LES MÉROVINGIENS D'AQUITAINE

ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR LA CHARTE D'ALAON

 

CHAPITRE III. — RÉDACTION ET STYLE DE LA CHARTE.

 

 

A ne considérer que les formes inusitées de la rédaction, la constante impropriété des termes, les disparates que présentent, pour le style et pour les idées, ces fragments de chroniques et de légendes cousus tant bien que mal par une main moderne, on ne peut s'étonner assez de la brillante fortune qu'une pièce aussi étrange a faite dans le monde savant. Si l'auteur, peu scrupuleux sur le choix de ses autorités, n'a point répété mot pour mot la légende des marchis héréditables du Saint Empire et des ducs de Mosellane, dont nous venons de parler, et à laquelle il donnait implicitement son adhésion, il prouve du moins à chaque ligne, pour ce qui le regarde, qu'il en savait autant sur l'époque et sur les personnages mentionnés dans sa fable, que les généalogistes lorrains qu'il copie en savaient sur les origines de leurs dynasties provinciales.

On aura remarqué sans doute la consciencieuse rigueur avec laquelle la charte, oubliant qu'elle a été écrite en 845, insiste tout le long de son texte sur les conditions de légitimité, de primogéniture, de succession en ligne directe ou en ligne collatérale, questions plus que sommairement traitées, comme on sait, ainsi que celles de mur mitoyen, dans les lois salique, ripuaire, gombette, allemande, etc., qui étaient en vigueur à cette époque. C'est dans le même esprit qu'elle conçoit et représente l'absurde conduite de Charlemagne, de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve envers tous ces traîtres qu'ils ne savent jamais punir, ou qu'ils ne punissent qu'à demi, sans doute afin de ne pas leur ôter l'envie et les moyens de recommencer. Si vous supposez que l'auteur a écrit sous l'impression des coutumes des seizième et dix-septième siècles, et qu'il transportait, à son insu, dans le passé, les idées de son temps, cette conduite ne surprend plus. Pour lui, les comtes ou ducs de Vasconie étant propriétaires de leurs fiefs à titre héréditaire, les rois francs devaient naturellement hésiter à leur appliquer la confiscation dans toute la rigueur de la loi, absolument comme auraient hésité, en pareil cas, Henri IV, Louis XIII ou Philippe III. Aussi, quand il leur arrivait de dépouiller, bien malgré eux, un vassal trop turbulent, ils se faisaient scrupule de garder tout, et cédaient toujours une part de leurs droits aux parents du condamné, afin que la famille pût soutenir son rang.

Quant à l'inconcevable idée de faire procéder, en 842, à une enquête sur des droits de succession remontant à 612, et d'en rechercher la transmission à travers plus de deux siècles, pour écrire l'histoire de la famille qui était censée les revendiquer, c'est là une énormité que tout le monde peut apprécier et sur laquelle j'ai assez insisté.

Mais, indépendamment de la donnée générale, c'est dans l'ensemble de la rédaction, c'est dans les formes du style, que la charte offre les anachronismes de pensées et d'expressions les plus faits pour dérider ceux mêmes qui la prennent au sérieux. Et cela dès le début, lorsque l'abbé Obbonius vient demander la ratification des dons faits à son monastère par le prétendu comte de Gascogne, Wandregisile, mort depuis dix ans, et par son fils Asinarius. Le roi qualifie Asinarius du titre de « notre cousin et homme lige, consanguineus noster ac HOMO LICIUS, » et, voulant prendre son temps pour examiner la chose, de peur de se tromper, il la met d'abord en délibération dans sa cour plénière, « réunie pour assister à son mariage avec la reine Irmintrude. » Puis le roi, en son conseil, rend un arrêt qui, érnendant, réformant ou homologuant les dispositions du testament, en réduit les libéralités aux seuls droits successibles légalement transmis à Wandregisile.

Les termes modernes que j'emploie ici sont réellement les seuls qui puissent correspondre aux locutions et aux formules de l'arrêt de Charles le Chauve, car il s'agit d'abord d'une véritable cour plénière, hiérarchiquement composée, comme aux treizième ou quatorzième siècles, des pairs, archevêques, évêques, abbés, ducs, comtes et autres officiers royaux : Prœsentibus Optimatibus, Archiepiscopis, Episcopis, Abbatibus, Ducibus, Comitibus, etc.... Notez qu'en faisant sa demande l'abbé Obbonius avait naturellement pris soin de montrer les lettres patentes que le vicomte Asinarius, « notre ami et féal », lui avait expédiées pour être mises sous les yeux du roi : Visis PATENTIBUS LITERIS guas ad nos misit NOBILIS AC FIDELIS NOSTER Asinarius... Sur quoi le prince, ne déférant qu'en partie, comme nous avons dit, à la demande de l'abbé, parce qu'elle serait, en beaucoup de choses, contraire à notre droit et à l'autruy, ejusdem precibus NOSTRÆ REGIÆ CELSITUDINI et MULTORUM JURI adversantibus, effectue les retranchements dont nous avons donné les motifs et dont le premier est relatif aux biens de Sadregisile. Ce serait un crime, selon les expressions du roi, d'interrompre la possession des moines de Saint-Denis et de violer les ordonnances impériales, apostoliques et royales, APOSTOLICA, IMPERIALIA ET REGALIA PRÆCEPTA VIOLARE, qui leur ont conféré ces propriétés. Ces termes, on en conviendra, seraient tout au plus du treizième siècle, et ceux qui les suivent sont, s'il est possible, encore plus modernes, car, en ce qui concerne ces biens, le roi casse, met la clause à néant, et enjoint respectivement aux parties un silence perpétuel : HIS SUMMOTIS ET IN PERPETUUM SILENTIUM REDACTIS. N'est-ce pas là le protocole ordinaire des arrests du conseil du roy ?

