Je n'ai
plus qu'un ordre de faits à débattre, ceux qui concernent la découverte et la
publication de la charte. Les preuves que M. Fauriel a exposées, relativement
à l'existence matérielle de ce document, constatée, selon lui, pendant huit
cents ans, n'étant au fond que celles données par Diego Jose Dormer,
historiographe d'Aragon, qui fournit au cardinal de Aguirre la copie sur
laquelle la charte fut imprimée dans le recueil des conciles d'Espagne, nous
reprendrons et nous discuterons, une à une, les assertions originales du
savant aragonais. Lorsque le cas l'exigera, nous répondrons, chemin faisant,
au petit nombre d'inductions que M. Fauriel avait ajoutées à la notice de
former. Mais, préalablement, je suis obligé de faire remarquer les analogies
que présente l'histoire de la charte avec celle de tous les documents
apocryphes dont l'Espagne a été inondée aux seizième et dix-septième
siècles. On sait que dans ce pays les fraudes littéraires de ce genre
furent poussées si loin, qu'il devint presque impossible de retrouver le
véritable terrain historique au milieu de ce labyrinthe de fables. Qu'on me
permette d'en rappeler deux ou trois exemples, entre les plus connus, afin de
faciliter le rapprochement. Au
commencement du dix-septième siècle, Jérôme Roman de la Higuera publia une Chronique
ou Histoire universelle, attribuée à Dexter, écrivain mentionné par
saint Jérôme, et qui vivait pendant la première moitié du cinquième siècle[1]. Cette chronique avait été
tirée, selon l'éditeur, de la bibliothèque du célèbre monastère de Fulde.
Inutile de dire que le manuscrit original n'avait jusque-là été vu de
personne, que depuis lors on ne le montra pas davantage, et que les savants
qui firent faire des recherches en Westphalie n'en purent jamais trouver de
traces. Mais Roman de la Higuera prétendait en avoir reçu une copie par
l'entremise d'un père Toralba, de la Compagnie de Jésus, qui lui-même l'avait
transcrite à Worms, d'après une autre copie qu'un particulier, qui ne fut
jamais nommé, avait prise dans le monastère. Tout cela signifiait que don
Roman de la Higuera n'était qu'un imposteur, comme il fut amplement démontré
par la suite, et que l'histoire de Dexter n'avait jamais existé. Quelques
années plus tard, Lorenço Ramirez de Prado, ami de la liguera, donnait une
autre chronique suivie de plusieurs pièces attribuées à Julien Perez,
archidiacre de Tolède, au onzième siècle. La copie d'après laquelle l'édition
avait été faite — car le manuscrit original manquait également — avait
été tirée de la bibliothèque d'un illustre personnage, le comte d'Olivarès,
qui la tenait lui-même d'un homme non moins grave, le comte de Moxa (Pedro de
Sandoval), lequel,
à son tour, l'avait reçue d'un sien frère. Et, en définitive, de quelle
source cette copie attestée, certifiée par tous ces grands noms,
provenait-elle ? Du faussaire que nous connaissons déjà, de Roman de la
Higuera, qui prétendait l'avoir tirée, comme l'histoire de Dexter, de
l'abbaye de Fulde. Voulez-vous
encore un trait ? Vers le milieu du même siècle, dom Argaïz, bénédictin,
publia deux chroniques, l'une sous le nom d'Hautbertus de Séville, l'autre
sous celui de Liberatus, abbé de Pampelune[2]. Mais don Agaïz n'avait eu
entre les mains que des copies de ces chroniques, et ces copies lui étaient
venues de don Antonio Lupian de Zapata, qui prétendait avoir tiré l'histoire
d'Hautbertus d'un manuscrit de l'abbaye de Saint-Denis en France, et celle de
Liberatus d'un manuscrit du monastère de Ripoll (M. Rivipullense). Vérification faite, il fut
prouvé que ni à Saint-Denis, ni à Ripoll, on n'avait jamais eu connaissance
des manuscrits en question, et que les catalogues et les archives de ces deux
monastères ne contenaient aucune indication, aucune pièce qui se rapportât le
moins du monde aux ouvrages publiés. C'était Zapata qui avait inventé le tout[3]. Qu'ajouterai-je ? Ces
faussaires avaient supposé jusqu'à un Évangile, qu'ils attribuaient à saint
Jacques le Majeur, et dont la découverte eut lieu de la même manière que
celle de Dexter, en 1595[4]. Notez
que ces falsifications n'étaient point isolées ; elles étaient combinées, au
contraire, avec une application et une méthode capables
de dérouter la critique. Ainsi l'authenticité de la prétendue chronique de
Dexter, fabriquée d'après une phrase de saint Jérôme, était garantie par un
passage du faux Julien, qui la citait comme existant encore de son temps.
