A ne
considérer que les formes inusitées de la rédaction, la constante impropriété
des termes, les disparates que présentent, pour le style et pour les idées,
ces fragments de chroniques et de légendes cousus tant bien que mal par une
main moderne, on ne peut s'étonner assez de la brillante fortune qu'une pièce
aussi étrange a faite dans le monde savant. Si l'auteur, peu scrupuleux sur
le choix de ses autorités, n'a point répété mot pour mot la légende des marchis
héréditables du Saint Empire et des ducs de Mosellane, dont nous
venons de parler, et à laquelle il donnait implicitement son adhésion, il
prouve du moins à chaque ligne, pour ce qui le regarde, qu'il en savait
autant sur l'époque et sur les personnages mentionnés dans sa fable, que les
généalogistes lorrains qu'il copie en savaient sur les origines de leurs
dynasties provinciales. On aura
remarqué sans doute la consciencieuse rigueur avec laquelle la charte,
oubliant qu'elle a été écrite en 845, insiste tout le long de son texte sur
les conditions de légitimité, de primogéniture, de succession
en ligne directe ou en ligne collatérale, questions plus que
sommairement traitées, comme on sait, ainsi que celles de mur mitoyen, dans
les lois salique, ripuaire, gombette, allemande, etc., qui étaient en vigueur
à cette époque. C'est dans le même esprit qu'elle conçoit et représente
l'absurde conduite de Charlemagne, de Louis le Débonnaire et de Charles le
Chauve envers tous ces traîtres qu'ils ne savent jamais punir, ou qu'ils ne
punissent qu'à demi, sans doute afin de ne pas leur ôter l'envie et les
moyens de recommencer. Si vous supposez que l'auteur a écrit sous
l'impression des coutumes des seizième et dix-septième siècles, et qu'il
transportait, à son insu, dans le passé, les idées de son temps, cette
conduite ne surprend plus. Pour lui, les comtes ou ducs de Vasconie étant
propriétaires de leurs fiefs à titre héréditaire, les rois francs devaient
naturellement hésiter à leur appliquer la confiscation dans toute la rigueur
de la loi, absolument comme auraient hésité, en pareil cas, Henri IV, Louis
XIII ou Philippe III. Aussi, quand il leur arrivait de dépouiller, bien
malgré eux, un vassal trop turbulent, ils se faisaient scrupule de garder
tout, et cédaient toujours une part de leurs droits aux parents du condamné,
afin que la famille pût soutenir son rang. Quant à
l'inconcevable idée de faire procéder, en 842, à une enquête sur des droits
de succession remontant à 612, et d'en rechercher la transmission à travers
plus de deux siècles, pour écrire l'histoire de la famille qui était censée
les revendiquer, c'est là une énormité que tout le monde peut apprécier et
sur laquelle j'ai assez insisté. Mais,
indépendamment de la donnée générale, c'est dans l'ensemble de la rédaction,
c'est dans les formes du style, que la charte offre les anachronismes de
pensées et d'expressions les plus faits pour dérider ceux mêmes qui la
prennent au sérieux. Et cela dès le début, lorsque l'abbé Obbonius vient
demander la ratification des dons faits à son monastère par le prétendu comte
de Gascogne, Wandregisile, mort depuis dix ans, et par son fils Asinarius. Le
roi qualifie Asinarius du titre de « notre cousin et homme lige, consanguineus
noster ac HOMO LICIUS, »
et, voulant prendre son temps pour examiner la chose, de peur de se tromper,
il la met d'abord en délibération dans sa cour plénière, « réunie
pour assister à son mariage avec la reine Irmintrude. » Puis le roi, en
son conseil, rend un arrêt qui, érnendant, réformant ou homologuant
les dispositions du testament, en réduit les libéralités aux seuls droits
successibles légalement transmis à Wandregisile. Les
termes modernes que j'emploie ici sont réellement les seuls qui puissent
correspondre aux locutions et aux formules de l'arrêt de Charles le Chauve,
car il s'agit d'abord d'une véritable cour plénière, hiérarchiquement
composée, comme aux treizième ou quatorzième siècles, des pairs, archevêques,
évêques, abbés, ducs, comtes et autres officiers royaux : Prœsentibus
Optimatibus, Archiepiscopis, Episcopis, Abbatibus, Ducibus, Comitibus,
etc.... Notez qu'en faisant sa demande l'abbé Obbonius avait naturellement
pris soin de montrer les lettres patentes que le vicomte Asinarius,
« notre ami et féal », lui avait expédiées pour être mises sous les
yeux du roi : Visis PATENTIBUS LITERIS guas ad nos misit NOBILIS AC
FIDELIS NOSTER Asinarius...
Sur quoi le prince, ne déférant qu'en partie, comme nous avons dit, à la
demande de l'abbé, parce qu'elle serait, en beaucoup de choses, contraire à
notre droit et à l'autruy, ejusdem precibus NOSTRÆ REGIÆ
CELSITUDINI et
MULTORUM
JURI adversantibus,
effectue les retranchements dont nous avons donné les motifs et dont le
premier est relatif aux biens de Sadregisile. Ce serait un crime, selon les
expressions du roi, d'interrompre la possession des moines de Saint-Denis et
de violer les ordonnances impériales, apostoliques et royales, APOSTOLICA,
IMPERIALIA ET REGALIA PRÆCEPTA VIOLARE, qui leur ont conféré ces propriétés. Ces termes,
on en conviendra, seraient tout au plus du treizième siècle, et ceux qui les
suivent sont, s'il est possible, encore plus modernes, car, en ce qui concerne
ces biens, le roi casse, met la clause à néant, et enjoint respectivement aux
parties un silence perpétuel : HIS SUMMOTIS ET IN PERPETUUM SILENTIUM
REDACTIS. N'est-ce
pas là le protocole ordinaire des arrests du conseil du roy ? Donc,
la quotité disponible des biens de Wandregisile sera réduite à ce qui lui
revient de ses auteurs paternels, le duc Amandus et la reine Gisèle, REGINA
GISELA (le mot y est) ; encore ne peut-il prétendre, dans cette succession,
qu'à la part de son bisaïeul Hatton, vu qu'il est de la branche puînée ou de
la seconde ligne des ducs de Gascogne, EX SECUNDA EUDONIS LINEA seu progenie. La branche
aînée, en effet, a laissé deux rameaux, dont l'un a été INAUGURÉ en Espagne, tandis que l'autre
a été mis en possession de tous les biens du premier, biens qui, d'ailleurs,
auraient été dévolus à la couronne par la trahison de leurs possesseurs, omne
jus super eas possessiones nobis devolutum est. Il s'ensuit que le roi
restreint sa ratification aux propres provenant de la succession d'Hatton,
contenus et dénommés au présent testament, in prædicto testamento seu
placito CONTENTIS ET NOMINATIS. Puis il faut voir, au sujet de cette distinction des propres,
avec quelle touchante modestie, ou plutôt quelle aisance philosophique, le
roi parle des ravages exercés dans son royaume et sous ses yeux par les
Normands, lorsque, mentionnant en particulier le fameux monastère de l'île de
Ré, bâti par Hunald lui-même pour lui servir de retraite, il assure que les
Normands l'ont tellement abîmé, qu'on désespère d'en retirer jamais rien, ce
qui fait qu'on n'en parlera même pas : cum à Nortmannis jamdudum incensum
ac dirutum extet, nihil de ejus restauratione speratur, et ità DE EO NON
LOQUITUR... »
Remarquez, je vous prie, le LOQUITUR, pris au passif, et qu'il n'y a pas moyen de traduire autrement
que je ne le fais. Le solécisme y est. Mais, à part le solécisme, c'est tout
simplement là une précaution destinée à empêcher que cette propriété ne
parvienne, de manière ou d'autre, à l'église d'Alaon. A quoi bon, dit le roi,
s'occuper d'une masure dont la restauration même serait impossible ? Nihil
de ejus restauratione speratur. Ainsi l'église d'Alaon n'en sera pas mise
en jouissance, et si jamais l'abbaye de l'île de Ré venait par hasard à se
relever, il n'y aura rien d'étonnant à ce qu'on ne découvre aucun acte qui
prouve qu'elle ait pu, de près ou de loin, appartenir au monastère aragonais.