Donc, la quotité disponible des biens de Wandregisile sera réduite à ce qui lui revient de ses auteurs paternels, le duc Amandus et la reine Gisèle, REGINA GISELA (le mot y est) ; encore ne peut-il prétendre, dans cette succession, qu'à la part de son bisaïeul Hatton, vu qu'il est de la branche puînée ou de la seconde ligne des ducs de Gascogne, EX SECUNDA EUDONIS LINEA seu progenie. La branche aînée, en effet, a laissé deux rameaux, dont l'un a été INAUGURÉ en Espagne, tandis que l'autre a été mis en possession de tous les biens du premier, biens qui, d'ailleurs, auraient été dévolus à la couronne par la trahison de leurs possesseurs, omne jus super eas possessiones nobis devolutum est. Il s'ensuit que le roi restreint sa ratification aux propres provenant de la succession d'Hatton, contenus et dénommés au présent testament, in prædicto testamento seu placito CONTENTIS ET NOMINATIS. Puis il faut voir, au sujet de cette distinction des propres, avec quelle touchante modestie, ou plutôt quelle aisance philosophique, le roi parle des ravages exercés dans son royaume et sous ses yeux par les Normands, lorsque, mentionnant en particulier le fameux monastère de l'île de Ré, bâti par Hunald lui-même pour lui servir de retraite, il assure que les Normands l'ont tellement abîmé, qu'on désespère d'en retirer jamais rien, ce qui fait qu'on n'en parlera même pas : cum à Nortmannis jamdudum incensum ac dirutum extet, nihil de ejus restauratione speratur, et ità DE EO NON LOQUITUR... » Remarquez, je vous prie, le LOQUITUR, pris au passif, et qu'il n'y a pas moyen de traduire autrement que je ne le fais. Le solécisme y est. Mais, à part le solécisme, c'est tout simplement là une précaution destinée à empêcher que cette propriété ne parvienne, de manière ou d'autre, à l'église d'Alaon. A quoi bon, dit le roi, s'occuper d'une masure dont la restauration même serait impossible ? Nihil de ejus restauratione speratur. Ainsi l'église d'Alaon n'en sera pas mise en jouissance, et si jamais l'abbaye de l'île de Ré venait par hasard à se relever, il n'y aura rien d'étonnant à ce qu'on ne découvre aucun acte qui prouve qu'elle ait pu, de près ou de loin, appartenir au monastère aragonais. Et c'est justement à quoi l'auteur de la charte voulait arriver. L'argument serait encore plus fort si l'on prétendait, par hasard, que le solécisme du loguitur n'existe pas, et que ce mot s'applique à Wandregisile, au lieu d'être pris dans un sens impersonnel. Wandregisile aurait donc omis précisément de mentionner un des rares domaines dont il aurait pu disposer ?

Ces réserves faites, le roi donne son autorisation royale, à la prière de qui ? On ne le devinerait jamais ! A la prière de son cousin et fidèle, le noble duc Burckardt (de Montmorency), et à cause du bon service que ledit cousin lui a fait contre les Maures de Corse et autres, ses ennemis et adversaires : Propter bona servitia que nobis fecit contra Mauros de Corsica et alios ADVERSARIOS Francorum, NOBILIS CONSANGUINEUS noster Burckardus DUX. C'est qu'en effet l'ancêtre des Montmorency, le duc Burckardt, se trouve être le frère de la vicomtesse Gerberge, GERBERGÆ VICE-COMITISSÆ, qui est la femme d'un fils de Wandregisile. Ne fallait-il pas allier la famille du premier baron chrétien aux représentants de la première race ? Quel accueil sa postérité aurait-elle fait sans cela à la charte d'Alaon, qui mettait devant elle tous les cadets de Gascogne ? Mais que ces ménagements n'étonnent pas : il sera aussi question tout à l'heure des Grammont et même des ducs d'Albe. Personne n'est oublié. Ce morceau de papier est un véritable nobiliaire de France et d'Espagne.

La ratification est donnée, d'ailleurs, de la façon la plus gracieuse, et le roi fait noblement les choses. D'abord, il octroie l'avouerie héréditaire de l'abbaye, ADVOCATIAM, aux vicomtes de Soule et de Louvigny, en leur réservant une part du revenu à titre de gages, GAGERLE TITULO. Puis il déclare que les intérêts du monastère ressortiront immédiatement au roi de France, AD REGEM FRANCIÆ IMMEDIATÈ, bien que ce soit un axiome que le titre de Rex Franciæ n'a été pris par aucun de nos rois avant Philippe-Auguste

Après ce résumé de la forme générale, dans laquelle les habitudes involontaires du style ont fidèlement reproduit les idées d'un auteur moderne, je ne m'arrêterai pas, comme M. Guérard l'a fait, à signaler çà et là les menues inadvertances de diction, les ac mis constamment pour des et, les nempè pour videlicet ; les fonctions de duc de Gascogne exprimées par le terme Vasconiæ DUCAMEN ; celles de marquis ou de commandant d'une marche, traduites par COMITEM LIMITANEUM ; la marche d'Espagne désignée par MARCA REGNI GOTTHICI ; l'épithète ou le titre de cousin, CONSANGUINEUS, si manifestement emprunté aux habitudes des temps postérieurs ; la formule si connue et si uniforme de la défense faite à tout magistrat séculier d'exploiter sur les terres d'une abbaye, copiée avec une telle ignorance de la matière, qu'elle renferme les plus grossiers contre-sens : Quod ingredi nullus... comes, vicarius seu graffio AUT JUDEX TERRESTRIS, AUT ALIA P0TESTAS, nostro tempore vel JUNIORUM aut successorum nostrorum, andeat... comme si jamais JUNIORES, dans les formules, avait désigné des héritiers ! comme si les mots judex terrestris aut alia potestas étaient l'équivalent de ceux qu'on employait pour distinguer le pouvoir temporel du pouvoir spirituel, et que potestas, isolé de l'épithète ordinaire, sæcularis, laïcalis, ou simplement judiciaria, pût signifier quelque chose ! Ces seuls termes nostro tempore vel Juniorum AUT successoram nostrorum, n'auraient-ils pas dû suffire pour convertir les plus prévenus ? Je ne relèverai pas la sotte antithèse de Lupus, digne d'être comparé à un brigand plutôt qu'à un duc : LATRO POTIUS QUAM DUX DICENDUS ; ni ce titre de duc mis invariablement, en 845, à la queue de tous les noms propres : AMANDUS DUX, BOGGISO DUCI, LUPO DUCI, HATTONIS DUCIS, BURCKARDUS DUX, et, à la même date, les comtesses et les vicomtesses désignées aussi par les titres de leurs maris : COMITISSA WANDRADA, VICECOMITISSÆ GERBERGE, etc... ; ni, enfin, ce protocole de notaire apostolique, qui réserve l'avouerie perpétuelle du monastère au vicomte de Soule et de Louvigny et à tous les ayants droit qui le représenteront pour raison d'héritage, d'achat ou de dotalité, qui ab eo seu HEREDITARIA, seu emptitià, seu dotalitià ratione JUS HABUERINT....

La rédaction de ce pastiche qu'on appelle la charte d'Alaon est donc de facture récente, et si récente, que M. Fauriel lui-même ne put disconvenir qu'elle contînt des interpolations ; mais ces interpolations étaient, selon lui, le résultat des transcriptions successives qui avaient rajeuni la forme de la charte, tout en respectant le fond. Néanmoins, en passant condamnation sur quelques expressions qu'il aurait pu défendre, telles que le devolutum est, qui se trouve dans Marculfe, M. Fauriel en défendait d'autres qu'il aurait dû abandonner, surtout celles de VICOMTES de Béziers, de Pailhars, de Soule et de Louvigny, appliquées en 845 aux trois fils de Wandregisile.