L'histoire d'Hautbertus, à son tour, se référait à celles de Julien et de
Dexter, et ainsi de suite. En soutenant les impostures les unes par les autres,
en les contre-butant, pour ainsi dire, comme des pièces de charpente, on
plaçait les critiques ombrageux dans la cruelle alternative ou de rejeter le
tout, ce qui paraissait exorbitant, ou de tout accepter, quelque évidente que
fût la supposition. Aussi l'Académie de Lisbonne se crut-elle obligée, dans
le dernier siècle (1721), de se constituer en tribunal, afin de dénoncer et de flétrir
ces indignes supercheries, qui tendaient à détruire toute la moralité et
toute la certitude de l'histoire[5]. II est
donc bien fâcheux que les circonstances de la découverte et de la publication
de la charte d'Alaon rappellent si parfaitement l'histoire de toutes les
falsifications espagnoles, et il est plus fâcheux encore qu'un homme de
l'autorité de M. Fauriel se soit fait, à cette occasion, l'écho d'un roman
qui se retrouve en tête de tant de titres frauduleux. Que nous dit-on, en
effet, par rapport à la découverte de la charte, que l'on n'eût dit mot pour
mot relativement aux rapsodies publiées par Tomque, par Martinez, par Roman
de la Higuera, par Zapata, etc. ? Il s'agit également d'un titre dont
l'original n'a jamais été vu de personne ; d'une copie posthume, trouvée dans
les papiers d'un auteur qui ne peut plus démentir la fraude ; de deux moines,
morts aussi, et qui avaient, à ce qu'on imagine, des doubles de cette copie ;
détours puérils, qui ne nous empêcheront pas, je l'espère, de remonter à la
source de la falsification et d'en entrevoir au moins l'auteur. Si M.
Fauriel, un peu moins prévenu, avait regardé tout à côté de la charte, dans
le recueil si curieux des Conciles d'Espagne, il y aurait trouvé le pendant
de sa pièce : c'est une autre charte, aussi authentique pour le moins que
celle d'Alaon, et par laquelle, l'an 813, en plein Charlemagne, le comte de
Ribagorce don Bernard, sa femme Toda Galindez, et leurs fils les
comtes don Ramon et don Borrell, racontent comme quoi ils ont fondé le
monastère de Sainte-Marie de Ovarra, dans leur comté de Ribagorce. Et
ces braves gens ont orné leur acte, vraiment drolatique, des caractères
chronologiques suivants : REGNANTE CAROLO REGE FRANCORUM, ENNECO REGE IN ARAGONE, le tout confirmé par la
signature des trois comtes, de la comtesse Toda, etc.[6]. C'était pourtant un homme
grave, don Jose Pellicer, archichronographe royal d'Aragon, et
chevalier de Saint-Jacques de l'Épée, qui avait fourni la copie de cette
charte, et lui-même l'avait reçue de personnes également dignes de foi, de
sorte qu'elle n'inspira ni à lui ni au cardinal de Aguirre le moindre
scrupule. Toujours la même fraude de la part des uns, toujours la même
absence de critique de la part des autres. Et qu'on ne croie pas que ce fut
la défiance qui manquât au cardinal de Aguirre. Au contraire, personne n'a
pris plus de peine pour se tenir en garde contre les surprises. C'est même ce
qui donne un côté piquant à son rôle d'éditeur si souvent trompé. Dans son
indignation contre les faussaires dont les productions le débordaient de
toutes parts, il invoquait le secours du bras séculier, et s'écriait : «
Quand donc ceux qui sont les plus intéressés dans ces questions,
principalement nos seigneurs les évêques et les membres des conseils royaux
de justice et de foi, extermineront-ils ces honteuses fictions avec tous les
pseudo-chroniqueurs ? Quand imposeront-ils un frein aux fabricateurs de
semblables impostures[7] ! » Mais il avait beau
faire : au moment même où il écrivait ces lignes désespérées, le premier venu
lui glissait sous la main une pièce apocryphe, et, dans sa candeur, il se
hâtait de l'imprimer. Mais écoutons Dormer lui-même, dans ses assertions
relatives à l'authenticité de la charte[8] : « La
pièce suivante a été tirée des archives de la sainte église cathédrale
d'Urgel, par François Compte, qui la transcrivit littéralement dans son
histoire manuscrite de Catalogne. On en a vu deux autres copies dans des
papiers qui provenaient de frère Antonio de Yepes et de l'évêque don
Prudencio de Sandoval, et ces copies avaient probablement été transcrites
d'après l'histoire de Compte. Quoi qu'il en soit, cet instrument est un
véritable trésor pour la connaissance de l'ancienneté de l'époque à
laquelle se rapporte la fondation du royaume d'Aragon. Il en a été de ce
document comme de tant d'autres qui, après être restés longtemps inconnus,
commencent seulement aujourd'hui à secouer la poussière des archives d'un
grand nombre d'églises et de monastères d'Espagne. Le contenu de cette charte
est, d'ailleurs, conforme à l'histoire et à la chronologie, et non-seulement
elle porte en soi des caractères d'authenticité et de sincérité, mais encore
elle sert à compléter, sous plusieurs rapports, les chroniques et les
traditions, auxquelles elle donne de la suite et de la clarté. En effet, elle
n'offre rien, ni dans le fond ni dans la forme, qui puisse inspirer le
moindre soupçon au jugement de tous les érudits qui l'ont vue. Le titre de
cet instrument est ainsi conçu. — Suit le préambule que j'ai analysé plus
haut. « Il
résulte de là que notre charte est une copie du titre primitif, et qu'elle a
été transcrite vers l'an 1101. — Ce préambule a trait à deux circonstances
dont nos historiens se sont fort occupés. La première concerne le temps de
l'épiscopat de saint Heribald, évêque d'Urgel, et auparavant vicomte de Cardon.
