Voir, pour le texte de la charte, Conc. Hisp. du cardin. de Aguirre, t. III, p. 151-158 ; — Histoire de Languedoc, t. II, aux preuves ; — Fauriel, Histoire de la Gaule méridionale, t. III, Appendix ; — de la Fontenelle de Vaudoré, Revue anglo–française, etc.Un mot, d'abord, sur le plan général de l'acte. Étant donné l'hypothèse de l'origine mérovingienne des rois d'Espagne, et le début de la puissance de ces princes étant unanimement rapporté à la fin du huitième siècle ou au commencement du neuvième, il s'agissait de rechercher à laquelle des familles historiques de la Gaule méridionale qui avaient fleuri vers ces époques on commencerait par attribuer l'honneur d'avoir continué les Mérovingiens. Inventer des personnages sans notoriété d'aucune espèce, créer d'un bout à l'autre des races, des caractères et des événements en l'air, t'eût été s'exposer à la risée. La première condition de succès, c'était que les héros du roman fussent bien connus, bien posés ; la seconde, et celle-ci paraissait bien difficile à remplir sans être moins indispensable, c'était que l'origine des princes adoptés pour prête-noms fût tellement problématique, tellement obscure, qu'on pût, sans courir le risque d'être démenti, pièces en mains, par qui que ce fût, les greffer sur une branche quelconque de la dynastie mérovingienne. Il se trouve précisément que, pendant le huitième siècle (719-769), on rencontrait, entre la Loire et les Pyrénées, une race anonyme de chefs brillants et aventureux qui, sortie tout à coup du néant, avait passé comme un météore, et dont il était absolument impossible de désigner, de reconnaître les aïeux ou les descendants. Cette race, c'est la famille de Eudes, de Hunald et de Waifer, qui, par le siège même de son autorité, et par ses rapports avec les populations gasconnes et pyrénéennes, servait naturellement de transition entre la Gaule et l'Espagne. On se tenait donc, par-là, à un point fixe ; on avait une véritable jetée, une pile en quelque sorte, destinée à servir de point d'appui aux deux arches qu'il fallait construire, l'une en avant, l'autre en arrière, pour passer par-dessus l'histoire, et atteindre d'un côté aux Mérovingiens, de l'autre aux premiers rois de Navarre et d'Aragon. Les voussoirs de ces arches pouvaient être aisément fournis par quelques personnages d'occasion que l'on glanerait à volonté dans les sources contemporaines, toujours à la condition que leur état civil fût resté plus ou moins ambigu, et que le vague de leur existence pût se prêter à l'interprétation qu'on voudrait lui donner. Ce travail accompli, on n'avait plus qu'à attacher les deux bouts, à souder le pont aux culées. Du côté de l'Espagne, la chose demandait peu d'efforts. L'incertitude y était si grande, les ténèbres si épaisses, qu'il suffisait de laisser apercevoir le moindre point d'appui, la moindre pierre d'attente, pour que les dynasties espagnoles, qui flottaient depuis tant de siècles dans le vide, vinssent d'elles-mêmes s'y ajuster. Du côté de la France, la difficulté était sans doute plus grande ; mais on pouvait trouver, en cherchant bien, que quelque Mérovingien avait passé par là. Justement il en avait passé un, qui n'avait duré guère, il est vrai, ce qui ne gâtait rien, mais dont l'histoire affirmait qu'il n'avait pas laissé d'héritiers, ce qui paraissait gênant. Toutefois, à le bien prendre, il était cent fois préférable qu'il n'en eût pas laissé : car, dans le cas contraire, ses descendants légitimes eussent été connus, et il devenait excessivement scabreux de-lui en prêter d'imaginaires. Tant pis pour les chroniqueurs qui n'avaient pas fait mention de ceux qu'on allait évoquer. Leur silence n'était pas une preuve directe que ceux-ci n'eussent pas existé, et l'on avait sur eux l'avantage légal de pouvoir les mettre au défi de prouver un fait négatif. C'est ainsi que la charte, s'appuyant sur Eudes et Waifer, a abouti d'une part à Haribert d'Aquitaine, de l'autre à Aznar de Jacca. C'est exactement l'inverse de ce qui avait été entrepris dès le temps de Rodéric de Tolède. Les Espagnols, jaloux de la renommée des héros de l'Aquitaine, avaient eu la bizarre idée de donner pour père à Eudes un émigré espagnol, Andeca, qui, fuyant devant les Maures, avait soumis ou rallié à son pouvoir les populations gallo-franques. Par ce moyen, leur orgueil national prenait sa revanche contre les traditions qui les obligeaient à attribuer à leurs premiers rois une origine étrangère. Ces rois, venus en effet de la Gaule, n'avaient fait que rentrer sur le sol de leur patrie : l'avènement d'Aznar, le premier comte de Jacca ou d'Aragon, qui descendait d'Andeca, n'était plus qu'une restauration[1]. La charte, il est vrai, confirmait sans retour l'origine étrangère : mais n'était-ce donc rien que de montrer la maison d'Espagne comme la plus ancienne du monde, et, au besoin, comme légitime propriétaire de la France elle-même ? On retournait ainsi contre la France l'arme qu'on paraissait lui emprunter. Venons aux détails. L'an 839, sous le règne de Louis le Débonnaire — je n'ai pas besoin de dire que c'est d'après la charte que je parle —, le monastère de Sainte-Marie d'Alaon avait été fondé dans le diocèse d'Urgel, par le comte Wandregisile, dont la filiation remontait, par son père, au prince Haribert, frère de Dagobert, et par sa mère Wandrade au Franc Sadregisile, qui avait été duc en Aquitaine sous Chlotaire II[2]. Sa femme, Marie, fille du comte Aznar de Jacca, et ses quatre fils avaient approuvé les clauses de la fondation. Dix ans plus tard, sous le règne de Charles le Chauve par conséquent, l'abbé du monastère, nommé Obbonius, vient, en compagnie d'un assez grand nombre d'abbés de Vasconie, ses collègues, demander au roi la confirmation des droits de propriété transférés par le comte à son Église. Cette demande est soumise à une longue et minutieuse enquête, dont les motifs ont été indiqués plus haut, et ce n'est qu'après trois ans de recherches et de délais, en 845, que l'abbé reçoit enfin des mains du monarque l'acte si éminemment négatif qui confirmait les donations. Le résultat do l'enquête, c'est cet arbre généalogique que j'ai annoncé, un arbre des plus vigoureux et des plus touffus, sur les branches duquel nous allons voir se poser, par ordre de dates et par numéros, à titre d'ascendants ou de collatéraux de Wandregisile, tous les chefs aquitains ou vascons qui, pendant les deux siècles écoulés entre Dagobert et Charles le Chauve, ont joué un rôle plus ou moins marqué, plus ou Moins honorable, dans les affaires de la Gaule méridionale. Ces noms à peine cités de distance en distance par les chroniqueurs, ces personnages à peine entrevus çà et là, ces apparitions fugitives, ces ombres impalpables qui se dessinaient si vaguement sur les arrière-plans de la scène historique, et que rien ne reliait entre elles, ni rapport d'origine, ni alliances de famille, ni communauté d'intérêts on d'action, se rapprochent. se groupent, se rattachent directement les unes aux autres. Plus de solution de continuité dans le drame, plus d'isolement entre les divers acteurs. Mais, pour arriver là, il faudra de toute nécessité aider un peu, aider même beaucoup à l'histoire. On ne pourra convertir cette matière informe et éparse en un tissu solide qu'au moyen d'un peu de ciment, c'est-à-dire en intercalant, au travers des noms fournis par l'histoire, un certain nombre de personnages d'invention, acteurs muets qui, à titre de pères, de fils, de femmes, de filles, de sœurs, d'oncles ou de neveux, formeront les points de suture entre les autres, combleront les lacunes, rempliront les intervalles. Parmi les noms que la charte pouvait emprunter à divers documents, comme appartenant à des personnages réels, mêlés de près ou de loin aux affaires de la Gaule aquitanique, elle a mis en œuvre ceux-ci : Serenus, Amantia, Sadregisile, Amandus (lisez AINANDUS), Haribert, Hilderike, Boggis, Bertrand, Eudes, Hatton, Hunald, Waifer, Lupus, Adalgarius, Adalaric, Garsimire, Lupus-Centullus, Asinarius, Totilus, Sighivinus. Ceux qu'elle ajoute, et que personne n'a jamais connus, sont : la reine Gisèle, Waldtrude, Adèle, Lupus II, Walchigise, Wandregisile, Wandrade, Artalgarius, Ermiladius, Imitarius, Marie, Antonius, Bernhartus, Atto, que sais-je encore ? quinze ou dix-huit comparses, tous de son invention. Analysons donc ce tableau en suivant l'ordre des temps, et, puisque le nom de Sadregisile est le plus ancien, c'est par celui-là que nous allons commencer. La charte a choisi ce personnage pour en faire l'ancêtre maternel de son Wandregisile. Pourquoi lui plutôt qu'un autre ? C'est, premièrement, parce qu'il avait joué un certain rôle dans la Gaule méridionale en qualité de duc[3]. C'est ensuite parce que des légendes très-répandues fournissaient sur son compte des détails précieux qu'il suffisait d'extraire pour se donner à peu de frais un vernis d'authenticité. Otez ces deux circonstances, Sadregisile n'a rien à faire dans l'acte. Ce n'est pas que Charles le Chauve ne s'arrête longtemps sur lui ; mais tous les détails dans lesquels il entre aboutissent à une de ces fins de non-recevoir dont je parlais tout à l'heure, c'est-à-dire, à ranger les domaines qui lui avaient appartenu parmi ceux dont Wandregisile n'avait pu légalement hériter. Apparemment le roi craignait que Wandregisile ne s'imaginât qu'il avait encore des droits sur les biens du duc Sadregisile, confisqués depuis deux cents ans par Dagobert au profit de l'abbaye de Saint-Denis, qui en jouissait paisiblement. Aussi, pour prévenir toute chicane, le prévoyant monarque prend-il la peine de rappeler comme quoi Dagobert, en 635, avait dépouillé les enfants de Sadregisile, qui ne sont nommés nulle part, que je sache, de la succession paternelle, et, si Wandregisile conservait encore des illusions à cet égard, il dut nécessairement les perdre. Mieux que cela : on voit, dans cette occasion, les sentiments pieux du donateur tourner contre lui-même. En effet, la charte ajoute que Dagobert n'avait pas tout pris, et que Saint-Denis n'avait pas tout reçu. La postérité de Sadregisile avait sauvé du pillage quelques-uns des domaines qu'il avait possédés dans le Limousin, domaines transmis naturellement par la comtesse Wandrade à son fils, unique descendant de l'ancien duc. Le roi franc se hâte de mettre à profit la révélation de cette circonstance, qu'il trouvait sans doute dans l'acte de fondation, et, intéressé à donner à la sentence jadis portée par Dagobert son plein et entier effet, il reprend immédiatement les susdits domaines pour les rendre à Saint-Denis. Sadregisile n'en est pas moins un des premiers et des plus brillants anneaux par lesquels la charte a voulu rattacher sa fable à l'histoire ; et, s'il ne contribue pas à enrichir le monastère naissant, il lui reste le mérite d'avoir été le bisaïeul de Wandregisile. Pour lui faire remplir cette fonction, la charte lui prête une petite-fille, cette comtesse Wandrade, comitisse Wandrada, à qui elle donne pour époux un de ses Mérovingiens postiches, un certain Artalgarius, fils lui-même de Hatton, dont nous parlerons plus tard. Wandregisile, né de ce mariage, se trouve, par son père, l'un des héritiers de Haribert, duquel Artalgarius était le descendant au quatrième degré. On pourrait s'étonner que la charte se soit oubliée au point de ne mettre que deux degrés, deux générations, entre Sadregisile, mort en 635, et Wandregisile, qui vivait encore en 832. Si le duc (les Aquitains a été, comme elle le dit très-nettement, l'aïeul, le progenitor de Wandrade, il n'y a pas moyen de remplir l'intervalle, quelque longévité que l'on accorde aux membres de cette famille[4]. Mais, pour le moment, je laisse de côté cette objection, sur laquelle je serai obligé de revenir tout à l'heure : l'essentiel, d'ailleurs, c'est de montrer dans les témoignages fournis par l'histoire la source des assertions de la charte, en ce qui touche aux motifs de l'exhérédation portée contre les fils de Sadregisile. Il sortira peut-être de cet examen une piquante révélation. Sans compter que je vais être obligé ici de prendre la défense de la charte contre M. Fauriel lui-même. La
charte dit 'que les fils de Sadregisile avaient été déshérités par Dagobert
en punition de ce qu'ils n'avaient pas vengé le meurtre de leur père, et
cela, aux termes de la loi romaine : Dagobertus rex, propter filiorum in
patre vindicando ignaviam, juxta leges romanas, illis paternas possessiones
admit. M. Fauriel, étonné de la disposition étrange, selon lui, à
laquelle ce passage fait allusion, a prétendu qu'elle ne se trouvait ni dans
les lois romaines, ni dans les lois barbares, et qu'elle devait être
rapportée simplement à un point d'honneur privé qui, dans les mœurs des
nations germaniques, avait force de loi. Il ajoutait qu'après tout un notaire
de Charles le Chauve avait fort bien pu commettre cette méprise qui, en
prouvant son ignorance, prouvait aussi sa bonne foi, puisqu’un faussaire
dit évité une erreur relative à une assertion dont il n'avait pas le moindre
besoin'[5]. Ce n'est pas ma faute si je ne peux être de l'avis de M. Fauriel sur aucun de ces points. D'abord l'auteur de la charte n'a point péché par ignorance, puisque les circonstances qu'il rapporte sont parfaitement fondées et que les garanties ne lui manquaient pas pour donner quelque autorité à son assertion. D'un autre côté, le prétendu notaire de Charles le Chauve n'a pas non plus péché par bonne foi, comme nous allons le voir, car il a copié, ou, si l'on aime mieux, volé mot à mot, son assertion dans une chronique des plus répandues. Avant de l'indiquer, je citerai d'abord celle d'Aimoin, qui s'exprimait ainsi : « L'an XIII du règne de Dagobert, Sadregisile, duc des Aquitains, fut assassiné. Ses fils, qui auraient pu être les vengeurs du sang paternel, aimèrent Mieux vivre nonchalants et oisifs que de revendiquer le sang de la victime, en punissant les homicides par les armes. Aussi, dans un parlement public, en vertu des lois romaines [qui prononcent la peine de l'exhérédation contre ceux qui ne vengent pas le meurtre de leur père], furent-ils dépouillés de toute la succession paternelle, et laissés nus. De cette succession, Dagobert en attribua une grande partie aux desservants de l'église de Saint-Denis[6]. » Ce texte prouverait déjà que l'auteur de la charte n'avait pas inventé la disposition des lois romaines, par laquelle on dépouillait les fils trop lents à venger leur père. Il ne s'agit pas d'examiner si c'est la charte qui a copié Aimoin, ou Aimoin qui a copié la charte : celle-ci, dans tous les cas, étant restée inconnue, de l'aveu de ses défenseurs, pendant tout le moyen âge, Aimoin n'aurait pu la copier. Je viens à l'autre légende, qui mentionne le même fait dans les mêmes termes, et à laquelle, très-certainement, la charte et Aimoin s'en sont rapportés tous deux ; je veux parler du Gesta Dagoberti, compilation des moines de Saint-Denis, postérieure au neuvième siècle de l'aveu de tous les critiques[7]. Les auteurs du Gesta Dagoberti avaient uniquement pour but d'assurer à leur monastère la propriété des biens qu'il avait reçus de Dagobert, lorsque ce prince, qui croyait avoir été protégé par saint Denis contre le courroux de son père, au sujet d'une injure faite à Sadregisile, dota l'église qu'il fondait en l'honneur du patron des Gaules aux dépens des fils de l'ancien duc d'Aquitaine[8]. Rapprochons donc les termes du Gesta de ceux d'Aimoin et de la charte : Cum haberet ipso Sadregiailus filios palatio educatos, qui, cum facillimè possent, mortem patris vindicare noluerunt ; proptereà, posteà secundum legem romanam, à regni proceribus redarguti, omnes paternas possesaiones perdiderunt. Nous voyons au premier coup d'œil que c'est de ce texte que la version d'Aimoin a été tirée : seulement, le chroniqueur a jugé nécessaire de compléter le récit des moines en développant la disposition des lois romaines à laquelle le Gesta se contentait de faire allusion, par le membre de phrase que j'ai mis dans le texte cité plus haut, entre parenthèses, quæ sanciunt, etc. La charte s'est donc bornée à une transcription pure et simple qu'on ne saurait, avec la meilleure volonté du monde, imputer à Charles le Chauve. Comme on ne peut supposer que ce prince ait consulté aussi le Gesta Dagoberti, dont la rédaction est postérieure à son règne, je n'éprouve pas le moindre scrupule à affirmer que la charte y a puisé littéralement pour son compte. C'est pour n'avoir fait aucun de ces rapprochements que M. Fauriel est tombé, à propos de ce passage, dans une double erreur. S'il a mal vu, en effet, dans la question de bonne foi, il a plus mal jugé encore en parlant de la naïve ignorance de l'écrivain, attestée, selon lui, par la mention des lois romaines, lesquelles pouvaient jouer et paraissent avoir véritablement joué un rôle dans cette affaire. M. Fauriel avance que la disposition législative qui entraîne la perte de l'héritage ne se trouve point dans la loi romaine ; qu'elle n'est même dans aucune des lois barbares... S'il avait pris le temps d'ouvrir le Code ou le Digeste, il se serait convaincu que l'assertion était parfaitement fondée. Tous les étudiants en droit connaissent la loi Hæredes quos necem testatoris inultam omisisse constiterit, etc.... (C., I. VI, t. XXXV, de bis quibus ut indignis hareditates auferuntur), et celle du Digeste : De his quibus, etc. (L. XVII.) Ajoutons que les lois barbares n'étaient pas moins explicites sur ce fait, entre autres la loi saxonne[9]. Malheureusement
la charte ne copie pas toujours avec cette exactitude. Ainsi le Gesta,
énumérant les possessions qui passèrent des héritiers de Sadregisile aux
moines de Saint-Denis, désigne la villa de Novientum, située dans le
pays d'Anjou, in pago Andegarense, et celles de Parciacus, Nulliacus,
Podentiniacus, Parcellariæ et Anglariæ, situées dans le
pays de Poitou, in pago Pictavense : Id est Novientum, in pago
Andegavense, Parciacum seu Nulliacum, necnon Podentiniacum et Parcellarias,
atque Anglarias, in pago Pictavense. La charte, de son côté, affirme que
Wandregisile aurait légué, en 852, au monastère d'Alaon, les droits qu'il
tenait de son bisaïeul Sadregisile sur les terres situées in pago
Lemovicensi, Parciaco, Nulliaco, Podentiniaco et aliis, quæ fuerunt quondam
Sadregisili, ducis Aquitanorum. Remarquez à la fois l'ignorance et la
déloyauté du faussaire, qui a cru effacer la trace de son larcin par des
changements qui sont autant de contre-sens et de gaucheries. D'abord, il
place dans le Limousin des propriétés qui étaient dans l'Anjou et le Poitou ;
ensuite il métamorphose en cantons, en pagi, les villas de Sadregisile,
telles que Parciacus, Nulliacus, etc., de sorte qu'au lieu de
métairies, Wandregisile aurait légué des cantons entiers. Quelque évident que soit ici le plagiat, le fait de la revendication attribuée à Wandregisile serait démenti en outre par une considération morale plus décisive et plus impérieuse encore que la preuve matérielle résultant de la conformité des textes. Pour que Wandregisile donnât en 852 les domaines énumérés ci-dessus au monastère d'Alaon, il aurait fallu que la propriété en fût au moins restée indécise jusqu'à cette époque, ou que la sentence de confiscation n'eût pas été exécutée. Or la charte elle-même dit positivement le contraire, puisque le motif sur lequel Charles le Chauve s'appuie pour révoquer, en cette partie, les dispositions du donateur, c'est que les biens sont depuis longtemps au pouvoir du monastère de Saint-Denis, et qu'il y aurait de l'injustice, ou plutôt du sacrilège, à l'en dépouiller : Dagobertus rex illis paternas possessiones abstulit, et sanctis martyribus Dionysio, Rustico, et Eleutherio devotè distribuit, quorum possessionem et nefas erit disrumpere, et apostolica, imperialia et regalia præcepta violare. Ainsi il y avait deux cents ans, jour pour jour, que la famille de Sadregisile avait perdu ces domaines, et, après un si long espace de temps, les prétendus droits de ses héritiers étaient encore revendiqués ! Et une prescription de deux siècles n'était pas jugée suffisante pour les abolir ! En vérité, il faudrait n'avoir rien lu, rien étudié, rien compris des mœurs et de la législation de la Gaule franque pour admettre-une pareille supposition. Conclusion, et première fin de non-recevoir : le monastère d'Alaon n'obtiendra aucun des domaines que Sadregisile avait possédés dans la Gaule. On peut juger, après cela, combien est fragile l'imperceptible fil qui rattache le duc d'Aquitaine à l'objet de la charte. Otez le plagiat relatif à la fin tragique et obscure de cet officier, rien ne tient, rien ne reste. Qu'est-ce que sa petite fille Wandrade ? Nul, au monde, ne l'a jamais su. Qu'est-ce que le mari de celle-ci, Artalgarius ? On ne le sait pas mieux. A moins, cependant, que la charte, qui estropie tous les noms — Ludo pour Eudo, Amandus pour Ainandus, etc. —, n'ait voulu désigner ici Adalgarius, qui est mentionné, à la date de 760, comme un seigneur aquitain donné en otage aux Francs par Waifer. L'idée ne manquerait pas d'originalité, mais elle laisserait matière à une objection. Adalgarius, en 760, ne pouvait être qu'un homme jeune encore, ou tout au plus d'âge mûr. A ce compte, il aurait dû exister une terrible disproportion d'âge entre lui et sa femme, puisque la mort du grand-père de celle-ci, progenitor, aurait remonté à cent trente ans. En arrangeant les choses pour le mieux, la petite-fille de Sadregisile aurait eu nécessairement encore un siècle, ou à peu près, quand son époux était donné en otage. En face de Sadregisile, nous trouvons Haribert et son beau-père le duc Amandus. C'est ici, on je pense bien, la grande question, le point de départ du système : la suite, auprès de cela, importe peu. Il s'agissait d'établir que le frère de Dagobert n'avait pas disparu, comme on le croyait, avec son malheureux enfant, sans laisser des héritiers et des vengeurs. Dagobert, personne ne l'ignore, avait cédé à son frère, pour lui donner les moyens de vivre splendidement, mais en simple particulier, privato habitu, quelques districts et quelques cités entre la Loire et la frontière d'Espagne, citrà Ligerem et limitem Spaniæ. C'était Toulouse, dont il fit sa résidence habituelle, Cahors, Agen, Périgueux, Saintes, et la région comprise entre la Garonne et les Pyrénées[10]. Le jeune prince, actif sans doute et belliqueux, ne se contenta pas du rôle modeste qu'on lui avait assigné. La Vasconie, depuis trente ans, avait commencé à donner des signes d'une turbulence inquiétante. L'autorité des rois francs y était déjà contestée. Haribert, la troisième année de son établissement à Toulouse, réprima ces mouvements insurrectionnels, dompta les Vascons par les armes, et réunit définitivement ce territoire à ses domaines[11]. Il faut se souvenir que le nom de Vasconie ne s'appliquait encore alors qu'à l'ancien comté des Vascons, organisé en 602, c'est-à-dire à l'évêché de Lescot[12]. A la suite de sa victoire, Haribert mourut inopinément, ne laissant pour héritier qu'un enfant qui se nommait Hilpérike. Ce fils lui-même périt aussitôt après, victime, selon l'opinion des contemporains, de la cupidité de son oncle. Ce qu'il y a de sûr, c'est que, la mort de l'enfant constatée, romperta morte, Dagobert se remit immédiatement en possession des domaines cédés à son frère, y compris la Vasconie, una cum Vasconia, et sans oublier ses trésors, dont Barontus, chargé de l'expédition, lui déroba une bonne partie[13]. Rien de phis, rien de moins dans les historiens. Je ne connais pas de textes qui admettent moins de sous-entendus, d'équivoques ou d'interpolations. Il fallait cependant que le prince Haribert, le seul Mérovingien dont on pût disposer, devînt la souche d'une lignée de princes aquitains, ou plutôt gascons. Il fallait qu'il eût pris racine dans le pays, pour que sa postérité s'y continuât deux siècles après lui. En conséquence, la charte commence par le marier. Si les chroniqueurs nous ont fait connaître les nombreuses épouses de Dagobert, le Salomon de son temps, en revanche ils ne nomment jamais celle de son frère[14]. Nous ignorons même s'il en avait une, dans le sens orthodoxe du mot, et si Hilpérike était, ou non, un fils légitime. La charte connaît tous ces détails : la femme de Haribert se nommait la reine Gisèle, Gisela regina, et elle était la fille du duc des Vascons, Amandus. Ensuite, au lieu d'un seul enfant, Haribert et Gisèle en avaient eu trois, dont les deux derniers furent soustraits à la fureur de leur oncle. De plus, il serait faux que le roi Dagobert eût pu se remettre en possession de la Vasconie, ainsi que des autres domaines de Haribert, una cum Vasconia, quelque précision qu'affecte le langage des contemporains. Loin de là, la Vasconie avait son chef national, Amandus, qui y était plus maître que le roi, et Gisèle restée veuve, s'y maintint, sous la protection de son père, avec ses deux jeunes fils nommés Boggis et Bertrand. Gisèle est donc ici le trait d'union ; elle a été créée pour lier Haribert à la Vasconie, comme Wandrade l'a été pour rattacher son prétendu fils à Sadregisile. Le mariage était la condition, sine qua non, de l'établissement des Mérovingiens dans le midi de la Gaule. Il était indispensable que les enfants de Haribert trouvassent dans l'alliance de leur père avec l'héritière de la maison régnante de Gascogne, d'abord les moyens d'être adoptés par les populations au milieu desquelles ils devaient vivre, ensuite une protection efficace contre la haine et les embûches de leur oncle. Et voyez comme les choses s'accordèrent heureusement. Amandus avait tout juste une tille nubile ou veuve, peu importe, et d'un autre côté il n'avait pas de fils. Tout le monde, à la place de Haribert, eût épousé Gisèle avec la Gascogne pour dot. Je me suis servi à dessein de ces mots, maison régnante, qui expriment le point de vue où l'auteur de la charte était nécessairement placé lorsqu'il écrivait, ce que, d'ailleurs, nous aurons plus d'une fois occasion de constater. Pour lui, Amandus était un véritable duc-propriétaire, comme ceux de Guienne, de Bretagne ou de Normandie. Et je suis dans la triste nécessité de dire que l'Histoire de Languedoc et M. Fauriel, en faisant de cet Amandus un chef national des Vascons, forcément reconnu par Dagobert et son frère, ont pris sur leur conscience cette énormité. Dans leur opinion, en effet, le mariage du prince et de Gisèle dut être une affaire de politique : ce fut le gage de la prétendue occupation de la Vasconie, dont les chroniqueurs ont omis cette capitale circonstance. Haribert, à ce qu'on prétend, aurait négocié plus qu'il ne combattit, et les Vascons ne se seraient soumis réellement que lorsqu'ils purent s'incliner sans honte devant le gendre de leur légitime souverain. Laissons ces facéties et allons droit aux textes. Amandus a-t-il été, de près ou de loin, un duc de Gascogne ? Sa fille Gisèle a-t-elle existé ? C'est la charte elle-même qui va nous fournir, sur ces deux points, les moyens de la réfuter, et cela pour avoir été trop scrupuleuse. Non contente apparemment du rôle et de la considération personnelle d'Amandus, dont le nom, jusqu'à un certain point, pouvait passer pour historique, elle a voulu relever aussi ce personnage par une haute alliance en lui donnant une épouse et un beau-père d'illustre condition. Gisèle n'en devenait qu'un meilleur parti. Mais voici qui touche au comique. On ne devinerait jamais où ce beau-père et cette belle-mère ont été pris. L'auteur de la charte, auquel le nom d'Amandus remettait en mémoire l'un des saints les plus renommés de la période gallo-germanique, saint Amand, a naïvement emprunté à sa légende les personnages destinés à cet emploi. Avec une légèreté égale à son effronterie, il a fait du père et de la mère de saint Amand le beau-père et la femme du duc de Vasconie Amandus. Les frais d'invention, tout le monde en conviendra, n'ont pas été grands de sa part. La tradition et les légendes donnaient, en effet, pour père et pour mère à saint Amand deux nobles Aquitains, Serenus et Amantia : la charte, qui prend son bien où elle le trouve, applique ces deux noms à l'autre Amandus, avec cette légère variante que ce ne sont plus ceux du mari el de la femme, mais du père et de la fille[15]. Du reste, la tentation était violente, je l'avoue tout le premier. Saint Amand n'était pas seulement Aquitain, selon les légendes : ainsi que son homonyme, il avait eu des rapports intimes avec les Vascons. On le con, sidérait même comme l'apôtre de la Vasconie, on lui attribuait la fondation de la célèbre abbaye de Moissac, et c'est dans les lieux mêmes où l'autre Amandus était censé avoir régné, qu'on l'avait vu commencer cette carrière de vertus et de prosélytisme qui se termina avec tant d'éclat dans l'ancienne Ostrasie. Que de motifs pour essayer de jeter un peu de confusion entre les deux personnages et pour mettre en participation, à la faveur de l'homonymie, leurs noms, leurs familles et leurs intérêts ! Les illustres auteurs de l'Histoire de Languedoc avaient entrevu le plagiat et la confusion que je viens de signaler au sujet d'Amandus. Mais, obstinément attachés à la défense de la charte d'Alaon, qui formait la base de leur œuvre, ils ont employé un procédé facile vt, peu coûteux pour se tirer d'embarras, et, ce qui est bien plus habile, pour mettre de leur côté les témoignages qui leur sont les plus contraires. Ce procédé consiste d'abord à infirmer l'autorité de tous les documents qui ne s'accordent pas avec leur opinion, et ensuite à altérer sans scrupule le sens des pièces qu'ils analysent. Dans
l'occasion présente, ils n'hésitent pas à recourir au témoignage des actes de
saint Amand pour appuyer les assertions de la charte sur l'existence de
Serenus et d'Amantia, et, par suite, sur la réalité du mariage de Haribert
avec Gisèle ; seulement ils détournent le sens des actes, ils ne veulent pas
voir ce qui y est, et ils y mettent ce qui n'y est pas. Voici leurs propres
termes : « Serenus, duc d'Aquitaine, et Amantia, son épouse, aïeux de
Gisèle, femme de Charibert, roi de Toulouse, nous sont connus d'ailleurs par
la vie de saint Amand, évêque de Maëstricht, leur fils. Le temps où ce saint,
qui était oncle de Gisèle, a vécu, s'accorde avec la charte... »
Je ne sais si je dois le dire, mais il n'y a pas en cela un seul mot de vrai.