L'illustre professeur assurait que cette expression de vicomte était usitée dès le neuvième siècle, et il en citait des exemples. Mais il est manifeste qu'en cette occasion M. Fauriel n'avait pas complétement abordé la difficulté, et qu'il répondait à ce qui n'était pas en question. On ne prétendait certes pas que le titre de vicomte eût été inconnu ou inusité au temps de Charles le Chauve ; mais on soutenait que la division des comtés en vicomtés territoriales n'était pas encore régulièrement établie, et que les vicomtes substituts temporaires des comtes dans tout ou partie de leur juridiction, ne prenaient pas à cette époque, comme titre de seigneurie, le nom de la localité qu'ils administraient momentanément. Dès lors il n'y avait pas et il ne pouvait y avoir en 845 des vicomtes particuliers de Béziers, de Pailhars, de Soule et de Louvigny. Sur une question aussi nettement, aussi formellement tranchée par l'histoire, il n'y a ni doute à conserver ni réserves à faire. Il est positif, en effet, que les vicomtés territoriales sont nées du régime féodal, et qu'avant l'organisation de ce régime la subdivision des comtés en fiefs vicomtaux n'existait pas. C'est ainsi, du moins, que j'ai compris l'objection, et c'était à. M. Fauriel de prouver que les vicomtés existaient alors comme seigneuries foncières et comme divisions territoriales, tandis qu'il paraissait exiger qu'on lui prouvât qu'elles n'existaient pas du tout. Le témoignage de Marca, sur lequel il s'appuyait, je ne sais pourquoi, lui serait complétement défavorable ; car cet auteur résout précisément la question comme je viens de le faire, et il est impossible de se méprendre sur le sens de ses paroles : « Au temps de Charles le Chauve, on distinguait les comtes, les vicomtes et les vicaires ou viguiers. Les seconds représentaient les comtes dans toute l'étendue de la juridiction ; les troisièmes, dans une localité spéciale... Les offices de vicomte étaient alors des charges personnelles, concédées ou retirées, selon le bon plaisir des comtes. Ce ne fut que dans la suite, et cent cinquante ans après Charlemagne, que ces offices furent possédés à titre héréditaire, et prirent le nom des localités tenues à fief par les vicomtes[1]. »

Mais, après cela, M. Fauriel avait-il assez étudié l'histoire interne de la charte pour être autorisé à avancer, en désespoir de cause, que les anachronismes qu'on y relève étaient le résultat probable des transcriptions successives qui en avaient été faites, et dont les auteurs devaient avoir pris sur eux de rajeunir le texte primitif, afin de le mettre toujours davantage en rapport avec les coutumes et le langage de leur temps ? Il aurait fallu, en recourant à cette excuse, démontrer d'abord le but et la réalité de ces transcriptions ; il aurait fallu prouver ensuite qu'elles s'étaient continuées jusqu'à une époque comparativement récente, puisque la rédaction actuelle, la seule que nous puissions juger, porte l'empreinte évidente du plein et entier développement des institutions féodales.

De l'aveu de M. Fauriel, on ne connaît point de transcription officielle de la charte postérieure à l'année 1100 ; du moins cette date est-elle présentée comme celle de la dernière exhibition de l'instrument, et c'est sur ce texte qu'aurait été prise la copie insérée dans les conciles d'Espagne. On ne peut supposer que l'acte transcrit en 1100 ait été remanié ou rajeuni depuis par des copistes anonymes, et M. Fauriel lui-même ne dit rien qui puisse faire croire qu'il s'arrêtât à cette hypothèse. Les transcriptions étant toujours faites par l'ordre et sous les yeux des intéressés, pour le besoin des confirmations qu'ils sollicitaient, il est évident que chaque texte, chaque édition, s'il y en a eu plusieurs, a dû être religieusement reproduite dans les copies, et que celle qui porte la date de 1100 nous donne bien la version arrêtée à cette époque. Passé ce terme, en effet, qui aurait pu songer à transcrire ou à rajeunir un titre qui ne fut plus montré, qui ne servit plus à rien, et qui ne reçut plus de confirmations nouvelles ? Par conséquent, la question se réduit à savoir si, entre les années 845 et 1100, la charte a pu recevoir les caractères tout modernes qu'on est forcé d'y reconnaître.

Poser ainsi le problème, c'est le résoudre. On n'aurait pas plus écrit en 1100 qu'en 845 les termes HOMO LIGIUSPATENTES LITTERÆNOBILIS AC FIDELIS NOSTERHÆREDITARIA EMPTITIA, SEU DOTALITIA RATIONEREGEM FRANCIÆ IMMEDIATE —- VASCONIÆ DUCAMENBIS SUMMOTIS ET IN PERPETUUM SILENTIUM REDACTIS, — REGNUM GOTTHICUM, — SECUNDA EUDONIS LINEAQUI AB EO JUS HABUERINTADVOCATIAMGAGERLÆ TITULOIDEO DE EO NON LOQUITERIMPERIALIA, APOSTOLICA ET REGAL A PRÆCEPTA, etc., etc. Les monuments de l'ordre administratif ou de l'ordre judiciaire, qui sont contemporains de la date attribuée à la transcription, les statuts de Guillaume le Conquérant, par exemple, ou les Assises de Jérusalem, n'ont ni des allures aussi arrêtées, ni des formes aussi fidèlement calquées sur celles de la procédure et de la diplomatique féodales.

Encore l'hypothèse des transcriptions antérieures à l'année 1100, unique fondement de la distinction et des réserves faites par M. Fauriel, paraîtra-t-elle, si l'on y regarde de près, absolument inadmissible. Il n'y a, pour s'en convaincre, qu'à jeter les yeux sur le préambule de la dernière, c'est-à-dire du texte actuel rapporté à l'année 1100 ; voici ce préambule :

« Suivent les droits de l'église d'Urgel [relativement au monastère de Sainte-Marie d'Alaon, situé dans le royaume de Ribagorce[2]] comme l'évêque Heribald[3] de sainte mémoire les présenta autrefois au seigneur Ramire très-glorieux roi d'Aragon, de Sobrarve, et de Ribagorce, relativement à la disjonction de l'église de Ribagorce et de Gistao d'avec la nôtre ; lesquels droits, moi Othon, évêque d'Urgel, indigne, j'ai fait de nouveau transcrire, de peur qu'ils ne périssent dans la nouvelle érection de l'église de Barbastro, et que j'ai transmis au saint pape Paschal »

Si ce préambule avait le sens qu'on lui donne et qu'il paraît offrir, il renfermerait, j'ose le dire„ autant de platitudes et de mensonges que de mots, si ce n'est plus. Ce qu'on a voulu lui faire signifier, c'est que l'évêque d'Urgel, Heribald, aurait, en 1040, présenté la charte au roi Ramire 1er pour obtenir que l'église d'Alaon, annexée au diocèse de Pailhars, fût rendue à celui d'Urgel, et que plus tard, en 1100, Othon ou Odon, successeur d'Heribald, aurait encore employé ce titre auprès du roi D. Pedro Ier, pour empêcher qu'elle ne fût annexée à l'évêché de Ribagorce, ou de Barbastro. Quelques détails rapides, mais authentiques, sur les mouvements des circonscriptions ecclésiastiques dont il y est parlé, mettront la futilité de ces inventions en pleine évidence.