Jérôme Zurita, liv. Ier, ch. 17, de ses Annales, et liv. Ier, p. 25, de ses
Indices, et, après lui, tous les autres historiens d'Espagne, disent que, le
17 septembre 1040, il porta ses plaintes au roi Ramire de ce que les diocèses
de Ribagorce et Gistao avaient été séparés de celui d'Urgel, et il paraît
qu'entre autres titres il montra au souverain celui d'Alaon, qui était de son
obédience (ainsi que le même Zurita le dit, liv. Ier, ch. 4). De sorte que
toutes ces églises furent restituées au siège d'Urgel, et celui de Roda fut
supprimé. L'autre question concerne l'érection de l'évêché de Barbastro par
le roi don Pedro Ier, l'an 1101, érection qui blessait les droits d'Urgel,
puisque l'évêque Odon, ails de don Artal et de dopa Luciana, comtes de
Pailhars, et élu en 1094, réclama en cour de Rome,
et, faisant transcrire de nouveau les actes dont saint Heribald s'était
prévalu auprès du roi don Ramire, les adressa au souverain pontife, Pascal
II, et, parmi ces actes, la présente charte. « Le
monastère d'Alaon dépendait de la sainte église de Roda, ainsi que je l'ai
reconnu d'après des titres de l'an 1068 et de l'an 1092. On l'appela d'abord
Notre-Dame de Alacoon, puis d'Alaon, et maintenant de Lao. « Quant
à l'ouvrage de François Compte, il est déposé dans la bibliothèque du marquis
de Licherès. C'est, comme je l'ai dit, une Histoire de Catalogne, à la
fin de laquelle l'auteur a placé une liste des comtes d'Urgel. Ces
circonstances prouvent que l'ancienneté du monastère d'Alaon dépasse huit
cents ans. Aussi D. Juan Briz Martinez, abbé de San-Juan de la Pefia, qui a
parlé de ce monastère d'après les litres les plus authentiques, n'hésite pas
à dire qu'il existait dès le temps des Goths, et qu'il appartenait à
l'ordre de Saint-Benoît. Cela ne serait pas contraire à la charte, car on
peut concilier cette antiquité avec les expressions que la charte applique à
ses bienfaiteurs, dont elle dit : Qui omnes de infidelium spoliis
monasterium suscitarunt. Ces paroles signifient, en effet, qu'ils ne
firent que relever le monastère de ses ruines lorsqu'ils y installèrent un
abbé et des moines tirés de l'abbaye de Saint-Pierre de Sirès. » Je ne
m'arrêterai pas à la contradiction dans laquelle Dormer s'est naïvement jeté,
en faisant remarquer que, dès l'année 1068, l'église d'Alaon était annexée au
diocèse de Roda ou de Ribagorce, ce qui ne l'empêche pas de croire ou de
paraître croire que l'évêque Othon la réclamait en 1101. Les évêques d'Urgel
auraient eu bien à faire s'ils avaient dû se livrer à des démarches pareilles
pour toutes les paroisses que les nouveaux évêchés leur avaient enlevées.
Ceci tombe évidemment dans la puérilité de passe immédiatement à l'examen des
assertions si formelles du cronista del rey, en ce qui touche la
découverte et l'existence matérielle de la charte. Francisco
Compte était un notaire de la bourgade d'Ille, moins connue par les œuvres de
son modeste et ignorant praticien que par quelques pages dues à l'inimitable
talent de M. Mérimée, et le susdit notaire avait fait, non pas une histoire
de Catalogne, mais une simple géographie des comtés de Roussillon et de
Cerdagne, rédigée en idiome catalan. Du moins Nicolas Antonio ne lui attribue
que cet ouvrage, dont on connaissait deux copies qui avaient appartenu, l'une
à D. Gauceran de Pinos, l'autre au chroniqueur Jérôme Pujades[9]. Or c'est ce Pu-jades, héritier
ou copiste d'une grande partie des manuscrits de Compte, qui avait fait, lui,
une Histoire de Catalogne, dont la première moitié seulement put être
imprimée. La seconde resta en manuscrit. Ce que valait d'ailleurs cette prétendue
histoire, on n'a qu'à le demander à la Bibliothèque espagnole, à Marca et à
Baluze[10]. Pujades était un compilateur
sans instruction, sans jugement et sans goût, qui avait rempli son livre de
traditions fabuleuses et de légendes apocryphes. Par conséquent, s'il y avait
dans la bibliothèque du marquis de Licherès une copie d'une histoire de
Catalogne, ce ne pouvait être qu'une copie du manuscrit de Pujades.
Maintenant, qui a vu ce manuscrit ? et, dans ce manuscrit, qui a vu la charte
? Personne, sinon Dormer, ou celui duquel il tenait le fait. Je le demande,
n'est-ce pas là l'éternelle histoire de toutes les falsifications espagnoles
? Toujours des textes que personne n'a vus, toujours des prête-noms cherchés
parmi des auteurs morts depuis longtemps, et que les faussaires prennent à
témoin de leur véracité. Qu'étaient-ce
ensuite que ces deux copies de la charte vues dans des papiers qui
provenaient de D. Antonio de Yepes et de D. Prudencio de Sandoval ? On peut
affirmer que le savant Yepes n'a jamais connu la charte, ou que, s'il la
connaissait, il ne l'a pas jugée digne de la moindre attention. Serait-il
possible que le grave historien des fondations bénédictines de l'Espagne n'en
eût pas dit un mot dans son grand ouvrage, où la place en était marquée, si,
en effet, il l'avait connue ou s'il l'avait regardée comme authentique ?
