ÉTUDES SUR L'HISTOIRE BYZANTINE

 

PRÉFACE.

 

 

Lorsque, en 1870, Alfred Rambaud publia son Constantin Porphyrogénète, c'était une nouveauté, presque une hardiesse, de s'intéresser à l'histoire de Byzance oubliée. Depuis le temps, lointain déjà, où un grand savant, Du Cange, avait été, au XVIIe siècle, l'initiateur de ces études en France, il semblait que les recherches relatives au moyen âge grec eussent perdu chez nous, — ou presque, — droit de cité dans la science. Le nom de Byzance, à cette époque, n'évoquait guère qu'une idée vague de décadence raffinée et sanglante, de discussions théologiques misérables, de révolutions et d'assassinats. Bien peu de personnes soupçonnaient que, pendant près de dix siècles, cet empire méconnu avait été l'un des facteurs essentiels de la civilisation, que sa capitale, pendant près de dix siècles, avait été, selon un mot de Rambaud, le Paris du moyen âge, que son histoire millénaire n'était pas autre chose, selon une autre expression de l'historien, que l'histoire d'une moitié de l'Europe pendant le moyen âge tout entier. C'est tout cela qu'avec cette claire intelligence, ce sens pénétrant des choses historiques, qui furent un des traits de son talent, Rambaud sut voir et mettre en lumière admirablement. Il sut, avec une rare lucidité, saisir et exposer les graves et complexes problèmes que posaient, dans cet état cosmopolite qu'était l'empire grec au Xe siècle, la diversité des religions et le mélange des races, l'âpreté des luttes sociales et les ambitions d'une féodalité puissante ; il sut pénétrer jusqu'au fond même de l'institution byzantine, et, sans dissimuler les faiblesses et les vices de cette civilisation, montrer les éléments durables qui en firent la force et la grandeur. Depuis que Rambaud a écrit ce livre, plus de quarante années ont passé ; les études byzantines, que son initiative n'a pas peu contribué à remettre en faveur, se sont puissamment développées ; malgré tout cela, après quarante années écoulées, le livre de Rambaud n'a point vieilli. Sans doute on y pourrait noter telle inexactitude de détail, en contester, à la lumière de nouveaux documents, certains résultats partiels : l'ensemble demeure d'une justesse et d'une vérité absolues. Le Constantin Porphyrogénète d'Alfred Rambaud est, pour tout dire d'un mot, un des ouvrages les plus remarquables qui aient été écrits sur l'histoire de Byzance ; il reste, pour quiconque s'occupe de ces recherches, un de ces livres capitaux qu'on relit et auxquels on revient sans cesse.

On pouvait croire, après ce beau travail, que Byzance avait trouvé son historien. Avec sa merveilleuse facilité, son intelligence si lucide, ses rares dons de compréhension, je dirai presque de divination, son goût de la forme pittoresque, nul plus que Rambaud n'était capable d'écrire, sur l'empire grec d'Orient, le livre essentiel, qui nous manque encore. D'autres études, d'autres curiosités détournèrent — malheureusement pour les études byzantines — Rambaud de la voie nouvelle où il s'était engagé, et où il s'était révélé comme un maître. Dès le temps où il s'occupait de Constantin Porphyrogénète, le monde slave, encore à l'état de chaos, mais de chaos d'où sortiront des peuples, l'avait attiré : l'empire des Tsars ne tarda pas à faire tort à l'empire des Basileis. Puis la politique, qu'il aima toujours, tourna l'attention de Rambaud vers d'autres objets. L'expansion coloniale de la France, les problèmes africains en particulier, le passionnèrent, comme ils passionnèrent Jules Ferry, dont Rambaud fut le fidèle collaborateur. L'histoire moderne et contemporaine, qu'il enseignait à la Sorbonne, l'emporta vers d'autres horizons encore. Pourtant il revenait volontiers aux études de ses premières années ; il suivait d'un œil attentif le progrès des études byzantines ; il prenait plaisir à faire connaître au grand public les résultats essentiels de ces recherches nouvelles ; il ne marchandait ni ses encouragements ni ses conseils aux travailleurs qui, après lui, exploraient ce monde presque ignoré et qui tous se plaisaient à reconnaître en lui l'initiateur etle maître éminent de l'histoire byzantine en France. Pendant vingt années, aucune publication relative à cette histoire n'a échappé à son attention ; et plus d'une lui a fourni l'occasion de brillants articles, toujours pleins d'aperçus lumineux, où apparaît dans tout son éclat le talent, admirable et rare, que Rambaud eut toujours, de dégager dans le fatras des événements les traits caractéristiques et les idées essentielles. Jusqu'à la fin de sa vie presque, Byzance l'attira : en 1904 il publiait un roman historique, l'Empereur de Carthage, où, comme on l'a justement remarqué, il s'est plu à réunir les souvenirs des deux choses qui, après la Russie, l'avaient le plus passionné, Byzance et l'Afrique[1].