L'évêché d'Urgel, fondé ou rétabli en 819 au milieu de populations qui flottaient encore entre la domination des Maures et celle des Francs, et qui ne savaient pas si elles faisaient partie de la Gaule chrétienne ou de l'Espagne musulmane, comprit d'abord le vaste espace qui s'étend de la Cinca au Ter et des Pyrénées à la Cervera. D'ailleurs, ses limites, essentiellement mobiles, se contractaient ou s'étendaient selon les vicissitudes de la guerre entre les chrétiens et les infidèles. Dans tous les »cas, en 819, la cathédrale ayant été rebâtie et consacrée, un acte fut dressé à la suite de cette cérémonie, et, dans cet acte, on trouve l'énumération des divers pagi que renfermait l'évêché, tels que : Urgellensis, Cerdaniensis, Bergitanensis, Ripacurciensis, Palliarensis, Gistavicnsis. On y trouve aussi l'énumération des principales fondations qui relevaient de l'église d'Urgel dans chacun de ces pagi, et, à l'article de celui de Pailhars, figure le nom de la paroisse de Sainte-Marie d'Alaon : Ecclesias... B. MARIÆ DE ALAONE. Donc l'instrument solennel de la dédicace suffisait pour constater les droits du siège d'Urgel sur la paroisse de Sainte-Marie-d'Alaon, comme sur toutes celles de son ressort primitif, et la charte qui n'avait trait qu'à l'érection d'un monastère, ne pouvait rien ajouter à ces droits[4].

Cependant, avant la fin du siècle, en 888, un nouvel évêché fut érigé dans cette circonscription, par la connivence du comte et de la population du pagus Palliarensis, qui voulurent avoir leur évêque à eux, d'autant plus que le candidat proposé n'était autre que le fils du comte. La paroisse de Sainte-Marie d'Alaon, qui était située à l'extrémité orientale du pagus de Pailhars, sur la Noguera Ribagorçana, et se trouvait l'une des plus éloignées d'Urgel, puisqu'elle en était séparée par les deux Nogueras, c'est-à-dire par toute la largeur des pagi de Pailhars et de Ribagorce, dut nécessairement faire partie du nouveau diocèse. Toutefois l'évêque d'Urgel ayant réclamé devant le métropolitain de Narbonne, au concile de Fons-Couverte, en 911, contre le morcellement de son diocèse, il fut convenu que l'évêché de Pailhars serait supprimé à la mort du titulaire[5].

On ignore s'il le fut en effet ; mais, dès l'année 957, le pagus ou canton de Ribagorce forma à son tour un diocèse dans lequel se fondit celui de Pailhars, et dont le siège fut la petite ville de Roda. C'est là que l'évêque de Lérida, chassé de son siège par les Maures, transféra sa résidence et exerça ses fonctions. Ceci eut lieu non-seulement sans réclamation de la part des évêques d'Urgel, mais de leur consentement exprès, puisque, dans tout le courant du onzième siècle, et jusqu'à l'année 1100, nous les voyons participer à la consécration des évêques de Roda et se faire assister par eux dans les solennités les plus importantes.

Que l'église d'Alaon, située sur la limite ou plutôt dans les limites du comté de Ribagorce, dentro del condado de Ribagorça, comme dit Çurita[6], ait dépendu, durant toute cette période, de l'évêché de Roda, c'est ce qui ne peut, ni géographiquement, ni historiquement, être mis en doute. L'évêché comprenait, d'après Baluze et d'après le bon sens, tout ce qui est entre les deux Nogueras, et conséquemment Alaon, qui est sur la rive droite de la Noguera Ribagorçana[7]. On en a, d'ailleurs, une preuve irréfragable dans le procès-verbal de l'élection de l'évêque Borrell ; nommé au siège de Roda en 1017, élection à laquelle présida l'évêque d'Urgel. Il ressort de tous les termes de cet acte, et de ceux de beaucoup d'autres, que les évêques d'Urgel, résignés au démembrement de leur église, avaient pris, envers les détenteurs illégitimes d'une partie de leurs attributions épiscopales, l'attitude des métropolitains envers leurs suffragants, et qu'ils présidaient, sans nulle rancune, aux élections des évêques de Ribagorce, lesquelles étaient faites concurremment par le clergé et la noblesse des deux diocèses. Ainsi, dans l'acte d'élection de Borrell, sont dénommés d'abord, pour le diocèse de Roda, les bénéficiers réguliers, au nombre desquels figure l'abbé de Sainte-Marie d'Alaon, puis les membres du chapitre de Saint-Vincent de Roda, enfin les laïques notables qui devaient prendre part au vote. Le même ordre est suivi pour le clergé et les fidèles du diocèse d'Urgel. L'élection accomplie, l'évêque d'Urgel fait conférer immédiatement les ordres à Borrell, et l'installe lui-même sur son siège. Parmi les signatures apposées au bas de l'acte, on lit celle de l'abbé d'Alaon, un des électeurs, ABBO ABBA SANCTÆ MARIÆ DE ALAONE'[8].

Sept ans auparavant, en 1010, Aymeric, prédécesseur de Borrell sur le siège de Ribagorce, avait concouru avec Hermengaud, évêque d'Urgel, à établir la règle canonique dans le chapitre de cette ville[9]. Bien mieux, il avait excommunié, de concert avec le prédécesseur d'Hermengaud, les clercs du pagus de Cerdagne, qui s'étaient avisés aussi de vouloir former un diocèse, et qui s'étaient donné un évêque[10].