Et c'est justement à quoi l'auteur de la charte voulait arriver. L'argument
serait encore plus fort si l'on prétendait, par hasard, que le solécisme du loguitur
n'existe pas, et que ce mot s'applique à Wandregisile, au lieu d'être pris
dans un sens impersonnel. Wandregisile aurait donc omis précisément de
mentionner un des rares domaines dont il aurait pu disposer ? Ces
réserves faites, le roi donne son autorisation royale, à la prière de qui ?
On ne le devinerait jamais ! A la prière de son cousin et fidèle, le noble
duc Burckardt (de Montmorency), et à cause du bon service que ledit cousin lui a fait contre
les Maures de Corse et autres, ses ennemis et adversaires : Propter bona
servitia que nobis fecit contra Mauros de Corsica et alios ADVERSARIOS Francorum, NOBILIS
CONSANGUINEUS noster
Burckardus DUX.
C'est qu'en effet l'ancêtre des Montmorency, le duc Burckardt, se trouve être
le frère de la vicomtesse Gerberge, GERBERGÆ VICE-COMITISSÆ, qui est la femme d'un fils de
Wandregisile. Ne fallait-il pas allier la famille du premier baron chrétien
aux représentants de la première race ? Quel accueil sa postérité aurait-elle
fait sans cela à la charte d'Alaon, qui mettait devant elle tous les cadets
de Gascogne ? Mais que ces ménagements n'étonnent pas : il sera aussi
question tout à l'heure des Grammont et même des ducs d'Albe. Personne n'est
oublié. Ce morceau de papier est un véritable nobiliaire de France et
d'Espagne. La
ratification est donnée, d'ailleurs, de la façon la plus gracieuse, et le roi
fait noblement les choses. D'abord, il octroie l'avouerie héréditaire de
l'abbaye, ADVOCATIAM,
aux vicomtes de Soule et de Louvigny, en leur réservant une part du revenu à
titre de gages, GAGERLE TITULO.
Puis il déclare que les intérêts du monastère ressortiront immédiatement au roi
de France, AD REGEM FRANCIÆ IMMEDIATÈ, bien que ce soit un axiome que
le titre de Rex Franciæ n'a été pris par aucun de nos rois avant Philippe-Auguste Après
ce résumé de la forme générale, dans laquelle les habitudes involontaires du
style ont fidèlement reproduit les idées d'un auteur moderne, je ne
m'arrêterai pas, comme M. Guérard l'a fait, à signaler çà et là les menues
inadvertances de diction, les ac mis constamment pour des et,
les nempè pour videlicet ; les fonctions de duc de Gascogne
exprimées par le terme Vasconiæ DUCAMEN ; celles de marquis ou de commandant d'une marche,
traduites par COMITEM LIMITANEUM ; la marche d'Espagne désignée par MARCA REGNI GOTTHICI ; l'épithète ou le titre de
cousin, CONSANGUINEUS, si manifestement emprunté aux
habitudes des temps postérieurs ; la formule si connue et si uniforme de la
défense faite à tout magistrat séculier d'exploiter sur les terres d'une
abbaye, copiée avec une telle ignorance de la matière, qu'elle renferme les
plus grossiers contre-sens : Quod ingredi nullus... comes, vicarius
seu graffio AUT JUDEX TERRESTRIS, AUT ALIA P0TESTAS, nostro tempore vel JUNIORUM aut successorum nostrorum,
andeat... comme
si jamais JUNIORES,
dans les formules, avait désigné des héritiers ! comme si les mots judex
terrestris aut alia potestas étaient l'équivalent de ceux qu'on employait
pour distinguer le pouvoir temporel du pouvoir spirituel, et que potestas,
isolé de l'épithète ordinaire, sæcularis, laïcalis, ou
simplement judiciaria, pût signifier quelque chose ! Ces seuls termes nostro
tempore vel Juniorum AUT successoram nostrorum, n'auraient-ils pas dû suffire pour convertir les
plus prévenus ? Je ne relèverai pas la sotte antithèse de Lupus, digne d'être
comparé à un brigand plutôt qu'à un duc : LATRO POTIUS QUAM DUX DICENDUS ; ni ce titre de duc mis
invariablement, en 845, à la queue de tous les noms propres : AMANDUS DUX, BOGGISO DUCI, LUPO DUCI, HATTONIS DUCIS, BURCKARDUS DUX, et, à la même date, les
comtesses et les vicomtesses désignées aussi par les titres de leurs maris : COMITISSA WANDRADA, VICECOMITISSÆ GERBERGE, etc... ; ni, enfin, ce
protocole de notaire apostolique, qui réserve l'avouerie perpétuelle du monastère
au vicomte de Soule et de Louvigny et à tous les ayants droit qui le
représenteront pour raison d'héritage, d'achat ou de dotalité, qui ab eo
seu HEREDITARIA, seu emptitià, seu dotalitià
ratione JUS HABUERINT.... La
rédaction de ce pastiche qu'on appelle la charte d'Alaon est donc de facture
récente, et si récente, que M. Fauriel lui-même ne put disconvenir qu'elle
contînt des interpolations ; mais ces interpolations étaient, selon lui, le
résultat des transcriptions successives qui avaient rajeuni la forme de la
charte, tout en respectant le fond. Néanmoins, en passant condamnation sur
quelques expressions qu'il aurait pu défendre, telles que le devolutum est,
qui se trouve dans Marculfe, M. Fauriel en défendait d'autres qu'il aurait dû
abandonner, surtout celles de VICOMTES de Béziers, de Pailhars, de Soule et de
Louvigny, appliquées en 845 aux trois fils de Wandregisile. L'illustre
professeur assurait que cette expression de vicomte était usitée dès le
neuvième siècle, et il en citait des exemples. Mais il est manifeste qu'en
cette occasion M. Fauriel n'avait pas complétement abordé la difficulté, et
qu'il répondait à ce qui n'était pas en question. On ne prétendait certes pas
que le titre de vicomte eût été inconnu ou inusité au temps de Charles le
Chauve ; mais on soutenait que la division des comtés en vicomtés
territoriales n'était pas encore régulièrement établie, et que les vicomtes
substituts temporaires des comtes dans tout ou partie de leur juridiction, ne
prenaient pas à cette époque, comme titre de seigneurie, le nom de la
localité qu'ils administraient momentanément. Dès lors il n'y avait pas et il
ne pouvait y avoir en 845 des vicomtes particuliers de Béziers, de Pailhars,
de Soule et de Louvigny. Sur une question aussi nettement, aussi formellement
tranchée par l'histoire, il n'y a ni doute à conserver ni réserves à faire.
