ÉTUDES SUR L'HISTOIRE BYZANTINE

 

INTRODUCTION.

 

 

LA CIVILISATION BYZANTINE

 

Cet article, publié en 1890 dans la Revue bleue, a été écrit à l'occasion du livre de M. Gustave Schlumberger sur Nicéphore Phocas. Il a semblé que, par les vues d'ensemble qu'on y rencontre sur la civilisation byzantine, par l'aperçu qu'on y trouve du progrès des études byzantines en France, ces pages formaient comme l'introduction naturelle du recueil qui suit. On a cru bon toutefois, en les reproduisant, de retenir seulement les considérations d'une portée générale, en supprimant deux ou trois pages finales, qui eussent donné à cet article l'aspect d'un compte rendu un peu trop spécial[1].

Il y eut une époque, au XVIIe siècle, où les études byzantines furent en honneur chez nous. La Collection des historiens byzantins, la première en date et la plus belle édition du Louvre, commencée en 1648, se poursuivait jusqu'à l'année 1711. Un des plus puissants travailleurs qui aient honoré l'érudition, Du Cange, qui chaque année produisait un enfant et un tome, s'était attelé à la tâche : il publiait coup sur coup sa Constantinople chrétienne, ses Familles byzantines, sa Dissertation sur les médailles, son Histoire des empereurs français de Constantinople, ses éditions savamment annotées de Zonaras, Anne Comnène, Villehardouin, etc. Au XVIIIe siècle, Lebeau donna son Histoire du Bas-Empire ; mais, à ce moment déjà, le goût pour ces études avait diminué ; le seul fait de ne voir dans l'Empire byzantin qu'un Bas-Empire, c'est-à-dire une décadence et une corruption de l'Empire romain, la suite misérable des fastes césariens et antonins, un État croupion qui survivait, en les déshonorant, aux maîtres du monde, indiquait un point de vue peu bienveillant : nous montrerons qu'il était étroit, injuste et inintelligent. L'indigeste compilation de Lebeau parut une nouvelle preuve que ces vastes annales ne présentaient aucun intérêt. Comme l'auteur ne nous montrait guère qu'une succession interminable d'empereurs, une chronique monotone de guerres, de complots, de révolutions de palais, des querelles de moines et des intrigues d'eunuques, on put croire qu'il n'y avait que cela en réalité. Voltaire avait dit : Quelle histoire de brigands obscurs, punis en place publique pour leurs crimes, est plus horrible et plus dégoûtante ?[2] Voltaire la voyait dégoûtante ; Lebeau la présenta ennuyeuse. Le public ferma les livres, et le silence se fit sur les faits et gestes d'Héraclius, de Basile le Macédonien, de Nicéphore Phocas, de Jean Zimiscès, de Basile le Tueur de Bulgares, des Comnène et des Paléologue.

Gibbon, qui, vingt ans après Voltaire et Lebeau, avait commencé son œuvre à la fois érudite et spirituelle, parfois trop spirituelle, bien qu'il lui eût — c'était inévitable — imposé le titre d'Histoire de la décadence de l'Empire romain, y laissa entrevoir autre chose qu'une décadence et aussi autre chose que l'empire romain. Il soupçonna que ce prétendu déclin pourrait bien avoir été une renaissance, et que, dans cette soi-disant suite des annales romaines, il pourrait y avoir quelque chose de très vivace, de nouveau et d'original. Le livre de Gibbon ne fut traduit en France, et par conséquent connu des Français, qu'en 1840, c'est-à-dire soixante-quatorze ans après son apparition. Peut-être contribua-t-il à éveiller l'attention de Buchon, que ses recherches passionnées sur notre propre histoire conduisirent alors sur le théâtre de nos exploits d'Orient. Il prit intérêt au passé grec, ou du moins à une partie de ce passé, mais surtout parce qu'il trouva un sujet tout national pour les deux pays. Très patriote, chauvin même, comme on l'était alors, il vit dans notre épopée orientale une sorte d'appendice au livre de Guérin, si populaire sous la monarchie de Juillet, Victoires et Conquêtes. Mais, comme il était un érudit en même temps qu'un patriote, il nous donna les Recherches historiques sur la principauté française de Morée et ses hautes baronnies (1843-1844) ; il édita le texte français et le texte grec de la précieuse Chronique de Morée ; il exposa les Conquêtes des Français dans l'ancienne Grèce (1846).