Yepes n'était pas tenu, sans doute, de faire l'histoire d'Alaon dans sa Coronica
general, par la raison que cette église avait cessé d'appartenir à
l'ordre de Saint-Benoît ; mais ce n'était pas un motif pour qu'il ne fît pas
la moindre allusion à un document qui intéressait à tant de titres l'histoire
des fondations bénédictines dans la Péninsule. Pour la
copie provenant de D. Prudencio de Sandoval, successivement évêque de Tuy et
de Pampelune (1612),
il est probable qu'elle a moins existé encore que celle de D. Yepes, car on
ne met jamais la main sur une falsification espagnole sans rencontrer le nom
de quelque membre de la famille des Sandoval, patrons habituels de tous les
fraudeurs littéraires. Quant à
la mention de l'abbé de San-Juan de la Pefia, qui ne s'est jamais douté de
l'existence de la charte, c'est, de la part de Dormer, une insigne
maladresse. Certes, si quelqu'un devait connaître à fond les titres de
l'église d'Alaon, c'était à coup sûr D. Juan Briz Martinez, ce soigneux
explorateur des archives ecclésiastiques, qui avait été prieur de ce
monastère, notons-le bien, avant sa promotion à l'abbaye de San-Juan de la
Pefia. De plus, il écrivait dans le même temps que Francisco Compte, c'est-à-dire
vers la fin du seizième siècle (1590), et, par conséquent, à l'époque où l'on
veut que la charte eût existé encore parmi les papiers de l'église d'Urgel.
Ajoutons que, D. Martinez ayant travaillé spécialement sur les origines des
royaumes de Sobrarve, d'Aragon et de Navarre, il n'est pas croyable qu'il eût
négligé aucun des documents qui pouvaient éclaircir les faits encore peu
connus dont il s'occupait. Et cependant le prieur de Sainte-Marie d'Alaon n'a
pas dit un mot de la charte ; il a passé étourdiment à côté d'un titre que
l'obscur et ignorant Compte avait découvert, avait copié, avait répandu. En
effet, dans l'opinion de D. Martinez, le titre le plus ancien qui fût relatif
à Sainte-Marie d'Alaon était une charte de Charles le Simple, datée de l'an
908, dont il parle dans les termes suivants : « Dans
le courant du mois de septembre de cette même année 908, le roi Charles de
France, appelé le Simple — car c'est lui qui régnait à cette époque —,
accorda au monastère de Notre-Dame d'Alaon, à l'abbé Frugello et aux moines
bénédictins de cette maison, un grand privilége que l'on conserve encore
aujourd'hui dans ses archives. Par ce privilége, entre autres faveurs, il
accorda au monastère les propriétés et maison de Saint-Ramon et de
Saint-André, avec les mêmes confronts que ces propriétés ont maintenant,
c'est-à-dire une bonne mesure de quarte, appelée la Quarte de Saint-André,
depuis les Cent-Fontaines d'où descend la rivière Noguera jusqu'au défilé ou
au saut, œuvre merveilleuse de la nature, par où elle se dirige vers le
monastère. Il accorda aussi que les moines bénédictins qui résidaient dans
l'abbaye eussent la faculté, après la mort de l'abbé Frugello, et dans tous
les cas analogues de vacance du siège abbatial, de choisir l'abbé qui les
dirigerait sous la règle de Saint-Benoît. Ceci est la preuve la plus
concluante que ce monastère existait bien avant le temps du comte de
Ribagorce, D. Ramon, et de la comtesse Arsinda, son épouse, qui sont
mentionnés comme ses fondateurs par tous nos historiens[11]. » II
n'est question, comme on voit, dans ce titre de 908 si soigneusement conservé
par les chanoines d'Alaon, que de propriétés foncières et d'immunités
cléricales : on n'y parle que de terres et de con-fronts, sans qu'un seul mot
rappelle le privilége bien autrement important de Charles le Chauve.
Supposerons-nous que D. Briz Martinez ait ignoré que le principal titre de
son monastère était dans les archives d'Urgel, on qu'il ait été assez
négligent pour ne faire aucune recherche dans ce dépôt, lui, ce laborieux
bénédictin, qui, pour établir la chronologie des rois d'Espagne, avait
compulsé tous les cartulaires d'Aragon et de Catalogne ? Il n'y a qu'une
manière d'expliquer le silence de Martinez : c'est qu'à la fin du seizième
siècle, pas plus que dans les temps antérieurs, on n'avait eu la moindre
connaissance de la charte actuelle d'Alaon ; c'est que cette charte
n'existait pas. Il est
bon de rappeler que l'illustre Marca pensait que Martinez s'était trompé en
attribuant ce diplôme à Charles le Simple et en le rapportant à l'année 908.