Il est positif, en effet, que les vicomtés territoriales sont nées du régime
féodal, et qu'avant l'organisation de ce régime la subdivision des comtés en
fiefs vicomtaux n'existait pas. C'est ainsi, du moins, que j'ai compris
l'objection, et c'était à. M. Fauriel de prouver que les vicomtés existaient
alors comme seigneuries foncières et comme divisions territoriales, tandis
qu'il paraissait exiger qu'on lui prouvât qu'elles n'existaient pas du tout.
Le témoignage de Marca, sur lequel il s'appuyait, je ne sais pourquoi, lui
serait complétement défavorable ; car cet auteur résout précisément la
question comme je viens de le faire, et il est impossible de se méprendre sur
le sens de ses paroles : « Au temps de Charles le Chauve, on distinguait les comtes,
les vicomtes et les vicaires ou viguiers. Les seconds
représentaient les comtes dans toute l'étendue de la juridiction ; les
troisièmes, dans une localité spéciale... Les offices de vicomte étaient
alors des charges personnelles, concédées ou retirées, selon le bon plaisir
des comtes. Ce ne fut que dans la suite, et cent cinquante ans après
Charlemagne, que ces offices furent possédés à titre héréditaire, et prirent
le nom des localités tenues à fief par les vicomtes[1]. » Mais,
après cela, M. Fauriel avait-il assez étudié l'histoire interne de la charte
pour être autorisé à avancer, en désespoir de cause, que les anachronismes
qu'on y relève étaient le résultat probable des transcriptions successives
qui en avaient été faites, et dont les auteurs devaient avoir pris sur eux de
rajeunir le texte primitif, afin de le mettre toujours davantage en rapport
avec les coutumes et le langage de leur temps ? Il aurait fallu, en recourant
à cette excuse, démontrer d'abord le but et la réalité de ces transcriptions
; il aurait fallu prouver ensuite qu'elles s'étaient continuées jusqu'à une
époque comparativement récente, puisque la rédaction actuelle, la seule que
nous puissions juger, porte l'empreinte évidente du plein et entier développement
des institutions féodales. De
l'aveu de M. Fauriel, on ne connaît point de transcription officielle de la
charte postérieure à l'année 1100 ; du moins cette date est-elle présentée
comme celle de la dernière exhibition de l'instrument, et c'est sur ce texte
qu'aurait été prise la copie insérée dans les conciles d'Espagne. On ne peut
supposer que l'acte transcrit en 1100 ait été remanié ou rajeuni depuis par
des copistes anonymes, et M. Fauriel lui-même ne dit rien qui puisse faire
croire qu'il s'arrêtât à cette hypothèse. Les transcriptions étant toujours
faites par l'ordre et sous les yeux des intéressés, pour le besoin des
confirmations qu'ils sollicitaient, il est évident que chaque texte, chaque
édition, s'il y en a eu plusieurs, a dû être religieusement reproduite dans
les copies, et que celle qui porte la date de 1100 nous donne bien la version
arrêtée à cette époque. Passé ce terme, en effet, qui aurait pu songer à
transcrire ou à rajeunir un titre qui ne fut plus montré, qui ne servit plus
à rien, et qui ne reçut plus de confirmations nouvelles ? Par conséquent, la
question se réduit à savoir si, entre les années 845 et 1100, la charte a pu
recevoir les caractères tout modernes qu'on est forcé d'y reconnaître. Poser
ainsi le problème, c'est le résoudre. On n'aurait pas plus écrit en 1100
qu'en 845 les termes HOMO LIGIUS — PATENTES LITTERÆ — NOBILIS AC FIDELIS NOSTER — HÆREDITARIA
EMPTITIA, SEU DOTALITIA RATIONE — REGEM FRANCIÆ
IMMEDIATE —- VASCONIÆ
DUCAMEN — BIS SUMMOTIS ET
IN PERPETUUM SILENTIUM REDACTIS, — REGNUM GOTTHICUM, — SECUNDA EUDONIS
LINEA — QUI AB EO JUS
HABUERINT — ADVOCATIAM — GAGERLÆ TITULO — IDEO DE EO NON
LOQUITER — IMPERIALIA,
APOSTOLICA ET REGAL A PRÆCEPTA, etc., etc. Les monuments de l'ordre administratif ou de l'ordre
judiciaire, qui sont contemporains de la date attribuée à la transcription,
les statuts de Guillaume le Conquérant, par exemple, ou les Assises de
Jérusalem, n'ont ni des allures aussi arrêtées, ni des formes aussi
fidèlement calquées sur celles de la procédure et de la diplomatique
féodales. Encore
l'hypothèse des transcriptions antérieures à l'année 1100, unique fondement
de la distinction et des réserves faites par M. Fauriel, paraîtra-t-elle, si
l'on y regarde de près, absolument inadmissible. Il n'y a, pour s'en
convaincre, qu'à jeter les yeux sur le préambule de la dernière, c'est-à-dire
du texte actuel rapporté à l'année 1100 ; voici ce préambule : « Suivent
les droits de l'église d'Urgel [relativement au monastère de Sainte-Marie
d'Alaon, situé dans le royaume de Ribagorce[2]] comme l'évêque Heribald[3] de sainte mémoire les présenta
autrefois au seigneur Ramire très-glorieux roi d'Aragon, de Sobrarve, et de
Ribagorce, relativement à la disjonction de l'église de Ribagorce et de
Gistao d'avec la nôtre ; lesquels droits, moi Othon, évêque d'Urgel, indigne,
j'ai fait de nouveau transcrire, de peur qu'ils ne périssent dans la nouvelle
érection de l'église de Barbastro, et que j'ai transmis au saint pape Paschal
» Si ce
préambule avait le sens qu'on lui donne et qu'il paraît offrir, il
renfermerait, j'ose le dire„ autant de platitudes et de mensonges que de
mots, si ce n'est plus. Ce qu'on a voulu lui faire signifier, c'est que
l'évêque d'Urgel, Heribald, aurait, en 1040, présenté la charte au roi Ramire
1er pour obtenir que l'église d'Alaon, annexée au diocèse de Pailhars, fût
rendue à celui d'Urgel, et que plus tard, en 1100, Othon ou Odon, successeur
d'Heribald, aurait encore employé ce titre auprès du roi D. Pedro Ier, pour
empêcher qu'elle ne fût annexée à l'évêché de Ribagorce, ou de Barbastro.