Loin de moi la pensée d'accuser la bonne foi des auteurs de l'Histoire de
Languedoc ; mais il m'importe de donner, une fois pour toutes, un échantillon
de leur critique, et un exemple de la méthode qu'ils emploient pour commenter
et éclaircir les textes. D'abord Serenus et Amantia sont donnés par la
charte, l'un pour aïeul, l'autre pour mère à Gisèle, puisque le roi dit, en
parlant des propriétés transmises par eux à Gisèle : Quæ à MATRE Amantia et à Sereno quondam
Aquitaniæ duce, AVO, tenuit pra, dicta Gisela... Rien n'est donc plus directement opposé au
témoignage de la vie de saint Amand, où on lit en propres termes que Serenus
et Amantia étaient le mari et la femme[16]. Est-il permis, après cela, aux
auteurs que je réfute de dire négligemment, comme s'ils n'avaient pas la
charte sous les yeux, comme s'ils ne s'étaient pas chargés d'en soutenir les
allégations : « Serenus, duc d'Aquitaine, et Amantia, son épouse, aïeux
de Gisèle, nous sont connus, » etc. Ensuite, il est absolument faux que
Serenus nous soit connu comme duc d'Aquitaine. Les actes de saint Amand
représentent Serenus et sa femme connue de simples seigneurs du pays
d'Herbauges, Arbatilicensis pagi, rien de plus. Quel est, d'un autre
côté, le fondement de cette proposition incidente et qui se trouve jetée là à
propos de saint Amand : « Ce saint, qui était oncle de Gisèle, »
etc. ? Si les Bénédictins s'en tiennent aux actes, il faut qu'ils admettent
que Serenus et Amantia ont été mari et femme, et, par conséquent, que saint
Amand et Gisèle étaient frère et sœur. Si c'est, au contraire, le sentiment
de la charte qu'ils adoptent, ils doivent se refuser à faire de Serenus et
d'Amantia, c'est-à-dire du père et de la fille, les parents de saint Amand ;
d'aucune façon ils ne peuvent accepter les deux témoignages. Singulière
critique que celle qui, voulant s'appuyer sur deux récits directement
contradictoires, et mettant dans chacun un peu de ce qui est dans l'autre, ne
s'aperçoit pas qu'elle les falsifie tous deux, et qu'elle fait dire à chacun
précisément l'opposé de ce qu'il disait. Mais, au milieu de ce gâchis, quel
motif les Bénédictins ont-ils de voir dans l'évêque Amandus un oncle de
Gisèle, devenu, par alliance, oncle d'Amandus le Vascon ? Oncle, neveu,
cousin, on peut opter pour la relation de parenté qu'on voudra dès qu'il n'y
a plus de base certaine ; ceci est une affaire de fantaisie. Pour concilier
les actes avec la charte, il faudrait supposer : 1° que Serenus et Amantia
ont eu une tille qui se nommait Amantia comme sa mère ; 2° que cette Amantia,
sœur de l'évêque saint Amand, a épousé Amandus le Vascon, et s'est trouvée
ainsi entre deux Amandus, l’un son frère, l'autre son mari. Mais un seul
instant de réflexion suffit pour montrer aux moins scrupuleux combien cette
combinaison serait risquée, Si, en effet, le duc de Vasconie et l'évêque de
Maëstricht eussent été beaux-frères, on ne pourrait jamais rendre compte de
la disproportion d'âge qui aurait nécessairement existé entre eux, en raison
de la différence des époques auxquelles la mort de chacun est rapportée. Le
duc mourut, d'après la charte et d'après les Bénédictins eux-mêmes, vers 657,
et il était nécessairement âgé lorsqu'il mourut, lui qui avait longtemps
exercé des fonctions publiques et dont la fille avait déjà des enfants.
L'évêque vécut au contraire, d'après ses biographes, jusqu'à l'année 679, et
même jusqu'à l'année 690, c'est-à-dire quarante ou cinquante ans de plus. A
ce compte, il aurait dû avoir, tout au plus, le même âge que sa nièce Gisèle
et son neveu Haribert. Certainement, ces choses-là se voient : il y a
des oncles moins âgés que leurs neveux ; mais l'histoire n'admet de pareilles
exceptions que sur de bonnes garanties, et le synchronisme invoqué par les
Bénédictins tournerait directement contre eux. Je n'ajoute qu'un mot : c'est
dans un auteur espagnol, Antonio de Yepes, que la charte a trouvé le duché de
Serenus. Yepes dit, en effet, que Se-repus, père de saint Amand, était duque
de Aquitania[17]. Il était naturel que la charte
empruntât à ses compatriotes. Une seule chose reste donc évidente : c'est que la charte n'a pu résister à la tentation d'appliquer à son duc Amandus la légende relative à l'évêque du même nom. Etourderie ou calcul, habileté ou maladresse, elle les confond et ne les confond pas, elle les embrouille et les distingue en même temps. Mais je m'arrête, et j'aurais dû m'arrêter plus tôt, car cette discussion était superflue. Le stratagème de la charte porte à faux, et le débat n'a plus d'objet dès que l'on peut prouver qu'il n'y a jamais eu de duc des Vascons, ou de duc de Vasconie, qui ait porté le nom d'Amandus, circonstance que Charles le Chauve ne pouvait ignorer. En effet, au moment de la mort de Clothaire II (628), c'était, au rapport de tous les historiens, un leude, d'origine saxonne, nommé Aighinanes ou Aighinanus[18], qui gouvernait la Vasconie. Cet Aighinanus, qui avait eu une révolte des Vascons à apaiser l'avant-dernière année du règne de Clothaire, en 627, nous le voyons encore employé par Dagobert dans la grande expédition qui eut lieu neuf ans après, en 656, pour faire rentrer dans l'obéissance les Vascons soulevés de nouveau. Cette expédition ayant dévasté la Vasco-nie, il fallut que les montagnards se résignassent, et, l'année suivante, leurs chefs (seniores) allèrent à Clichy pour y prêter le serment de fidélité entre les mains du roi, et c'est par Aighinanus qu'ils lui furent présentés. Il faut maintenant remarquer que les chroniqueurs ont écrit diversement le nom de cet officier. Ils l'ont appelé Aighinanus, Agino, Aighinanes, Agnianus, Avianus, Ainandus[19], et l'on conviendra que de cette dernière forme à celle d'Amandus, il n'y a pas une fort grande distance : il suffisait d'omettre un point pour opérer la métamorphose. Or la leçon Aman-dus ne se trouve qu'une seule fois dans Aimoin, dont les copistes ont torturé ce nom de toutes les manières. A quelques lignes de distance, ils l'écrivent Avianus et Agnianus[20] pour arriver à Ainandus ou Amandus, car je mets sur leur compte la responsabilité du changement qui a produit cette dernière forme. Dans tous les cas, ce n'est pas cette innocente faute d'un scribe ignorant ou distrait qui a créé le premier duc héréditaire de Vasconie des historiens du Languedoc, et amené une longue enfilade de méprises. Si l'on n'avait pas eu la charte sous les yeux, jamais on n'eût pris dans ce sens les expressions d'Aimoin ; jamais, surtout, on n'eût supposé que le prétendu Amandus fût un chef national des Vascons. Aimoin disait simplement que les seniores de la Vasconie allèrent à Clichy avec le duc Ainandus, cum duce Ainando, et que là ils furent saisis d'une terreur panique qui les poussa à chercher un asile dans la basilique de Saint-Denis ; après quoi le roi reçut leur hommage et leur permit de retourner chez eux[21]. Le seul et unique gouverneur qu'ait eu la Vasconie, de 628 à 638, c'est évidemment Aighinanus, qui, ayant déjà commandé dans cette province du vivant de Clothaire II, et y étant retourné après la mort de Haribert et de Hildérike, en avait été expulsé en 636 par la sédition dont je viens de parler, sédition que Dagobert réprima, et après laquelle Aighinanus, rétabli dans son gouvernement, amena aux pieds du monarque les chefs de la révolte, découragés et repentants. Ce fait serait encore mis hors de doute par le témoignage du continuateur de Fredegher, qui rapporte en ces termes la soumission des Vascons : Tandem Vascones oppressi, seu perdomiti, veniam et pacem à suprascriptis ducibus petentes, promittunt se gloriæ et conspectui Dagoberti regis præsentaturos, et sue ditioni traditos cuncta ab eodem injuncta impleturos. Cet irrécusable témoignage n'admet pas de réplique. Ainandus n'y est pas même nommé, et cela par la raison toute simple qu'il n'était pas le seul duc franc qui eût commandé dans la guerre de Vasconie : ils étaient onze ducs que Fredegher désigne tous par leurs noms. Quand les rebelles sont arrivés à Paris, c'est aux divers officiers qui avaient combattu contre eux, c'est aux ducs des Francs qu'ils s'adressent pour fléchir Dagobert, et il n'y avait rien que de naturel à ce que, selon le rapport plus détaillé d'Aimoin, ils fussent présentés au roi par l'un des anciens gouverneurs de leur province, rétabli dans son commandement[22]. Oihénart, cet habile et consciencieux explorateur des sources de l'histoire de sa province, n'a pas adopté la leçon Amandus, il a lu Ainandus ; mais il distingue ici sans raison, et prend Ainandus pour un personnage différent d'Aighinanus. Il s'est laissé surprendre par la syncope qui du nom d'Aighinanus a fait Ainanus, et par suite Ainandus, et dont on trouve de fréquents exemples dans les noms germaniques. C'est ainsi que Eginhartus devient Einardus, Raghenaldus, Rainaldus, etc. On s'aperçoit, j'imagine, que depuis les premiers mots de la charte nous sommes en plein roman ; roman historique si l'on veut, mais qui est loin d'avoir les agréments que comporte le genre. Rien de plus plat, rien de plus lourd que cette mosaïque de textes lus à rebours, de témoignages tordus, de mensonges pris de toutes mains. Au point où nous sommes arrivés, en la suivant, c'est-à-dire après le mariage et la mort de Haribert, la fiction n'a plus même l'ombre d'un fondement, c'est de la fable pure. Nous voici en présence de l'inconsolable veuve que la charte a inventée, et qui s'occupe de l'éducation de ses fils sous la garde vigilante du vieil Amandus, devenu plus Gascon que jamais. Époque intéressante qui a ému la sympathie des auteurs de l'histoire de Languedoc et celle de M. Fauriel. L'aïeul, cependant, finit par mourir à son tour, pour obéir à la loi commune. Mais, demeuré maitre de la Vasconie jusqu'à son dernier jour, malgré tous les efforts de Dagobert, il eut du moins la consolation de transmettre sa succession intacte à ses petits-fils. Que dis-je ? la charte nous apprend qu'il sut, avent de mourir, contraindre Dagobert à reconnaître l'indépendance de la Gascogne, et à en donner l'investiture aux neveux dont il n'avait pu se défaire. Si l'on veut voir jusqu'où l'illusion d'un faux système peut égarer les esprits les plus fermes, on n'a qu'à lire les considérations péniblement développées par M. Fauriel sur la vraisemblance de ces assertions, dont il finit par rejeter la responsabilité sur autrui : « C'est ce qu'ont expressément affirmé, dit-il, des historiens judicieux, et entre autres les savants auteurs de l'histoire de Languedoc. » J'ai, comme M. Fauriel, le plus grand respect pour les historiens qu'il citait ; mais on me permettra de dire que, dans cette circonstance, une affirmation serait une singulière garantie. On ne doit pas plus admettre sur parole les faits historiques que les théorèmes de géométrie ; et jusqu'à ce qu'il me soit démontré que D. Vaissette et D. Claude de Vie étaient contemporains de Dagobert et fort avant dans les secrets de sa famille, je prendrai la liberté de récuser leur caution. Mais il est temps de nous occuper des deux orphelins, seul espoir de la nationalité gasconne, et de chercher à quelles sources la charte a puisé ces noms de Boggis et de Bertrand, qui, je me hâte de le dire, ne sont pas du tout de son invention. Ce né sont pas, en général, les chroniques sérieuses, l'histoire proprement dite, que la charte consulte de préférence ; elle n'en sait que le gros, ce que tout le monde en savait, même avant que des réimpressions multipliées eussent mis ces documents dans toutes les mains. Les autorités auxquelles elle s'en rapporte presque toujours appartiennent à une autre catégorie, celle des hagiographes, des légendaires, des martyrologes ; sources des plus suspectes, au point de vue de la chronologie et des événements politiques ou sociaux, entendons-nous bien, mais dont l'usage était universellement répandu dans le monde ecclésiastique, et auxquelles une croyance traditionnelle fut accordée jusqu'au renouvellement des études historiques. Pour les détails relatifs à l'histoire de Sadregisile, comme pour la généalogie de l'épouse de Haribert, la charte, nous l'avons vu, n'a pas employé d'autres matériaux. C'est là aussi qu'elle a découvert fort à propos les deux princes qui pouvaient être donnés pour fils à Haribert et dont les règnes rempliront l'intervalle de quatre-vingts ans au moins, écoulés entre l'époque probable de la mort d'Ainandus et l'apparition du duc Eudes, qui n'est signalée que vers 719. Ces deux règnes sont échafaudés sur deux mots, ni plus ni moins, empruntés aux légendes de saint Hubert et de sainte Ode. Je n'ai rien à apprendre à ceux qui les ont lues ; ils savent que ce sont les moins vraisemblables, les moins authentiques de toutes celles que la pieuse crédulité d'une époque barbare ait jamais mises en circulation. Ils savent aussi qu'elles ont été recueillies, au douzième siècle, dans les provinces d'entre Rhin et Meuse, pays fort étranger à la Gaule méridionale et où l'on ne s'occupait guère de ce qui pouvait se passer entre la Garonne et les Pyrénées. ils savent enfin que, sous le rapport des inventions et des mystifications historiques, les Belges ne sont pas si éloignés des Espagnols qu'ils en ont l'air. Saint Hubert des Ardennes, que sa biographie donne comme le fils d'un noble aquitain, d'un duc, si l'on veut, nommé Bertrand, après avoir été païen dans sa jeunesse, ainsi que l'étaient alors, selon la légende, tous les Aquitains ses compatriotes, fut envoyé par ses parents à la cour du roi Thierry Ill, où il séjourna quelque temps ; puis, touché de la grâce divine et révolté de la malice d'Ébroin, il quitta clandestinement la cour pour aller se mettre sous la protection de Pépin et vivre pieusement dans l'Ostrasie, aux bords de la Meuse, en compagnie de sa tante Oda, veuve d'un autre duc des Aquitains, nommé Boggis. Devenu successivement évêque de Liège, puis de Maëstricht, il mourut en 727. En tout cela, s'il y a quelque chose d'incontestable, c'est son épiscopat et la date de sa mort[23]. En conscience, cela suffit-il pour que nous acceptions Bertrand et Boggis, d'abord comme fils de Haribert, ensuite comme ducs d'Aquitaine, je me trompe, comme ducs de Vasconie, puisque leur aïeul Amandus n'aurait pu leur laisser que ce duché-là ? Et d'abord, dans les deux lignes où je viens de résumer la vie de saint Hubert, il y en a une qui renverserait de fond en comble l'hypothèse de son origine ducale. C'est, en partie, pour fuir la tyrannie d'Ébroin que le saint se dirige vers le nord ou l'est de la Gaule. Pourquoi donc pas vers le midi, si sa famille y régné ? Hubert pouvait, j'en conviens, trouver un refuge dans la France rhénane ; mais n'en avait-il pas un tout préparé dans la Vasconie, qui devait être indépendante aussi sous les princes de sa maison ? Ma remarque est d'autant plus fondée que, d'après la chronique de Fredegher, la plupart de ceux qui redoutaient Ébroin, entre autres les adhérents et les complices de-saint. Léger, fuyaient précisément vers la Loire et allaient se cacher jusque chez les Vascons. Ligerem irangressi, usque Vascones confugerunt[24]. Quel motif pouvait donc écarter Hubert d'une direction qu'il aurait eu tant d'intérêt à suivre ? Quant à son origine et à celle des personnages qui lui sont rattachés, je n'ai pas besoin de relever l'élasticité du mot aquitain, dont, en cette circonstance, comme en beaucoup d'autres, il a été facile d'abuser, L'Aquitaine, ce n'était pas seulement la Gascogne, c'était alors tout le midi et une grande partie de l'ouest de la Gaule. L'expression était synonyme de méridional, rien de plus. Tours, Limoges, Poitiers, Bordeaux, Toulouse, Clermont, Bourges, toutes ces villes pou-- valent former autant de duchés d'Aquitaine, en tant que centres de circonscriptions militaires, Dire qu'on était Aquitain, cela signifiait qu'on était. né au sud de la Loire, voilà tout. Ainsi, que Boggisus et Bertrand aient été frères, qu'ils fussent Mérovingiens et fils de Haribert, qu'ils aient eu Gisèle pour mère, qu'ils aient été sauvés par Amandus ; que Dagobert, faisant de nécessité vertu, ou cédant au cri de sa conscience, leur ait abandonné, sous la condition de foi et d'hommage[25], l'héritage paternel ; qu'ils aient régné simultanément sur la Vasconie ; que, par suite de sa retraite volontaire, le fils de l'un d'eux, Hubert, ait cédé tous ses droits à son cousin Eudes ; enfin, que Eudes ait été le fils de Boggis, tout cela est de l'invention de la charte, et ce n'est encore qu'une petite partie des faits qui, selon M. Fauriel, auraient pu être lt peu près connue sans elle. Commençons par la fraternité des deux princes. Le fondement en est tiré de cette circonstance, que, d'après la légende, saint Hubert, fils lui-même d'un duc d'Aquitaine nommé Bertrand, aurait été suivi dans sa solitude par sa tante Oda, veuve de Boggis, autre duc des Aquitains, qui était mort récemment : Adhærebatgue illi, quasi comes individua, amita sua Oda quæ extitit Boggis Aguitanoruin ducis, recens defuncti, vidua. En quoi cela prouve-t-il que Bertrand et Boggis fussent frères ? Le terme amita ne signifie-t-il pas, avant tout, tante du sang, c'est-à-dire sœur du père, sœur de la mère ? On ne peut douter que l'intention de l'hagiographe n'ait été de désigner un de ces deux rapports de parenté, et non une alliance indirecte. Pour lui, Oda était la sœur du père de Hubert, sinon de sa mère, et il n'y a aucun motif d'en faire la belle-sœur de son père. On ne comprendrait pas que la veuve de Boggisus, la mère de Eudes, se fût expatriée à la suite de saint Hubert s'il n'eût été que le neveu de son mari. La fausse interprétation de ce mot-là étant l'unique trait d'union qui eût pu lier Bertrand à Boggis, la fraternité reste encore à prouver. Ceci n'est d'ailleurs qu'un détail insignifiant auprès des difficultés que nous allons rencontrer 'pour déterminer la valeur historique du texte des actes de saint Hubert. Sigebert de Gemblours, écrivain belge, qui savait par cœur et transcrivait littéralement les actes de sainte Ode, lui a consacré cette mention : « L'année 711 florissait, dans la Gaule, sainte Oda, veuve de Boggis, duc des Aquitains, laquelle enrichit par sa munificence les églises de Dieu, et qui repose, depuis sa mort, dans la paroisse de Liège. » Cela est bien formel quant à l'indication chronologique, et il n'y aurait eu rien que de plausible à ce que la tante de saint Hubert, mort lui-même en 727, fût encore vivante seize ans auparavant. Jusqu'ici, tout va le mieux du inonde pour la charte. Mais écoutons un témoignage bien autrement authentique, bien autrement grave, celui de la vieille chronique de saint Martin de Tours, antérieure, de toutes façons, et à la rédaction des actes de sainte Ode, et à la chronographie de Sigebert. « L'an VI du règne de Justin II florissait, dans la Gaule, sainte Oda, femme de Boggis, duc des Aquitains, laquelle a enrichi un grand nombre d'églises, et repose, depuis sa mort, dans la paroisse de Liège. » Il n'est pas nécessaire d'être versé profondément dans l'étude des documents de ce genre pour reconnaître au premier coup d'œil, dans ce dernier texte, la version originale, le thème primitif que les légendaires ont brodé en y ajoutant des agréments de leur façon, comme les ecclesias Dei, les rimes redoublées, et surtout le recens defuncti vidua. Pas un mot, dans la chronique de saint Martin, de cette récente viduité, circonstance intéressante sans aucun doute, mais qui, rapprochée de la date de Sigebert, pourrait causer aussi quelque embarras. Si, en effet, la fuite de saint Hubert a eu pour motif la tyrannie d'Ébroin, qui finit l'an 681 par la mort du tyran, sa retraite en Ostrasie a été nécessairement antérieure à cette date, et, par la même raison, sa tante Ode était déjà veuve, puisque les actes l'attestent. Comment donc, en 711, aurait-il été raisonnable de, dire que son mari était mort récemment ? La veuve aurait pu se faire cette illusion, fort honorable pour sa tendresse ; mais la chronologie ? Passons encore sur ce rapprochement, et traduisons la date de la chronique, ce qui importe davantage. — Justin II monta sur le trône à la mort de son oncle Justinien, en 565 : la sixième année de son règne correspond donc exactement à l'année 571 de l'ère chrétienne, d'où résulte une différence de cent quarante ans entre la date de Sigebert et celle de la chronique. Maintenant, qui a tort, qui a raison ? Est-ce la chronique ? sont-ce les actes ? Si la chronique n'a pas menti, tout l'échafaudage de la charte est renversé. Ce chiffre de 711, donné par Sigebert de Gemblours, ne serait-il donc qu'un nombre en l'air, une époque prise au hasard, et ne parviendrait-on pas à l'expliquer ? Essayons. Supposez qu'une copie fautive ou sciemment altérée de la chronique, au lieu de ces mots : anno JUSTINI II. VI, ait porté ceux-ci : Anno JUSTINIANI II. VI ; en d'autres termes, supposez qu'on ait lu Justinien, au lieu de Justin ; confusion d'autant plus facile, et qui peut d'autant mieux être admise, que la célébrité attachée au nom de Justinien devait nécessairement le représenter à la pensée de celui qui en écrivait les trois premières syllabes Justini ; cela posé, il n'en aurait pas fallu d'avantage pour égarer Sigebert, car la dixième année du règne de Justinien II, qui monta sur le trône en 705, correspond juste à l'année 711, Cependant on pourrait répondre que c'est, au contraire, la copie de la chronique où se trouvait le nom de Justin qui était inexacte. Je vais alors établir, par des arguments sans réplique, que la date donnée par la chronique est la seule admissible, el que, s'il y a eu réellement un Aquitain du nom de Boggis, il n'a pu vivre qu'à cette époque. Qu'on ne s'étonne pas de la forme dubitative que j'emploie à l'égard de ce personnage. Les documents qui le concernent sont si divers, si contradictoires, qu'il finit par devenir insaisissable, par être un pur mythe. Ce nom-là, d'abord, est bien plus important qu'il ne paraît à première vue, Il a tenu une grande place dans un système dont l'objet était de démontrer l'origine mérovingienne des Carolingiens, car eux aussi voulaient sr rattache à la première dynastie ; il a été, de plus, rappelé dans une célèbre polémique sur laquelle nous reviendrons plus tard, et qui avait exactement la même portée, le même but que la charte. Il a donc une notoriété qui semblerait exclure toute