Puis il se fit un nouveau silence. Mais en cette année même s'était fondée l'École française d'Athènes, et, d'autre part, les Grecs, les Slaves, les Roumains et les autres peuples de l'Orient, anciens sujets de l'Empire byzantin, allaient faire plus que jamais parler d'eux.

Dans les années qui suivirent la guerre de Crimée et la paix de Paris, Amédée Thierry écrivit son Histoire d'Attila et ses Récits de l'histoire romaine au Ve siècle ; Brunet de Presles publia, dans la collection de l'Univers pittoresque, sa Grèce depuis la conquête romaine ; le duc de Broglie donna l'Église et l'Empire romain au IVe siècle ; Isambert, son Histoire de l'empereur Justinien ; Labarte, son étude archéologique et historique sur le Palais impérial de Constantinople. En Angleterre, Finlay éditait la Grèce sous les Romains et l'Empire byzantin ; en Allemagne, C. Hopf et Krause pénétraient dans le détail de la civilisation hellénique.

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En même temps, on commençait à connaître chez nous les travaux que les érudits grecs, russes, serbes, croates, consacraient à l'explication des monuments et des faits de l'histoire hellénique du moyen âge ; on commençait à comprendre qu'il entrait du patriotisme dans leur ardeur de savants, que ce n'était pas sur des ruines et des choses mortes que leur zèle s'acharnait, que ce n'était plus de Bas-Empire et de Décadence romaine qu'il s'agissait pour eux, mais que, dans le fatras des chroniqueurs byzantins, c'étaient des choses bien vivantes qu'ils pensaient retrouver : les origines mêmes de notre Europe orientale, les titres de noblesse et les actes de naissance de ces nations chrétiennes qui faisaient tant de bruit entre la Baltique et la mer Égée. La publication des monuments arabes et arméniens révélait avec quelle intensité, dans ces siècles obscurs et en apparence dénués de faits intéressants, avaient agi sur les peuples du Caucase, de l'Euphrate, de la Syrie, les armes, la diplomatie et la civilisation des Byzantins. Leur Empire, qu'on avait cru absorbé dans les disputes de sacristie, de palais et de harem, apparaissait comme un des grands facteurs de l'histoire universelle, un puissant et permanent essai d'organisation de ce tumulte barbare de peuples, un foyer de lumière rayonnant jusque sur la Russie de Novgorod et de Kief, jusque sur les peuplades pirates de l'Adriatique, jusque sur les États informes du Caucase, de l'Euphrate et du Jourdain, jusque sur la lointaine Abyssinie, pressée entre l'Égypte musulmane et le Soudan sauvage, mais subsistant des effluves affaiblis qui Ilui arrivaient encore du soleil byzantin.

On se rendit compte aussi chez nous que l'Empire grec, en continuant de son mieux l'Empire romain, avait été le bouclier de l'Europe du côté de l'Orient. A l'abri de ce rempart, notre Occident avait pu se rasseoir, s'organiser, se civiliser. Que d'invasions les armées et les fortifications de cet Empire, ses légions, ses ingénieurs, son feu grégeois, ne nous avaient-ils pas épargnées ! A lui seul, sans le secours d'aucun des États occidentaux, au contraire constamment harcelé par eux, par les Normands comme par les Teutons, il avait soutenu le choc des hordes asiatiques. Celles-ci, presque à chaque siècle, venaient battre et parfois briser sa frontière sans cesse reformée : au Ve siècle, les Huns ; au VIe, les Slaves ; au VIIe, les Perses, les Avars, les Arabes : du vine au Xe siècle, les Bulgares, les Russes, les Hongrois ; au XIe, les Koumans, les Petchenègues, les Turcs Sedjoukides ; au XIVe, les Turcs Ottomans.