Il voulait, lui, qu'on l'attribuât à Charles le Chauve. Sa conjecture était
fondée sur ce qu'un privilége, plus ancien de trente-six ans (872) et accordé au même abbé
Frugello par le marquis de Septimanie, Bernard, semblait faire allusion à une
charte ou à un diplôme antérieur, délivré par Charles le Chauve[12]. Dans l'hypothèse de Marca, le
privilége mentionné par Martinez aurait été cet acte primitif. Mais reste à
savoir si les expressions de Bernard ont le sens qu'on leur prête. Il dit que
l'abbé Frugello l'a supplié de confirmer les possessions de son église, tum
pro auctoritate gloriosissimi senioris nostri Caroli, cum (quàm) istà cartà firmaremus. Je sais bien que,
généralement, dans la langue de cette époque, auctoritas peut signifier un
privilége : toutefois ces termes offrent deux sens également légitimes : 1° tant
en vertu de la concession déjà faite par notre glorieux roi Charles, que par
notre propre charte ; 2° tant au nom de notre glorieux roi Charles que
par notre propre autorité[13]. Marca, qui s'était décidé pour
le premier sens, croyait retrouver dans le titre de Martinez, l'auctoritas
ou le diplôme mentionné, selon lui, en 872 ; et sa conjecture reposait, ainsi
qu'on vient de le voir, sur deux hypothèses : la première était la
supposition d'une erreur de Martinez, relativement à la date de 908, erreur
qui ne pourrait être constatée qu'autant qu'on aurait la pièce sous les yeux,
et que, soit d'après son texte, soit d'après ses caractères chronologiques,
on serait fondé à la reculer jusqu'au règne de Charles le Chauve ; la seconde
était l'interprétation qu'il donnait à la phrase que je viens de citer, et
qui ne peut être regardée comme la seule admissible. Mais quelque divergence
d'opinion qu'il y eût entre Martinez et Marca sur le sens du privilége de
Bernard et sur la date de la charte royale, ils ne s'accordaient pas moins à
regarder ce dernier titre comme le plus ancien que le monastère eût reçu de
la main d'un souverain. Ni l'un ni l'autre ne se doutaient, certes, qu'il eût
existé un comte de Gascogne du nom de Wandregisile, et une comtesse Marie,
qui eussent été pour quelque chose dans la fondation d'Alaon. Il
n'est pas jusqu'aux dernières lignes de Dormer qui ne soulèvent des doutes et
n'offrent des faits contradictoires, lorsqu'il rappelle, d'après la charte,
que Wandregisile et son épouse Marie établirent à Alaon un abbé et des moines
tirés du monastère de Sirès. C'est, en effet, un point fort équivoque pour
les écrivains espagnols que l'existence du monastère de Sirès dès le règne de
Louis le Débonnaire (814-840). Et si ce monastère n'existait pas alors, ainsi
que les annalistes de l'ordre de Saint-Benoît eux-mêmes semblent l'affirmer,
comment Charles le Chauve aurait-il dit, en 845, qu'on en avait tiré des
sujets pour peupler celui d'Alaon ? N'importe,
l'existence matérielle de la charte n'en serait pas moins indubitable,
d'après M. Fauriel qui a voulu ajouter de nouvelles preuves à celles que
Dormer avait réunies. Dormer,
selon lui, ne serait point le premier ni le seul qui eût connu la charte
avant la publication des conciles d'Espagne. Entre Francisco Compte et
Dormer, M. Fauriel place un chaînon intermédiaire, et ce chaînon c'est
l'évêque d'Urgel, Melchior de Palau, qui, en 1665, envoya aux frères de
Sainte-Marthe un catalogue des évêques de son diocèse, dans lequel, à propos
de Sisebut Ier, il citait implicitement la charte d'Alaon, en attribuant la
fondation de ce monastère au comte Wandregisile et à son épouse Marie. Donc,
s'empressait de conclure M. Fauriel, Melchior de Palau avait vu la charte,
donc ce document était dès lors du domaine public. J'en
demande bien pardon à la mémoire de M. Fauriel, mais Melchior de Palau
n'avait rien vu du tout. Je ne ferai pas observer combien il eût été bizarre
qu'un document qui existait, dit-on, dans les archives d'Urgel en 1590, et
qui y aurait été encore sous l'épiscopat de Melchior de Palau, en 1665, ne
s'y fût point trouvé cinq ans et vingt ans plus tôt, en 1645 et 1660, lorsque
l'illustre Marca analysait à deux reprises et avec tant de soin les titres
des communautés et des églises de Catalogne. Cette grave et insoluble
objection ayant été mise en avant par d'autres, je ne veux point en tirer
parti, parce que je me suis défendu de renouveler les arguments déjà
présentés. Mais je soutiens que le catalogue communiqué aux frères de
Sainte-Marthe, et dont ceux-ci firent usage pour leur collection Orbis
Christianus, restée en manuscrit à la bibliothèque impériale, n'était pas
l'œuvre de Melchior de Palau. Ce que celui-ci avançait relativement au
monastère d'Alaon, il l'avait pris dans un autre auteur, d'où les frères de
Sainte-Marthe auraient pu tout aussi bien le tirer eux-mêmes, puisque son
ouvrage avait paru avant la rédaction de l'Orbis Christianus. En
effet, entre Francisco Compte et Dormer, il y a bien eu un chaînon
intermédiaire, un personnage qui pourrait avoir connu la charte ; mais ce
n'est point Melchior de Palau. C'est un auteur que M. Fauriel aurait dû
citer, puisque les frères de Sainte-Marthe s'appuient aussi sur son
témoignage, je veux dire le fameux don Juan Tamayo de Salazar, compilateur du
Martyrologium Hispanum, publié à Lyon entre les années 1651 et 1659,
quatorze ans par conséquent avant la communication de Melchior de Palau aux
frères de Sainte-Marthe[14]. Voici ce qu'on lit dans cet
auteur, à l'année 829 : Sisebutus hujus nomine I, Episcopus Urgellensis,
qui cum Bartholomœo, Metropolitano Narbonensi facultatem concessit
Wandregisilo et Mariæ ejus conjugi comitibus Vasconiæ trans-Garumnam censtruendi
(sic) monasterium Alaonensis (sic) ejus memoria ad annum DCCCXXXII I[15]. Tel est dans Tamayo l'article
relatif au monastère d'Alaon, et les frères de Sainte-Marthe, qui l'ont
copié, citent en même temps comme autorités Melchior de Palau et le Marlyrologium
Hispanum. J'ajouterai que l'article de Tamayo a été littéralement
reproduit dans les Annales ecclésiastiques du P. Lecointe, qui parurent,
comme on sait, à la même époque que les conciles d'Espagne du cardinal de
Aguirre[16]. La
mention que je viens de faire ne met pas sans doute Dormer hors de cause,
mais ce n'est plus sur lui que doit retomber exclusivement la responsabilité
des fictions accumulées soit dans la charte d'Alaon, soit à son sujet. Nous
tenons un délinquant plus ancien, et la question a fait un pas. Voici un
écrivain qui, bien longtemps avant la publication des conciles d'Espagne,
connaissait évidemment la charte, puisqu'il a pu, dans quelques lignes, en
résumer les principales assertions : le nom et l'existence d'un comte de
Gascogne appelé Wandregisile, le nom de sa femme, la date de sa mort, enfin
la fondation du monastère d'Alaon, fondation laissée jusqu'alors dans une
incertitude complète par les plus savants hommes de la Péninsule. Il ne
s'agit plus que de se rappeler ce que c'était que Tamayo, et quelle foi
méritent ses paroles. Don
Juan Tamayo de Salazar fut l'un des plus intrépides faussaires du
dix-septième siècle. Digne émule des Roman de la Higuera et des Zapata, s'il
ne participa point aux falsifications du Pseudo-Dexter, d'Hautbertus,
etc., il les défendit du moins, et fit ses preuves dans le même genre au
moyen de diverses publications, dont la plus impertinente était intitulée : Auli
Hali, cuis Burdigalensis, poetæ Toletani, carmen Heroïcum de adventu D.