incertitude, toute équivoque : c'est précisément ce qui fait qu'on ne sait ni où le prendre ni où le mettre. La chronique de saint Vincent de Metz, rédigée en Ostrasie, sur le sol natal des descendants de Pépin de Landen, disait : « Le noble Ansbert, Aquitain d'origine, eut de sa femme, Blithilde, fille de Clothaire Ier, l'honneur de trois fils, savoir : Ferreolus, Modericus ou Mundericus, et Buotgisus, avec la fleur d'une fille, nommée Tarsicia. Le dernier des fils, Buotgisus, nommé aussi Arnoaldus, quittant l'Aquitaine pour la Germanie et la Belgique ; devint l'héritier de son oncle Gonthramn, qui, n'ayant point d'enfants, lui avait cédé de vastes domaines, et lui avait aussi choisi pour épouse une fille de la plus illustre race des Suèves, laquelle se nommait ODA. De ce mariage naquit saint Arnulfe, l'un des ancêtres de Charlemagne. » Rien de plus clair que cela. La vie de saint Arnulfe, à plus forte raison, devait rappeler cette royale filiation : « Ansbert, le plus noble des Aquitains, prit en mariage Blithilde., et de la susdite Blithilde, fille du roi Clothaire, il recueillit l'honneur de trois fils, Ferreolus, Modericus et Buotgisus[26]. » Albéric des Trois-Fontaines disait : « Blithilde, fille du roi Clothaire Ier, sœur des rois Gontchramn, Kilpéric et autres, donna pour enfants à' son mari le duc Arnoaldus et Ferreolus. Le duc Arnoaldus eut pour lits Arnulfe qui, avant d'être évêque de Metz, eut de sa femme DODA trois fils, » etc... Le duc Arnoaldus est ici le même que Boggisus, cela n'a pas besoin d'être remarqué ; la chronique de saint Vincent nous l'a dit. Seulement ODA ou DODA, qui était le nom de la mère d'Arnulfe, devient ici celui de sa femme. Sigebert, aussi, disait dans son affreux langage, en copiant les écrivains antérieurs : « Pépin, maire du palais de Lothaire II, était aidé (corporabatur) par saint Arnulfe, fils d'Ansbert et de Blithilde, fille du premier roi Lothaire. » Mais il omettait un degré dans la filiation, celui de Boggisus[27], et vraisemblablement il avait ses raisons pour cela, à moins que cet inconséquent éditeur du roman de la papesse Jeanne ne fît pas attention à ce qu'il écrivait. Grégoire de Tours, par lequel j'aurais dû commencer, ne parle, il est vrai, ni d'Ansbert, ni de Blithilde. Mais il a connu Mundericus, Ferreolus et Boggisus ou Bodegisilus (c'est le même nom), sur lesquels il donne quelques détails et qui étaient ses contemporains. Enfin, un diplôme de Louis le Débonnaire, du père même de Charles le Chauve, déclarait à la date de 856, c'est-à-dire six ans seulement avant la prétendue généalogie homologuée par son fils, que Bodegisilus, le fondateur d'une opulente abbaye, celle de Glandières ou Longeville, près Metz, était le même que le père de saint Arnulfe, l'auteur reconnu de sa race[28]. On sait j'imagine avec quel soin les Carolingiens, à commencer par Charlemagne, se prévalaient de cette origine[29]. C'est à Glandières que Boggisus ou Bodegisilus avait son tombeau. De là vient même que de savants auteurs n'ont pas hésité à reconnaitre ce Bodegisilus dans l'évêque de Metz Arnoaldus, qui monta sur le siège épiscopal l'an 599 et qui par conséquent y aurait précédé son fils Arhulfe. D'après eux, Arnoaldus-Boggisus et sa femme Oda s'étant retirés du monde sur la fin de leurs jours, le mari entra dans les ordres, tandis que la femme embrassait de son côté la vie monastique, et tous deux moururent en odeur de sainteté[30]. L'époque de l'Aquitain Botgisus, Buotgisus ou Boggisus, et celle d'Oda, sa femme, ne semble donc pas devoir être l'objet du moindre doute. Le calcul de la chronique de saint Martin de Tours est rigoureusement exact, et la date de Sigebert est fautive. 3lais il existe d'autres documents, recueillis par Pithou, qui donnent des détails fort différents. Ainsi, on lit dans la Vie de Charlemagne : « Clothaire, qui eut pour fils Dagobert, eut aussi une fille nommée Blithilde, de laquelle Blithilde descend la génération du roi Charles : car cette Blithilde, sœur de Mujobert, eut en mariage un homme noble d'entre les Francs, nommé Ansbert, duquel elle engendra un fils nommé Arnoaldus, ou Buotgisus[31]. » Voilà donc à présent Blithilde qui deviendrait la fille de Clothaire II, et Ansbert, transformé en Franc, d'Aquitain qu'il était. Toutefois il est aisé de prouver qu'il y a dans ce passage une erreur manifeste. Contentons-nous de remarquer que la presque unanimité des témoignages relatifs à Ansbert et à Blithilde s'accordent à représenter celle-ci comme fille de Clothaire Ier, Buotgisus comme provenu de son mariage avec Ansbert, et Arnulfe comme fils de Buolgisus. Cette remarque même est de trop. Dès que l'origine d'Arnulfe se rattache à l'un des Clothaire, il faut de toute nécessité que ce soit au premier, et les mots soror Dagoberti ne peuvent être ici qu'une interpolation ridicule. Au rapport de tous les chroniqueurs, Arnulfe, l'évêque de Metz, fut le guide de la jeunesse de Dagobert, pendant que ce prince administrait l'Ostrasie, de 622 à 628. Comment donc aurait-il pu être le petit-fils de la sœur de son pupille et le petit neveu de celui-ci ? Mais nous avons encore un document à analyser, et c'est assurément un des plus originaux. Je veux parler de la légende de sainte Rictrude, ou Rotrude, abbesse du monastère de Marchiennes, dont la naissance est rapportée à l'année 614, et qui appartenait à l'une des familles les plus illustres du pays des Vascons, alors tous infidèles, sinon idolâtres. Son père se nommait Arnoaldus. Dans sa jeunesse, Rictrude avait été précisément confiée aux soins de saint Amand, le futur évêque de Maëstricht, qui lui inspira les sentiments de la plus fervente piété. C'était une jeune fille aussi remarquable par sa beauté que par ses vertus, et qui, toute enfant encore, n'avait qu'un seul désir, celui de vivre uniquement pour Dieu. Après la mort du prince Haribert, auquel le roi son frère avait donné le gouvernement de l'Aquitaine, Dagobert choisit, pour le remplacer, Adalbald, l'aîné des trois fils que sa sœur Blithilde avait eus d'Ansbert, et qui se nommaient Adalbald, Erkenwald[32] et Sigebert. Le nouveau duc d'Aquitaine, rendu dans son gouvernement, ne tarda pas à être frappé des attraits de Rictrude ; il la voulut pour femme et l'obtint en mariage. Mais, ce prince ayant été assassiné à la fleur de l'âge par les indigènes, Rictrude résolut de se consacrer entièrement à Dieu, quoique belle encore et recherchée par des princes dont elle dédaigna l'alliance. Elle se retira en Ostrasie, sur les domaines que son mari lui avait laissés, et où il avait déjà fondé le monastère de Marchiennes. Un fils et trois filles, nés de son mariage, imitèrent son exemple, tous méritèrent d'être mis au rang des saints[33]. J'aime cette légende, bien qu'elle soit le contre-pied de l'histoire : je l'aime pour sa marche indépendante au travers de la réalité, pour sa vérité morale, et pour son caractère à la fois dramatique sérieux et tendre. Je la préfère de beaucoup à celle de saint Hubert, bien plus mystique, mais bien plus vulgaire. Cela ne doit pas nous empêcher néanmoins de remarquer le chemin fait par la tradition depuis le texte simple et vrai de saint Martin de Tours. Voici évidemment Arnoaldus ou Boggisus qui devient Adalbald ; voici Oda qui devient Rictrude ; d'un autre côté, Arnoaldus ou Boggisus, au lieu d'être le mari d'Oda, se trouve être son père, et, réciproquement, Oda devient la fille de son mari. On découvre en même temps la cause et l'objet de la correction frauduleuse apportée au texte de la chronique de saint Martin. Dès que Rictrude était donnée comme la femme d'Adalbald, neveu de Dagobert, par sa sœur Blithilde, il fallait de toute nécessité faire changer d'époque à Ansbert et à Boggisus. De là, le petit artifice qui, dans les actes de saint Hubert et de sainte Oda, a fait du règne de Justin II celui de Justinien II. Quoi qu'il en puisse être, on aura remarqué que la charte n'est pas sortie jusqu'ici du cycle légendaire de saint Amand et de celui de saint Hubert, auxquels elle emprunte tous ses personnages. Il serait même permis de dire qu'elle leur a emprunté l'idée de faire durer les Mérovingiens en Aquitaine après la mort de Haribert, puisque la légende de Rictrude, en donnant pour successeur à ce prince Adalbald, qui n'est autre que Boggisus, semble avoir fourni à la charte la donnée même que celle-ci a mise en œuvre. Mais, roman pour roman, combien la légende de Rictrude est préférable ! J'aime mieux cette pieuse et belle veuve emportant toute une dynastie dans la solitude où elle s'ensevelit ; j'aime mieux sa jeune famille rompant aussi avec le monde et cherchant sa véritable couronne dans le ciel, que ces aventureux partisans, ces enfants perdus de la fortune et de la guerre que la charte veut donner pour représentants ou pour continuateurs aux Mérovingiens. Il faut conclure. Je pense que la question n'est plus douteuse en ce qui concerne l'authenticité des fils de Haribert. On voit où la charte les a pris ; on a apprécié l'erreur chronologique de Sigebert, qui est le fondement de toute la fiction. Très-probablement l'origine aquitanique de saint Hubert avait ravivé autour de sa mémoire toutes les traditions des saints personnages qui avaient pris naissance dans l'Aquitaine ou qui y avaient vécu. L'ancien, le véritable Boggisus a pu être un de ces officiers auxquels les rois confiaient des duchés en Aquitaine, comme Didier, Bladaste, Berulf, Ennodius et tant d'autres. Il sera revenu mourir vraisemblablement dans l'Ostrasie, à Liège, son pays natal, par conséquent aux lieux mêmes où les vertus de saint Hubert éclatèrent plus tard. Peut-être aussi le souvenir de quelque pieuse femme, nommée Oda, se liait-il à la vie de saint Hubert. Il n'en fallait pas davantage pour que la légende belge, franchissant les temps et les distances, associât naïvement toutes ces traditions, et ne fit qu'un faisceau de toutes ces gloires nationales. Boggisus, celui que l'histoire connaît, celui qu'on donne pour père à Arnulfe, et que Louis le Débonnaire désignait dans sa charte, n'a donc pu vivre que de 540 à 610 environ, et il n'y a plus moyen de prolonger son existence jusqu'en 681, ainsi que l'ont tenté les auteurs de l'histoire de Languedoc et M. Fauriel. Abstraction faite de ce qui vient d'être dit, l'essentiel eût été de prouver qu'un Boggisus quelconque avait exercé son autorité dans la Gaule méridionale au milieu du septième siècle, ou de 637 à 700. Les chroniques qui ont parlé de cette région s'accordent, au contraire, à nous la représenter comme partagée pendant cette époque entre deux chefs nommés Félix et Lupus[34]. Le premier avait placé le siège de son pouvoir dans le Limousin et le Périgord ; le second dans la Vasconie et la Gothie, où il est fort question de lui dans les événements des années 650 et 656. Pas un mot dans tous ces récits qui concerne les actions soit d'Amandus, soit de Boggisus, soit de tout autre prince réputé franc ou mérovingien. M. Fauriel a été fort embarrassé de l'incommode synchronisme que présentaient nécessairement les règnes simultanés de Boggisus l'Aquitain et de Lupus le Vascon. Comment les accorder ? quelle part faire à chacun ? quels rapports établir ou supposer entre eux ? Il est affligeant de voir un esprit aussi sagace, une érudition aussi scrupuleuse, se tourmenter en vain pour suppléer au silence de l'histoire, ou plutôt pour lui faire avouer le contraire de ce qu'elle dit. Ainsi, après avoir admis la coexistence des deux princes, et l'opposition de leurs intérêts, M. Fauriel conjecture qu'il était impossible qu'ils vécussent en bonne amitié. De cette incompatibilité à une guerre déclarée il n'y a pas loin, et M. Fauriel est porté à croire qu'ils ont bien pu se battre ; mais, une fois qu'il leur a mis les armes à la main, il est obligé de s'arrêter court et de les laisser aux prises, car il sent que le terrain lui manque absolument, même pour des conjectures. Voici sa conclusion, dont je recommande tous les termes à l'attention des lecteurs : « On ne sait pas de quelle manière se termina la guerre de Lupus avec Boggisus et Bertrand — je le crois bien ! — ; mais il est constaté que vers la même époque, ou L'ON PEUT ADMETTRE QU'ELLE EUT LIEU, la famille de ces derniers fut dispersée par quelque événement violent, peut-être par cette guerre elle-même. » Cette dispersion violente d'une famille qui n'existait pas, était, en effet, pour M. Fauriel, la seule transition possible entre le règne de Boggisus qui dut commencer vers 637, et celui de son prétendu fils, le célèbre Eudes. De l'année 637, jusqu'à l'apparition d'Eudes, qui n'est signalée par les historiens que vers l'année 719, il y a, en effet, une terrible lacune ; comment la remplir ? La charte, moins scrupuleuse que M. Fauriel, n'y a pas fait tant de façons : elle passe de plain-pied de Boggisus aux deux fils qu'elle lui donne, Eudes et Imitarius, sans entrer dans la moindre explication, et aussi peu soucieuse de la vraisemblance que de la chronologie. Mais pour des historiens graves la difficulté était saillante, et, malgré tous leurs efforts, elle n'a pu être résolue par la supposition d'une dispersion violente. Ce sont, en effet, quatre-vine ans pendant lesquels nos Mérovingiens s'éclipsent complétement. La charte, à cet égard, n'en sait pas plus que les chroniques. Nul écrivain n'ayant pris la peine de donner le renseignement, même le plus indirect, sur l'origine et la filiation du grand chef aquitain, c'est ici qu'il a fallu surtout prêter des sous-entendus à l'histoire, glisser des parenthèses dans les textes les plus serrés, et faire parler les auteurs les plus taciturnes. Une seule chose est certaine par rapport à Eudes c'est que la puissance de ce prince avait atteint sa plus grande extension au moment de la lutte suprême entre l'Ostrasie et la Neustrie, ou entre Charles Martel et le maire du palais Raghenfried. On sait que celui-ci, à bout de ressources, s'allia d'une part avec Rathbod le Frison, et de l'autre avec Eudes, pour mettre le petit-fils de Pépin entre deux feux. Battu à Vincy avec ses alliés, Eudes se retirait derrière la Loire, suivi du roi neustrien Hilpérike II, qui espérait y trouver un refuge ; mais les menaces de Charles effrayèrent l'Aquitain, qui livra le roi fugitif, et détourna ainsi, pour quelque temps, le danger qu'il avait attiré sur sa patrie et sur sa famille. C'est été le moment ou jamais, pour les chroniqueurs qui ont raconté cette guerre, de rappeler les liens de parenté qui unissaient la cause de Hilpérike aux intérêts du duc Eudes ; surtout lorsque l'aveu public de Charles le Chauve devait avoir délié toutes les langues et rassuré toutes les consciences. Ils n'en ont rien fait. Eudes n'est aux yeux de tous qu'un étranger, un partisan avide qui cherchait à profiter des troubles pour étendre ou affermir sa domination usurpée. Nul n'a pris la peine de dire d'où il était sorti ; nul surtout n'a parlé du frère que la charte lui donne, cet Imitarius, qui ne fait rien, ne dit rien, ne sert à rien, si ce n'est à laisser croire que la charte avait sur cette maison des renseignements tellement circonstanciés, tellement précis, qu'elle y mettait même du luxe, en tirant de l'obscurité des personnages qu'elle aurait pu fort bien y laisser. Je ne veux pas néanmoins omettre une observation, si minutieuse qu'elle soit, sur ce prétendu frère. Le nom que la charte lui donne sent trop le terroir, pour que je le laisse passer. Emeterio est un des plus grands saints de l'Espagne. Le poète Prudentius en a fait le sujet d'un hymne. On le vénérait particulièrement à Santander, dans les provinces basques et dans la vieille Castille. C'est comme un avant-goût, une légère anticipation du futur établissement des Mérovingiens en Espagne. Ils s'en rapprochaient déjà par les noms. Il fallait donner une femme à Eudes, comme on en avait donné une à Amandus et à Haribert. La charte nous révèle qu'il avait épousé une Ostrasienne, et, ce que l'on n'eût jamais supposé, une Ostrasienne de la famille même des maires du palais, laquelle avait nom Waldtrude. Si l'on demande à quelle époque et pour quel motif cet impossible mariage avait été conclu, c'est sur quoi la charte ne s'explique point. Ce n'est certainement pas sous l'administration de Pépin d'Herstall (687-715) que cette alliance aurait réuni deux maisons si étrangères, si hostiles l'une à l'autre. On ne voit pas davantage qu'après la mort de Pépin, ou entre la bataille de Vincy et celle de Tours (720-732), les Francs et les Aquitains aient échangé, plus que par le passé, des rapports de bienveillance. Depuis la bataille de Tours jusqu'à l'époque adoptée pour la mort de Eudes (735) ce fut bien autre chose : l'ambition des Ostrasiens se démasqua, et leurs prétentions sur les provinces d'outre-Loire furent publiquement avouées. Il n'y a guère de place dans tout cela pour des alliances de famille : on n'y découvre qu'une défiance et une haine réciproques. C'est tout simplement en combinant la légende de saint Amand avec celle de saint Wandrille. le célèbre fondateur de l'abbaye de Fontenelles, que la charte a fabriqué le mariage du duc Eudes et la filiation de son épouse. Elle avait déjà donné au fondateur d'A-bon le nom de celui de Fontenelles, car on sait que Wandregisile ou Wandrille c'est la même chose ; mais son intention n'était pas de s'en tenir à l'emprunt d'un nom, et elle entendait bien exploiter à son profit toute la parenté de saint Wandrille. Waldtrude aurait été, d'après elle, la fille d'un Walachise ou Walkighise, allié à la dynastie carolingienne, et dans ce Walkighise il est impossible de ne pas reconnaître l'un des trois fils que certaines légendes donnaient à saint Arnulfe, et celui qui fut père de saint Wandregisile (Wandrille), fondateur du monastère de Fontenelles. Du moins les savants auteurs de l'Histoire de Languedoc, loin de mettre en doute cette identité, l'ont alléguée comme une preuve de la véracité de la charte. Reste à savoir si les temps correspondent, et c'est ici que l'embarras commence. Nous allons nous trouver encore aux prises avec un de ces gros anachronismes dont la charte est malheureusement si prodigue. Il est admis par tous les hagiographes que saint Wandrille naquit, au plus tard, la première année du septième siècle (601), et fut dans sa jeunesse attaché au roi Dagobert (628-638), dont son père, saint Arnulfe, devint le tuteur[35]. Cela étant, comment Waldtrude, sœur de Wandrille, aurait-elle pu devenir la femme d'Eudes qui, d'après les Bénédictins, ne commença à régner, au plus tôt, qu'en 681, c'est-à-dire quatre-vingts ans après la naissance de celui qu'il aurait eu pour beau-frère ? En supposant que Waldtrude eût été de vingt ans plus jeune que son frère, ce qui est beaucoup, elle en aurait eu encore soixante et un en 681, date probable de son mariage, tandis que son époux ne pouvait guère en avoir plus de dix-huit ou vingt. Enfin, elle en aurait eu cent quinze en 735, date de la mort de Eudes. On conviendra que ce sont là des merveilles qui ne peuvent être crues sur parole. Je compléterai cette démonstration par un dernier argument. Le nom de cette Waldtrude et l'idée de la donner pour femme à Eudes, tout cela n'est encore qu'un plagiat dont les actes de saint Amand ont fourni la matière. Parmi les noms inséparables de la mémoire du saint évêque, les hagiographes et surtout Hucbald, l'un des plus anciens, nous font connaître celui de sainte Waldtrude, fondatrice d'un monastère consacré., en 656, par saint Amand, et auquel la ville de Mons doit sa naissance. Sainte Waldtrude (Waudru) est restée la patronne du Hainaut. Et non-seulement le nom de Waldtrude se trouve dans la légende, comme celui de Rictrude, mais encore le nom d'un certain EUDES, puissant seigneur de l'époque, qui fit de vains efforts pour obtenir en mariage sainte Aldegonde, sœur de Waldtrude, et fondatrice du monastère de Maubeuge (Melbodium). Eudes n'ayant pu réussir auprès de sainte Aldegonde, la charte l'a dédommagé en lui donnant sa sœur. Il est vrai que celle-ci avait eu un autre mari, saint Manger ; mais peu importe : le nom d'Eudes se rencontrait là, et le mariage s'est fait[36]. Les historiens du Languedoc paraissent avoir entrevu ces objections ; mais, comme il leur fallait absolument opter entre la charte et les actes de saint Wandrille, ils prennent bravement leur parti, et, d'un trait de plume, ils enlèvent toute authenticité à ces actes. Ils ne réfléchissent pas combien il serait facile de rétorquer l'argument contre eux ; ils n'ont pas l'air de comprendre que les noms de Waldtrude et de Walkigise, qui se trouvent, dans la charte, en compagnie de celui de Wandregisile, n'y ont été mis que pour donner une couleur historique à la supposition, comme ceux de Serenus, d'Amantia tt de Sadregisile : il faut sauver la charte à tout prix, au prix de l'histoire et du martyrologe. Passons de la femme d'Eudes à ses descendants, en commençant par reconnaître que la charte nous eût rendu un véritable service, si elle avait, en effet, apporté dans cette descendance l'ordre qu'elle y paraît mettre. La plupart des chroniques, fort confuses en ce qui concerne les héritiers du prince aquitain, s'accordent à lui donner pour fils Hunald et Remistan. Quant à Waifer, était-il le fils ou le frère d'Hunald ? Ce point est resté d'autant plus incertain qu'il y a des raisons plausibles à l'appui de l'une et de l'autre opinion[37]. D'un autre côté, a-t-il existé deux princes du nom de Hunald, ou n'en a-t-il existé qu'un ? Celui qui a régné avant Waifer est-il le même que celui qui parut après sa mort, ou bien était-ce un autre ? Questions aussi indécises que la précédente, eu égard au peu de lumières que fournissent les chroniqueurs. La charte arrange tout cela. D'abord elle omet Remistan, dont elle n'avait que faire, et les deux fils qu'elle donne à Eudes sont Hunald et Hatton. Le premier devient père de Waifer, en faveur duquel il abdique, en 745, et dont la mort, en 768, le força, dit-on, à reparaître sur la scène. Le second, victime de l'ambition de Hunald et de Waifer, a les yeux crevés par ordre de son frère, au moment de l'abdication de celui-ci ; mais il n'en devient pas moins l'auteur d'une seconde branche mérovingienne que la charte nomme, dans son style inimitable, la seconde ligne issue d'Eudes, celle à laquelle Wandregisile est censé appartenir, ex secundà