Quelques détails rapides, mais authentiques, sur les mouvements des
circonscriptions ecclésiastiques dont il y est parlé, mettront la futilité de
ces inventions en pleine évidence. L'évêché
d'Urgel, fondé ou rétabli en 819 au milieu de populations qui flottaient
encore entre la domination des Maures et celle des Francs, et qui ne savaient
pas si elles faisaient partie de la Gaule chrétienne ou de l'Espagne
musulmane, comprit d'abord le vaste espace qui s'étend de la Cinca au Ter et
des Pyrénées à la Cervera. D'ailleurs, ses limites, essentiellement mobiles,
se contractaient ou s'étendaient selon les vicissitudes de la guerre entre
les chrétiens et les infidèles. Dans tous les »cas, en 819, la cathédrale
ayant été rebâtie et consacrée, un acte fut dressé à la suite de cette
cérémonie, et, dans cet acte, on trouve l'énumération des divers pagi que
renfermait l'évêché, tels que : Urgellensis, Cerdaniensis, Bergitanensis,
Ripacurciensis, Palliarensis, Gistavicnsis. On y trouve aussi
l'énumération des principales fondations qui relevaient de l'église d'Urgel
dans chacun de ces pagi, et, à l'article de celui de Pailhars, figure le nom
de la paroisse de Sainte-Marie d'Alaon : Ecclesias... B. MARIÆ DE ALAONE. Donc l'instrument solennel de
la dédicace suffisait pour constater les droits du siège d'Urgel sur la
paroisse de Sainte-Marie-d'Alaon, comme sur toutes celles de son ressort
primitif, et la charte qui n'avait trait qu'à l'érection d'un monastère, ne pouvait
rien ajouter à ces droits[4]. Cependant,
avant la fin du siècle, en 888, un nouvel évêché fut érigé dans cette
circonscription, par la connivence du comte et de la population du pagus
Palliarensis, qui voulurent avoir leur évêque à eux, d'autant plus que le
candidat proposé n'était autre que le fils du comte. La paroisse de
Sainte-Marie d'Alaon, qui était située à l'extrémité orientale du pagus de Pailhars,
sur la Noguera Ribagorçana, et se trouvait l'une des plus éloignées d'Urgel,
puisqu'elle en était séparée par les deux Nogueras, c'est-à-dire par toute la
largeur des pagi de Pailhars et de Ribagorce, dut nécessairement faire
partie du nouveau diocèse. Toutefois l'évêque d'Urgel ayant réclamé devant le
métropolitain de Narbonne, au concile de Fons-Couverte, en 911, contre le
morcellement de son diocèse, il fut convenu que l'évêché de Pailhars serait
supprimé à la mort du titulaire[5]. On
ignore s'il le fut en effet ; mais, dès l'année 957, le pagus ou canton de
Ribagorce forma à son tour un diocèse dans lequel se fondit celui de
Pailhars, et dont le siège fut la petite ville de Roda. C'est là que l'évêque
de Lérida, chassé de son siège par les Maures, transféra sa résidence et
exerça ses fonctions. Ceci eut lieu non-seulement sans réclamation de la part
des évêques d'Urgel, mais de leur consentement exprès, puisque, dans tout le
courant du onzième siècle, et jusqu'à l'année 1100, nous les voyons
participer à la consécration des évêques de Roda et se faire assister par eux
dans les solennités les plus importantes. Que
l'église d'Alaon, située sur la limite ou plutôt dans les limites du comté de
Ribagorce, dentro del condado de Ribagorça, comme dit Çurita[6], ait dépendu, durant toute
cette période, de l'évêché de Roda, c'est ce qui ne peut, ni
géographiquement, ni historiquement, être mis en doute. L'évêché comprenait,
d'après Baluze et d'après le bon sens, tout ce qui est entre les deux
Nogueras, et conséquemment Alaon, qui est sur la rive droite de la Noguera
Ribagorçana[7]. On en a, d'ailleurs, une
preuve irréfragable dans le procès-verbal de l'élection de l'évêque Borrell ;
nommé au siège de Roda en 1017, élection à laquelle présida l'évêque d'Urgel.
Il ressort de tous les termes de cet acte, et de ceux de beaucoup d'autres,
que les évêques d'Urgel, résignés au démembrement de leur église, avaient
pris, envers les détenteurs illégitimes d'une partie de leurs attributions
épiscopales, l'attitude des métropolitains envers leurs suffragants, et
qu'ils présidaient, sans nulle rancune, aux élections des évêques de
Ribagorce, lesquelles étaient faites concurremment par le clergé et la
noblesse des deux diocèses. Ainsi, dans l'acte d'élection de Borrell, sont
dénommés d'abord, pour le diocèse de Roda, les bénéficiers réguliers, au
nombre desquels figure l'abbé de Sainte-Marie d'Alaon, puis les membres du
chapitre de Saint-Vincent de Roda, enfin les laïques notables qui devaient
prendre part au vote. Le même ordre est suivi pour le clergé et les fidèles
du diocèse d'Urgel. L'élection accomplie, l'évêque d'Urgel fait conférer
immédiatement les ordres à Borrell, et l'installe lui-même sur son siège.
