d'Artaxerxès.

 

En résumé, voici les faits nouveaux que nous apprend notre inscription :

1° Pergame est probablement une colonie dorienne qui s'éleva aux dépens de l'ancienne capitale de la région du Caïeus, Teuthrania, située plus près du golfe Éléatique ;

2° Elle fut gouvernée d'abord par des rois, ensuite par des prytanes annuels, choisis dans l'ancienne famille royale ;

3° Vers 360 av. J.-C., le satrape rebelle Oronte vainquit les Pergaméniens et les déporta en masse à Teuthrania ;

4° Oronte était natif de Bactriane et peut-être identique au gendre d'Artaxerxès Mnémon mentionné par Diodore, Xénophon et Plutarque.

 

 

 



[1] Pausanias, I, 4, 6 ; V, 13, 2. Le nom de Télèphe était populaire à Pergame, où il fut porté par un historien (F. H. G., Müller, III, 634).

[2] Pausanias, I, 11, 2 ; Schol. Eur., ap. Müller, F. H. G., III, 339. Le héros éponyme Pergamus a été visiblement fabriqué d'après le nom de la ville comme Chersonésus à Chersonèse, Romulus à Rome. On l'a rapproché de Pyrrhus à cause de l'existence d'une ville de Pergame en Épire.

[3] Aristide, De concord. urb., p. 304. L'Asclépieion de Pergame est mentionné plusieurs fois par Pausanias et c'est probablement à ce sanctuaire que Xénophon fait allusion, Anabase, VII, 8, 23.

[4] M. Hirschfeld a récemment mis en lumière quel parti on peut tirer du site d'une ville hellénique pour déterminer approximativement la date de sa fondation. Hirschfeld, Zur Typologie griechischer Ausiedelungen, 1885.

[5] Anabase, VII, 8, 8-9.

[6] Entre Gongylos, contemporain de Xerxès, et son homonyme, contemporain d'Artaxerxés II Mnémon, il y a quatre-vingts ans, c'est-à-dire trois générations.

[7] Helléniques, III, 1, 6.

[8] Grote, History of Greece, IX, 237 ; Brandis, Münzwesen in Vorderasien, p. 319 ; Waddington, Mélanges de numismatique, 2e série, p. 46.

[9] Curtius, Histoire grecque, trad. française, IV, 179, note 2.

[10] Xénophon, Hellen., III, 1, 6. L'emploi du relatif pluriel ών, au lieu du duel, ne prouve rien, étant données les habitudes de langage des Attiques. Cf. Xénophon, Mémorables, II, 3, 18.

[11] Anabase, II, 1, 3 ; II, 2,1 ; VII, 8, 17.

[12] Brandis, op. cit., p. 447. Sur le statère d'or attribué à cette période, Waddington, op. cit., p. 45.

[13] Longe clarissimum Asiæ Pergamum. Pline, V, 126.

[14] Corpus inscriptionum græcarum, n° 3561 (= Bull. corr. hell., I, 54, et Dittenberger, Sylloge, n° 114) et 3562. Fellows dit qu'il a trouvé ses inscriptions à sept heures et demie (32 milles) de Soma et 8 milles de Pergame (Fellows, A journal written during an excursion in Asia minor., Londres, 1839, p. 30).

[15] Voir notamment Eckhel, Doctrina numorum, IV, 353 et 359.

[16] Bœckh, C. I. G., II, 3539.

[17] Josèphe, Ant. jud., XIV, 10, 22.

[18] Panel, De cistophoris, p. 48, et Eckhel, p. 353. Ces auteurs interprètent le sigle ΠΡΥΤΑ par Πρυτ(άνις) Α, c'est-à-dire πρώτος. C'est une erreur évidente.

[19] Comparer Gilbert, Handbuch, II, 326 ; Busolt, Griechische Geschichte, I, 441, note 2.

[20] Pausanias, II, 4, 4 ; Diodore, VII, 9. Comparez les premiers archontes d'Athènes, choisis dans la famille de Codrus, et les deux premiers consuls de Rome (L. Junius Brutus, L. Tarquinius Collatinus), tous deux apparentés à Tarquin. Loin d'expulser les membres des anciennes familles régnantes, ou de les exclure des fonctions publiques, ces républiques les leur réservaient exclusivement. On voit que le point de vue s'est bien modifié depuis ce temps.

[21] C. I. G., 2189 (Mitylène) et 3486 (Thyatire).

[22] Visconti, Iconographie grecque, II, 201, note 1.

[23] Xénophon, Anab., I, 6.

[24] Arrien, III, 8, 5 ; Diodore, XIX, 23 ; Polyen, IV, 8, 3 ; Strabon, XI, 14, 15.