Eudonis lined... On connaît la mention baroque des chroniqueurs au sujet d'Hatton, mention qui se réduit à un mot, et à un mot inintelligible, Hatto ligatus est, et l'on ne devait guère s'attendre à l'importance que ce nom prendra, ni à la tragique aventure qui l'a rendu célèbre[38]. Les deux frères d'Hunald jouaient de malheur. L'un, Remistan, le seul que l'histoire connaisse, est -pendu à Poitiers par ordre de Pépin, pour lequel il avait d'abord trahi son neveu, et qu'il trahit ensuite pour revenir à Waifer ; l'autre, l'oncle imaginaire, le seul qui soit connu de la charte, est mutilé par son propre frère. Rendons pourtant justice à la charte ; elle n'a point inventé ces circonstances, et il est juste de renvoyer à d'autres la responsabilité des assertions relatives à la filiation de Waifer, à la disgrâce de Hatton, à l'abdication et au retour inattendu du vieil Hunald. Les sources d'où ces détails pouvaient être tirés se réduisent à trois ; ce sont la Chronique d'Adon de Vienne, les Annales de Metz, et les Actes du martyre de saint Berthaire. Adon de Vienne dit, au sujet de Grippon, frère de Pépin, que ce prince se réfugia auprès de Waïfarius, chef des Aquitaniens et fils de Hunald[39]. Mais cette désignation, quelque positive qu'elle paraisse, doit-elle être regardée comme irrécusable, lorsqu'elle émane d'un auteur qui écrivait un siècle après les événements, et qui, ayant vécu presque toujours à Rome ou en Allemagne, était complétement étranger aux lieux qui en avaient été le théâtre[40] ? Sous la plume de l'archevêque de Vienne, l'expression de fils équivaut simplement à celle de successeur. Il faudrait supposer, pour soutenir le contraire, que ce chroniqueur possédait sur la généalogie de ces princes des documents ignorés de tous les autres historiens, et la supposition serait parfaitement gratuite. Le témoignage des annales de Metz est plus formel et plus étendu. Il ne se borne pas à établir la filiation de Waifer ; il nous donne les détails de l'abdication d'Hunald en faveur de son fils, et ces détails se trouvent de tout point conformes à ceux que renferme la charte. Je citerai le passage en entier, car ici tous les mots doivent être pesés : « Hunald ayant donc vu qu'il ne pouvait résister à Pépin et à Carloman, s'engagea par serment, et en leur livrant des otages, à faire toutes leurs volontés, et il se soumit avec tout ce qu'il possédait à l'autorité de ces invincibles princes... et la même année le duc Hunald, trompant son frère, nommé Hatton, par de faux serments, l'attira de Poitiers vers lui, puis lui arracha les yeux et le jeta en prison. Peu de jours après cela, Hunald, déposant la couronne de sa tête, et faisant le vœu de la vie monastique entra dans le monastère qui est situé dans l'île de Ré, et remit la principauté à son fils Waifer[41]. » Je n'aurais, je l'avoue, rien à répondre à un texte aussi décisif dans la question qui nous occupe, si la précision même des détails qu'il donne, et que nulle autre chronique n'a mentionnés, n'était pour moi une cause de légitime défiance. Qu'on me pardonne cet excès de scepticisme ; mais je ne saurais comprendre comment il se serait fait que les écrivains de la Gaule rhénane en eussent su plus que ceux du Midi, plus que les moines d'Angoulême, par exemple, et la chronique de Moissac, sur les événements intérieurs, sur les faits domestiques de l'Aquitaine et de la Vasconie. Ce n'est pas que je soupçonne, Dieu m'en garde, la bonne foi des moines de l'abbaye de Saint-Arnulfe de Metz : mais ne serait-il pas possible qu'ils eussent été eux-mêmes induits en erreur par une légende accréditée, et qu'ils n'eussent fait que reproduire en cet endroit une version qui ne leur appartenait pas ? Montrons immédiatement à quelle source les annales ont puisé leurs renseignements sur la triste aventure de Hatton, et sur l'avènement de Waifer en qualité de fils d'Hunald. Cette source, ce sont les actes du martyre de saint Berthaire, qui était censé avoir passé une partie de sa jeunesse à la cour de Waifer et dont la légende a été invoquée par tous les auteurs qui ont écrit sur l'histoire méridionale, depuis Oihénart jusqu'à M. Fauriel. Nous trouverons là l'original de la version des annales, en ce qui concerne la retraite d'Hunald et la descendance de Waifer. Je traduis mot à mot tout le passage de ces actes qui s'y rapporte directement : « Il paraît nécessaire d'expliquer en peu de mots quel était ce Waifer, afin qu'on admire plus pleinement la patience de notre saint. Il apparut, en effet, ce méchant entre les plus méchants, ce détestable entre les pires, ce fils du duc Hunald, de celui qui s'était révolté contre le susdit roi Pépin, son seigneur, et qui, réduit au désespoir par des défaites réitérées, aboutissant à une chute digne de sa malice, finit par devenir moine. Comme il voyait que son fils Waifer croissait par l'énormité du corps et la vigueur des forces, et surpassait la perfidie paternelle par l'astuce de ses desseins subtils, se rappelant tout le mal qu'il avait fait au roi, et espérant avec joie que son fils serait capable de faire pis encore, regardant, en effet, ses efforts comme rien en comparaison de l'habileté et de la force dé son fils, il se décida à le mettre en état de développer librement ses facultés, de manière à ce que lui restât tranquille dans un monastère, tandis que son fils ferait au roi une guerre à outrance. Pour cela, il voulut le mettre en possession de son héritage, de façon que nul ne pût l'embarrasser sous prétexte de parenté. Appelant donc cauteleusement auprès de lui son frère germain Hatton, il lui arracha les yeux, et, appuyé sur cette bonne action, il entra dans un monastère. Au bout de trois ans, Waifer, en possession du pouvoir et de la méchanceté de son père, s'efforçant en vain contre le roi Pépin, son seigneur, battu notamment par la vigueur des comtes Austrowald et Gehlmann, ses troupes dispersées, sa mère et ses deux sœurs prisonnières, tomba lui-même au pouvoir du roi et fut tué l'an de l'Incarnation 757 (lisez 768). Ce que son père Hunald ayant appris, il quitta aussitôt son monastère, et, revenant, comme le chien, à son vomissement, il reprit ses armes et sa femme, résolu de se révolter contre le roi, non point le roi Pépin qui était mort, mais son fils Charles. Mais, épuisé de forces, il fut mis en fuite, pris par ceux qui le poursuivaient, et ramené comme un fugitif en la présence du roi. Là, privé de toute espèce de puissance, il déposa son mauvais vouloir, dompté enfin, mais non résigné. » Il serait difficile de trouver un texte plus positif et plus détaillé : malheureusement l'authenticité en a été mise en doute par les juges à la fois les plus compétents en fait d'érudition, et les moins intéressés à contester la sincérité des actes de saint Berthaire, je veux -dire les Bénédictins eux-mêmes, mais non pas ceux de l'histoire du Languedoc. Voici ce qui résulte en effet de la critique à laquelle ils les ont soumis : 1° Saint Berthaire était Lombard et non pas Franc, ou Aquitain, d'origine ; de telle sorte que les illustres compilateurs des Acta SS. Ordinis S. Benedicti regardent comme un préjugé sans fondement les bruits répandus au sujet de l'origine aquitanique et quasi royale de 'Berthaire. Entre autres preuves de leur opinion, ils rappelent la consanguinité de Berthaire avec Isambard, comte ou gastalde lombard de la ville de Télèse, dans l'ancien Samnium[42] ; 2° Berthaire n'a point été contemporain de Waifer l'aquitain ; 3° le Waifer dont il est question dans les actes de saint Berthaire n'est pas le Waifer d'Aquitaine, mais un prince de Salerne du même nom, qui avait témoigné le désir de vivre sous la règle de Saint-Benoît, au temps où saint Berthaire administrait l'abbaye du Mont-Cassin, et qui voulut même s'y faire porter pendant sa dernière maladie. Les incursions des Sarrasins n'ayant pas permis que son dessein s'accomplît, il mourut en grande réputation de sainteté dans l'ancienne ville de Téanum, et ses restes furent transportés à l'abbaye[43]. Remarquons qu'un simple coup d'œil jeté sur les dates suffisait pour faire reconnaître l'erreur des actes, et que le bon sens le plus vulgaire eût obligé les Bénédictins à les désavouer en tout ce qui touchait le Waifer d'Aquitaine. Comment aurait-il été possible, en effet, que Berthaire, qui ne devint abbé du Mont-Cassin qu'en 856, et qu'on sait avoir été tué par les Sarrasins en 884, eût passé sa jeunesse à la cour de Waifer qui périt en 768 ? A ce compte, l'abbé du Mont-Cassin serait mort, et de mort violente encore, à l'âge de cent quarante ans au moins, car ce n'est pas être trop exigeant que de supposer qu'il en pouvait avoir vingt-quatre à l'époque du meurtre de Waifer, c'est-à-dire quand il était censé vivre « comme un autre Loth dans une autre Sodome », et donnait à tous l'exemple de la sainteté. Mais, dira-t-on, pourquoi l'Aquitaine figure-t-elle dans ce récit, et qui obligeait le biographe franc ou italien de saint Berthaire de rapporter ce qui s'était passé dans les provinces d'outre-Loire, un siècle ou deux avant qu'il écrivît ? Cette question, c'est moi qui devrais la faire au lieu d'être tenu à y répondre ; car, une fois qu'il est prouvé que l'Aquitaine et son Waifer sont hors de cause dans le débat, ce serait aux défenseurs de l'opinion que j'attaque de justifier, s'il y a moyen, l'usage qu'ils croient pouvoir faire d'un document qui pèche par la base. Ce serait à eux de prouver que le biographe a été bien renseigné, et que, tout en se trompant sur les temps, sur les lieux et sur les personnes, il n'a pas laissé d'être scrupuleusement vrai. Je n'ajoute qu'un mot. Tout à l'heure les auteurs de l'Histoire de Languedoc désavouaient la légende de saint Wandrille : voici maintenant les auteurs des Acta qui désavouent la légende de saint Berthaire. qui donc se fier ? à qui croire ? et quelle certitude peuvent offrir de prétendues histoires rédigées sur des pièces qui, authentiques pour les uns, sont déclarées fausses par les autres, et réciproquement, selon le besoin des circonstances ? Mais ce n'est pas tout. Dans l'histoire du Waifer de Salerne on rencontre précisément un homme qui a les yeux crevés à cause de sa prédilection pour les Francs, et les chroniques italiennes font finir le prédécesseur du comte salernitain de la même manière que la chronique ostrasienne fait finir le malheureux Ballon, l'oncle du Waifer d'Aquitaine. Ce nouveau rapprochement mérite d'être étudié. Il faut savoir d'abord que le Waifer de Salerne fut un des plus implacables ennemis de la domination des Francs en Italie. Les historiens nationaux disent que Charles le Chauve l'abhorrait, exsecrabatur[44] : ce sont absolument les termes dont nos chroniqueurs se servent pour caractériser les sentiments de Pépin et de ses successeurs envers le Waifer d'Aquitaine. Or, la haine de Charles était juste ; avant que Waifer devînt comte de Salerne, cette ville avait été placée par l'empereur Louis II, fils de Lothaire Ier (855-875), sous le gouvernement d'un Lombard nommé Ademarius, homme vaillant et illustre que son dévouement aux Francs finit par rendre suspect et odieux à ses compatriotes[45]. Il avait livré à l'empereur Louis les villes de Sora, Arpinum, Vicus-Albus et Altinum, de la même manière que, dans la charte, le malheureux Hatton est dit avoir livré celle de Poitiers à Pépin[46]. Enfin il méditait, de concert avec les Napolitains, de frapper un coup plus décisif contre l'indépendance de l'Italie méridionale, lorsqu'une révolution le renversa. « Alors, disent les chroniqueurs, Ademarius eut les yeux crevés, et Waïferius devint prince de Salerne[47]. » Il serait superflu de rien ajouter à cette citation : tous les commentaires du monde ne convaincraient point ceux qui ne voudraient pas reconnaître dans ce texte la version originale d'après laquelle les actes de saint Berthaire et la chronique de Metz ont arrangé l'histoire des princes aquitains, une fois qu'ils eurent confondu les deux Waifer. Quant à cette confusion elle-même, elle pourrait s'expliquer par la révolution sociale qui suivit le démembrement de l'empire franc. On sait avec quelle rapidité les événements de la période germanique, en reculant. dans le lointain, après la dissolution de cet empire, se transformèrent pour les légendaires et les chroniqueurs, et à travers quelle illusion d'optique les générations nouvelles et les écrivains postérieurs, même de peu d'années, semblaient voir les choses du passé, Alors tout ce qui tenait aux Germains, aux Francs, à Charlemagne, fut travesti, défiguré ; les faits relatifs aux deux Waifer, ces implacables adversaires des Carolingiens, furent mêlés, confondus par la tradition ; on appliqua au franc ce qui appartenait à l'italien ; on appliqua à l'italien ce qui appartenait à celui d'Aquitaine. Du reste, le style même de la légende relative à Hunald, dans les actes de saint Berthaire, offre la preuve irrécusable qu'elle est de beaucoup postérieure aux événements. Je n'en voudrais pour témoignage que ces expressions, regem dominum suum, le roi son seigneur, qui appartiennent à l'époque féodale. On y surprend d'ailleurs des traces visibles de ces assonances, que les Italiens affectionnaient et qui passèrent dans la poésie vulgaire aux onzième et douzième siècles[48]. Il y a ensuite dans la description que l'écrivain anonyme a faite de Waifer une singulière ressemblance avec le portrait d'Adelghis, fils du roi Desiderius, par le moine de Saint-Gall. Ces champions des mauvaises causes, ces héritiers des races condamnées, sont toujours représentés comme des hommes aussi dangereux par la force physique que vicieux et dépravés au moral : c'est le type primitif des géants félons et des mécréants de la chevalerie. Nous n'avons plus besoin de nous demander maintenant ce qu'il faut accorder de confiance aux annales de Metz pour le fait que nous discutons. La source de leur récit est évidente. Je suppose, d'ailleurs, que les personnes qui s'occupent de recherches historiques connaissent déjà la manière ampoulée et poétique de ces annales. Elles sont un hymne perpétuel à la louange de la dynastie carolingienne : on y trouve l'incorrection et la sécheresse habituelle des chroniqueurs, jointes à la crédulité et au goût des fictions qui distinguent les légendaires. Il suffit de les ouvrir au hasard pour se convaincre que leurs auteurs ont puisé abondamment à la source fort peu limpide des hagiographes. C'est là que se trouve le récit des mortifications de Carloman, frère de Pépin, et entre autres du soufflet que le prince franc reçut du cuisinier du Mont-Cassin[49]. Entre les actes de saint Berthaire et les annales de Metz il y a analogie d'idées et de forme : il faut que les deux récits aient été pris à la même origine, à une origine traditionnelle et sans aucune valeur, ou bien que les actes et les annales se soient copiés. Mais sont-ce les auteurs des actes qui ont reproduit les annales, ou ceux des annales qui ont reproduit les actes ? Peu importe : la seule chose essentielle à démontrer, c'est que ces versions résultent d'un échange de documents et de légendes monastiques entre la France rhénane et l'Italie, qu'elles appartiennent à une époque postérieure aux événements, et ont été recueillies loin des lieux où les faits s'étaient passés. Ainsi ces actes nous ont donné plus que nous ne leur demandions. Ils nous apprennent non-seulement où la charte a puisé ses révélations sur l'abdication d'Hunald, et sur la véritable filiation de Waller, mais encore à quelle autorité elle s'en est rapportée pour rattacher Hatton à ses Mérovingiens. Puisqu'ils nous obligent à traiter plusieurs questions à la fois, terminons ce qui regarde l'abdication de Hunald et sa réapparition. On sait combien ce dramatique épisode des guerres d'Aquitaine a ému l'imagination des historiens modernes. Hunald a été pour eux un autre Priam, qui, dans son désespoir, voudrait faire de ses forces défaillantes un rempart pour sa famille et pour son pays, et qui ne peut que lancer un trait impuissant, telum imbelle, contre le meurtrier de son fils. Pour justifier ce roman renouvelé des Grecs, il faudrait des autorités décisives, il faudrait des témoignages directs et contemporains. Il faudrait surtout dans ceux qu'on nous apporte, contemporains ou non, un peu de bon sens. Que signifie, par exemple, circonstance de cette femme reprise par le vieil Hunald, recepid conjuge ? Les annales ne se souvenaient-elles donc plus que peu de temps avant la défaite et la mort de Waifer, ses deux sœurs, sa nièce, son beau-frère Herowicus et sa mère, avaient été livrés à Charlemagne ? sa mère qui, certes, ne devait plus être bien jeune[50] ? On comprend que les moines, auteurs des-annales, aient cru ajouter beaucoup au crime de la rupture du ban monastique d'Hunald en insistant sur son retour à la vie conjugale : mais s'ensuit-il que la chose soit vraie ou même vraisemblable ? L'identité des deux Hunald, si elle paraît attestée par les annales, est d'ailleurs formellement démentie par un document irrécusable que je tenais en réserve, et duquel il résulte avec la dernière évidence que le premier Hunald n'a jamais été moine, ou bien que le second ne pouvait avoir rien de commun ni avec lui, ni peut-être avec Waifer. Tous les modernes conviennent, pour parler comme les auteurs de l'Histoire de Languedoc, que la retraite d'Hunald eut lieu en 745, et qu'à partir de cette date il resta jusqu'en 769 étranger au monde et aux affaires. Or le document dont je parle, et qui est rapporté par Baluze, atteste qu'un prince du nom de HUNALD administrait l'Auvergne, ou du moins y vivait, non comme moine, mais comme prince, la douzième année du règne de Waifer, c'est-à-dire en 757. D'après cet acte, oublié par les Bénédictins, oublié par M. Fan-riel, il y avait donc, à la date de 757, un Hunald qui prenait le titre de prince, faisait des donations, et usait de tous ses droits civils et politiques, chose inusitée de la part d'un moine. Il paraît que cet Hunald, après avoir fait construire une villa sur un terrain consacré à saint Julien de Brioude, l'avait abandonnée, par scrupule de conscience, au monastère qui portait le nom du saint, sous la réserve d'un certain nombre de messes qui devaient être dites à son intention. Plus tard, il racheta ce même terrain des moines, en leur donnant pour compensation une autre villa, appelée Blangiacus, et l'acte dont il s'agit est la ratification de cet échange. Hunald, aux termes de ce document, garantissait aux moines la tranquille possession de la terre donnée en échange, sous peine par lui de payer une livre d'or et de perdre tous ses droits sur la portion qu'il s'était réservée dans les fruits. C'étaient là des stipulations qu'un moine eût été dans l'impossibilité de faire, et qui contredisent formellement l'histoire si dramatique de sa retraite dans l'île de Ré[51]. On objectera peut-être que l'acte ne portant à la date que le nom de Waifer, cette circonstance, en prouvant que ce prince régnait seul, viendrait à l'appui de l'abdication de Hunald. Mais il resterait toujours à expliquer comment Hunald, mort au monde et lié par les vœux monastiques depuis 745, prenait en 757 la qualité de prince, échangeait des domaines en Auvergne, et se soumettait à des conditions qu'un moine n'eût jamais pu remplir. Qu'on remarque bien que je n'ai point l'intention d'établir que le Hunald qui figure dans l'acte ait régné, soit seul, soit en compagnie, en 757 ; mon but n'étant que de combattre les assertions de la charte, il me suffit de prouver, au moyen d'un titre contemporain, que Hunald, s'il n'y en a eu qu'un, n'était point dans l'île de Ré à l'époque où la charte et les actes de saint Berthaire disent qu'il y était, et qu'au contraire il faisait au moins acte de propriétaire et prenait la qualification de prince, quand ils supposent qu'il vivait courbé sous la discipline monastique. Cet acte viendrait donc à l'appui des chroniques qui distinguent les deux Hunald, s'il ne paraissait plus rationnel de s'en tenir à la version qui représente Hunald et Waifer comme frères, et comme fils, tous deux, du duc Eudes, filii Eudonis. Dans cette hypothèse, les difficultés disparaissent comme dans l'autre, et notre acte n'a rien que fort naturel. On peut admettre, en effet, que Hunald, fils aîné de Eudes, et son successeur immédiat, ayant, après dix ans de règne (735-745), cédé, de gré ou de force, le gouvernement de l'Aquitaine à un frère plus ambitieux ou plus capable que lui, fut rentré dans la vie privée au moment même où l'indépendance de la Gaule méridionale était sérieusement menacée par les Ostrasiens. On comprendrait de même que, soit rancune, soit faiblesse, il n'eût pris aucune part aux événements de la guerre jusqu'à ce que la ruine de sa famille, la perte de ses espérances, et peut-être aussi son propre danger, le forcèrent à sortir de son inaction. De là cette tardive et inutile échauffourée que Charlemagne réprima en se montrant, et qui s'accorde parfaitement avec le défaut de dignité, de caractère et de talents que la conduite antérieure de Hunald semblerait attester. De manière ou d'autre, l'opinion que les actes et la charte ont accréditée ne pouvant plus être soutenue, c'est entre les deux autres qu'il faut nécessairement choisir. Dans tous les cas, lorsque le nom de Hunald reparaît en 768, après la défaite et la mort de Waifer, et que l'Aquitaine se soulève par un dernier effort, ou plutôt par une dernière convulsion, il n'y a pas un mot dans les historiens qui vienne en aide à l'hypothèse que ce nouveau chef fût le même que celui qui avait déjà régné. Au contraire, les annales connues sous le nom d'Eginhart disent, en parlant de lui : Hunholtus quidam, un certain Hunald[52]. La Vie de Charlemagne ne donne pas non plus à entendre que le Hunald qui voulut renouveler la guerre, bellum reparare, après la mort de Waifer, fût le prédécesseur de celui-ci[53]. Hormis les Actes de saint Berthaire, qui ne sont certes point un document historique, je ne connais pas un seul témoignage qui confirme cette version. Peut-on, malgré le silence significatif des historiens qui, contrairement à leur sécheresse habituelle, ont consacré tant de détails aux guerres de l'Aquitaine, croire à ce conte d'un vieillard octogénaire, qui essaye de se faire le soutien d'une cause à jamais perdue, et de recommencer cette vie de partisan