Les chroniqueurs byzantins, en général aussi médiocres que les nôtres, se bornent à noter, année par année, pendant cette lutte de dix siècles, une victoire ou une défaite, la prise et la reprise d'une bicoque ; mais le détail minutieux, quotidien, leur a caché la vue de l'ensemble. Aucun ne semble avoir compris la grandeur du rôle qui était dévolu à leur État : celui de gardien des frontières de l'Europe et de sentinelle avancée de la chrétienté. La lutte a été continue, acharnée, mêlée d'effroyables revers. Combien de fois la frontière a fléchi au point d'amener les barbares jusque sous les murs de la capitale ! Combien de fois, dans les campagnes de Byzance, parmi les élégantes villas et les monastères crénelés de sa banlieue, se sont dressées les tentes de feutre des nomades ! Combien de fois les coupoles dorées des églises et des palais de Constantinople ont reflété l'incendie des villages, ont tremblé aux coups du bélier qui battait les remparts I Ce qui rendait la mission des Byzantins plus pénible à remplir, c'est qu'à cette extrémité de l'Europe où était l'extrême danger était en même temps l'extrême civilisation. A un moment où l'Europe était encore barbare, où des villes de boue naissaient à peine dans les clairières des forêts allemandes, où la vie française tenait presque entière dans les guerres de château à château, Byzance avait des artistes et des poètes, écoutait de savants professeurs et des prédicateurs en vogue, se passionnait pour le cirque et pour le théâtre, se plaisait à des raffinements de bien-être, de luxe, de modes, de toilette, de galanterie. C'était pourtant de ce milieu qu'il fallait sortir pour aller dans la plaine lutter contre ces Slaves qui se servaient de lazzos et de flèches empoisonnées, contre ces Russes qui crucifiaient leurs prisonniers, contre ces Turcs qui les empalaient.

Byzance a vécu, a lutté, et, pendant des siècles, a vaincu. A certains moments, il lui a fallu reconquérir sur les Slaves toute la moitié occidentale de l'Empire ; sur les Perses, sur les Arabes, sur les Turcs, toute la moitié orientale. Toujours — jusqu'au moment fatal — la ville de Constantin réussit à dompter ses vainqueurs d'un jour. Elle fit mieux que les vaincre : ceux qui étaient susceptibles d'être civilisés, elle les civilisa. Tandis qu'elle laissait périr les peuples réfractaires à toute culture, les grossières tribus de la steppe, Avars, Koumans, Petchenègues, elle transformait les Serbes, les Croates, les Bulgares, les Russes en nations européennes. Elle leur donna les principes d'organisation qui leur manquaient : sa religion, que leur portèrent des missionnaires comme Cyrille et Méthode ; ses lois, que de Justinien à Basile le Macédonien ses jurisconsultes ne cessaient de perfectionner ; son architecture, dont les modèles se retrouvent de Périgueux à Ravenne et de Venise à Kief et à Novgorod ; sa littérature, dont on retrouve l'influence dans les premiers essais des Bulgares et les premières chroniques des Russes. Elle apprit aux chefs de tribus sauvages à être des rois, à porter le diadème, à siéger sur un trône, à respecter le droit des gens, à observer les traités, à protéger d'autres industries et un autre commerce que la traite des esclaves et le pillage des caravanes. Les nations de l'Orient doivent à Byzance jusqu'à leurs caractères d'écriture ; car les Goths reçurent d'elle l'alphabet d'Ulphilas, les Russes, les Serbes et les Bulgares les alphabets qui procèdent de celui de saint Cyrille. Elles lui doivent presque tout ce qu'elles savent de leur passé, car c'est dans les chroniqueurs byzantins qu'elles peuvent apprendre les exploits de leurs ancêtres, même contre Byzance, et le nom des Roumains y est mentionné pour la première fois. Et nous, les peuples d'Occident, ne lui devons-nous rien ? Combien posséderions-nous aujourd'hui d'écrivains grecs et latins, si, pendant que chez nous les guerriers brûlaient et que les moines grattaient les parchemins pour écrire des sermons, il n'y avait pas eu à Byzance tout un monde de gens de lettres occupés à copier les auteurs païens et les Pères de l'Église, à les commenter, à les compiler ? De quel pas aurait marché la civilisation européenne si, par deux fois, notre prise de contact avec la civilisation grecque ne nous avait donné nos deux renaissances : l'une qui suivit les croisades, l'autre dont l'exode des lettrés grecs après la chute de Constantinople donna le signal. La première de ces deux renaissances, celle des croisades, on en fait volontiers honneur aux Arabes. De récents travaux, comme ceux de M. Berthelot sur l'histoire de la chimie, tendent à réduire singulièrement le rôle des Arabes dans la civilisation et à rehausser celui des Hellènes. Dans alambic, par exemple, l'article seul est arabe, mais le mot est grec. Si, du XIe au XIIIe siècle, nous avons appris beaucoup des Arabes en mathématique, en physique, en chimie, en médecine, en navigation et construction de navires, en tactique, en fortification, en poliorcétique, n'oublions pas qu'en tout cela ils n'ont été que les élèves des Byzantins. Tel livre, réputé arabe, n'est souvent que la traduction d'un livre grec. Les Arabes ont d'abord été battus par la tactique des Byzantins, ont échoué devant les forteresses de leurs ingénieurs, ont fui sous la terreur de leur feu grégeois, avant d'apprendre et de nous apprendre à nous ces secrets de leurs adversaires. Notre première renaissance est, par son origine, grecque plus sûrement qu'arabe ; notre seconde renaissance est incontestablement grecque. C'est à Byzance, triomphante ou vaincue, que nous les devons toutes deux.