[25] Xénophon, Anab., II, 4, 8 ; III, 4, 13 ; 5, 17 ; IV, 3, 3. Xénophon nomme simplement l'Arménie, mais on sait que la portion occidentale de cette province avait pour gouverneur Tiribaze (Anab., VII, 8, 25).

[26] Plutarque, Artax., 27.

[27] Diodore, XV, 8-11 ; Théopompe ap. Photius cod. 176. Sur le bon mot d'Oronte, voir Plutarque, Apopht., 174, B ; De superstit., 8 ; Aristide, Or. Plat., II, p. 257 ; Suidas, v° Άρβαζάκιος.

[28] Diodore, XV, 90-91. Au chapitre suivant, Diodore attribue à Rhéomitrès une trahison toute semblable.

[29] Polyen, VII, 14, 2-4. Dans deux de ces épisodes, Oronte a pour adversaire Autophradate. Diodore s'est-il donc trompé en faisant de ce satrape le complice d'Oronte ?

[30] Démosthène, De symmor, 31.

[31] Voir sur ses médailles l'excellent travail de M. Waddington, Revue numismatique de 1863 (= Mélanges, 2e série, p. 19).

[32] Corpus inscriptionum atticarum, II, 1, n° 108. Comparez Franz, Bullettino dell' instit., déc. 1835, p. 213 ; Rehdantz, Vitae Iphicratis, etc., p. 158, note 102 ; Schæfer, Demosthenes, 2e édit., I, 156. — Bergk a vainement cherché à prouver que le premier fragment de l'inscription, le seul daté, ne se raccordait pas avec les deux autres et leur était postérieur de plusieurs années (Rheinisches Museum, 1882, p. 355-72, article posthume).

[33] Trogue Pompée, Prol. X : deinde in Syria præfectum Armeniæ Oronten. Cet Oronte est peut-être celui qui, d'après Strabon, construisit un pont sur le fleuve Typhon, en Syrie, qui lui dut son nom (Strabon, XVI, 2, 19).

[34] Plutarque, Aratus, 3. J'ignore l'origine de cet étrange on dit.

[35] Polyen, VII, 14.

[36] Rehdantz, Vitæ, p. 157.

[37] Waddington, Revue numismatique, 1863, art. cit.

[38] Krumbholz, De Asiae minoris satrapis persicis, p. 75, note 2. L'auteur fait observer avec raison que la satrapie (ou plutôt hyparchie) de Mysie n'est mentionnée nulle part ailleurs. Mais connaissons-nous bien exactement tous les remaniements administratifs de la monarchie des Achéménides ? Puis, quelle apparence qu'un satrape d'Arménie soit venu batailler et frapper monnaie sur lamer Égée !

[39] Ou tout autre nom commençant par Άρταξ : il y en a plusieurs dans Pape. En tout cas, la répétition d'Άρταξέρξης aux lignes 4 et 5 serait assez choquante.

[40] Polyen, V, 24.

[41] Comparez Waddington, Inscr. d'Asie mineure, n° 86.

[42] Strabon, XIII, 1, 67.

[43] Hérodote, I, 149.

[44] Pausanias, I, 4, 5 ; comparez, I, 11, 2.

[45] Eschyle, Suppl., 549 ; Xénophon, Anab., II, 1, 3 ; VII, 8, 17, Hell., III, 1, 6 ; Pline, V, 126 ; Etienne de Byzance, s. v° ; Strabon, XIII, 1, 69, et les autres autorités citées au Thesaurus (mais non la Teuthrania ou Thymaena de Ptolémée, V, 4, 2, qui est une ville toute différente). Comment, en présence d'un pareil ensemble de textes et surtout du témoignage oculaire de Xénophon, Forbiger a-t-il pu écrire que la mention de la ville de Teuthrania n'était sans doute qu'une inadvertance (Versehen) ? C'est le cas de dire Error communis facit jus.

[46] Ce sens des mots έντός τοΰ Καΐκου résulte de l'emploi des mots πέραν τοΰ Καΐκου en parlant d'Eléa (Strabon, XIII, 1, 67).

[47] Athénée, XIII, p. 577 b (d'après Carystius).

[48] Le mot κό[λπον], à la fin de la ligne 7, est une restitution fort hypothétique. Si elle est exacte, il s'agit du golfe Éléatique, et πρός ne doit pas se traduire par sur, mais dans la direction. On sait, d'ailleurs, que ce golfe a continuellement reculé devant les alluvions du Caïeus depuis l'époque lointaine où toute la Teuthranie était une mer (Hérodote, II, 10). Au IVe siècle, Teuthrania, en la supposant un peu en aval de Pergame, pouvait donc être située bien plus près de la côte qu'aujourd'hui.