à laquelle son fils n'avait pu tenir ? Et que sera-ce si l'on ajoute que cet homme, réussissant ensuite à tromper ses gardiens, et empressé de reprendre sa vieille femme, court jusqu'en Lombardie, où il vit encore assez pour attendre l'arrivée des Francs devant Pavie, et pour se faire lapider par le peuple, par suite de son obstination à défendre la ville ? D'ailleurs, il y a ici un fait matériel qui suffirait pour empêcher toute confusion : c'est l'existence parfaitement démontrée de l'épouse du second Hunald. Tous les historiens attestent que ce rebelle fut livré par Lupus avec sa femme[54]. Or, qui aurait la simplicité de croire qu'il puisse être question de la mère de Waifer, de celle que nous savons être tombée au pouvoir de Pépin ? Les auteurs des Actes, qui confondaient les deux Hunald, ont dû naturellement s'indigner à la mention de cette épouse, et ils ont été forcés d'en conclure que leur Hunald l'avait reprise en brisant ses fers. De là ces mots, recepid conjuge. En distinguant les deux Hunald, et en attribuant la révolte et la femme à celui de Brioude, tout s'explique ; il n'y a plus rien d'impossible, ni surtout de ridicule, pas même la fuite en Lombardie. A ce propos, et pour achever de dépouiller les textes, il ne sera pas superflu de remonter à la source de la tradition qui fait mourir Hunald en Italie. Mon intention n'est pas de contester le fait, en tant qu'il s'appliquerait à un autre que le père de Waifer : je veux simplement examiner les autorités sur lesquelles on l'a admis : La tradition en est venue de lita-lie même, non par un témoin oculaire, ou par un récit contemporain, mais, au contraire, d'une façon plus que suspecte. On sait que parmi les motifs de la guerre contre Desiderius le Lombard, Charlemagne comptait surtout l'asile donné par ce prince à tous les mécontents, à tous les transfuges de ses États. Le second Hunald aurait-il été dans le nombre ? Il serait toujours fort surprenant que nul des écrivains de l'époque n'en eût fait la plus légère, la plus indirecte mention. La vérité est que l'unique fondement du fait est un passage extrait d'Anastase le bibliothécaire, conçu en ces termes : « Dans ces temps-là arriva au seuil apostolique Huhmac, duc d'Aquitaine, qui promit qu'il y persévérerait. Lequel, ensuite, égaré par la fraude et la malice diabolique, rompant son vœu, et sortant chez les Lombards, conseillant des méfaits (maligna exhortans)... périt, par les pierres, d'une digne mort, comme il méritait[55]. » Le savant Duchesne, en donnant place dans sa collection à cet informe fragment, avait soin de prévenir qu'aucune édition d'Anastase ne l'avait reproduit, ha e in editis non reperiuntur. Franchement la lacune n'était pas à regretter. D'ailleurs, entre la correction habituelle d'Anastase et la barbarie de ce passage, il y a une telle distance, que l'on comprend aisément la répugnance des éditeurs à le lui attribuer, quand on ne saurait pas qu'il ne se trouvait ni dans le plus grand nombre des copies de cet auteur, ni dans les meilleures. Le manuscrit d'Anastase avait-il été interpolé, ou bien le passage en question provenait-il originairement de lui, sauf les mutilations qu'il aurait subies ? de ne sais ; mais, dans tous les cas, je suis obligé de convenir que le passage existait déjà du temps de Sigebert de Gemblours, qui, toujours prêt à enregistrez les traditions ridicules, ne pouvait omettre celle-là. Seulement, en rendant le texte un peu plus lisible, il a pris sur lui d'orthographier en toutes lettres le nom de Hunald : Hunaldus, dux Aquitaniæ, Romam quasi ibi perseveraturus venit, qui ad Longobardos fugiens, apostatavit, ibique non multà post, lapidibus obrutus, malè periit. En définitive, telles sont nos autorités sur lè fait qui nous occupe : est-ce assez pour motiver une opinion raisonnée et pour donner cours à une tradition légitime ? Reprenons. Appuyée sur les légendes, rien que sur les légendes, la charte a franchi deux étapes de sa longue route : l'une de Dagobert à Eudes, l'autre de celui-ci à la fin du duché d'Aquitaine et à la conquête des Francs. Pour la première, elle a beaucoup, beaucoup inventé ; pour la seconde, la route était mieux tracée, le terrain plus solide et les frais d'imagination ne devaient plus être aussi grands. Elle a pu se laisser porter par le courant des traditions. La troisième étape sera incontestablement la plus difficile c'est un trajet de soixante-quinze à quatre-vingts ans, le long duquel les renseignements seront bien éparpillés, les stations historiques bien rares, les haltes bien courtes. Il s'agit de faire continuer la postérité du duc Eudes par deux branches, l'une, la branche aînée, qui de Waifer aboutit au comte Aznar, inauguré dans Jacca par les Aragonais ; l'autre, la branche cadette, qui de Hatton aboutit à Wandregisile, l'époux de la fille d'Aznar. Deux branches, et pourquoi ? une seule n'aurait-elle pu suffire ? Non : ceci tient à une infinité de combinaisons toutes plus subtiles, plus ingénieuses les unes que les autres, un vrai petit chef-d'œuvre de diplomatie rétrospective, la plus merveilleuse équation que je connaisse d'algèbre historique. Les données fondamentales du problème étaient, comme je l'ai déjà exposé : 1° de faire émaner la charte, pour lui donner créance, des autorités françaises, bien qu'elle s'appliquât à un intérêt aragonais ; 2° d'arriver à ce que la susdite charte, dressée en France, ne disposât en aucune façon de propriétés françaises. Sous ce double rapport, nous avons vu comment, jusqu'ici, la charte a procédé. Les droits de Sadregisile et ceux d'Amandus n'existent plus, la conquête franque, à tout prendre, ayant suffi pour les anéantir. Mais prenez garde : la race de Haribert doit durer dans la Vasconie jusqu'à son inauguration en Espagne ; de plus elle doit s'y maintenir dans une position sociale des plus avantageuses, et cependant il faut, à tout prix, que le fondateur d'Alaon ne lègue à son église aucun des immeubles qu'il aurait pu tenir, en Gaule, de ses aïeux. C'est ici que la division des propres devient le topique, la recette infaillible. Aussi il y aura deux branches, l'aînée, qui prendra tout, du moins tout ce qui restera ; la cadette, qui ne prendra rien, et dont le prince Wandregisile sera nécessairement l'héritier. Ce n'est pas tout, la branche aînée devra elle-même se partager. Battue par tous les vents politiques, chargée de toutes les trahisons, punie de tous les châtiments, elle ne laissera pas de former deux puissants rameaux, dont l'un, toujours l'aîné, sera destiné à donner des rois à l'Espagne et fondera les premiers royaumes d'Aragon et de Navarre ; tandis que l'autre, restant sur le sol français, y attendra son tour, pour aller régner aussi de l'autre côté des monts. Ne sait-on pas que les maisons de Béarn, de Foix, de Bigorre, d'Albret, réunies en une seule, doivent monter au trône de Navarre ? Tout cela sera mérovingien. La dynastie de Haribert couvrira de ses rejetons tout le midi de l'Europe. Mais, avant d'en venir là, la charte aurait une objection à résoudre, si faire se peut. Dans le système qu'elle a embrassé, avant et après le règne du duc Eudes, l'Aquitaine et la Vasconie auraient été réunies, sous la domination de sa famille. Par conséquent, ces deux régions si différentes de races, de mœurs et de langage n'auraient formé d'abord qu'un seul et même État, partagé plus tard entre deux branches de la même maison. Je ne peux voir dans cette assertion de la charte qu'un anachronisme auquel le langage ordinaire des chroniques a donné sujet. Après que cette vaste portion de la France n'eut plus formé qu'une seule circonscription politique, premièrement sous Louis le Débonnaire, ensuite sous les comtes de Poitiers, on s'habitua, il est vrai, à la désigner sous un même nom, tantôt celui d'Aquitaine, tantôt celui de Gascogne, au point que l'un des historiens du douzième ou du treizième siècle a pu dire, en parlant de la marche de Pépin dans le Midi, qu'il pénétra jusqu'à la ville de Limoges, en Vasconie : Ivit in Vaseoniam, usque Limodiam civitatem. Tous cependant ne s'y trompaient pas, et l'auteur de la Vie de Louis le Pieux dit positivement que les Aquitains et les Vascons étaient séparés par la Garonne : Garumnam fluvium, Aquitanorum et Vasconum conterminum. A coup sûr, sous Eudes, sous Hunald, sous Waifer, la réunion imaginée par la charte n'existait pas, et les intérêts, les gouvernements, les mouvements de l'Aquitaine et de la Vasconie étaient choses tout à fait distinctes. Pendant toute la durée de la guerre d'Aquitaine, le théâtre des hostilités est circonscrit par la Loire, la Dordogne et le Rhône. Bourges, Poitiers, Limoges, Toulouse, Clermont, Angoulême, Saintes, Périgueux, ce sont là les cités et les positions que les deux partis se disputent et qu'ils occupent tour à tour. Bordeaux n'est mentionné qu'une fois, et encore à la fin de ces guerres séculaires. Eudes, Waifer, Hunald n'ont jamais la pensée de se retirer derrière la Garonne et d'attirer leurs ennemis dans ces régions pyrénéennes où il leur eût été si aisé de se défendre. Le dernier n'a pas plutôt essayé de franchir ce fleuve, que les Gascons, ces prétendus sujets de sa famille, le livrent comme un étranger fugitif aux mains de ceux, qui le poursuivaient. La Vasconie ne se lève pas une seule fois pour défendre ces princes ; elle les laisse tomber sans essayer de prévenir leur chute puis, tout à coup, elle se prendra pour eux d'un tel enthousiasme, qu'elle osera braver Charlemagne lui-même, afin de leur rendre l'autorité qu'ils ont perdue. Elle n'avait rien fait pour eux quand ils étaient puissants, et elle s'acharnera sans relâche à les soutenir quand ils sont trahis par la fortune et par eux-mêmes, quand ils donneront, d'après la charte, l'exemple de la plus vile et de la plus féroce stupidité. La charte dira peut-être que les Vascons n'avaient laissé tomber Hunald et son fils que pour les punir de leur conduite envers Hatton soit ; mais comment se fait-il qu'ils adoptent précisément les héritiers de Waifer, et que, négligeant ceux de Hatton, qui auraient eu tant de droits à leur sympathie, ils abandonnent la branche essentiellement vasconne pour la branche aquitanique ? Le motif qu'avait la charte pour confondre ces deux provinces, c'est que l'Aquitaine, une fois domptée par les Francs, ne bougera plus, tandis que la Vasconie ne cessera pas de remuer. Là, du moins, se présenteront de loin en loin quelques agitateurs d'origine inconnue, quelques noms perdus dans l'espace, les seuls que la charte puisse utilement exploiter, à titre de descendants de Haribert.,„4 partir de ce moment, il faut donc que la famille purement aquitanique des Eudes et des Hunald devienne résolument et uniquement Gasconne, il faut qu'elle se perpétue dans le gouvernement de la Vasconie, avec ou sans l'aveu des Carolingiens. Elle s'y perpétuera des deux manières, acceptant l'investiture des princes francs quand elle lui sera donnée, s'en passant lorsqu'on la lui refusera. Afin d'arriver à cette transplantation, la charte suppose d'abord qu'un descendant de la branche puînée, un fils de Hatton, avait réussi, malgré le désastre de sa famille, à se maintenir dans la. Vasconie ; elle suppose ensuite que la postérité de Waifer y supplante celle de Hatton, l'usurpation étant venue ici au secours du droit de primogéniture. Je conviens sans difficulté que le moyen employé par la charte pour donner un corps à cette fiction est vraiment ingénieux. Les chroniqueurs, au sujet des guerres d'Aquitaine, avaient cité un chef vascon, un seul : c'est tout ce qu'il faut à la charte, qui le donne vite pour fils à Hatton, et qui ne le laissera régner en Vasconie qu'autant qu'il sera nécessaire pour les intérêts de la branche aînée. Ce fils, en effet, c'est tout simplement le Lupus, chef ou duc des Vascons, qui, en 769, livra le second Hunald à Charlemagne. Jusqu'à la découverte de la charte, on avait cru, sur les témoignages les plus formels, que c'étaient les menaces et la puissance du héros ostrasien qui avaient suffi pour déterminer le Vascon Lupus, dont l'origine était d'ailleurs parfaitement ignorée, à trahir l'hospitalité qu'il avait donnée au vaincu. Erreur : la conduite de Lupus était la juste vengeance de l'attentat commis sur son père. Au lieu d'agir par crainte ou par intérêt, il ne faisait qu'user de représailles, quand il fermait la porte à son oncle. Il y a là toute une tragédie : Bocchus livrant Jugurtha aux Romains est bien moins dramatique. Aussi l'on connaît, je pense, les appréciations politiques et les développements profonds auxquels cette fable a servi de texte dans des ouvrages très-sérieux. La charte ne s'est pas même contentée de donner un fils à Hatton : pour mieux déguiser son emprunt et pour mieux constater la paternité de ce brave homme, elle lui en donne trois. Les deux autres fils, nommés par elle Artalgarius et Icterius, sont aussi historiques que Lupus, dans ce sens du moins qu'ils sont cités dans la chronique, à l'occasion des guerres d'Aquitaine, comme ceux de deux grands seigneurs du pays, primores gentis illius. Mais quoi ? Ces noms sont précisément ceux des otages qui furent donnés à Pépin par Waifer, en 760, et dont l'un, Adalgarius, est employé par la charte en qualité de père de Wandregisile. Ici, la fiction n'a plus même l'ombre de la vraisemblance. Comment aurait-il pu se faire, si cette filiation était réelle, que Waifer fût allé choisir, pour les mettre aux mains de Pépin, les deux seuls Aquitains qu'il n'eût jamais dû laisser sortir des siennes, les enfants de l'homme que son père avait affreusement mutilé, des parents nécessairement suspects, qui étaient des otages indispensables pour lui-même ? Si les prétendus fils de Hatton ont, au moins, un nom historique, en revanche, le fils de Waifer, que la charte nomme aussi Lupus, et qui sera pour nous Lupus II, est tout d'invention. Pour arriver au fils, la charte a d'abord supposé la mère : et sait-on quelle est cette mère, cette femme de Waifer, qui va jouer ici exactement le rôle créé par Gisèle dans le premier acte du drame, et par Waldtrude dans le second ? Ni plus ni moins que la fille de Lupus le Vascon, ou de Lupus Ier, à laquelle la charte donne le nom d'Adèle (Adela), et dont Waifer aurait été, conséquemment, l'oncle à la mode de Bretagne. Qu'on ne nous ait pas dit si le mariage avait eu lieu avant ou après l'aventure de Hatton, le grand-père de l'épouse, cela pouvait paraître un détail inutile ; mais on aurait dû nous dire au moins comment il se faisait que Waifer, qui, à sa mort, était nécessairement encore dans la force• de l'âge, puisque son père lui survécut cinq ans et ne mourut certes pas de vieillesse, comment, dis-je, il se faisait que ce Waifer eût pu avoir une arrière-nièce en état de devenir sa femme ? Hunald, nous le savons, était l'aîné des fils du duc Eudes, puisqu'il avait hérité de la principauté. Hatton était donc le plus jeune, et ses fils, selon toute probabilité, ne devaient pas être plus âgés que ceux de son frère. Ceci posé, il paraît bien difficile d'arranger les choses de manière que sa petite fille ait pu être en-état de donner à Waifer des enfants qui, à la mort de leur père, étaient déjà eux-mêmes des hommes faits. Tout cela n'empêche pas qu'il ne soit très-heureux encore que Lupus Ier et Adèle se trouvent à point nommé pour aider à la translation des Mérovingiens d'un duché dans l'autre, de l'Aquitaine dans la Vasconie. Rien de plus simple d'ailleurs que le moyen employé pour cette opération. Lupus II, le fils de Waifer et d'Adèle, chasse son beau-père, Lupus Ier, dépouille ses oncles, Artalgarius et Icterius, s'installe à leur place, et tout est dit. Je me trompe, il y manque quelque chose d'assez important, la ratification de Charlemagne, mais elle ne se fait pas attendre. Le monarque légitime sans le moindre scrupule les violences de Lupus II, et lui confirme la succession usurpée. Mais Artalgarius, mais Icterius ? Puisqu'il y a une succession, ne devaient-ils pas réclamer ? Un instant. Ces deux gentilshommes n'étaient que les oncles d'Adèle, et dans le droit public imaginé par la charte, la succession féminine et en ligne directe des fiefs, duchés, principautés, etc., est déjà positivement établie. On l'a vu pour Gisèle, on le voit maintenant pour Adèle. Peut-être ne sont-ce pas exactement les mœurs, les lois et les institutions de l'époque, peut-être cela nous paraît-il aujourd'hui d'un ridicule à faire hausser les épaules, mais l'on n'en jugeait pas ainsi dans le dernier siècle, ni même au commencement du nôtre. Il était juste pourtant que Charlemagne portât la peine de son inconcevable indulgence, et ce prince ne tarda pas à être puni par où il avait péché. De tous les événements de la vie du grand empereur, aucun n'est resté plus' vulgaire et n'a plus frappé les imaginations que l'affaire de Roncevaux, élevée par le génie des trouvères à la hauteur de l'épopée. Ce désastre, cette tache qui vint ternir si douloureusement l'éclat de l'astre carolingien, c'est Lupus II qui en fut la cause ; c'est à lui seul qu'il fut donné d'affliger par un irréparable affront la triomphante carrière de l'Auguste germanique, lequel eut aussi à déplorer la perte de ses légions écrasées par un autre Arminius. Ce fait si important et si oublié, c'est la charte qui l'a révélé au monde. Lupus II, loin d'être reconnaissant de la clémence du prince qui le laissait vivre, qui lui abandonnait même une partie des domaines paternels, Lupus n'oublie point que c'est à lui que le trône de la Gaule appartient. Il oublie encore moins que son père et son aïeul ont péri victimes de la cruauté et de l'ambition de la dynastie rivale. Après dix ans d'attente, il saisit l'occasion que lui offre le passage des armées franques ramenées d'Espagne par Charles lui-même ; et alors, soulevant les Gascons, qui regrettaient aussi leur indépendance, il organise, dans l'étroite gorge d'Iballeta, ce lâche guet-apens où succomba une partie de l'arrière-garde. On se demande, en lisant ces étonnantes choses, quel était l'espoir de Lupus, et quel résultat, quel succès il se promettait, pour lui ou pour les siens, d'un pareil acte de folie. La charte ne nous le dit pas. Tout cela était sans doute l'effet du caractère atroce de Lupus, qu'elle essaye d'exprimer en copiant de travers les actes de saint Berthaire. Les actes avaient dit de Waifer pejor pessimis, et cette expression n'avait rien que de fort grammatical et de fort logique : la charte, renversant les termes, dit de Lupus, ille pejoribus pessimus, et ne s'aperçoit pas qu'elle fait un affreux solécisme, un grossier non-sens. Je n'ai pas besoin de rappeler toutes les hypothèses auxquelles a donné sujet le désastre de Roncevaux. De l'autre côté des Pyrénées, toutes les populations ibériques disputèrent aux Basques l'honneur de cette surprise, tandis qu'en France on l'attribua de bonne heure aux Maures, qui en étaient fort innocents. Ainsi les montagnards des Asturies, de la Castille et de l'Aragon, les descendants de ces sauvages défenseurs de la foi qui, selon la vieille chronique, die rone a pie, fasiendo cavalgadas é pusieron se a cavailho, et partian los bienes a los mas efforçados[56] ; en un mot, les habitants de l'Espagne orientale, chez lesquels s'était conservé le souvenir de la guerre de cent ans que les Francs avaient soutenue entre l'Ebre et les Pyrénées (778-876), tantôt contre les Arabes, tantôt contre les Basques ou les Espagnols, revendiquaient, comme un de leurs titres nationaux, la défaite du grand empereur, du vieux Carlos, comme ils l'appelaient[57] ; seulement ils en changeaient la date, ainsi que nous le dirons dans un instant. Ils aimaient à retrouver dans ces combats lointains un brillant épisode des luttes de la liberté espagnole contre l'invasion étrangère, et leur orgueil s'applaudissait de cette double résistance opposée, dès l'origine de leur nationalité, aux infidèles et aux chrétiens. De là les fables sur la correspondance de Charlemagne et du roi Alphonse le Chaste, sur l'opposition des barons asturiens, sur l'héroïque valeur de Bernard de Carpio, etc.