Il est vrai que, dans le laps de temps qui s'écoula de 1017 à 1100, l'évêché de Roda paraît avoir été supprimé, au moins pour la forme, en vertu d'une décision du roi don Ramire Ier, provoquée, dit-on, par l'évêque d'Urgel Heribald, en l'année 1040. Mais le fait est que, cette année même, et postérieurement à la prétendue suppression, l'évêque de Roda Arnaldus figurait avec celui d'Urgel dans la deuxième dédicace de l'église d'Urgel et dans celle de l'église de Cardona[11]. On trouve d'ailleurs, de 1060 à 1067, un, évêque de Roda, du nom de Salomon, auquel le roi don Sanche Ramirez donna la ville de Barbastro, qu'il avait prise en 1060, et qui fut annexée à l'évêché de Roda. Il est donc à croire que la suppression prononcée par Ramire, et qui n'avait eu pour motif qu'un ressentiment passager de la trahison de la comtesse Ermessinde de Pailhars, qui avait appelé les Maures dans ses domaines et leur avait livré Roda, demeura sans effet. Ainsi l'évêché de Roda, ou de Pailhars, ou de Ribagorce, continua d'exister sous ces divers titres, jusqu'à ce que le roi don Pedro Ier obtint du pape Pascal II, en 1100, l'érection définitive de Barbastro en ville épiscopale. Ce fut alors l'évêque titulaire de Roda, Pontius, qui y fut transféré ; il prit dès ce moment, et tous ses successeurs prirent après lui, la qualification d'évêque de Roda et de Barbastro.

On ne comprend plus, d'après ces faits, le sens du préambule en question, ni de quoi la charte pouvait servir soit à Heribald, soit à Othon. Lorsque les évêques d'Urgel avaient des réclamations à produire en matière de juridiction ou de limites, à quels titres avaient-ils recours ? Naturellement à l'acte de la dédicace de 819, et c'est ce que fit, par exemple, l'évêque Hermengaud en 1024, lorsqu'il eut à revendiquer une de ses annexes usurpée par l'abbé Duran de Sainte-Cécile, lequel, selon l'usage déjà reçu dans le pays, avait produit une fausse donation pour se l'approprier[12]. La charte n'eût été propre qu'à prouver une chose, savoir, que Sainte-Marie d'Alaon appartenait en 845 à l'évêché d'Urgel. Mais qui pouvait en douter après la mention qui en était faite dans la dédicace de 819, et qui ignorait que l'érection de l'évêché de Roda ou de Ribagorce, dans lequel Sainte-Marie d'Alaon se trouvait comprise, était postérieure à celle de l'évêché d'Urgel, puisqu'elle avait eu lieu aux dépens de celui-ci ? Donc Heribald n'avait nul besoin de la charte en 1040, pas plus que son prédécesseur, qui, seize ans auparavant, montrait l'acte de la dédicace pour servir de fondement au jugement d'un synode, dans une contestation de propriété du genre de celle à laquelle le préambule fait allusion ; donc Othon n'aurait pas plus songé à en tirer parti dans le même sens, en 1100, lorsque l'évêché de Barbastro était mis en possession de tout ce qui avait dépendu de celui de Roda.

Ce qu'il aurait fallu prouver, au temps d'Heribald comme au temps d'Othon, c'est que la paroisse de Sainte-Marie d'Alaon, la plus éloignée du diocèse d'Urgel, l'une des plus anciennement annexées à celui de Ribagorce, n'avait jamais cessé d'appartenir au premier. C'était en effet la Noguera Pallaresa qui formait la limite entre les deux évêchés, et, en 1104, le comte de Pailhars don Pedro-Ramon reconnaissait que l'église d'Urgel possédait encore certaines paroisses dans son comté, au même titre que les autres étaient possédées par l'église de Barbastro. Or il résulte des actes authentiques relatifs à l'église d'Urgel que Sainte-Marie d'Alaon n'était point comprise dans la première catégorie, puisqu’aucun, après celui de 819, ne mentionne plus Alaon. Il n'en est plus question dans l'acte de la seconde dédicace faite en 1040 par Heribald lui-même, assisté d'Arnaldus, évêque de Roda, Rotensis ecclesiæ renerabili pontifice. Il n'en est parlé ni dans la bulle de l'an 1013, par laquelle le pape Benoît VIII confirma les droits et les propriétés de l'église d'Urgel, ni dans aucune des autres confirmations analogues qu'on peut lire dans Baluze.

D'ailleurs, il y avait plusieurs motifs pour qu'on gardât le silence sur Alaon. Comme Roda, comme Barbastro, comme Barcelone même, cette localité avait été plusieurs fois occupée par les Maures, sans compter la trahison de la comtesse Ermessinde, par qui elle leur avait été livrée. J'indiquerai à ce sujet un titre que M. Fauriel et les Bénédictins auraient dû connaître, et qui prouve, d'une part, que la paroisse et le monastère d'Alaon avaient été, à une époque peu éloignée de l'an 1100, au pouvoir des infidèles, et, de l'autre, que les droits des évêques d'Urgel sur cette prétendue propriété étaient tellement périmés, vers le temps même où Othon est censé les avoir fait revivre, que nul n'en tenait compte. C'est la donation du monastère d'Alaon faite, en 1130, à l'archevêque d'Auch, par le roi d'Aragon don Alfonse le Batailleur. Il est expliqué, dans ce document, que la donation a pour objet de reconnaître les services rendus à la cause de l'Espagne et de la chrétienté par les archevêques d'Auch, auxquels cette église est donnée avec tous les droits qu'elle avait dans le moment et qu'elle avait eus du temps des Maures. L'acte est daté de Roquetaillade près Bayonne, au mois d'août de l'ère MCLXVIII, c'est-à-dire de l'an 1130, et la signature du roi Alfonse est suivie de celles des évêques de Huesca, Pampelune, Nagera, Terrazona, Roda, etc...[13].

Quand on sait que les princes espagnols ne donnaient jamais de cette façon que les villes récemment reconquises, et que quelquefois même ils s'engageaient d'avance à donner leur conquête à tel saint puissant, ou à telle église renommée, pour appeler la bénédiction du ciel sur leurs armes, on ne peut douter que la place d'Alaon ne vînt d'être recouvrée au moment où elle fut donnée. Mais, recouvrée ou non, c'est le cas de demander pourquoi, en cette occasion, la charte n'aurait pas produit son effet ordinaire, qui eût été, selon les objections que je réfute, d'empêcher que l'église d'Alaon ne fût détachée du siège d'Urgel. Quoi ! en 1100 elle avait encore cette vertu, et en 1130 elle n'était plus qu'une lettre morte ? Admette qui voudra ces impossibilités : pour moi, je ne vois, dans le préambule, tel du moins qu'il est donné, qu'une œuvre de faussaire comme tout le reste. Ici, en effet, il faut choisir : ou le préambule a menti, ou la donation d'Alfonse est une fable ; il n'y a pas de milieu. Or rien n'est moins douteux que la donation de don Alfonse ; elle est confirmée d'ailleurs par des faits qui portent un coup irréparable à l'honneur et à la sincérité de la charte d'Alaon, et que les défenseurs de cet acte n'ont vraisemblablement pas connus. Nous allons voir quels sont ces faits et ce qu'il en faut conclure.