Parmi les signatures apposées au bas de l'acte, on lit celle de l'abbé d'Alaon,
un des électeurs, ABBO ABBA SANCTÆ MARIÆ DE ALAONE'[8]. Sept
ans auparavant, en 1010, Aymeric, prédécesseur de Borrell sur le siège de
Ribagorce, avait concouru avec Hermengaud, évêque d'Urgel, à établir la règle
canonique dans le chapitre de cette ville[9]. Bien mieux, il avait
excommunié, de concert avec le prédécesseur d'Hermengaud, les clercs du pagus
de Cerdagne, qui s'étaient avisés aussi de vouloir former un diocèse, et qui
s'étaient donné un évêque[10]. Il est
vrai que, dans le laps de temps qui s'écoula de 1017 à 1100, l'évêché de Roda
paraît avoir été supprimé, au moins pour la forme, en vertu d'une décision du
roi don Ramire Ier, provoquée, dit-on, par l'évêque d'Urgel Heribald, en
l'année 1040. Mais le fait est que, cette année même, et postérieurement à la
prétendue suppression, l'évêque de Roda Arnaldus figurait avec celui d'Urgel
dans la deuxième dédicace de l'église d'Urgel et dans celle de l'église de
Cardona[11]. On trouve d'ailleurs, de 1060
à 1067, un, évêque de Roda, du nom de Salomon, auquel le roi don Sanche
Ramirez donna la ville de Barbastro, qu'il avait prise en 1060, et qui fut
annexée à l'évêché de Roda. Il est donc à croire que la suppression prononcée
par Ramire, et qui n'avait eu pour motif qu'un ressentiment passager de la
trahison de la comtesse Ermessinde de Pailhars, qui avait appelé les Maures
dans ses domaines et leur avait livré Roda, demeura sans effet. Ainsi
l'évêché de Roda, ou de Pailhars, ou de Ribagorce, continua d'exister sous
ces divers titres, jusqu'à ce que le roi don Pedro Ier obtint du pape Pascal
II, en 1100, l'érection définitive de Barbastro en ville épiscopale. Ce fut
alors l'évêque titulaire de Roda, Pontius, qui y fut transféré ; il prit dès
ce moment, et tous ses successeurs prirent après lui, la qualification d'évêque
de Roda et de Barbastro. On ne
comprend plus, d'après ces faits, le sens du préambule en question, ni de
quoi la charte pouvait servir soit à Heribald, soit à Othon. Lorsque les
évêques d'Urgel avaient des réclamations à produire en matière de juridiction
ou de limites, à quels titres avaient-ils recours ? Naturellement à l'acte de
la dédicace de 819, et c'est ce que fit, par exemple, l'évêque Hermengaud en
1024, lorsqu'il eut à revendiquer une de ses annexes usurpée par l'abbé Duran
de Sainte-Cécile, lequel, selon l'usage déjà reçu dans le pays, avait produit
une fausse donation pour se l'approprier[12]. La charte n'eût été propre
qu'à prouver une chose, savoir, que Sainte-Marie d'Alaon appartenait en 845 à
l'évêché d'Urgel. Mais qui pouvait en douter après la mention qui en était
faite dans la dédicace de 819, et qui ignorait que l'érection de l'évêché de
Roda ou de Ribagorce, dans lequel Sainte-Marie d'Alaon se trouvait comprise,
était postérieure à celle de l'évêché d'Urgel, puisqu'elle avait eu lieu aux
dépens de celui-ci ? Donc Heribald n'avait nul besoin de la charte en 1040,
pas plus que son prédécesseur, qui, seize ans auparavant, montrait l'acte de
la dédicace pour servir de fondement au jugement d'un synode, dans une
contestation de propriété du genre de celle à laquelle le préambule fait
allusion ; donc Othon n'aurait pas plus songé à en tirer parti dans le même
sens, en 1100, lorsque l'évêché de Barbastro était mis en possession de tout
ce qui avait dépendu de celui de Roda. Ce
qu'il aurait fallu prouver, au temps d'Heribald comme au temps d'Othon, c'est
que la paroisse de Sainte-Marie d'Alaon, la plus éloignée du diocèse d'Urgel,
l'une des plus anciennement annexées à celui de Ribagorce, n'avait jamais
cessé d'appartenir au premier. C'était en effet la Noguera Pallaresa qui
formait la limite entre les deux évêchés, et, en 1104, le comte de Pailhars
don Pedro-Ramon reconnaissait que l'église d'Urgel possédait encore certaines
paroisses dans son comté, au même titre que les autres étaient possédées par
l'église de Barbastro. Or il résulte des actes authentiques relatifs à
l'église d'Urgel que Sainte-Marie d'Alaon n'était point comprise dans la
première catégorie, puisqu’aucun, après celui de 819, ne mentionne plus
Alaon. Il n'en est plus question dans l'acte de la seconde dédicace faite en
1040 par Heribald lui-même, assisté d'Arnaldus, évêque de Roda, Rotensis
ecclesiæ renerabili pontifice. Il n'en est parlé ni dans la bulle de l'an
1013, par laquelle le pape Benoît VIII confirma les droits et les propriétés
de l'église d'Urgel, ni dans aucune des autres confirmations analogues qu'on
peut lire dans Baluze. D'ailleurs,
il y avait plusieurs motifs pour qu'on gardât le silence sur Alaon. Comme
Roda, comme Barbastro, comme Barcelone même, cette localité avait été
plusieurs fois occupée par les Maures, sans compter la trahison de la
comtesse Ermessinde, par qui elle leur avait été livrée. J'indiquerai à ce
sujet un titre que M. Fauriel et les Bénédictins auraient dû connaître, et
qui prouve, d'une part, que la paroisse et le monastère d'Alaon avaient été,
à une époque peu éloignée de l'an 1100, au pouvoir des infidèles, et, de
l'autre, que les droits des évêques d'Urgel sur cette prétendue propriété
étaient tellement périmés, vers le temps même où Othon est censé les avoir
fait revivre, que nul n'en tenait compte. C'est la donation du monastère
d'Alaon faite, en 1130, à l'archevêque d'Auch, par le roi d'Aragon don
Alfonse le Batailleur. Il est expliqué, dans ce document, que la donation a
pour objet de reconnaître les services rendus à la cause de l'Espagne et de
la chrétienté par les archevêques d'Auch, auxquels cette église est donnée
avec tous les droits qu'elle avait dans le moment et qu'elle avait eus du
temps des Maures. L'acte est daté de Roquetaillade près Bayonne, au mois
d'août de l'ère MCLXVIII,
c'est-à-dire de l'an 1130, et la signature du roi Alfonse est suivie de
celles des évêques de Huesca, Pampelune, Nagera, Terrazona, Roda, etc...[13]. Quand
on sait que les princes espagnols ne donnaient jamais de cette façon que les
villes récemment reconquises, et que quelquefois même ils s'engageaient
d'avance à donner leur conquête à tel saint puissant, ou à telle église
renommée, pour appeler la bénédiction du ciel sur leurs armes, on ne peut
douter que la place d'Alaon ne vînt d'être recouvrée au moment où elle fut
donnée. Mais, recouvrée ou non, c'est le cas de demander pourquoi, en cette
occasion, la charte n'aurait pas produit son effet ordinaire, qui eût été,
selon les objections que je réfute, d'empêcher que l'église d'Alaon ne fût
détachée du siège d'Urgel. Quoi ! en 1100 elle avait encore cette vertu, et
en 1130 elle n'était plus qu'une lettre morte ? Admette qui voudra ces
impossibilités : pour moi, je ne vois, dans le préambule, tel du moins qu'il
est donné, qu'une œuvre de faussaire comme tout le reste. Ici, en effet, il
faut choisir : ou le préambule a menti, ou la donation d'Alfonse est une
fable ; il n'y a pas de milieu. Or rien n'est moins douteux que la donation
de don Alfonse ; elle est confirmée d'ailleurs par des faits qui portent un
coup irréparable à l'honneur et à la sincérité de la charte d'Alaon, et que
les défenseurs de cet acte n'ont vraisemblablement pas connus. Nous allons
voir quels sont ces faits et ce qu'il en faut conclure. L'église
d'Auch ne put venir à bout de se mettre en possession de la paroisse d'Alaon.