[58]. Les Castillans s'approprièrent hardiment la victoire des Vascons de la Navarre, et ajoutèrent ce trophée illégitime à tous les exploits qui les illustraient. En France, on oublia aussi que l'affaire de Roncevaux avait été l'œuvre des populations basques ; mais on mit le tout sur le compte des Arabes. Cette confusion eut, sans aucun doute, pour cause première le mouvement à la fois religieux et littéraire qui se manifesta dans la France au moment des croisades. Les vieilles traditions relatives aux hostilités des Francs et des Ismaélites d'Espagne se réveillèrent vivement quand tous les regards et tous les esprits furent dirigés vers la terre sainte ; mais elles se réveillèrent pêle-mêle, et les faits s'y trouvèrent reproduits dans une singulière confusion. Ces hostilités avaient occupé Charles Martel, Pépin le Bref, Charlemagne, Louis le Débonnaire, Pépin d'Aquitaine, Charles le Chauve ; et quand la poésie s'en empara, les faits de ces divers règnes apparurent intervertis et déplacés, sans compter les interpolations que les fables populaires y avaient glissées. C'est dans cet état que nous les montre la légende de Turpin, à laquelle sont postérieurs tous les poèmes publiés au nord ou au sud de la Loire sur Charlemagne et Rolland, et qui conduisent le grand empereur des bords de l'are à ceux du Bosphore et du Jourdain. Dès lors, on négligea les témoignages historiques qui attribuaient l'affaire de Roncevaux à sa véritable cause, pour adopter les récits romanesques qui l'attribuaient aux Arabes. Mais il faut observer que le récit authentique des historiens francs ne se défigura que par degrés, pour aboutir à la narration fabuleuse enregistrée dans la chronique de saint Denis, qui n'est autre que celle de Turpin. Il nous reste, à cet égard, un document très-précieux en ce qu'il constate en quelque sorte la lutte, ou, si l'on veut, le mélange progressif de la vérité et de la fiction, et qu'il nous montre où l'on en était à cet égard vers le milieu du douzième siècle : c'est le poème souvent cité, de Gilles de Paris, intitulé Karolinus, qui commence par raconter la défaite des Francs à Roncevaux, absolument dans les mêmes termes que la biographie de Charlemagne par Éginhard, à la versification près. On voit que le versificateur a suivi de point en point l'auteur et la version authentiques pour tout ce qui tient au fait principal, c'est-à-dire à la surprise et à la déroute de l'arrière-garde. Chez lui, comme dans l'histoire, ce sont les Vascons qui font tout. Pas un mot de Ganelon ni de Marsile, pas un mot, bien entendu, du Lupus de la charte. Mais, dès qu'il a fini avec l'histoire, le poète s'acquitte envers la légende : ainsi, l'inhumation des deux héros et de l'archevêque Turrin — qu'il dit s'être appelé Eutrope —, dans le castrum de Blaye, la douleur et la mort instantanée de la belle Aude, sœur d'Olivier et femme de Rolland, les honneurs rendus aux guerriers morts, toutes ces circonstances, empruntées à la légende, se retrouvent dans le Karolinus[59]. Il résulte de ces rapprochements que le récit authentique et le récit fabuleux se sont conservés en quelque sorte parallèlement à travers le moyen âge, jusqu'au moment où la renaissance des études historiques fit reléguer Turpin et les légendes castillanes parmi les fables, et rendit à la version originale d'Eginhard l'autorité qu'elle avait quelque peu perdue. Mais, après le milieu du dix-huitième siècle et sur la foi de la charte d'Alaon, on a cru devoir intercaler un nom propre dans ce récit, et l'on a représenté les 'Vascons comme ayant agi à l'instigation de leur duc Lopes ou Lupus, fils de Waifer. Il est assez probable que les Vascons n'agirent pas sans chefs dans l'affaire de Roncevaux ; mais nous ne savons ni quels ont pu être ces chefs, ni quelles furent précisément les tribus vasconnes ou basques qui opérèrent la surprise en question. Étaient-ce les Vascons ultérieurs, impatients de la domination franque qu'ils craignaient de voir s'établir parmi eux ; ou bien les Basques cispyrénéens domptés, au moins en apparence, par Pépin et Charlemagne ? Dans le premier cas, on ne verrait pas trop pourquoi Lupus, duc ou comte de la Vasconie franque, se serait joint à des étrangers, ennemis du nom franc, contre un prince tel que Charlemagne ; dans le second, on comprendrait encore moins que le monarque se Mt retiré sans vengeance après une telle trahison de la part d'une portion de ses sujets, car les chroniques ne rapportent ni la déposition ni le supplice du chef et des conjurés qui avaient compromis le salut de leur prince et de leurs frères d'armes. La charte d'Alaon, qui revendique l'honneur de l'embuscade pour les Vascons cispyrénéens, se jette donc dans des difficultés insolubles. Remarquez encore que de 769 à 800, c'est-à-dire pendant l'espace de trente ans, les chroniques franques ne citent que deux chefs vascons du nom de Lupus, et que ces deux chefs sont précisément représentés comme dévoués aux princes carolingiens : l'un est ce Lupus, qui livra Hunald ; l'autre est Lupus-Sanctio, qui prit part au siège de Barcelone sous les ordres de Louis le Débonnaire, en 801, et qui a été oublié par la charte. Pour arranger sa fable, la charte a inventé l'autre Lupus, mauvaise copie du Ganelon de Mayence, dont la conduite eût été encore plus folle que criminelle. D'ailleurs, l'histoire de son supplice, rapportée par elle seule en dépit du silence de tous les historiens, est tellement improbable, que M. Fauriel lui-même ne l'admet qu'avec des restrictions qui la détruisent[60]. Mais la charte a-t-elle tout créé, absolument tout, et n'y a-t-il rien dans les chroniqueurs qui ait pu la mettre sur la voie de cette invention ? Je crois qu'an pourrait remonter à la source de son mensonge. Il faut savoir d'abord que trois fois les armées franques furent mises en grand péril à Valcarlos ou Roncevaux : la première, en 778, comme tout le monde le sait ; la seconde, en 801 ; la troisième, en 812. Or, les circonstances de ces trois faits assez semblables entre eux, sauf pourtant le résultat, ont été perpétuellement confondues par les traditions castillanes et navarraises, surtout pour les surprises de 778 et de 812. Rodéric de Tolède, Marmol, et tous ceux qui ont fidèlement reproduit la légende populaire, font périr Rolland, Olivier et les douze paladins en 812, c'est-à-dire à la seconde surprise, et non pas à la première[61]. La cause de cette erreur involontaire ou préméditée provenait de ce qu'ils voulaient, à toute force, faire jouer un rôle dans cette affaire au roi Alphonse le Chaste, qui ne commença à régner qu'en 791, et à son terrible neveu Bernard de Carpio ; aussi, laissant aux Vascons et aux Arabes la gloire de la surprise de 778, dont ils ne parlaient même pas, ils revendiquaient pour les Asturiens et les Castillans celle de 812, et c'était dans celle-ci, à ce qu'ils prétendaient, que la fleur de la noblesse franque avait péri sous les coups, non des Maures, mais des Espagnols. La charte d'Alaon s'est emparée, précisément, d'une circonstance de l'affaire de 812, pour la transporter à celle de 778 : ce Lupus, pris et pendu par les Francs, se retrouve textuellement, au nom près, dans les détails du récit de l'embuscade de 812, par le biographe de Louis le Débonnaire : « Lorsqu'il fallut repasser les défilés des Pyrénées, les Basques, au moment où ils cherchaient à faire usage de la perfidie qui leur est naturelle, furent découverts par une sage ruse, observés avec précaution, évités avec adresse. En effet, l'un de ceux qui s'étaient avancés pour nous provoquer ayant été pris et pendu, on enleva à presque tous les autres leurs •femmes ou leurs enfants, jusqu'à ce que les nôtres parvinssent à un endroit où leurs pièges ne pouvaient plus nuire ni au roi ni à l'armée[62]. » C'est ce fait qui a fourni à l'auteur de la charte l'idée de son Lupus pendu par ordre de Charlemagne. Lupus n'en aurait pas moins été le seul homme politique que le grand empereur eût fait périr de cet ignoble supplice, et l'on n'en trouverait pas un autre exemple dans tout son règne. Encore l'exécution dut-elle avoir lieu dans un local hermétiquement fermé et à l'insu de tout le monde, puisqu'il n'est pas un historien, pas un chroniqueur qui en ait eu le moindre soupçon. Au contraire, ils disent tous que la déroute de Roncevaux resta sans vengeance, et laissent entendre que ce fut surtout cette impuissance à se venger qui attrista profondément l'empereur. La charte, il faut en convenir, ne peint pas en beau ses personnages, et elle leur fait jouer des rôles abominables. Hatton aveuglé par Hunald, Hunald livré par Lupus, Lupus détrôné par le fils de Waifer, ce fils enfin traître envers son bienfaiteur Charlemagne, et justement pendu par ses ordres, il y a là le sujet de bien des mélodrames. Voyons quels descendants elle va donner à Lupus II, et comment elle les maintiendra dans cette honorable ligne de trahisons et de parjures, qui est une des conditions essentielles de son système. Il est connu que Charlemagne, après l'affaire de Roncevaux et lorsqu'il organisait le royaume d'Aquitaine pour son fils Louis (781), prit des mesures énergiques pour maintenir dans l'obéissance les populations méridionales. Il distribua les comtés d'Aquitaine, disent les chroniques, à des hommes de pure race germanique ; il plaça à Bourges, en premier lieu, Humbert, puis Sturm ; à Poitiers, Abbon ; à Périgueux, Withbod ; en Auvergne, Icterius ; dans le Velay, Buhl ; à Toulouse, Chorson ou Horst ; à Bordeaux, Sighiwinus ; à Alby, Haymon ; à Limoges, Bothger. C'étaient tous des hommes dévoués aux intérêts de la nouvelle dynastie et choisis à dessein parmi les vassaux personnels du prince carolingien, pour surveiller et réprimer la turbulence des peuples d'outre-Loire. Son intention, à cet égard, son but politique avait été si peu dissimulé, que les chroniqueurs mêmes l'ont compris et nous l'ont fait connaître[63]. Dans cette division il ne fut pas question de la Vasconie, et cependant on ne peut douter qu'elle n'eût été soumise, au moins en partie, à des officiers particulièrement investis de la confiance du monarque. Du moins, nous savons que dès le règne de Charlemagne on distinguait déjà, de la Vasconie primitive, le comté de Fesenzac, Comitatus Fidentiacus, qui comprenait au moins l'Armagnac, et qui, en 801, était administré par le Franc Lintward, successeur de Burgundio, mort dans l'exercice de son commandement[64]. Mais à qui obéissait le reste de la province ? Le silence des historiens, au sujet du gouvernement de cette région, pourrait être suppléé jusqu'à un certain point, à l'aide des renseignements authentiques fournis par l'histoire. Le poète contemporain qui nous a signalé la présence au siège de Barcelone d'un chef vascon que nous connaissons déjà, Lupus-Sanctio, ajoute qu'il avait été nourri à la cour de Charlemagne et qu'il se distinguait plus encore que ses aïeux par sa fidélité envers les Carolingiens[65]. Il est donc permis de regarder comme certain que Lupus-Sanctio gouvernait le reste de la Vasconie cispyrénéenne, et cela en qualité d'héritier, sinon immédiat, du moins très-prochain, de ce Lupus qui avait livré Hunald. Si l'on peut conjecturer', d'après les expressions des chroniqueurs, que Charlemagne, en 769, avait laissé Lupus indépendant dans ses domaines, à cause de la soumission qu'il avait montrée, il est également légitime de supposer que c'est de lui et des siens que parle Ermoldus Nigellus quand il rappelle cette famille de seigneurs vascons dont la soumission ne fut jamais démentie, et parmi lesquels Lupus-Sanctio doit nécessairement être compté pour que les allusions du poète aient un sens intelligible. Mais il est également probable, sinon certain, qu'il ne dominait pas sur toute la région comprise entre les Pyrénées et la Garonne, cette région ayant été morcelée à dessein par l'empereur, qui avait senti la nécessité d'en mieux assurer la soumission. La
charte néglige Lupus-Sanctio, qui n'eût fait que la gêner et qui, d'ailleurs,
a fort bien pu également lui être inconnu[66]. Pour donner un premier
héritier, un digne descendant à son Lupus, elle a ramassé dans les chroniques
le nom d'Adalaric, ce Vascon qui, s'étant révolté contre Louis, roi
d'Aquitaine, en 787, et lui ayant arraché son pardon, fut deux ans après
exilé par Charlemagne. Nul historien, cela va sans dire, n'a soupçonné que
cet Adalaric pût être un descendant de Waifer. Les termes dont il en est
parlé excluent toute relation de parenté entre eux : Chorso dux Tolosanus
dolo CUJUSDAM VASCONIS Adelerici nornine, circuniventus[67]... N'importe, ce certain Vascon n'en devait pas moins avoir eu un père : la charte suppose que ce père fut le chimérique Lupus II. Mais, pour que le fils du traître Lupus se révoltât, il avait donc conservé quelque autorité dans la Vasconie ? Assurément, répond la charte, car Charlemagne, en faisant pendre son père, n'avait pas voulu le priver entièrement de son apanage, et il lui avait laissé la moitié de la Vasconie. Peut-être cette conduite ne cadre-t-elle ni avec le caractère connu de Charlemagne, ni avec les plus simples règles de la prudence et de la politique ; mais on conviendra du moins qu'elle fait le plus grand honneur à la longanimité du prince franc. Ce n'est guère que dans la légende des Quatre fils Aymon qu'on le voit jouer un rôle aussi débonnaire et aussi niais. Il est vrai qu'en faisant cet emprunt aux chroniques, la charte a jugé à propos de remanier légèrement les circonstances de la révolte à laquelle est attaché le nom d'Adalaric. Au lieu de dire, comme tous les historiens, qu'il avait été simplement exilé, elle avance qu'il fut tué sur le champ de bataille avec un de ses fils nommé Centullus. Ici l'on s'arrête involontairement, et l'on se demande comment la charte a pu commettre du même coup deux inadvertances des plus ridicules : la première, en faisant périr sur le champ de bataille un homme que l'on sait n'avoir pas été tué du tout, mais seulement exilé ; la seconde, en prêtant à Adalaric, petit-fils de Waifer, des enfants qui, à la date de 787, treize ans seulement après la mort de leur prétendu bisaïeul, auraient été en état de combattre et de se faire tuer aux côtés de leur père. J'ai déjà exprimé quelque étonnement de l'étrange union de Waifer avec son arrière-nièce, quoique la chose, à toute rigueur, n'eût pas été impossible : mais, pour le cas où nous sommes, le calcul des années rend le récit de la charte tout à fait fabuleux. Je me borne à un simple rapprochement. Entre Eudes, mort en 735, et Centullus, tué en 787, c'est-à-dire dans un espace de cinquante-deux ans, la charte compterait cinq générations pleines, cinq personnages directement issus les uns des autres, emboîtant le pas les uns après les autres, tous arrivés à l'âge d'homme, tous laissant postérité : ce sont Hunald, Waifer, Lupus II, Adalaric, Centullus. Comment Hunald, qui ne mourut, selon Sigebert de Gemblours, qu'en 774, et encore parce qu'il fut lapidé, aurait-il pu être le bisaïeul d'Adalaric, qui lui-même laissait des enfants dont Hunald eût été le trisaïeul ? Ces cinq générations n'auraient, en effet, compté, l'une dans l'autre, que pour dix ans chacune, ou à peu près. Ce serait là un phénomène si étrange, que jamais l'histoire n'en offrit de pareil. Je défierais hardiment tous les géomètres présents et futurs de trouver une solution quelque peu raisonnable à ce problème. Ce n'est pas ce calcul qui a déconcerté les avocats de la charte ; ils ne l'ont ni fait ni soupçonné. Cc qui les a beaucoup gênés, et il y avait aussi de quoi, c'est la contradiction que présentent les termes de la charte relativement à la mort d'Adalaric, avec ceux des chroniqueurs qui parlent simplement d'un exil. Ne pouvant s'expliquer comment la charte en prenait tellement à son aise avec l'histoire, et pénétrés d'une religieuse tolérance pour ses plus folles impertinences, ils ont supposé que l'affaire dont elle parlait et celle qui avait été mentionnée par les chroniqueurs n'étaient pas la même affaire. Ce devait être, au contraire, deux faits bien distincts, et dont l'un n'excluait pas l'autre : car, enfin, de ce qu'on est exilé à une époque, il ne s'ensuit pas qu'on ne puisse être tué à une autre, pourvu que ce soit après. Forts de cette explication, les auteurs de l'Histoire de Languedoc d'abord, et M. Fauriel ensuite, se sont mis à chercher, après la date de 787, quelque rébellion anonyme des Vascons dans laquelle on pût faire intervenir Adalaric, afin qu'il s'y fit tuer. Ils se sont décidés pour l'insurrection de 812, dont j'ai eu occasion de dire deux mots, et, attendu que les chroniqueurs avaient oublié d'en désigner les chefs, ils ont conclu de ce silence, toujours par voie de sous-entendu, que ces chefs avaient dû être infailliblement Adalaric et son fils. C'eût été. trait pour trait, mais avec un peu moins de fondement et de couleur, l'histoire du vieil Hunald, sortant, après vingt-trois ans, de la retraite et de l'oubli, pour livrer son dernier combat (745-768, 787-812). Ce procédé de critique historique me paraît un peu violent, ou, si l'on veut, un peu arbitraire. Il le paraîtra, j'en suis sûr, à tous ceux qui voudront prendre la peine de jeter les yeux sur le texte de la charte, pour voir en quels termes Charles le Chauve, car c'est toujours lui qui parle, s'exprime sur la conduite et le sort d'Adalaric : « Après la mort misérable de Lupus — c'est du pendu qu'il s'agit —, une partie de la Vasconie fut laissée miséricordieusement à son fils Adalaric, pour qu'il y vécût convenablement. Mais il abusa de cette miséricorde, à l'exemple de son père, pour prendre les armes, avec ses fils Skiminus et Centullus, contre notre très-glorieux père, et, ayant attaqué son armée dans les montagnes, il périt dans le combat, avec Centullus, son fils. » Je ne m'arrête pas au rôle pitoyable que la charte prête ici à Charlemagne ou à Louis le Débonnaire, et que j'ai déjà signalé. Mais n'est-il pas évident que la charte n'a voulu mettre sur le compte d'Adalaric qu'une seule rébellion, celle dans laquelle il périt ? L'histoire de son procès, qui dura deux ans, et qui se termina par un exil à perpétuité, valait la peine d'être notée par elle, au moins en passant, comme un grief de plus. Si la charte n'en dit rien, c'est apparemment qu'elle avait mal lu les chroniques, ou qu'elle était décidée à nous donner une version de son cru. La tâche de chercher, à sou intention, une circonstance convenable pour le retour et la mort d'Adalaric, était, du reste, chose assez facile. Du moment où les armées franques eurent commencé la croisade contre les Maures d'Espagne, et où les malheureux habitants des gorges des Pyrénées, traités comme des suspects et des infidèles par les deux partis, virent leurs retraites fouillées dans tous les sens par le flux et le reflux des troupes étrangères, il ne se passa pas une année sans que les ports ou les défilés que les armées traversaient fussent le théâtre de quelque embuscade ou de quelque engagement. D'un autre côté, les établissements militaires des Francs sur le versant espagnol et jusqu'au bord de l'Èbre comprenaient aussi des populations d'origine vasconne pour la plus grande partie, qui saisissaient toutes les occasions de se révolter contre leurs nouveaux maîtres. Il résultait des rapports de race et de voisinage, que chaque mouvement, chaque insurrection de ces tribus défiantes et exaspérées, avait son contrecoup sur le versant opposé, parmi les Vasco-. Aquitains qui ne ressentaient pour la domination brutale des Francs ni plus de respect ni plus de sympathie. En attendant, la charte a saisi l'occasion de faire apparaître la postérité d'Adalaric, sans pourtant nous apprendre quelle était son épouse, et sans s'être amusée, cette fois, à inventer un nouveau rôle de femme. Les deux fils qu'elle lui attribue, Skiminus et Centullus, sont des noms à peu près historiques, et du petit nombre de ceux qu'il lui reste à emprunter encore aux chroniqueurs. Nous allons les voir tous deux se révolter, à leur tour, cela va sans dire ; la rébellion, puis la confiscation, c'est tout le sens de la charte, c'est l'unique manière d'être de ses personnages. D'ailleurs, elle va se borner, contre son habitude, à des indications d'un laconisme outré, pour les faits et gestes de ses derniers acteurs. On dirait qu'elle veut brusquer le dénouement : elle semble hâter le pas pour y arriver plus tôt, et, à quelque date qu'il lui ait plu de rapporter, mentalement, la mort d'Adalaric, un paragraphe va lui suffire pour rappeler et grouper, à sa façon, tous les événements et tous les personnages que les chroniques ont mentionnés, depuis cette catastrophe, jusqu'à 819, relativement à la Vasconie. Ce paragraphe, qui fait suite à celui que j'ai transcrit plus haut, a besoin d'être reproduit mot pour mot, comme un échantillon complet de sa manière, et je le traduis ici littéralement : « Cependant notre père, avec sa bonté accoutumée, partagea la Vasconie entre le même Skiminus et son neveu Lupus-Centullus, fils de ce Centulle qui venait de périr ; mais elle fut perdue de nouveau, dans la suite, par l'infidélité de Lupus-Centullus et de Garsimirus, fils de Skiminus ; car Garsimirus fut tué dans une révolte avec son père Skiminus, et Lupus-Centullus fut exilé et privé de sa principauté, à cause de sa tyrannie. » Inutile, encore une fois, d'insister sur l'obstination des princes carolingiens à maintenir ces frénétiques rebelles en état de leur nuire dans la Vasconie. J'ai indiqué le but et la nécessité de cette incorrigible clémence ; cela suffit, et je viens aux faits. Tous les noms que la charte accumule dans ces quelques lignes sont historiques, et se rattachent aux soulèvements dont je parlais tout à l'heure. Ils y sont mêlés aux événements des dix premières années du règne de Louis le Débonnaire. Seulement la charte les a enlacés, transposés, brouillés de telle sorte que les événements se trouvent là pêle-mêle comme les noms, que l'histoire y est, sans y être. On ne me comprendrait certainement pas si j'entreprenais la réfutation ou l'analyse de ce passage avant d'avoir établi d'abord la nature et l'ordre des faits que la charte semble vouloir rappeler. Cette exposition sera, du reste, assez courte, très-courte même ; elle se réduira à la citation textuelle des chroniques que la charte a tantôt transcrites, tantôt défigurées. Année 815 : « Les Vascons, qui habitent au-delà de la Garonne et en deçà des Pyrénées, s'emportant avec leur légèreté ordinaire, par suite de la révocation de leur duc, nommé Sighivinus, que l'empereur avait destitué à cause de son insolence et de la dépravation de ses mœurs, se soulevèrent en masse par une conjuration universelle. Mais ils furent tellement maltraités en deux campagnes, que la paix et le pardon de l'empereur ne leur parurent pas arriver assez tôt[68]... » Même année : « Au pied des monts Pyrénées, l'empereur remplaça dans son comté le comte Schihiminus, parce qu'il ne lui était pas agréable ; il dompta sa famille, qui s'était révoltée aussi, et la força de se retirer en Espagne, où, par la suite, elle excita des troubles fréquents contre les gens de l'empereur[69]... » Année 816 : « Les Vascons révoltés se donnent pour prince Garsimire ; mais, la seconde année de la guerre, il perdit par la mort la principauté qu'il avait usurpée par la perfidie[70]... » Année 819 : « Lupus le Vascon, surnommé fils de Centullus, qui s'était révolté en attaquant par les armes le comte de Toulouse, Berengarius, et le comte d'Auvergne, Warinus, guerre dans laquelle il avait perdu son frère Garsandus et aurait péri lui-même sans une prompte fuite, est amené en présence de l’empereur. Accusé violemment par les officiers que je viens de nommer, et ne pouvant se disculper, il fut condamné à l'exil[71]. » Même année : « Sclaomir, roi des Obotrites, et Lupus, roi des Vascons, sont condamnés à mort. L'empereur les punit seulement de l'exil[72]. » Je n'abrège pas, qu'on le remarque bien, je transcris les textes dans toute leur étendue. Personne ne trouvera dans les chroniques plus que je ne leur fais dire. C'est donc là le thème que la charte n brodé. On peut d'un seul coup d'œil mesurer la portée de ses développements et la liberté de ses variantes, en ce qui touche aux rapports de famille et d'intérêts de tous ces personnages qui, pour les historiens, sont absolument étrangers les uns aux autres. Premier développement : La parenté d'Adalaric et de Sighivinus, Skiminus, ou Schihiminus, qui est entièrement de son invention. Second développement : L'évocation et la mort de ce Centullus, présenté par elle comme