L'église d'Auch ne put venir à bout de se mettre en possession de la paroisse d'Alaon. Une autre église lui en contesta la propriété, et l'on s'attend peut-être que cette église fut celle d'Urgel, à tout le moins celle de Barbastro. Nullement : les évêques de ces diocèses restèrent parfaitement étrangers au débat, et ce fut l'église de Saragosse qui, munie à son tour de deux diplômes, l'un du même Alfonse, l'autre de son successeur D. Ramire le Moine, réclama la propriété d'Alaon. Le procès dura cinquante-deux ans, pendant lesquels il ne fut jamais question des droits du siège d'Urgel, quoiqu'on lui donnât, ce semble, assez de temps pour les faire valoir. C'est par une transaction entre les parties que, dans' l'année 1182, les débats furent terminés. L'église d'Auch renonça à la propriété d'Alaon, et celle de Saragosse consentit à lui céder, en compensation, les deux paroisses de Pedrola et d'Azoer[14]. Le contrat, confirmé plus tard par Célestin III, fut signé par les archevêques d'Auch et de Tarragone, et par les évêques de Huesca, Saragosse et Oloron. Je ferai remarquer que la dernière signature de cet acte est celle-ci, II’. prior sanctæ Mariæ. Si cette suscription est, comme on n'en petit clouter, celle du prieur d'Alaon, elle constate un acquiescement qui prouverait mieux encore l'inutilité ou plutôt la non-existence de la charte, et le peu de succès des prétendues mesures conservatrices des évêques Heribald et Othon.

Je ne sais si je dois insister sur ces preuves sans réplique, en disant quelques mots de l'intention qui a fait choisir de préférence, par l'auteur de la charte, le pontificat d'Heribald et celui d'Othon pour donner plus de vraisemblance et d'authenticité à sa fiction. Il a cru que les réclamations d'Heribald contre les évêques de Roda, qui sont consignées dans tous les historiens espagnols à la date de 1040, et celles d'Othon contre l'institution de l'évêché de Barbastro, qui sont également rapportées par eux à l'année 1100, lui fournissaient deux prétextes plausibles pour la transcription et l'exhibition officielle de son titre. Ce calcul, ainsi qu'on vient de le voir, n'a d'autre tort que de manquer par la base. Ne ment pas qui veut en fait d'histoire.

Il ne serait pourtant pas impossible que le préambule que j'analyse eût figuré réellement, mais avec une modification importante, sur quelque instrument dressé par les évêques d'Urgel, au sujet des droits de leur diocèse. Si l'on en ôte les mots que j'ai mis entre crochets [super monasterium B. Mariæ de Alaone, in reyno Ripaeurtiæ situm], ce préambule, qui était d'un grotesque intraduisible, et auquel les deux super empêchaient de donner un sens raisonnable, devient très-simple et très-régulier. Ce serait une conjecture assez vraisemblable que l'évêque Heribald, qui avait fait la seconde dédicace de son église, et Othon, qui eut peut-être des arrangements de limites à conclure avec le nouveau titulaire de Barbastro, avaient réellement dressé des actes de ce genre, qui comprenaient, en général, l'énonciation de leurs propriétés, et dont le faussaire aura copié le titre, en y insérant la ridicule mention d'Alaon, pour appliquer le préambule à ses fins.

Si le préambule manque absolument de sens, il n'en est pas tout à fait de même des neuf confirmations qui suivent la charte et qui s'arrêtent à l'année 1090, l'acte ne pouvant en mentionner de postérieures à la transcription opérée par Othon[15]. Ces confirmations, qui sont au nombre de neuf, offrent, quant au fond, toute la régularité désirable, attendu que ceux qui les ont souscrites se bornent, comme cela devait être, à confirmer et à garantir au monastère la possession des biens et des droits utiles qui lui avaient été conférés. En ce qui touche les divers seigneurs dont elles- émanent, il n'y en a pas seulement des vicomtes de Soule et de Louvigny, il y en a aussi des comtes de Ribagorce, des comtes de Pailhars, etc. Trois d'entre ces derniers, qui ont donné les confirmations des années 1015, 1054 et 1041, prennent de plus le titre de seigneurs de Tena, Senior de Tena. Sans doute le terme de senior, employé comme titre d'honneur ou désignation hiérarchique, était déjà usité au onzième siècle, et on le rencontre dans des actes bien antérieurs à cette date. Mais en connaît-on quelque exemple dans lequel il se trouve joint à un nom de terre ? La question est pour moi plus que douteuse, et j'aurais bien envie de mettre le senior de Tena au rang des vicomtes de Soule, de Béziers, etc.

Du reste, je ne sais pas pourquoi je m'arrête à cette menue critique. Si la charte est fausse, les confirmations le sont aussi, et nous ne pouvons les regarder que comme un des corollaires obligés de la jonglerie, S'il y avait à cet égard une question à poser, ce serait celle-ci : Pourquoi l'auteur de la charte a-t-il jugé à propos de faire attribuer par Charles le Chauve l'avouerie de son monastère, et par suite un droit de confirmation, au vicomte de Soule et de Louvigny ? Il était bien plus naturel, tout le monde en conviendra, de déléguer cette charge ou ce bénéfice au vicomte de Pailhars, sur les terres duquel le monastère était situé, que d'en gratifier un seigneur français séparé du monastère dont on lui donnait la garde par toute la largeur des Pyrénées. Puisque la charte créait des vicomtes de Pailhars, vice-comites Palliarenses, en même temps que des vicomtes de Soule et de Louvigny, vice-comites Solenses ac Lupiniacenses, deux créations aussi ridicules, aussi dénuées de vraisemblance et de raison l'une que l'autre, elle pouvait incontestablement remettre au seigneur direct la protection d'une abbaye placée sous sa main et pour ainsi dire devant sa porte. Si elle ne l'a pas fait, a-t-elle eu, pour agir ainsi, quelques motifs que nous puissions démêler ?

Elle en a eu, je crois, et de plus d'un genre. Je n'en signalerai que deux, mais décisifs. Le premier était d'anéantir les témoignages très-plausibles qui attribuaient la fondation du monastère d'Alaon aux vicomtes de Pailhars. Le second était de rattacher aux Mérovingiens, par un ancêtre commun, les deux maisons qui avaient joué les rôles les plus marqués dans l'histoire du royaume de Navarre pendant le moyen âge, c'est-à-dire sous les successeurs d'Aznar. Je vais m'expliquer sur ces deux points.