Jacobi in Hispanias, notis illustratum, etc. (Madriti, 1648,
in-4°). Il
affirmait avoir extrait cet ouvrage d'un manuscrit antique ; mais l'auteur de
la Bibliothèque espagnole prouva que le poème du prétendu Aulus n'était qu'un
centon pillé dans la Talichristia d'Alvaro Gomez, écrivain du seizième
siècle. Aussi Antonio, tout en rendant justice à son érudition, dont il
aurait dû faire un meilleur emploi, dit-il de lui : De Hispanicà historià
non optimè meritus, utpotè Pseudo-Dextri et spuriorum similium historicorum
assecla et propugnator. Il ajoute que toutes ses compositions ont été
puisées à des sources impures, et place en tête le célèbre Martyrologium
Hispanurn[17]. L'Académie
de Lisbonne ne le traitait pas moins sévèrement, lorsqu'elle rappelait « cet
Argaïz, ce Tamayo de Salazar, et tant d'autres, soit Espagnols, soit
Portugais, qui, propageant des récits apocryphes et y ajoutant leurs propres
mensonges, ont rempli l'histoire ecclésiastique d'Espagne de faux conciles,
de fausses bulles pontificales, de faux évêques et de faux saints, de la même
manière que dans l'histoire civile ils ont supposé des rois, des princes, des
événements qui n'ont jamais existé. » Tel est
donc l'homme qui, le premier, a prononcé le nom de ce comte de la Gascogne
transgaronnaise, Wandregisile, et de sa femme la comtesse Marie ; qui le
premier a rapporté la fondation d'Alaon au règne de Louis le Débonnaire ; qui
enfin, trente-trois ans avant que Dormer parlât de la charte, semble l'avoir
connue et avoir voulu en révéler l'existence ou en préparer la publication. C'est
une caution bien légère, on en conviendra, et l'observation s'offre
d'elle-même à la pensée. Mais d'où vient que Dormer affecte de n'avoir point
connu la note du Martyrologium, et que, tout en rappelant les
prétendus témoins qui auraient pu certifier l'existence de la charte, il ne
s'appuie en aucune façon sur le témoignage de Tamayo, qui eût été décisif ?
Il est évident que cette réticence déguise une manœuvre. Dormer s'est bien
gardé d'invoquer une autorité que la Bibliothèque espagnole avait signalée,
dès l'année 1672, comme la plus suspecte de toutes ; il a fait abstraction de
Tamayo, sans s'apercevoir que cette précaution même déposait à la fois et
contre la valeur de son propre témoignage, et contre celle du titre qu'il
publiait. Est-ce
que, par hasard, l'une au moins de ces deux copies, qui provenaient des
papiers de frère Yepes et de don Prudencio de Sandoval, et qui étaient
censées prises sur la transcription de Compte, n'aurait pas été tout
simplement l'œuvre de Tamayo, qui serait parvenue directement ou
indirectement entre les mains du chroniqueur du roi Comme la conduite de
Donner dans cette affaire est de nature à justifier tons les soupçons, et
qu'il s'est montré, intentionnellement, complice du faux, je n'hésite pas un
instant à croire que je suis sur la trace de la vérité. Je
borne ici ces critiques, dont l'ensemble me parait avoir une portée décisive,
et je me hâte de conclure. Je suis
d'accord avec M. Fauriel sur un seul point c'est que la charte d'Alaon n'a pu
être fabriquée au moyen âge, alors que les documents sur lesquels elle
s'appuie, chroniques, légendes, martyrologes, étaient encore disséminés dans
les bibliothèques des monastères. Aussi je maintiens qu'elle n'a été rédigée
qu'après la publication de ces documents, et qu'elle ne peut être antérieure
au commencement du dix-septième siècle. Comme
toutes les falsifications espagnoles du même genre, elle a pu être conçue
dans la seule intention de résoudre un problème historique, et de suppléer à
la vérité par le roman. Sous ce rapport, du moins, la fraude aurait été
désintéressée. C'était assez pour ces faussaires de profession, la Higuera,
Zapata, Tamayo et autres, de l'honneur d'avoir découvert des documents
inédits ou des écrivains inconnus. Ils s'effaçaient volontiers pour donner à
leurs compositions une valeur supérieure en les mettant sous le nom d'autrui.