fils puîné d'Adalaric, et duquel doit sortir le second rameau de la branche aînée, celui qui restera possessionné dans la Gaule. On remorquera que l'évocation de ce personnage, donné pour père à Lupus-Centulli — Lupus, fils de Centulle —, ne manque ni de fondement ni de finesse. Le nom du fils impliquant celui du père, la charte a jugé tout simple de mettre celui-ci en scène, et elle en a fait l'un des acteurs les moins apparents, il est vrai, mais les plus nécessaires de son drame. Troisième développement : Attribution d'un fils à Sighivinus, lequel fils est Garsimire ; et association dans une dernière révolte, qui ne peut être que celle de l'an 819, de Sighivinus, supprimé par l'histoire dès 815, de Garsimire, tué en 817 ou 818, et de Lupus-Centulli, exilé en 819. On le voit, confusion, falsification des textes, anachronismes volontaires, tout y est, sans oublier, bien entendu, la religieuse exactitude du nouvel empereur à récompenser, comme son père, chaque rebelle après chaque révolte, et à se hâter de partager les titres et les honneurs du dernier tué entre les derniers survivants. Nous savons que c'était le seul moyen de prolonger jusqu'au moment voulu la durée et le pouvoir des Mérovingiens en Aquitaine. Qu'ils eussent été traités la première fois comme ils méritaient de l'être et comme on avait eu si longtemps la bonhomie de croire que la race de Waifer l'avait été par Charlemagne, la pièce était finie après le premier acte. La charte n'aurait eu qu'à baisser le rideau. Explique qui pourra comment des critiques d'une habileté et d'une autorité incontestables, après la comparaison même la plus sommaire de la charte avec les témoignages de l'histoire, ont pu accepter ces rêveries. Je dois faire une observation relativement à la leçon Skiminus, ou Schihiminus, que la charte a préférée à celle de Sighivinus. Toutes deux étaient données par les manuscrits, ainsi qu'on en peut juger par les deux textes que j'ai cités à l'année 816, et il est (le toute évidence que les chroniques, tout en différant quant au nom, ont voulu désigner le même personnage, celui qui était comte des Vascons en 815, et que l'empereur fut contraint de révoquer. Mais laquelle des deux leçons est la bonne ? L'une semblerait appartenir aux idiomes germaniques, l'autre à la langue des Vascons navarrais ; et, selon que l'on adopte l'une ou l'autre, on fait du même personnage un Germain ou un Vascon. Ce n'était, je le répète, que le même nom, orthographié et prononcé diversement par les chroniqueurs, selon qu'ils appartenaient eux-mêmes au Midi ou au Nord. Dans tous les cas, la charte était parfaitement libre d'opter pour la variante qui semblait porter le cachet de la nationalité vasconne, et qui rentrait par-là dans son système. Mais ce qui passe toutes les bornes, c'est qu'elle fasse émigrer en Espagne, contre les termes formels de l'histoire, les enfants de Garsimire et non pas ceux de Schiminus ou Sighivinus. Je sais bien qu'elle répondrait, ou ses avocats pour elle, que, du moment où Garsimire est devenu le fils de Sighivinus, la distinction importe peu, puisque la famille de l'un et celle de l'autre ne font qu'une. A la bonne heure : mais ceux qui se contenteraient de cette interprétation donneraient la preuve qu'ils n'ont rien compris à l'artifice de la charte, et qu'ils n'ont pas vu que ce nom de Garsimire, consacré jusqu'à un certain point par les traditions, lui était indispensable pour opérer le transfert des Mérovingiens en Espagne. C'est à ce nom, en effet, qu'elle soude le dernier anneau de la chaîne qui doit rattacher directement aux Mérovingiens les fondateurs des plus ancien/us monarchies de l'Espagne septentrionale. Par lui, nous arrivons à l'assertion décisive, au fait préparé de longue main, qui doit donner un sens à la charte. Il lui reste un dernier mot à dire, mais un mot d'une solennelle gravité : comment le dira-t-elle ? Elle le
fera dire simplement, naïvement, avec une apparente négligence, et comme s'il
s'agissait d'autre chose, par Charles le Chauve lui-même. Ce prince, toujours
marchant vers son but négatif, toujours appliqué à faire bien comprendre à
Wandregisile qu'il ne peut rien prétendre, mais absolument rien, sur les
biens de la branche aînée, pas même après la fuite des enfants de Garsimire,
dont les domaines ont été transférés à leurs cousins germains, les fils de
Loup-Centulle, appelle cette fuite l'INAUGURATION DES FILS DE GARSIMINE EN ESPAGNE ! Mais il vaut mieux citer les termes
dans lesquels le roi de France fait cette étonnante révélation, en expliquant
comme quoi la Gascogne fut perdue : « Car, après l'INAUGURATION en Espagne des fils de
Garsimire, comte de la Vasconie citérieure, en vertu de leur donation munie
d'un diplôme royal, tous leurs droits sur ces domaines, et notamment sur les
comtés de Bigorre et de Béarn, ont été dévolus à Donatus-Lupus et à
Centullus-Lupi, fils de Loup-Centulle, déjà nommé, ce qui a été confirmé par
un double rescrit de notre père et de nous[73]... » Voilà donc le grand mot lâché ! Les fils de Garsimire sont devenus souverains en Espagne, et précédemment ils étaient comtes de Bigorre et de Béarn. Je crains bien qu'à la lecture de ce passage on ne m'accuse d'avoir abusé jusqu'ici de la patience des lecteurs. Ne suffisait-il pas de le transcrire seul, de le discuter, pour que le long travail auquel je me suis livré devînt parfaitement inutile ? Bigorre et Béarn ! Après le circuit que la charte nous a fait faire, on pouvait se flatter d'arriver à quelque chose de plus neuf, et franchement, en prononçant ces deux mots, elle nous fait retomber, au contraire, sur le terrain des plus vulgaires traditions pyrénéennes. Tout cela était connu depuis longtemps. On est reporté à Rodéric de Tolède, à Garibay, à tout ce qu'il y eut jamais, en fait de légendes, de plus rebattu et de plus usé. Garsias-Inigo-Ximenonès, surnommé Arizta, qui passait depuis longtemps pour avoir fondé le premier royaume d'Aragon, et Aznar, auquel on attribuait l'usurpation ou la formation du comté de Jacca, étaient regardés, depuis quatre ou cinq siècles, comme ayant appartenu aux familles qui, de leur temps, possédaient le Bigorre et le Béarn. Rien de moins neuf que ces noms-là. Ce que la charte a ajouté aux légendes qui les concernent, c'est qu'ils descendaient de Mérovée, qu'ils étaient fils de Garsimire, et, de plus, qu'ils étaient frères. Seulement elle a oublié de prouver ses assertions. Une observation chronologique, d'abord, sur la filiation de tous les personnages groupés par la charte en une seule et même famille, à partir d'Adalaric. Supposons, comme le voudraient les défenseurs de la charte, que le dernier combat livré par ce rebelle soit de l'année 812 ; entre cette époque et celle du diplôme de Louis le Débonnaire, qui a confirmé la cession, ou dévolution, du Bigorre et du Béarn, il n'a pu s'écouler au plus que vingt-huit ans ; Louis le Débonnaire, qui donna la ratification étant mort, comme on sait, l'an 840. Reste à comprendre confluent, à la date de 840, les descendants de cet Adalaric, que M. Fauriel et les Bénédictins font périr en 812, pouvaient en être à la quatrième génération, et comment ses arrière-petits-fils se trouvaient déjà d'âge à conquérir, non pas de simples châteaux, mais de véritables royaumes en Espagne. C'est ici, mais à un degré plus étonnant encore, le phénomène que nous avons signalé entre Hunald et Adalaric. Ces quatre générations d'hommes, tous arrivés à la maturité, tous laissant, à leur mort, des fils dans la force de l'âge, auraient tenu en vingt-huit ans, ce qui donnerait sept ans pour chacun. Remarquez que, si nous faisons un calcul d'ensemble qui comprenne tout l'espace écoulé entre la naissance de Eudes (660) et l'inauguration des fils de Garsimire (840), le résultat sera le même. C'est un espace de cent quatre-vingts ans qui, divisé par huit, nombre des générations accomplies — Eudes, Hunald, Waifer, Lupus II, Adalaric, Skiminus, Garsimire, les fils de Garsimire —, donnerait pour la vie de chacun de ces princes une moyenne de vingt-deux ans et six mois. Encore mon calcul est-il bien généreux, car j'ajoute au dividende seize ou dix-sept ans que la charte elle-même nous invite à en retrancher, l'inauguration dont elle parle étant une allusion formelle à un événement de l'année 823, sur lequel nous aurons bientôt à nous expliquer. A ce compte, chaque génération n'aurait représenté que vingt ans au plus. Ce résultat, tout mathématique, renverse par la base le mécanisme de la prétendue généalogie. Il établit que nul de ces princes n'aurait pu ni dépasser l'âge de vingt ans, ni, par conséquent, avoir à sa mort des enfants capables de le remplacer sur les champs de bataille. Et ce qui rend l'argument plus significatif encore, c'est que, sur les huit générations, il y en a trois, celles de Eudes à Waifer, qui, à elles seules, comptent pour cent huit ans (660-768). Retranchez cette durée du total, et vous aurez pour les cinq suivantes un espace de soixante-douze ans, qui ne permet d'assigner à chacune que la moyenne de quatorze ans et deux mois. Ce serait un peu court pour des hommes de guerre et à plus forte raison Our des pères de famille. D'un côté, trois générations qui prennent cent huit ans ; de l'autre, cinq générations qui n'en occupent que soixante-douze.... Et voyez le contraste : si l'on compare, sous ce rapport, à la branche aînée la branche cadette, celle qui commence à Hatton et finit aux fils de Wandregisile, le contemporain et le gendre d'Aznar, on trouve juste la moitié moins (le monde et de personnages. Celle-ci, en effet, de la mort de Eudes à la mort de Wandregisile, c'est à-dire de 735 à 835 environ, ce qui fait précisément un siècle, n'aurait compté que cinq générations, Hatton, Lupus Ier, Artalgarius, Wandregisile, les fils de Wandregisile. Ce serait assez, ce serait même beaucoup pour une famille ordinaire que cinq générations en cent ans. Que devons-nous donc penser de la ridicule accumulation de celles que la charte a entassées dans le même espace de temps, pour la branche correspondante ? Cette démonstration, tout irréfutable qu'elle est, me paraît encore, s'il est possible, moins décisive que les présomptions morales qui concourent à démentir le langage attribué à Charles le Chauve relativement à l'inauguration de ses sujets rebelles dans les provinces espagnoles qui avaient cessé de lui obéir. Que la famille proscrite de Skiminus ou Sighivinus eût provoqué autour de Pampelune et de Huesca, centres militaires des possessions dont je parle, les mouvements insurrectionnels constatés par l'histoire, rien à cela que de naturel et de plausible. Mais que es deux souverains 'aux dépens de qui s'exerçaient ces louables dispositions, aient poussé la bonhomie jusqu'à en sanctionner et à en glorifier le résultat au moment même de la révolte ; qu'ils aient, surtout, employé pour le faire la plate et ridicule expression d'inauguration : Post inaugurationem filiorum Garsimiri in Hispania, c'est ce qui dépasserait toutes les limites du désintéressement et de la stupidité. Tant valent les prémisses, tant vaut la conclusion, et c'est ici la conclusion de la charte. Par le long chemin que nous avons parcouru, elle nous a conduits à ce théorème historique : deux Mérovingiens, qui, premièrement et par droit de naissance, étaient l'un comte de Bigorre, l'autre comte de Béarn, ont été inaugurés, c'est-à-dire proclamés rois, par les populations espagnoles placées entre les Pyrénées et l'Èbre. D'où il suit que les descendants de ces princes sont les héritiers en ligne directe de Mérovée et de Clovis. La charte, il est vrai, ne dit point formellement que Garsias et Aznar fussent ces fils de Garsimire auxquels elle fait allusion. Mais il est de toute évidence qu'elle les désigne, qu'elle les nomme implicitement en cette qualité, surtout lorsqu'elle parle à plusieurs reprises d'Aznar, comte de Jacca, que son intention bien évidente est de présenter comme le fondateur du royaume de Navarre. A quels autres le terme d'inauguration aurait-il pu s'appliquer ? Consultons donc d'une part l'histoire, de l'autre les traditions mêmes dont la charte s'est inspirée, pour savoir à quoi nous en tenir tant sur l'inauguration que sur la consanguinité de Garsias et d'Aznar. Pour ce qui concerne le premier, nul témoignage authentique à attendre de quelque côté que ce soit. Le nom de Garsias-Inigo-Arizta flotte au milieu de l'obscurité la plus profonde, ainsi que l'époque de l'érection de son royaume. Ce royaume même est aussi mobile, aussi indéterminé que son fondateur. Pour les uns, c'est celui de Navarre, pour les autres, celui d'Aragon. Pas un chroniqueur franc ne paraît l'avoir connu, et, quant aux données fournies par les écrivains espagnols, il n'y a rien de positif à en tirer ; les résultats chronologiques auxquels on arrive, en comparant leurs récits, varient d'un siècle et plus. Aznar, au contraire, est authentique, d'après cc qu'on sait des événements de la Vasconie auxquels il fut mêlé. On connaît trois passages des chroniques carolingiennes qui s'appliquent à ce personnage : les deux premiers rapportent qu'en l'année 823 les deux comtes francs Eblus et Asinarius, revenant d'une expédition qu'ils avaient poussée jusqu'à Pampelune, d'après les ordres formels de Louis le Débonnaire, furent attaqués et défaits, à leur retour, par les Vascons transpyrénéens, dans les gorges des montagnes. Eblus fut envoyé, en présent, par les vainqueurs, au khalife de Cordoue, leur allié ; Asinarius, au contraire, fut épargné, à cause qu'il était de leur sang[74]. Le troisième passage mentionne, à l'année 836, un Asinarius ou Aznar, comte de l'Espagne citérieure, qui, plusieurs années auparavant, s'était détaché de l'obéissance de Pépin II, roi d'Aquitaine, et qui périt à cette époque d'une mort affreuse. La chronique ajoute que son frère Sancius-Sancii, ou Sanche-Sancion, garda le gouvernement de la même province, malgré l'opposition de Pépin[75]. Incontestablement le fait de 823 et celui de 836 s'appliquent au même personnage. Mais rien ne prouve qu'on doive regarder cet Aznar, rebelle à Louis le Débonnaire et à Pépin, comme l'ancêtre des comtes de Jacca ou d'Aragon. Pour ce qui touche son frère Sanche, nous savons qu'en 851, suivant une lettre de saint Eulogius, alors simple clerc de Cordoue, à l'évêque de Pampelune Willesinde, la portion de la Gaule, c'est-à-dire de l'empire franc, comprise entre la Navarre et la vallée de Zubirri (Cibourre), était bouleversée par les manœuvres du comte Sanche-Sancion (fils de Sanche), qui s'était révolté contre Charles le Chauve. La guerre civile, en effet, régnait alors dans cette partie de l'empire. Bien loin que Charles le Chauve, après la mort de son père, se fût résigné à la perte de la Vasconie espagnole, ou parût disposé à reconnaître l'autorité des rebelles qui s'y étaient fait inaugurer, on voit, par les chroniques, qu'il n'hésitait pas à s'allier tantôt avec le maure Muça-ben-Kasy, tantôt avec le roi de Galice ou des Asturies, Ordoño, pour réussir à s'emparer de Sanche. et à comprimer l'insurrection. Les Vascons avaient alors deux ennemis également redoutables : d'une part, les Maures, qui regardaient l'Al-Bashand (Gascogne) comme leur appartenant de droit ; de l'autre, les successeurs de Pélage qui, voyant poindre là une chrétienté indépendante, s'efforçaient de la réunir à leur domaine. Il est positif que, si Sanche, fort désireux de se réconcilier avec Charles, tout en demeurant indépendant, lui livra Pépin III, qui s'était réfugié près de lui, il fut, à son tour, livré à Charles par Muça, qui l'avait pris, entre les années 850 et 852. Et les historiens ont soin de nous dire que Charles acheta le captif fort cher[76]. Treize ans plus tard, en 864, il est encore question de ce Sanche, au sujet d'un autre rebelle fort peu connu d'ailleurs, si ce n'est des légendaires, lequel était parvenu aussi à se maintenir dans la Vasconie, et y vivait indépendant de l'autorité de Charles le Chauve. C'est le personnage que l'on considéra longtemps comme le premier duc héréditaire de Gascogne, Arnaldus, fils du célèbre comte Aymon de Périgueux, et qui tenait ce duché-là en qualité de neveu et d'héritier de Sanche-Sancion[77]. Maintenant, ou tous les documents sont faux, toutes les autorités chimériques, ou il est impossible que le comte Aznar et son frère Sanche aient été fils de Garsimire. La preuve en est tirée du surnom même du puîné, que les chroniques, pour le distinguer de son père, nomment toujours Sancius-Sancii, c'est-à-dire Sanche fils de Sanche, ce qui reviendrait à la locution vulgaire, Sanche le fils. Comme il est à supposer que le père de Sanche était aussi celui d'Aznar, puisqu'on les dit frères, le moyen de croire qu'ils aient pu être fils de Garsimire ? Il est vrai qu'il reste une ressource aux défenseurs de la charte, c'est de dire qu'ils pouvaient bien n'être frères que par leur mère, et que, dans tous les cas, Garsias-Inigo, dont les chroniques ont eu tort de ne pas parler, était assurément de la famille, puisque son nom rappelait celui de son père putatif Garsimire, de la même manière que son surnom de Ximenonès, ou Ximenès, qui signifie fils ou petit-fils de Skiminus, fournissait encore un argument pour justifier l'assertion[78]. Soit, mais comment expliquer les bizarres fantaisies de la charte, qui ne fait aucune mention de Sanche, et qui, ne donnant pas à Aznar le frère que tous les historiens lui attribuent, lui en prête un que personne n'a connu ? C'est que non-seulement elle ne pouvait se défaire de Garsias, en faveur duquel la prescription. avait prononcé de l'autre côté des Pyrénées, mais encore qu'elle espérait trouver, dans les témoignages qui le concernent, un prétexte pour appuyer son origine franque, partant mérovingienne. On sait que Rodéric de Tolède et les autres chroniqueurs représentaient unanimement le prince Garsias comme originaire d'un comté de Vigur ou de Bigorre[79] — è comitatu Bigorriæ, Viguriæ, Bigorciæ —. Celui-là donc était bien réellement un Gallo-Vascon, du moins pour les Espagnols. Il devait même, aux yeux de ceux-ci, servir de passeport à Aznar, et partager avec lui le bénéfice de sa généalogie apocryphe. Pour Aznar, s'il n'y avait pas de texte formel qui rappelât sa famille ou ses domaines patrimoniaux, il y avait du moins une tradition qui rattachait les vicomtes de Béarn à un ancêtre venu d'Espagne, et c'était assez pour la charte. Après avoir identifié cet Aznar, prétendu comte de Jacca, que les Espagnols ne pouvaient pas refuser, avec l'officier mentionné dans les chroniques franques, elle a fondé son origine béarnaise sur les traditions dont je viens de parler et qu'elle lui a résolument appliquées. La première race des sires de Béarn passait, en effet, pour appartenir à une antique maison gallo-vasconne dont une branche avait passé les monts et s'était réfugiée en Espagne, vers l'époque de la révolte de Lupus-Centulli. D'une autre part, le nom patronymique de Centulle, porté par la plupart des anciens vicomtes, n'était-il pas la preuve qu'ils étaient de la famille du rebelle ? Aussi les mêmes traditions leur attribuaient des relations de parenté avec Sanche-Mitarra, qui, descendant, disait-on, de ces mêmes exilés, était venu d'Espagne pour occuper le duché de Gascogne, en qualité d'héritier des anciens chefs nationaux. C'est dans de vieilles légendes locales que s'était conservé le souvenir de cette communauté d'origine, vraie ou fausse, entre les maisons d'Aragon, de Navarre et de Béarn. Voici comment le cartulaire (le Saint-Vincent de Luc s'exprimait au sujet d'un différend survenu, relativement à la fondation de cette abbaye, entre le comte-duc Wilhelm-Sanche et son cousin le vicomte Gaston-Centulle, vers l'année 980 : « Quand le seigneur Wilhelm-Sanche, comte de Gascogne, donna la villa de Luc à Dieu et à saint Vincent, Gaston-Centulle, vicomte de Béarn, refusa d'abord (l'acquiescer à la donation et d'abandonner ses droits sur ce domaine. Mais il se rendit aux prières de l'abbé Garsias, qui lui remontra sa consanguinité avec le susdit comte, et comment l'aïeul du seigneur Wilhelm-Sanche était venu d'Espagne, où son père s'était réfugié du temps de l'empereur Louis ; car ce roi donna (alors) l'investiture de ce pays (le Béarn) à l'aïeul du vicomte, qui était de sa race, et il (Gaston-Centulle) donna à Dieu et à saint Vincent sa part de la propriété, par un acte déposé sur l'autel[80]. » Vraiment on serait tenté de croire que l'auteur de la charte avait ce texte sous les yeux lorsqu'il représentait les fils de Garsimire cédant leurs domaines à leurs cousins, sous le bon plaisir du roi. Les noms propres avaient été laissés en blanc ; la charte les a remplis. Du reste, les auteurs de l'Histoire de Languedoc, et après eux ceux de l'Art de vérifier les dates, ont éprouvé bien plus de perplexités qu'ils n'en ont voulu faire paraître, soit par rapport au fait même de cette inauguration, soit par rapport aux personnages à qui on (levait l'appliquer. Les diverses éditions, les diverses parties même de l'Art de vérifier les dates, présentent à cet égard d'étranges disparates qui accusent le naïf embarras des écrivains, et nous montrent le trouble de leurs idées. Par une inexplicable infidélité envers la charte elle-même, ils suppriment, le croirait-on ? les fils de Garsimire, et, en maintenant l'inauguration d'Aznar à Jacca, ils le font fils de ce Loup-Sanche que la charte avait précisément oublié dans sa minutieuse généalogie. Quant à Garsias-Inigo, ils ne le nomment même pas, dans la crainte, sans doute, de paraître accorder leur créance aux informes traditions de la Péninsule. Mais les fils de Garsimire, pourrait-on leur demander, où les trouvons-nous ? Si l'inauguration doit se rapporter à d'autres qu'eux, où est l'utilité, où est la véracité de la charte ? C'est ainsi que dans la critique historique, comme dans la morale, l'abîme appelle l'abîme, et qu'en partant d'une erreur d'esprit, aussi bien que d'une erreur de conscience, on ne peut marcher que de faux pas en faux pas. Il y avait une impérieuse nécessité pour les Bénédictins de donner une place à Loup-Sanche dans la nomenclature des comtes de Vasconie, qu'il eût été ou non omis par la charte. Ils ont donc cherché à le rattacher tant bien que mal à la généalogie donnée par celle-ci, et, usant largement, à leur tour, du droit