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C'est surtout à partir de 1870 que l'on se rendit compte chez nous de ce grand rôle historique de Byzance et qu'on peut signaler une renaissance des études byzantines, notamment en France[3], en Allemagne, en Grèce et dans les pays slaves. Il n'est guère de période de cette histoire, ni de personnage un peu considérable, qui n'ait été l'objet tout au moins de quelque savante monographie. La politique, l'art, la littérature, même la littérature populaire, le droit, la guerre, la diplomatie, le commerce, les usages et les mœurs du grand Empire ont été approfondis. Une douzaine de thèses ont été présentées à la Sorbonne sur ce sujet. La curiosité a fini par s'éveiller sur ces objets qui, pendant longtemps, semblaient uniquement du domaine des érudits ; et l'homme qui ferait revivre devant nous Byzance devait être le bienvenu, même du grand public, que le drame byzantin de M. Sardou, Théodora, avec ses splendides décors et son imposante mise en scène, préparait à cette résurrection.

Pour l'opérer, cette résurrection, il fallait être non seulement historien, mais archéologue ; être familier non seulement avec les chroniqueurs, mais avec les monuments iconographiques de cette civilisation disparue. Il y avait à faire revivre une histoire aussi attachante qu'un roman, mais à la condition de s'y être préparé par les fortes études de détail auxquelles s'asservit Flaubert quand il méditait Salammbô.

Personne n'était plus apte à cette tâche que M. Schlumberger... L'époque, celle de l'empereur Nicéphore Phocas, était bien choisie, car elle nous fait assister à une de ces tentatives de renaissance par lesquelles l'Empire grec, quand ennemis et amis s'accordaient à le déclarer mort, se ressaisissait tout à coup, et de la décadence en apparence la plus profonde remontait à la puissance et à la gloire.

 

 

 



[1] Sur le Nicéphore Phocas de M. Schlumberger on verra, d'ailleurs, les chapitres IV et V.

[2] Essai sur les mœurs, 1754.

[3] Louis Leger, Cyrille et Méthode (1868) ; — L. Drapeyron, l'Empereur Héraclius et l'Empire byzantin (1869) ; — A. Rambaud, l'Empire grec au Xe siècle, Constantin Porphyrogénète (1870), et l'Hippodrome et le sport à Constantinople (Revue des Deux Mondes du 15 août 1871) ; — Aug. Marrast, Esquisses byzantines (1874) ; — Sathas et Legrand, Recueil des chansons populaires grecques (1873) ; — et Une épopée byzantine, Digérais Akritas (1874) ; — Pulgher, les Anciennes églises byzantines (1878) ; — Henri Vast, le Cardinal Bessarion (1878) ; — A. Gasquet, l'Empire byzantin et la monarchie franque (1879) ; — Charles Diehl, Études sur l'administration byzantine dans l'exarchat de Ravenne (1878) ; — Bayet, l'Art byzantin (1883) ; — Tessier, la Quatrième croisade (1888) ; — Charles Lécrivain, le Sénat romain depuis Dioclétien (1888) ; — Debidour, Théodora (1885). — [A ces indications on pourra joindre celles que donne Ch. Diehl : les Études byzantines en France au XIXe siècle et les Études d'histoire byzantine en 1905 (dans Études byzantines, Paris, 1905)].