Ce qu'ils n'auraient pu faire accepter comme venant d'eux, ils le prêtaient à
un ancien, et leur amour-propre jouissait en secret du succès de leur
stratagème. Ce n'est pas là l'un des caractères les moins curieux de
l'érudition espagnole. Cervantes lui-même, l'admirable moqueur, le railleur
intrépide des tics nationaux, ne put se garantir de celui-là. On sait ce
qu'il lui en coûta pour avoir narquoisement pris le masque de Cid
Hamet-Benengeli. Autre chose étaient les falsifications rédigées par les
moines, dans l'intérêt de leurs maisons, soit qu'ils voulussent en relever
l'ancienneté, soit qu'il fût question de s'assurer des propriétés contestées,
au moyen de titres prétendus originaux. La grande collection du cardinal de
Aguirre est pleine de pièces apocryphes qui ont dû leur naissance à l'un ou
l'autre de ces motifs. Toutefois
il se pourrait bien que Tamayo, si c'est lui que nous devons regarder comme
le véritable père de la charte, eût, en la composant, une arrière-pensée
politique. Ici la date du Martyrologium Hispanum est d'une extrême
importance. Cette date se rencontre en effet avec celle de la mémorable
controverse qui, renouvelée du seizième siècle, mit en mouvement, vers le
milieu du dix-septième, de 1640 à 1660, les plumes d'un grand nombre
d'érudits. Il s'agissait encore, dans le débat, de l'antiquité relative des
maisons souveraines de France et d'Espagne-Autriche, débat auquel prirent
part Dubouchet, Chifflet, Chantereau-Lefèvre, Dominicy, et bien d'autres
encore[18]. Tandis que Dubouchet, appuyé
sur l'autorité et sur les notes de Duchesne, faisait remonter les Capétiens,
par Ansbert et Blithilde, jusqu'aux préfets du prétoire de la famille
gallo-romaine de Tonantius Ferreolui, et que Chantereau-Lefèvre, s'arrêtant à
mi-chemin, se contentait de les faire descendre de saint Arnulfe, l'ancêtre
officiel des Carolingiens, d'un autre côté Chifflet, l'implacable adversaire
de la loi salique, leur donnait pour auteur un cadet de la maison des Welf de
Bavière, réservant les honneurs du droit de primogéniture pour la maison de
Habsbourg, qui descendait de l'aîné. C'était à qui présenterait sa solution,
bien que l'auteur véritable de la dynastie capétienne eût été désigné depuis
longtemps sous le nom de Witikind par Conrad d'Ursperg, par le moine
Vitikind, et que le témoignage de ces chroniqueurs s'accordât de tous points
avec les données fournies par Aimoin, antérieur à tous deux. C'est
alors qu'on exhuma tous les documents qui pouvaient servir à rattacher les
Carolingiens aux Mérovingiens, et les Capétiens aux Carolingiens. Dans cette
lutte, les érudits d'Espagne faisaient tous leurs efforts pour établir
l'antériorité de leur monarchie et surtout celle de la dynastie d'Aragon, qui
s'était fondue par les femmes dans la maison d'Autriche. Déjà les
généalogistes du parti autrichien avaient trouvé le moyen de relier la
famille de Habsbourg à la race de Clovis par le prétendu fils de Clodion que j'ai
rappelé plus haut. Il pouvait paraître intéressant, et ce devait être une
tentation bien forte pour les antiquaires espagnols, de rattacher également
aux Mérovingiens leurs princes nationaux, de telle sorte que l'alliance des
maisons d'Autriche et d'Espagne, par le mariage de Philippe le Beau avec
Jeanne la Folle, n'eût été que la réunion de deux branches longtemps séparées
de la même tige. Dès
lors, il ne serait pas impossible que cette considération fût entrée pour
quelque chose dans la rédaction de la charte d'Alaon, qui eût ainsi répondu à
deux intérêts, l'un d'érudition et l'autre d'à-propos. Je rappellerai, à
l'appui de cette conjecture, que Tamayo s'exerçait particulièrement sur les
origines des maisons souveraines. Il accusa même le docte mais partial
Chifflet d'avoir pillé, sans nommer l'auteur, une de ses dissertations
généalogiques, dans les additions aux Vinditiæ Hispaniæ. La concordance
des dates n'est donc pas ici à négliger : le travail de Dubouchet avait été
publié en 1646, celui de Chifflet en 1647, la réfutation des Vindiciæ,
par Blondel, en 1654 ; et c'est au milieu de cette guerre, en 1658, que parut
le volume du Martyrologium dans lequel il est question de Wandregisile
et du monastère d'Alaon. Finissons
par un rapprochement qui n'est pas sans intérêt. Six ans après la publication
de la charte, les motifs de rivalité dynastique et les rancunes nationales
qui lui avaient probablement donné naissance tombaient, avec la polémique que
j'ai rappelée, par l'avènement de la maison de Bourbon au trône de Ferdinand
le Catholique et de Charles-Quint. La jalousie qui avait porté tant
d'écrivains dévoués à l'Espagne à rechercher, pour leurs souverains, une origine
qui les mît au moins de niveau avec les rois de France, ne pouvait plus avoir
d'objet. Humiliés ou satisfaits, ils n'avaient plus de réclamations à faire