L'origine du monastère d'Alaon avait déjà occupé plus d'un écrivain espagnol, avant la publication de la charte, et Fon paraissait s'accorder à en attribuer la fondation au vicomte de Pailhars don Ramon et à sa femme doña Arsinda, qui vivaient au commencement du dixième siècle (908). Un compilateur, le père don Juan Briz Martinez, qui fut successivement prieur d'Alaon, abbé de San Juan de la Perla et évêque de Jacca, croyait, il est vrai, que cette fondation remontait beaucoup plus haut, et il en donnait pour preuve les noms des abbés qui, selon lui, avaient administré le monastère antérieurement à l'an 908. C'étaient Aponio — l'Obbonius de la charte —, Arnaldo, Brandillo, Centulio, Altemiro, y otros. Le laborieux mais crédule bénédictin confondait-il les époques, ou parlait-il d'après des documents authentiques, c'est ce que nous ne pourrions décider aujourd'hui. En revanche, nous sommes en droit d'affirmer que ses assertions méritent bien peu de croyance, lorsqu'on voit que non seulement il était persuadé que le monastère existait dès le temps des Goths, mais encore qu'il le faisait succéder à une colonie grecque qui lui aurait donné son nom[16]. Le fait est que l'opinion commune était en faveur des vicomtes ou comtes de Pailhars quand la charte produisit son Wandregisile, et, par suite, ses vicomtes de Soule et de Louvigny.

Son intention étant donc de faire considérer les comtes de Pailhars comme absolument étrangers à la fondation de l'abbaye, elle ne s'est pas contentée de la leur refuser : elle a poussé la délicatesse et la précaution jusqu'à vouloir que cette abbaye eût reçu du choix de l'empereur un avoué spécial appartenant, il est vrai, à la même famille que les vicomtes de Pailhars, mais possessionné dans la Gaule. C'est ainsi qu'après avoir fait du premier Montmorency le beau-frère de son Asinarius, elle a trouvé moyen de rattacher à celui-ci, en le créant premier vicomte de Soule et de Louvigny, les Grammont[17], les Beaumont, les ducs d'Albe. c'est-à-dire les plus grandes familles de Navarre et de Castille. Il était bien permis de donner une petite mortification à la race obscure des vicomtes de Pailhars, pour se ménager l'avantage d'évoquer des noms et des souvenirs si intimement et si diversement mêlés aux fastes de la Péninsule. La charte n'a pas eu d'autre raison pour faire descendre les vicomtes de Soule et de Louvigny de cet Asinarius qui aurait vécu en 842, tandis que les généalogistes les plus habiles n'ont pu faire remonter la première de ces familles plus haut que 1040, ni la seconde plus haut que 1100. Ceci, pour le dire en passant, constituerait les confirmations en flagrant délit de mensonge : mais ce n'est pas où j'en veux venir. Ce qu'il faut remarquer, c'est l'audace et jusqu'à un certain point l'habileté avec lesquelles le faussaire, inventant une véritable Thébaïde gasconne, a entrepris de donner le même aïeul •et le même berceau ami Grammont et aux Beaumont, ces deux races implacablement ennemies, dont les discordes, prolongées pendant plus d'un siècle, finirent par amener la ruine de leur commune patrie.

Tout le monde sait que ces familles étaient les plus illustres de l'ancienne Navarre, et tout le monde sait aussi que l'histoire de ce royaume, pendant sa période la plus importante, ne se compose guère que des troubles auxquels donna lieu leur funeste rivalité. Ce devait être une vive tentation pour un faussaire qui travaillait sur les origines de la Navarre, que de rattacher la naissance de ces familles historiques à celle de la monarchie, surtout si, au moment où la falsification fut commise, les représentants des Grammont et des Beaumont occupaient encore le premier rang, ceux-ci en France, ceux-là en Espagne.

Parlons d'abord de la maison de Soule. Mêlée aux guerres des Anglais et des Français, elle se condamna à un exil volontaire en 1296. Son chef, le vaillant Auger, refusant de prêter hommage au roi d'Angleterre Édouard Ier, comme duc de Guienne, abandonna son antique manoir de Mauléon et passa dans la Navarre espagnole, où Philippe le Bel, roi de cet État par sa femme, lui céda, en compensation de ses domaines de France, la baronnie de Rada. Pendant ce temps, le pays de Soule fut tenu en séquestre par les Anglais, qui l'occupèrent jusqu'à leur expulsion du continent. Auger, devenu la tige des vicomtes de Mauléon de Rada ou de Navarre, reçoit dans sa nouvelle patrie la charge d'Alfier-mayor ou grand gonfalonier du royaume[18]. Sa petite-fille, héritière de son nom et de ses domaines, épouse Charles de Beaumont, issu des rois de Navarre, qui obtient, par cette alliance, le titre de gonfalonier héréditaire ; de telle sorte que les Mauléon et les Beaumont ne font plus, à partir de cette époque, qu'une seule et même famille[19]. Nous voyons, en effet, par les Rôles gascons, que Richard II rendit momentanément à Charles de Beaumont, en 1393, tous les domaines qui avaient appartenu à l'aïeul de sa femme, c'est-à-dire le château de Mauléon et la vicomté de Soule[20].

Je ne rappellerai pas ici comment la faction des Beaumont, jetée dans les intérêts de l'Espagne, provoqua l'invasion de Ferdinand le Catholique en 1512, et amena ainsi la destruction de la nationalité navarraise. Je dirai seulement que les Beaumont, et surtout leurs terribles chefs Charles et Louis, auraient racheté, à force de bravoure et de misères, leur déplorable aveuglement, si la trahison envers le pays pouvait jamais être rachetée. Chassé de la Navarre en 1498, Louis II de Beaumont était mort en exil, et son fils, Louis fil, revenu à la suite des armées espagnoles dans l'invasion de 1512, avait été rétabli par Ferdinand le Catholique dans la charge de connétable, qui, depuis 1452, avait été substituée à celle d'allier-major. Bientôt après, la branche aînée des Beaumont se fondit, par les femmes, dans celle de Tolède, et les ducs d'Albe héritèrent du titre de connétable de Navarre, qu'ils portaient au dix-septième siècle, sans se douter qu'ils le devaient à leur alliance avec le sang de Mérovée.

Quant à la manière dont les Grammont se rattachaient aux anciens vicomtes de Louvigny, dont ils ont si longtemps porté le titre, le fait est plus notoire encore que ce qui concerne les rapports des vicomtes de Soule avec les Beaumont. Cette seigneurie appartint longtemps à une branche de la maison de Béarn qui devait plus tard donner des rois à la Navarre. Elle fut réunie ensuite à celle d'Aure et de Lescun, et ses possesseurs se rendirent illustres par leurs talents et leurs alliances. Enfin la terre de Louvigny passa en 1567 dans la maison de Grammont française, héritière de celle des Grammont de Navarre, par le mariage de Philibert de Grammont avec la belle Corisandre d'Andoins.