Une autre église lui en contesta la propriété, et l'on s'attend peut-être que
cette église fut celle d'Urgel, à tout le moins celle de Barbastro. Nullement
: les évêques de ces diocèses restèrent parfaitement étrangers au débat, et
ce fut l'église de Saragosse qui, munie à son tour de deux diplômes, l'un du
même Alfonse, l'autre de son successeur D. Ramire le Moine, réclama la
propriété d'Alaon. Le procès dura cinquante-deux ans, pendant lesquels il ne
fut jamais question des droits du siège d'Urgel, quoiqu'on lui donnât, ce
semble, assez de temps pour les faire valoir. C'est par une transaction entre
les parties que, dans' l'année 1182, les débats furent terminés. L'église
d'Auch renonça à la propriété d'Alaon, et celle de Saragosse consentit à lui
céder, en compensation, les deux paroisses de Pedrola et d'Azoer[14]. Le contrat, confirmé plus tard
par Célestin III, fut signé par les archevêques d'Auch et de Tarragone, et
par les évêques de Huesca, Saragosse et Oloron. Je ferai remarquer que la
dernière signature de cet acte est celle-ci, II’. prior sanctæ Mariæ.
Si cette suscription est, comme on n'en petit clouter, celle du prieur
d'Alaon, elle constate un acquiescement qui prouverait mieux encore
l'inutilité ou plutôt la non-existence de la charte, et le peu de succès des
prétendues mesures conservatrices des évêques Heribald et Othon. Je ne
sais si je dois insister sur ces preuves sans réplique, en disant quelques
mots de l'intention qui a fait choisir de préférence, par l'auteur de la
charte, le pontificat d'Heribald et celui d'Othon pour donner plus de
vraisemblance et d'authenticité à sa fiction. Il a cru que les réclamations
d'Heribald contre les évêques de Roda, qui sont consignées dans tous les
historiens espagnols à la date de 1040, et celles d'Othon contre
l'institution de l'évêché de Barbastro, qui sont également rapportées par eux
à l'année 1100, lui fournissaient deux prétextes plausibles pour la
transcription et l'exhibition officielle de son titre. Ce calcul, ainsi qu'on
vient de le voir, n'a d'autre tort que de manquer par la base. Ne ment pas
qui veut en fait d'histoire. Il ne
serait pourtant pas impossible que le préambule que j'analyse eût figuré
réellement, mais avec une modification importante, sur quelque instrument
dressé par les évêques d'Urgel, au sujet des droits de leur diocèse. Si l'on
en ôte les mots que j'ai mis entre crochets [super monasterium B. Mariæ de
Alaone, in reyno Ripaeurtiæ situm], ce préambule, qui était d'un
grotesque intraduisible, et auquel les deux super empêchaient de donner un
sens raisonnable, devient très-simple et très-régulier. Ce serait une
conjecture assez vraisemblable que l'évêque Heribald, qui avait fait la
seconde dédicace de son église, et Othon, qui eut peut-être des arrangements
de limites à conclure avec le nouveau titulaire de Barbastro, avaient
réellement dressé des actes de ce genre, qui comprenaient, en général,
l'énonciation de leurs propriétés, et dont le faussaire aura copié le titre,
en y insérant la ridicule mention d'Alaon, pour appliquer le préambule à ses
fins. Si le
préambule manque absolument de sens, il n'en est pas tout à fait de même des
neuf confirmations qui suivent la charte et qui s'arrêtent à l'année 1090,
l'acte ne pouvant en mentionner de postérieures à la transcription opérée par
Othon[15]. Ces confirmations, qui sont au
nombre de neuf, offrent, quant au fond, toute la régularité désirable,
attendu que ceux qui les ont souscrites se bornent, comme cela devait être, à
confirmer et à garantir au monastère la possession des biens et des droits
utiles qui lui avaient été conférés. En ce qui touche les divers seigneurs
dont elles- émanent, il n'y en a pas seulement des vicomtes de Soule et de
Louvigny, il y en a aussi des comtes de Ribagorce, des comtes de Pailhars,
etc. Trois d'entre ces derniers, qui ont donné les confirmations des années
1015, 1054 et 1041, prennent de plus le titre de seigneurs de Tena, Senior
de Tena. Sans doute le terme de senior, employé comme titre d'honneur ou
désignation hiérarchique, était déjà usité au onzième siècle, et on le
rencontre dans des actes bien antérieurs à cette date. Mais en connaît-on
quelque exemple dans lequel il se trouve joint à un nom de terre ? La
question est pour moi plus que douteuse, et j'aurais bien envie de mettre le senior
de Tena au rang des vicomtes de Soule, de Béziers, etc. Du
reste, je ne sais pas pourquoi je m'arrête à cette menue critique. Si la
charte est fausse, les confirmations le sont aussi, et nous ne pouvons les
regarder que comme un des corollaires obligés de la jonglerie, S'il y avait à
cet égard une question à poser, ce serait celle-ci : Pourquoi l'auteur de la
charte a-t-il jugé à propos de faire attribuer par Charles le Chauve
l'avouerie de son monastère, et par suite un droit de confirmation, au
vicomte de Soule et de Louvigny ? Il était bien plus naturel, tout le monde
en conviendra, de déléguer cette charge ou ce bénéfice au vicomte de
Pailhars, sur les terres duquel le monastère était situé, que d'en gratifier
un seigneur français séparé du monastère dont on lui donnait la garde par
toute la largeur des Pyrénées. Puisque la charte créait des vicomtes de
Pailhars, vice-comites Palliarenses, en même temps que des vicomtes de
Soule et de Louvigny, vice-comites Solenses ac Lupiniacenses, deux
créations aussi ridicules, aussi dénuées de vraisemblance et de raison l'une
que l'autre, elle pouvait incontestablement remettre au seigneur direct la
protection d'une abbaye placée sous sa main et pour ainsi dire devant sa
porte. Si elle ne l'a pas fait, a-t-elle eu, pour agir ainsi, quelques motifs
que nous puissions démêler ? Elle en
a eu, je crois, et de plus d'un genre. Je n'en signalerai que deux, mais
décisifs. Le premier était d'anéantir les témoignages très-plausibles qui
attribuaient la fondation du monastère d'Alaon aux vicomtes de Pailhars. Le
second était de rattacher aux Mérovingiens, par un ancêtre commun, les deux
maisons qui avaient joué les rôles les plus marqués dans l'histoire du
royaume de Navarre pendant le moyen âge, c'est-à-dire sous les successeurs
d'Aznar. Je vais m'expliquer sur ces deux points. L'origine
du monastère d'Alaon avait déjà occupé plus d'un écrivain espagnol, avant la
publication de la charte, et Fon paraissait s'accorder à en attribuer la
fondation au vicomte de Pailhars don Ramon et à sa femme doña Arsinda, qui
vivaient au commencement du dixième siècle (908). Un compilateur, le père don
Juan Briz Martinez, qui fut successivement prieur d'Alaon, abbé de San Juan
de la Perla et évêque de Jacca, croyait, il est vrai, que cette fondation
remontait beaucoup plus haut, et il en donnait pour preuve les noms des abbés
qui, selon lui, avaient administré le monastère antérieurement à l'an 908.