Une main pieuse a veillé à ce que ces articles épars, où l'historien des choses byzantines trouve tant d'enseignements précieux à recueillir, fussent rassemblés dans le volume que voici. Quiconque lira ces pages sentira vite le profond intérêt qu'elles offrent pour l'étude de Byzance. On y retrouvera, avec les traits essentiels de cette civilisation disparue, tout ce que les recherches récentes nous ont appris sur elle de nouveau et d'inattendu. A la Byzance ardemment passionnée pour les jeux de l'hippodrome, sans cesse troublée par l'agitation des factions du cirque, s'oppose le tableau de la vie provinciale, de la guerre incessante menée aux frontières contre l'infidèle, telle que nous la montre, idéalisée à peine, une curieuse épopée byzantine, vraie chanson de gestes du Xe siècle. A l'empereur byzantin, dont nul n'a mieux que Rambaud compris et dessiné le complexe et magnifique personnage, à la vie de cour que menait, dans les splendeurs du Palais Sacré, l'impératrice byzantine, s'oppose le récit de ces luttes passionnées qui, dès le Xe siècle, mettaient face à face, dans cette péninsule des Balkans toujours grosse de tempêtes, deux races, Grecs et Bulgares, ardents à se disputer l'hégémonie. Ailleurs apparaît la figure de ce Michel Psellos, un des esprits les plus éminents, une des âmes les plus médiocres qu'ait produits la Byzance du moyen âge, et dont la personne et la vie résument en un raccourci saisissant les grandeurs et les tares de cette civilisation oubliée. Et je passe sur bien d'autres figures, de prélats et d'hommes d'État, de généraux et d'écrivains, de ministres et de courtisans, d'empereurs et d'impératrices, que Rambaud a évoquées, chemin faisant, en traits pittoresques et vivants. Ainsi Byzance tout entière, avec ses aspects multiples et contraires, revit dans ces pages : et si, pour tous ceux qui s'intéressent à cette histoire, ce sera un regret éternel que Rambaud n'ait point donné de frère à son admirable Constantin Porphyrogénète, du moins le présent livre, par l'intelligence supérieure avec laquelle y sont, exposés quelques-uns des problèmes essentiels de la civilisation byzantine, leur offrira-t-il une ample et magnifique consolation.

 

On m'a fait le très grand honneur de me demander de présenter au lecteur la série des articles byzantins d'Alfred Rambaud, et j'ai accepté avec joie et reconnaissance cette occasion qui m'était offerte de relire ces pages du maitre, et d'en sentir plus fortement encore la haute et singulière valeur. J'ai pris la liberté parfois, selon le désir qui m'en a été exprimé, d'y ajouter quelques notes, placées entre crochets, et qui indiquent certaines informations complémentaires que peuvent fournir des ouvrages récemment publiés. Le lecteur s'apercevra vite combien ces notes sont brèves et rares. C'est que, dans l'œuvre d'Alfred Rambaud, solide et brillante à la fois, tout est vu d'une intelligence si claire, exposé avec une si ferme lucidité, qu'à peine rencontre-t-on quelques détails à compléter ou à rectifier : et on dira volontiers de ce recueil d'articles ce que j'ai dit du Constantin Porphyrogénète, que c'est ici un des livres les plus instructifs, les plus riches d'idées, les plus remarquables, qui aient été en ces dernières années publiés sur l'histoire de Byzance.

 

CHARLES DIEHL.

 

 

 



[1] Vidal de la Blache, Notice sur la vie et les œuvres d'A. Rambaud, p. 38.