entendre. ll n'y avait plus de Pyrénées. La charte
devenait une revendication posthume ; c'était un renfort arrivé sur le
terrain après la perte de la bataille. Par-là s'explique le peu de bruit qui
se fit autour d'elle dans sa véritable patrie. La seule chance qu'elle eût de
provoquer l'attention en parlant aux préjugés nationaux venait de lui
échapper. Comme simple document historique, comme éclaircissement d'une
époque assez peu intéressante par elle-même, elle n'avait pas plus de mérite
que tant d'autres pièces, vraies ou fausses, dont les archives des monastères
et des évêchés d'Espagne étaient encombrées. — Qu'importait aux Espagnols,
pendant les guerres de succession, que ce fût Charlemagne ou Louis le
Débonnaire qui eût fondé le monastère d'Alaon, métamorphosé depuis en
chapitre ? Que leur importait que les princes qui avaient cessé de régner sur
eux descendissent de Clovis le Salique ou d'Andeca le Cantabre ? Ce procès
pouvait désormais être jugé en toute indépendance. Si l'Académie de Madrid
avait maintenant à donner son avis sur la charte, ou je me trompe fort, ou
ses conclusions seraient conformes aux miennes, et j'ai peine à croire que
les érudits qui ont fait de nos jours des efforts si heureux pour la
restitution de leurs antiquités et de leur littérature nationale, montrassent
la prévention ou l'indulgence dont les savants français n'ont pas su se
garantir. Toutefois
il y aurait de l'injustice à être trop sévère à leur égard. Si l'on oppose à
la confiance apparente de M. Fauriel ses restrictions, ses visibles embarras
et ses précautions oratoires ; si l'on tient compte aux Bénédictins des
démentis qu'ils ont été obligés de se donner à eux-mêmes, dans l'Art de
vérifier les dates, en essayant vainement de s'appuyer sur la charte ; si
on leur tient compte des compléments par lesquels ils s'efforcent de déguiser
ou de combler ses4acunes, et des sacrifices douloureux qu'ils sont obligés de
lui faire, en frappant de suspicion des textes regardés jusque-là comme
véridiques par les plus savants de leur ordre ; enfin, si l'on a égard au
mépris qu'ils ne peuvent s'empêcher de témoigner pour les sources auxquelles
la charte a puisé, on verra que ses plus habiles défenseurs ne l'acceptaient
en définitive que sous bénéfice d'inventaire. Formés par leurs propres
leçons, nous avons osé faire un pas de plus, et lions ne l'acceptons pas du
tout. FIN DE L'OUVRAGE
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[1]
Flavii Lucii Dextri M. maximi Cœsaraugustœ Episcope, Chronicon, etc.,
réimprimé sous ce titre : Fl. Lucii Dextri chronicon omnimodæ historiæ opera
et studio Francisci Bivarii, etc., etc. Lugduni, Ch. Landry, 1627, in-fol.
L'auteur de la Bibliothèque espagnole dit en parlant de l'engouement des
contemporains pour les falsifications de la Higuera : Quibus monumentis
mirum valdè est quàm obnoxii ac venerabundi hujus sæculi homines, atque in iis
non pauci ex nostratibus, necnon et exteris, docti sagacesque, assurrexerint...
Bibl. lisp., t, I, p. 456.
[2]
Hautberti Hispalensis chronicon, cum annotationibus, etc. L'ouvrage ne
parut qu'après la mort de Lupian. — Bibl. Hisp., p. 131. — Lupian était un
moine bénédictin, et la liguera un professeur de théologie.
[3]
Ferreras, Hist. d'Esp., t. I, I.
[4]
Dictionnaire des Sciences ecclésiastiques, Article Saint-Jacques, t. III, p.
282.
[5]
Fabricius, Bibl. græc., t. XIV, p. 923. — In. Bibl. lat., p. 884.
[6]
Conc. Hisp., t. III, p. 125. Voir l'Appendice de cette dissertation.
[7]
Conc. Hspan., t. II. Dissert. 3, excurs. 7.
[8]
Cette notice, rédigée en espagnol, a été insérée par le cardinal de Aguirre en
tête de la charte. Elle est datée de Huesca, y abril 16 de MDCLXXXVII, et signée
: El doctor Diego Joseph Dormer chronista del regno de Aragon, etc.,
etc.
[9]
Geographia de los comptats de Rosello y Cerdanya... Cf. Bibl. Hisp., p.
318.
[10]
Marca Hispanica, col. 133-211, etc.
[11]
D. Briz Martinez, Historia del Monasterio de S. Juan de Peña, etc., lib.
XI, c. 19.
[12]
Marca Hisp., col. 359, ad ann. 872.
[13]
Les termes de ce document sont d'ailleurs très-vagues et très-incorrects. Marca
Hisp., app., col. 796. — Voyez l'appendice ci-après.
[14]
Martyrologium Hispanum, sive Anamnesim, etc. Tomis sex. Lugduni
sumptibus Philippi Borde et Laurentii Arnaud. 1641-1659, fol. — Voyez la
Bibliothèque espagnole, p. 602.
[15]
Martyrologium Hisp., t. V, p. 392. D. 3. Octob.
[16]
Ann. Eccl. Franc., t. VIII, p. 104, c. CLXXXVI.
[17]
Bibl. Hisp., p. 601 et sq. — BOLLANDUS, A. SS. — Februar, t. I, in prel,,
p. XVII et sq. —
Ibid., Aug., t. IV, p. 428.
[18]
Voyez l'analyse des diverses opinions émises à ce sujet, et l'indication des
autorités, dans une dissertation de M. de Foncemagne, Mémoires de l'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres (ancienne série), tome XX.