C'étaient Aponio — l'Obbonius de la charte —, Arnaldo, Brandillo, Centulio,
Altemiro, y otros. Le laborieux mais crédule bénédictin confondait-il
les époques, ou parlait-il d'après des documents authentiques, c'est ce que
nous ne pourrions décider aujourd'hui. En revanche, nous sommes en droit
d'affirmer que ses assertions méritent bien peu de croyance, lorsqu'on voit
que non seulement il était persuadé que le monastère existait dès le temps
des Goths, mais encore qu'il le faisait succéder à une colonie grecque qui
lui aurait donné son nom[16]. Le fait est que l'opinion
commune était en faveur des vicomtes ou comtes de Pailhars quand la charte
produisit son Wandregisile, et, par suite, ses vicomtes de Soule et de
Louvigny. Son
intention étant donc de faire considérer les comtes de Pailhars comme
absolument étrangers à la fondation de l'abbaye, elle ne s'est pas contentée
de la leur refuser : elle a poussé la délicatesse et la précaution jusqu'à
vouloir que cette abbaye eût reçu du choix de l'empereur un avoué spécial
appartenant, il est vrai, à la même famille que les vicomtes de Pailhars,
mais possessionné dans la Gaule. C'est ainsi qu'après avoir fait du premier
Montmorency le beau-frère de son Asinarius, elle a trouvé moyen de rattacher
à celui-ci, en le créant premier vicomte de Soule et de Louvigny, les
Grammont[17], les Beaumont, les ducs d'Albe.
c'est-à-dire les plus grandes familles de Navarre et de Castille. Il était
bien permis de donner une petite mortification à la race obscure des vicomtes
de Pailhars, pour se ménager l'avantage d'évoquer des noms et des souvenirs
si intimement et si diversement mêlés aux fastes de la Péninsule. La charte
n'a pas eu d'autre raison pour faire descendre les vicomtes de Soule et de
Louvigny de cet Asinarius qui aurait vécu en 842, tandis que les
généalogistes les plus habiles n'ont pu faire remonter la première de ces
familles plus haut que 1040, ni la seconde plus haut que 1100. Ceci, pour le
dire en passant, constituerait les confirmations en flagrant délit de
mensonge : mais ce n'est pas où j'en veux venir. Ce qu'il faut remarquer,
c'est l'audace et jusqu'à un certain point l'habileté avec lesquelles le
faussaire, inventant une véritable Thébaïde gasconne, a entrepris de donner
le même aïeul •et le même berceau ami Grammont et aux Beaumont, ces deux
races implacablement ennemies, dont les discordes, prolongées pendant plus
d'un siècle, finirent par amener la ruine de leur commune patrie. Tout le
monde sait que ces familles étaient les plus illustres de l'ancienne Navarre,
et tout le monde sait aussi que l'histoire de ce royaume, pendant sa période
la plus importante, ne se compose guère que des troubles auxquels donna lieu
leur funeste rivalité. Ce devait être une vive tentation pour un faussaire
qui travaillait sur les origines de la Navarre, que de rattacher la naissance
de ces familles historiques à celle de la monarchie, surtout si, au moment où
la falsification fut commise, les représentants des Grammont et des Beaumont
occupaient encore le premier rang, ceux-ci en France, ceux-là en Espagne. Parlons
d'abord de la maison de Soule. Mêlée aux guerres des Anglais et des Français,
elle se condamna à un exil volontaire en 1296. Son chef, le vaillant Auger,
refusant de prêter hommage au roi d'Angleterre Édouard Ier, comme duc de Guienne,
abandonna son antique manoir de Mauléon et passa dans la Navarre espagnole,
où Philippe le Bel, roi de cet État par sa femme, lui céda, en compensation
de ses domaines de France, la baronnie de Rada. Pendant ce temps, le pays de
Soule fut tenu en séquestre par les Anglais, qui l'occupèrent jusqu'à leur
expulsion du continent. Auger, devenu la tige des vicomtes de Mauléon de Rada
ou de Navarre, reçoit dans sa nouvelle patrie la charge d'Alfier-mayor
ou grand gonfalonier du royaume[18]. Sa petite-fille, héritière de
son nom et de ses domaines, épouse Charles de Beaumont, issu des rois de
Navarre, qui obtient, par cette alliance, le titre de gonfalonier héréditaire
; de telle sorte que les Mauléon et les Beaumont ne font plus, à partir de cette
époque, qu'une seule et même famille[19]. Nous voyons, en effet, par les
Rôles gascons, que Richard II rendit momentanément à Charles de Beaumont, en
1393, tous les domaines qui avaient appartenu à l'aïeul de sa femme,
c'est-à-dire le château de Mauléon et la vicomté de Soule[20]. Je ne
rappellerai pas ici comment la faction des Beaumont, jetée dans les intérêts
de l'Espagne, provoqua l'invasion de Ferdinand le Catholique en 1512, et
amena ainsi la destruction de la nationalité navarraise. Je dirai seulement
que les Beaumont, et surtout leurs terribles chefs Charles et Louis, auraient
racheté, à force de bravoure et de misères, leur déplorable aveuglement, si
la trahison envers le pays pouvait jamais être rachetée. Chassé de la Navarre
en 1498, Louis II de Beaumont était mort en exil, et son fils, Louis fil,
revenu à la suite des armées espagnoles dans l'invasion de 1512, avait été
rétabli par Ferdinand le Catholique dans la charge de connétable, qui, depuis
1452, avait été substituée à celle d'allier-major. Bientôt après, la branche
aînée des Beaumont se fondit, par les femmes, dans celle de Tolède, et les
ducs d'Albe héritèrent du titre de connétable de Navarre, qu'ils portaient au
dix-septième siècle, sans se douter qu'ils le devaient à leur alliance avec
le sang de Mérovée. Quant à
la manière dont les Grammont se rattachaient aux anciens vicomtes de
Louvigny, dont ils ont si longtemps porté le titre, le fait est plus notoire
encore que ce qui concerne les rapports des vicomtes de Soule avec les
Beaumont. Cette seigneurie appartint longtemps à une branche de la maison de
Béarn qui devait plus tard donner des rois à la Navarre. Elle fut réunie
ensuite à celle d'Aure et de Lescun, et ses possesseurs se rendirent
illustres par leurs talents et leurs alliances. Enfin la terre de Louvigny
passa en 1567 dans la maison de Grammont française, héritière de celle des
Grammont de Navarre, par le mariage de Philibert de Grammont avec la belle
Corisandre d'Andoins. Il
n'est pas inutile de rappeler ici qu'au moment où il fut fait, pour la
première fois, mention de la charte, comme nous le verrons bientôt,
l'héritier et le représentant des Louvigny était ce brillant duc de Grammont,
maréchal de France, vice-roi de Navarre, prince de Bidache, etc., qui s'était
distingué en Catalogne au siège de Lérida (1647), et qui alors même se trouvait en Espagne, comme
ambassadeur extraordinaire, pour la conclusion du mariage de Louis XIV avec
l'infante Marie-Thérèse (1659). On me
dira peut-être que je prête à la charte plus de finesse et d'arrière-pensées
qu'elle n'en a réellement. Ce serait une erreur. Le parti qu'elle a su tirer des
légendes, le mariage d'Haribert et celui d'Eudes, la création du Lupus de
Roncevaux, l'unité qui règne dans toute la fable, sont la preuve d'une
véritable faculté inventive, d'un esprit de combinaison que la mention des
vicomtes de Soule et de Louvigny, rapprochée de celle de Burckardt de
Montmorency, ne peut que confirmer. J'ai signalé bien des gaucheries dans la
charte ; mais, qu'on ne s'y trompe pas, il s'en faut de beaucoup qu'elles
soient toutes involontaires, et en cela encore elle a fait preuve d'habileté.