Il n'est pas inutile de rappeler ici qu'au moment où il fut fait, pour la première fois, mention de la charte, comme nous le verrons bientôt, l'héritier et le représentant des Louvigny était ce brillant duc de Grammont, maréchal de France, vice-roi de Navarre, prince de Bidache, etc., qui s'était distingué en Catalogne au siège de Lérida (1647), et qui alors même se trouvait en Espagne, comme ambassadeur extraordinaire, pour la conclusion du mariage de Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse (1659).

On me dira peut-être que je prête à la charte plus de finesse et d'arrière-pensées qu'elle n'en a réellement. Ce serait une erreur. Le parti qu'elle a su tirer des légendes, le mariage d'Haribert et celui d'Eudes, la création du Lupus de Roncevaux, l'unité qui règne dans toute la fable, sont la preuve d'une véritable faculté inventive, d'un esprit de combinaison que la mention des vicomtes de Soule et de Louvigny, rapprochée de celle de Burckardt de Montmorency, ne peut que confirmer. J'ai signalé bien des gaucheries dans la charte ; mais, qu'on ne s'y trompe pas, il s'en faut de beaucoup qu'elles soient toutes involontaires, et en cela encore elle a fait preuve d'habileté. Ainsi, lorsqu'elle tue Adalaric, parce que l'histoire la forçait à le supprimer immédiatement après sa révolte, et qu'elle n'eût pu l'employer à rien ; lorsqu'elle donne à ce rebelle des arrière-petits-fils qui, à huit ou dix ans, auraient été pères de famille et commandants d'armées ; lorsqu'elle oublie Lupus-Sanctio, qu'elle n'a pas pu connaître, et qui, d'ailleurs, lui était inutile, ce sont là les torts du sujet plutôt que les siens. D'un autre côté, si elle pèche par le défaut de couleur historique, et si elle emploie des ternies incontestablement plus modernes que la date de l’acte, c'est là une faute sans doute, mais une faute que des érudits très-exercés pouvaient seuls reprendre. Encore s'en est-il trouvé parmi eux qui ont refusé de la voir. Mais quand, par exemple, elle débute en donnant au frère de Dagobert le nom d'Ilderieus pour celui d'Haribertus, et qu'elle le confond ainsi avec son fils ; quand elle écrit Ludo pour Eudo, MosTellanicus pour Mosellanicus, peut-on supposer qu'elle voulût se laisser attribuer de gaieté de cœur le ridicule ou l'impéritie de ne savoir pas même lire dans les chroniques ? Rien moins que cela. Ces inadvertances n'étaient qu'un piège dans lequel M. Fauriel a généreusement donné. Elles avaient précisément pour but de suggérer l'hypothèse de ces transcriptions successives qui, ajoutant les fautes aux fautes, devaient être accusées d'avoir rendu méconnaissable un texte déjà compromis par sa vétusté.

Cette hypothèse des transcriptions nous a mené un peu loin, comme on voit, et je ne sais si je m'abuse en me flattant de l'avoir renversée. N'importe, je renonce, si l'on veut, à tous mes arguments, et. je suis prêt à admettre qu'elles aient eu lieu, mais à une condition : c'est qu'on m'expliquera comment ces prélats aragonais, qui vivaient en pleine barbarie, sur un terrain mouvant où la féodalité ne devait guère avoir pris pied, puisqu'elle ne s'établit jamais en Espagne, auraient pu connaître et employer dans leurs actes, un siècle ou deux après la retraite des Francs, les termes, les formules, les distinctions exclusivement consacrés par le droit civil ou les institutions sociales de la France. Que ce soit Heribald, que ce soit Othon qui ait rafraîchi le texte original, la chose m'est indifférente, et j'accepte le nom qu'on voudra : il n'en paraîtra pas plus possible d'attribuer à l'un ou à l'autre l'homo ligius, le regem Franciæ immediatè, le nobilis et fidelis noster, enfin toutes ces locutions dont l'usage ne se répandit et ne devint commun que dans la dernière période du moyen âge.

 

 

 



[1] Marco, Hisp., col. 267-282. — Oihénart, p. 254.

[2] On verra plus loin pourquoi je mets ces mots entre crochets.

[3] La charte écrit Hetribaldus ; c'est un t de trop, absolument comme au mot Mostellanicus.

[4] Marca Hispan., col. 546.

[5] Marca Hispan., col. 380. Gall. christ., t. V, col. 23, 552-670.

[6] Çurita, Anales de Aragon, I. I, p. 8.

[7] Marta Hispan, col. 496.

[8] Baluz. Capitul., t. II. Form. antiq., col. 650. — Voir à l'appendice de cette dissertation.

[9] Marca llispan., app., col. 994.

[10] Baluz. Capit., t. II, col. 675 et seqq.

[11] Marca Hispan., app., col. 1067-68.

[12] Baluz. Capit., t. II. App. act. vet., col. 1545 et seqq.

[13] Gall. christ., t. I, inst., p. 161. — Chroniques ecclésiastiques du diocèse d'Auch, par D. Brugèles {preuves de la 1re partie, p. 32 et 38). Voyez l'appendice qui est à la suite de cette dissertation.

[14] Chroniques du diocèse d'Auch, loc. cit., p. 58. — Voyez l'appendice.

[15] Le millésime de la dernière confirmation est figuré MXL, chiffre inadmissible, attendu que la confirmation qui précède immédiatement est de l'année 1041. Il faut croire qu'il y a erreur, et qu'on doit substituer un C au L du millésime. Ce serait alors MXC.

[16] D. Juan Briz Martinez, Historia del monasterio de S. Juan de la lib. II, p. 551 : — lib. V, p. 765.

[17] L'usage a prévalu d'écrire ce nom par deux in, bien qu'il n'en faille qu'une. Les titres latins portent de Acrimonie, Acramonte ou Acremonte. Le nom béarnais était Gramoun ou Agramoun. On a dit quelquefois, au moyen âge, Aigremont, ce qui serait certainement plus près de l'étymologie que Grammont.

[18] Oihénart, Net. utr. Vasc., p. 558. — Voyez la correspondance, relative à Auger de Mauléon, entre le pape Clément V et les rois de France et d'Angleterre, dans Baluze, Vitae Paparum Avenionensium, t. I, aux notes et preuves.

[19] Charles de Beaumont ayant suivy la fortune de son oncle le Roy Charles de Navarre, second du nom, espousa la fille du viscomte de Mauléon audict royaume, duquel il fut faict alfier-majeur, c'est-à-dire porteur de la bannière royale. Favyn, Hist. de Navarre, liv. X, p. 579.

[20] Catalogue des rôles gascons, t. I, p. 178.