Ainsi, lorsqu'elle tue Adalaric, parce que l'histoire la forçait à le
supprimer immédiatement après sa révolte, et qu'elle n'eût pu l'employer à
rien ; lorsqu'elle donne à ce rebelle des arrière-petits-fils qui, à huit ou
dix ans, auraient été pères de famille et commandants d'armées ; lorsqu'elle
oublie Lupus-Sanctio, qu'elle n'a pas pu connaître, et qui, d'ailleurs, lui
était inutile, ce sont là les torts du sujet plutôt que les siens. D'un autre
côté, si elle pèche par le défaut de couleur historique, et si elle emploie
des ternies incontestablement plus modernes que la date de l’acte, c'est là
une faute sans doute, mais une faute que des érudits très-exercés pouvaient
seuls reprendre. Encore s'en est-il trouvé parmi eux qui ont refusé de la
voir. Mais quand, par exemple, elle débute en donnant au frère de Dagobert le
nom d'Ilderieus pour celui d'Haribertus, et qu'elle le confond
ainsi avec son fils ; quand elle écrit Ludo pour Eudo, MosTellanicus
pour Mosellanicus, peut-on supposer qu'elle voulût se laisser
attribuer de gaieté de cœur le ridicule ou l'impéritie de ne savoir pas même
lire dans les chroniques ? Rien moins que cela. Ces inadvertances n'étaient
qu'un piège dans lequel M. Fauriel a généreusement donné. Elles avaient
précisément pour but de suggérer l'hypothèse de ces transcriptions
successives qui, ajoutant les fautes aux fautes, devaient être accusées
d'avoir rendu méconnaissable un texte déjà compromis par sa vétusté. Cette hypothèse des transcriptions nous a mené un peu loin, comme on voit, et je ne sais si je m'abuse en me flattant de l'avoir renversée. N'importe, je renonce, si l'on veut, à tous mes arguments, et. je suis prêt à admettre qu'elles aient eu lieu, mais à une condition : c'est qu'on m'expliquera comment ces prélats aragonais, qui vivaient en pleine barbarie, sur un terrain mouvant où la féodalité ne devait guère avoir pris pied, puisqu'elle ne s'établit jamais en Espagne, auraient pu connaître et employer dans leurs actes, un siècle ou deux après la retraite des Francs, les termes, les formules, les distinctions exclusivement consacrés par le droit civil ou les institutions sociales de la France. Que ce soit Heribald, que ce soit Othon qui ait rafraîchi le texte original, la chose m'est indifférente, et j'accepte le nom qu'on voudra : il n'en paraîtra pas plus possible d'attribuer à l'un ou à l'autre l'homo ligius, le regem Franciæ immediatè, le nobilis et fidelis noster, enfin toutes ces locutions dont l'usage ne se répandit et ne devint commun que dans la dernière période du moyen âge. |
[1]
Marco, Hisp., col. 267-282. — Oihénart, p. 254.
[2]
On verra plus loin pourquoi je mets ces mots entre crochets.
[3]
La charte écrit Hetribaldus ; c'est un t de trop, absolument
comme au mot Mostellanicus.
[4]
Marca Hispan., col. 546.
[5]
Marca Hispan., col. 380. Gall. christ., t. V, col. 23, 552-670.
[6]
Çurita, Anales de Aragon, I. I, p. 8.
[7]
Marta Hispan, col. 496.
[8]
Baluz. Capitul., t. II. Form. antiq., col. 650. — Voir à l'appendice de cette
dissertation.
[9]
Marca llispan., app., col. 994.
[10]
Baluz. Capit., t. II, col. 675 et seqq.
[11]
Marca Hispan., app., col. 1067-68.
[12]
Baluz. Capit., t. II. App. act. vet., col. 1545 et seqq.
[13]
Gall. christ., t. I, inst., p. 161. — Chroniques ecclésiastiques du diocèse
d'Auch, par D. Brugèles {preuves de la 1re partie, p. 32 et 38). Voyez
l'appendice qui est à la suite de cette dissertation.
[14]
Chroniques du diocèse d'Auch, loc. cit., p. 58. — Voyez l'appendice.
[15]
Le millésime de la dernière confirmation est figuré MXL, chiffre inadmissible,
attendu que la confirmation qui précède immédiatement est de l'année 1041. Il
faut croire qu'il y a erreur, et qu'on doit substituer un C au L du millésime.
Ce serait alors MXC.
[16]
D. Juan Briz Martinez, Historia del monasterio de S. Juan de la lib. II, p. 551
: — lib. V, p. 765.
[17]
L'usage a prévalu d'écrire ce nom par deux in, bien qu'il n'en faille qu'une.
Les titres latins portent de Acrimonie, Acramonte ou Acremonte.
Le nom béarnais était Gramoun ou Agramoun. On a dit quelquefois,
au moyen âge, Aigremont, ce qui serait certainement plus près de
l'étymologie que Grammont.
[18]
Oihénart, Net. utr. Vasc., p. 558. — Voyez la correspondance, relative à Auger
de Mauléon, entre le pape Clément V et les rois de France et d'Angleterre, dans
Baluze, Vitae Paparum Avenionensium, t. I, aux notes et preuves.
[19]
Charles de Beaumont ayant suivy la fortune de son oncle le Roy Charles de
Navarre, second du nom, espousa la fille du viscomte de Mauléon audict royaume,
duquel il fut faict alfier-majeur, c'est-à-dire porteur de la bannière royale.
Favyn, Hist. de Navarre, liv. X, p. 579.
[20]
Catalogue des rôles gascons, t. I, p. 178.