d'invention, ils ont supposé que Loup-Sanche avait été un fils puîné de Lupus le pendu, par conséquent un frère d'Adalaric, et cela, au risque d'une contradiction des plus formelles avec son surnom, qui signifie littéralement fils de Sanche. Puis, du même coup, se fondant, j'imagine, sur les observations que je viens d'exposer relativement au nom du père d'Aznar et de Sanche-Sancion, qui doit nécessairement être Sanche, ils veulent retrouver ce père dans Loup-Sanche, hypothèse qui ne serait nullement inadmissible, si l'on perdait de vue que cela est avancé pour soutenir et non pour combattre les assertions de la charte. C'est donc là un système absolument nouveau, un thème de leur propre fonds, que les Bénédictins ont produit, tout en ayant l'air de se borner à exposer ou à traduire les assertions de la charte. Les termes dans lesquels ils le font sont loin, d'ailleurs, de porter l'empreinte du doute : ce sont des faits articulés en pleine connaissance de cause. Après la défaite de Roncevaux, disent-ils, l'empereur, piqué de cet événement, donna de si bons ordres, que Lupus fut pris et pendu ignominieusement... Adalaric et Loup-Sanche, fils de Lupus, furent nommés, dans un âge encore tendre, pour lui succéder au duché de Gascogne... Enfin, à l'article d'Aznar et de Sanche-Sancion, ils affirment que ces deux rebelles étaient les fils de Loup-Sanche. Je m'arrête dans ces confrontations, car il n'y aurait vraiment plus moyen de s'y reconnaître. A force d'explications et d'éclaircissements, nous finirions par être en pleines ténèbres. Je reviens à la charte, qui, arrivée à l'inauguration des fils de Garsimire, avait évidemment terminé son œuvre. Elle avait réussi à détourner et à compléter, au profit de son système, les témoignages historiques ; elle avait réussi à ouvrir une perspective séduisante au travers des nébuleuses légendes qui concernent l'origine des premiers royaumes chrétiens du nord de la péninsule. C'est là qu'elle aurait dû s'arrêter. Mais elle a cru pouvoir aller plus loin : elle a jugé nécessaire de donner quelques détails sur l'état de la Vasconie, entre les années 819 et 845, c'est-à-dire entre l'avènement des fils de Garsimire et l'époque où elle a été rédigée, et, malheureusement pour elle, ces détails vont nous apporter les preuves les plus décisives, peut-être, des faux dont nous l'accusons. Au lieu de s'arrêter à la limite naturelle de son sujet, elle continue en ces termes, sous le nom de Charles le Chauve : « Après l'exil de Lupus-Centullus, le duché de Vasconie fut donné à d'autres chefs, issus de notre sang, d'abord à Totilus, ensuite à Sighivinus-Mostellanicus, qui le possède maintenant (en 845). » Il y a, sur ces deux lignes, une première observation à faire : Pourquoi donc, après la déposition des Mérovingiens de la branche aînée, celle de Hunald, Louis le Débonnaire n'aurait-il pas récompensé la constante fidélité des membres de la branche cadette, celle d'Hatton, en élevant l'un d'entre eux au commandement de la province ? Il n'y avait nulle nécessité à instituer des ducs de race étrangère lorsque l'ancienne famille n'était pas éteinte, et surtout lorsqu'elle offrait des candidats dignes des faveurs du souverain. Quoi ! Louis le Débonnaire et Charles le Chauve consentaient à donner l'investiture du Béarn et du Bigorre aux fils de Lupus-Centullus, d'un traître qui était justement puni de l'exil, et il ne leur venait pas dans la pensée de saisir cette occasion pour dédommager, par un accroissement de possessions, les fils de Wandregisile, princes qui, suivant la charte, représentaient alors la branche toujours fidèle et toujours persécutée de Hatton ? Supposons, pourtant, que les rois francs aient tenu cette conduite, et venons au fait capital. Il s'agit de l'authenticité des deux noms que la charte donne comme ceux des officiers francs qui gouvernèrent la Vasconie entre les années 819 et 845. Qu'était-ce que Totilus ? qu'était-ce que Sighivinus-Mostellanicus ? D'où vient que nul historien n'a reconnu en eux des princes issus du sang impérial, du sang de saint Arnulfe et de Charlemagne ? Le premier surtout était resté bien obscur jusqu'à la publication de la Charte. Ce nom de Totilus ne se rencontre pas une Ibis dans l'histoire des Francs ; ce prince carolingien a été inconnu à tous les chroniqueurs ; je me trompe : il en est question dans la légende la plus grotesque et la plus fabuleuse du moyen âge, je veux dire l'ancienne chronique de Toulouse[81]. Si la charte n'existait pas, personne n'eût songé à ramasser dans la légende de Bertrandi le nom de Totilus, tellement les faits auxquels il est mêlé sont bizarres et incroyables. Cette chronique avance d'abord que, pendant les ravages des Danois (Daphni) dans l'Aquitaine, la Vasconie était pillée par le tyran Totilus, à tyranno Totilo ; elle revient ensuite sur ces paroles pour dire qu'il y eut dans la Vasconie un duc puissant nommé Totilus, qui régna très-longtemps sur la race des Vascons ou Vaccéens, et que la vingt-huitième année de son gouvernement, l'indiction iv, et le 5 des nones de mai (5 mai), une éclipse de soleil annonça les révolutions politiques et les bouleversements qui allaient advenir parmi les nations. Ces catastrophes, c'étaient les ravages des Normands qui, après avoir fait une tentative infructueuse sur Bordeaux, renversèrent successivement Bans, Sos, Lectoure, Cauterets, Oléron, Lescar, Tarbes, etc., jusqu'à ce que Totilus, réunissant autour de lui les Vascons réfugiés dans les cavernes et les antres des montagnes, les conduisit au combat, et, avec l'aide de Dieu, remporta sur les barbares une victoire miraculeuse, auprès de la Garonne. Les Vascons poursuivirent les ennemis pendant trois jours et trois nuits, et il n'en échappa aucun. Il y a, au travers des puérilités de ce récit, une indication chronologique dont la réalité paraît incontestable ; c'est l'éclipse de soleil qui, concourant avec les ravages des Normands, paraît être la fameuse éclipse de l'an 840, bien qu'il fallut dans ce cas corriger d'abord l'indiction, qui était pour cette année III et non pas IV, et ensuite mettre le 3 des nones de mai, au lieu du 5[82]. Mais ici une autre difficulté se présente : c'est que, l'année de l'éclipse correspondant à la vingt-huitième du gouvernement de Totilus, il faudrait supposer que l'investiture de cet officier remontait jusqu'à l'année 812, hypothèse qui serait démentie par l'histoire. A quelle source, d'ailleurs, le compilateur anonyme des Gestes des Toulousains avait-il puisé ces détails ? On l'ignore entièrement. Ce fut, je pense, dans quelque cartulaire ecclésiastique, et je ne crois pas me tromper en supposant que cette légende était celle de Tarbes, dans laquelle les hagiographes avaient entassé pêle-mêle des faits relatifs aux Vandales, aux Visigoths, aux Huns, aux Normands, etc. Si l'on voulait absolument former une conjecture sur le nom et les actes de ce prétendu duc de Vasconie, on en trouverait peut-être le type dans le célèbre évêque de Limoges, STODILUS, qui occupa ce siège de 840 à 860, et joua un rôle important dans l'Aquitaine pendant le règne de Charles le Chauve. Visité plus d'une fois par les Normands, Stodilus, qui n'était pas moins brave que pieux, donna à son troupeau l'exemple du courage et de la résistance, et il fit reculer les barbares. Quant à Sighivinus, il y avait, en effet, un officier franc de ce nom qui, vers l'époque indiquée par la charte, exerçait un commandement dans l'Aquitaine : il est mentionné dans une lettre de Loup, abbé de Ferrières, et Adémar de Chabannes rapporte, comme tous les chroniqueurs, qu'il périt en 845 dans une bataille livrée aux Normands[83]. Mais il faut remarquer que la chronique d'Adémar place la nomination de Sighivinus, comme comte de Bordeaux, et non, certes, pas comme duc des Vascons, à l'année 839, ce qui serait parfaitement contradictoire avec les détails donnés par celle de Toulouse relativement à Totilus, puisque, d'après elle, cet officier gouvernait encore au moment de l'éclipse de 840. Je tiens peu, d'ailleurs, à cette dernière objection, et j'y renonce même d'autant plus aisément, qu’il y aurait du ridicule à être sévère envers Bertrandi ou envers la charte en fait de chronologie. Venons aux objections fondamentales. Où la charte a-t-elle vu que Totilus et Sighivinus étaient de la race des Carolingiens, de nostro genere ? Où a-t-elle pris le fantastique surnom de MOSTELLANICUS, que les hommes les plus sérieux, comme les Bénédictins et M. Fauriel, n'ont pas hésité à inscrire ingénument, ceux-là dans l'Art de vérifier les dates, celui-ci dans l'Histoire de la Gaule méridionale, en conservant au comte de Bordeaux le titre imaginaire de comte ou duc amovible de Gascogne ? Si j'avais voulu signaler, dès le début de cette dissertation, l'étrange et récent plagiat que ce surnom révèle, je n'aurais pas eu besoin, je crois, d'aller plus loin, et ma preuve eût été faite. Cette preuve, en effet, a toute l'évidence d'un fait matériel et n'admet point de réplique. Il ne s'agit que de corriger une toute petite faute de copie ou d'orthographe qui s'est glissée, j'ignore comment, dans le texte imprimé de la charte, et dont la rectification équivaut à une date. Il
n'est personne qui ne sache à quelles rudes atteintes le droit héréditaire
des Capétiens se trouva exposé pendant le seizième siècle et notamment à
l'époque de la formation de la Ligue. On exhuma alors, au profit de la maison
de Lorraine, tout ce que, depuis la fin du siècle précédent, les écrivains
lorrains et belges avaient, sans songer à mal, entassé de fables et
d'inventions sur la fondation des principautés qui représentaient l'ancienne
Ostrasie. Jacques de Guyse[84], Jean Le Maire, Symphorien
Champier, avaient les premiers donné l'exemple de ces emprunts faits à des
traditions anonymes et à des rumeurs insensées. Puis Edmond du Boullay[85], Richard Wassebourg[86], Rozières[87], renchérissant les uns sur les
autres et prenant plus d'assurance à proportion qu'ils recrutaient plus de
partisans, proclamèrent sans nul détour que la maison de Lorraine avait pour
auteur un pré tendu fils de Clodion, nommé Phrizon, auquel Mérovée avait ravi
la couronne, et duquel étaient descendus, par ses trois fils, tous les
princes d'Ardenne, Hainaut, Lorraine, Brabant et Namur, à présent régnants.
Or l'aîné des fils de Phrizon n'était autre que le fameux Ansbert, le mari de
Blithilde ; ses deux frères se nommaient Renaut et Ranchaire. Ansbert,
l'auteur direct des ducs de Lorraine, avait été créé, selon Le Maire, marchis
héréditable du Saint Empire sur l'Escaut, en même temps que Sénateur et
Patrice romain, par l'empereur Justinien lui-même. A un moment surtout, les prétentions des écrivains lorrains devinrent si exorbitantes sur cette question de légitimité, que l'autorité crut devoir intervenir, et l'archidiacre Rozières, mis à la Bastille par ordre d'Henri III, fut condamné à faire amende honorable, devant le conseil du roi, pour ses mensonges dynastiques. Ces mensonges, en effet, ramenant les maisons souveraines de Lorraine et d'Autriche à un ancêtre mérovingien et carolingien tout ensemble, c'est-à-dire à Ansbert, tendaient à. constituer les Capétiens en flagrant délit d'usurpation, et concluaient à la déchéance des Valois et des Bourbons. Cet Ansbert et cette Blithilde, allégués par les généalogistes lorrains, et dont j'ai assez parlé au commencement de cette section, étant regardés comme les auteurs de la dynastie carolingienne ; il s'ensuivait que les marchis héréditables du Saint Empire, les ducs de Bouillon, les comtes d'Ardenne, les ducs de MOSELLANE, enfin tous ces princes wallons, alsaciens, lorrains, enregistrés avec tant de scrupule et de patience par leurs généalogistes, en supposant qu'ils existassent du temps de Charles le Chauve, auraient été réellement les cousins de leurs souverains, et que ceux-ci pouvaient les reconnaître comme étant de leur race, DE NOSTRO GENERE. Et il se trouve précisément que le Sighivinus de Bordeaux était mentionné par les généalogistes lorrains, et par eux seuls, au nombre des descendants d'Ansbert et des ducs de MOSELLANE, sous le titre si burlesque, pour l'époque où il vivait, de COMTE DE GUYENNE, Seguinus GUYENNÆ COMES. C'est ce qu'on lit en toutes lettres dans Wassebourg et Rozières. Ainsi le MosTellanicus de la charte n'a pu résulter que d'une faute de copie ou d'impression, pour MOSELLANICUS. Cela voulait dire Seguin de Mosellane ou Seguin le Mosellanique. Voilà sur quel motif la charte a cru pouvoir rappeler la consanguinité de Sighivinus le Mosellanique et des rois francs, consanguinité à laquelle il lui a plu d'associer son TOTILUS, dans l'intention, sans doute, de donner à celui-ci un caractère plus respectable et plus historique. Qu'on jette plutôt les yeux sur cette traduction littérale du texte du Lorrain Rozières, l'homme à l'amende honorable : je recommande ces gasconnades historiques à toute l'attention des lecteurs : « Frédéric ou Ferry, né de Loher, duc des Mosellaniens, comte d'Ardenne et de Bouillon, et de Terentia, fille du roi des Lombards Astolphe, soutint le fardeau de la grandeur paternelle, l'an 808 de l'incarnation du Verbe. Il eut pour épouse Félicité, fille de Henri le Grand, comte de Salm, laquelle mit au monde Sadiger, qui succéda à son père, et, de plus, selon le rapport des chroniques de Lorraine, Welcandus, évêque de Liège ; Ferry, moine de Trèves ; Martin, prêtre ; SEGUIN, COMTE DE GUYENNE ; Élisabeth, mariée au comte de Carinthie ou au comte de Zeringhen — car on ne sait pas bien lequel des deux elle épousa — ; Anna, religieuse à Cologne ; Abbon, comte de Poitiers ; Utherus (lisez : Icterius), comte de Tours ; Pierre, Severa, Alays et Gertrude... » Ne semble-t-il pas qu'on ait sous les yeux la charte elle-même, style et idées, en parcourant cette éblouissante généalogie, où Astolphe figure ni plus ni moins que dans l'Arioste ? Ce n'est pas la peine de signaler la naïve sottise du faussaire qui, parmi les douze enfants de son Frédéric, place, d'une part, Sighivinus le Mosellanique, qui ne devint comte de Bordeaux qu'en 839, et, de l'autre, Abbon, qui avait été nommé comte de Poitiers par Charlemagne dès 778, soixante et un ans avant qu'il fût question de son frère. La même observation s'appliquerait d'ailleurs à Utherus, qui est évidemment le comte de Clermont ou d'Auvergne, Icterius, institué aussi par Charlemagne en 778, et que Rozières, je ne sais pourquoi, a jugé à propos de transférer à Tours. Du reste, j'indiquerai, à ce sujet, une des plus graves inadvertances des Bénédictins. Ils ont parfaitement connu les textes frauduleux que je viens de citer, et la preuve, c'est qu'ils les désavouent formellement en ce qui concerne Abbon. « Quoiqu'il n'y ait pas à douter, disent-ils, qu'il ne fût de race noble, la descendance que quelques-uns lui ont prêtée n'en est pas moins une fable. » Mais comment ce qui serait une fable par rapport à Abbon devient-il une vérité par rapport à son frère Seguinus Mostellanicus, Guyennæ Comes ? Lorsque des juges aussi experts, des critiques aussi défiants, montrent cette partialité ou cette indulgence, c'est qu'ils y ont un intérêt qu'ils se dissimulent très-certainement à eux-mêmes, mais auquel ils sacrifient tout, sans le croire ni l'avouer. Il n'en est pas moins vrai que les Bénédictins flétrissent, indirectement et sans y prendre garde, le titre qu'ils s'efforcent de présenter comme authentique, lorsqu'ils traitent de fables les sources auxquelles l'auteur du titre a manifestement puisé. On aurait pu croire que ces expressions Guyennæ Comes étaient le résultat d'une erreur qui aurait fait d'un comte de Guines un comte de Guyenne, si, parmi les successeurs du fabuleux Walbert, ancêtre de la première maison de Gaines, il s'en était trouvé un du nom de Seguin, et surtout si la mention d'Abbon et d'Icterius ne prouvait que l'auteur a bien réellement voulu faire allusion aux chroniques et aux personnages qui concernent l'Aquitaine. Cette intention, déjà manifeste dans les actes de saint Hubert, comme dans ceux de saint Berthaire, était donc familière aux écrivains wallons ou lorrains, et c'est là, certainement, un fait digne d'être remarqué. On y retrouve le même ordre d'idées que celui auquel appartiennent les traditions qui ont été conservées par le poème de Garin le Loherain, et par les autres branches du cycle aquitanique. Ces légendes, dont l'objet n'avait dû être primitivement que la lutte des populations méridionales contre Pépin et Charlemagne, groupèrent ensuite confusément dans des récits toujours plus imaginaires, des faits et des noms empruntés aux règnes de Louis le Débonnaire, de Pépin II et de Pépin III, ainsi qu'aux démêlés de Louis le Germanique et de Charles le Chauve. Le tout finit par produire les épopées qui nous restent, et dont une partie seulement a été publiée[88]. Parmi les raisons qu'on pourrait donner de cette habitude des écrivains de l'Artois et de la Flandre d'introduire dans leurs légendes pieuses ou héroïques dus faits de l'histoire du midi de la Gaule, il faut compter en première ligne la correspondance active qui, à travers les distances, mettait en communication intime les monastères bénédictins, et par suite les provinces. Pour n'en citer que deux exemples, je rappellerai que, pendant un siècle et demi, de 1080 à 1240 environ, des colonies de moines tirées de la célèbre abbaye poitevine de Charroux vinrent régulièrement peupler l'opulent prieuré de Saint-Sauveur et Sainte-Rotrude d'Andres, fondé par le comte Baudoin de Guines, et qui resta soumis à Charroux. Vers ce temps encore, le sire de Lillers, ou de Hâme, fondait une autre abbaye dans sa terre, et la donnait aussi à Charroux[89]. Réciproquement, un illustre élève de Corbie, saint Gérald, suivi de quelques-uns de ses frères, allait au même instant importer dans la Gascogne les traditions et les habitudes monastiques du Nord, et fondait la Grande-Seauve (Sylva-Major) à la porte de Bordeaux. C'était précisément l'époque où, dans les couvents, se recueillaient et s'échangeaient, d'une province à l'autre, les légendes et les chroniques dont la poésie populaire devait s'enrichir. Il eût été difficile à ces naïfs et modestes chronographes, auxquels tout esprit de critique faisait absolument défaut, de résister à la tentation de confondre ou d'identifier les hommes, les temps, les lieux les plus distincts, lorsque, dans leurs recherches sur l'histoire de leurs résidences, ils rencontraient des noms ou des événements qui offraient quelque analogie avec leurs propres souvenirs, c'est-à-dire avec les traditions de leur première patrie. Une innocente illusion, dont ils étaient toujours dupes, nous a valu ces transpositions incroyables, ces hardis anachronismes, enfin tous ces mensonges involontaires qu'ils avançaient presque toujours de bonne foi, ne trompant les autres que parce qu'ils avaient mis de la complaisance ou de l'amour-propre à se tromper eux-mêmes. Ce n'est pas le cas de la charte, qui est bien, de tout point, une œuvre de duplicité. J'avais pris à tâche de ne point laisser passer sans discussion un seul des faits qu'elle énonce, et je crois avoir atteint mon but. S'il restait quelques convictions à ébranler sur la valeur intrinsèque de ce document, l'examen des formes de la rédaction et du style ajoutera, je l'espère, de nouvelles preuves à celles que j'ai déjà développées. |
[1] Çurita, Ann. rer. Aragon., ann. 758. — O.-J. Briz-Martinez, Historia del Monasterio de S. Juan de la Pella. Oihénart, Not. utr. Vasc., p. 155.
[2] On disait autrefois Alahon et Alagon ; plus tard, le nom s'est progressivement déformé. On en a fait el monasterio d'Alao, de Lao, enfin de Lô. Consultez sur Abon D.-J. Briz-Martinet, Historia del monasierio de S. Juan de la Peila, l. V, p. 785.
[3] Aim. mon., lib. IV, c. XVII.
[4] La charte dit, en parlant des biens de Sadregisile : Bona.... quæ fuerunt Sadregisili quondam Aquitanorum ducis, Wandradæ comitisse matris sui progenitoris... Sui est une des nombreuses fautes de copie de la charte, il faut lire suæ pour le sens et pour la grammaire.
[5] M. Fauriel, ouvrage cité, t. III, p. 522.
[6] Aim. mon., c. XXVIII.
[7] Script. rer. Franc., t. Il. Notice sur le Gesta Dagoberti, dans le discours préliminaire. Quant au fait en lui-même, p. 589, voyez aussi Besly, Histoire des comtes de Poictou, p 57 ; et aux preuves, p. 227.
[8] Aim. mon., c. XVII.
[9] Voyez la Grande Glose, art. 16, l. II, in princ. — Schneidwin, ad Institut, p. 556.
[10] Fredegher, Chronique, c. LVII.
[11] Fredegher, Chronique, c. LVII. — Aim. mon., l. IV, c. XVII.
[12] Aim. mon., l. III, c. LXXXIX. — Fredegher, Chronique, c. XXI.
[13] Aim. mon., l. IV, c. XXIII.
[14] Fredegher, Chronique, c. LX.
[15] Charte d'Alaon. — Ex vita S. Amandi, Duchesne, t. I, p. 645. — Script. rer. Franc., t. III, p. 532.
[16] Nulle part on n'a émis le moindre doute sur le mariage de Serenus et Amantia ; les actes de saint Amand étaient trop familiers à tous les disciples de saint %nit, en Espagne comme en France.
[17] Yepes, Coronica general de la orden de S. Benito, t. II, p. 67.
[18] Fredegher, Chronique, c. LV. — Ibid., c. LXXVIII.
[19] Cf. la note précédente.
[20] Aim. mon., l. IV, c. XIV, XV, XXXI.
[21] Aimoin, c. XXXI.
[22] Fredegher, Chronique, C. LXXVIII.
[23] Surius, Vita S. Huberti, 13 nov. — Molanus (Vander Meulen), Indiculus SS. Belgii. — Acta SS. O. S. Bened., sæc. IV.
[24] Fredegher, Chronique, c. XCXVI. On remarquera que le rôle d'Ébroin varie prodigieusement selon les sources où l'on puise. La compilation des miracles de saint Martial de Limoges, le représente comme le plus intrépide champion de l'ordre et de la vertu, comme un héroïque redresseur de torts. Script. rer. franc., t. III, p. 380. —Bolland., 30 junii.
[25] Ce sont les propres tonies de l'Art de vérifier les dates.
[26] Dubouchet, la Véritable origine de la deuxième lignée de la maison royale de France, etc. Aux preuves, p. 58.
[27] Sig. Gembl., ad ann. 625.
[28] Gall. Chr., t. XIII, col. 841.
[29] Pauli. diac., de Episc. Met.
[30] Coint., Ann. eceles. Franc., ad ann. 599.
[31] Duchesne, t. II, p. 168.
[32] La légende dit que cet Erkenwald est celui qui devint maire du palais.
[33] Mab., Acta SS. O. S. B., sæc. II, p. 939. — Script. rer. franc., t. III, p. 522. — Bolland., Act. SS., 12 maii. — Gall. Chr., t. IV, col. 393.
[34] Script. rer. franc., t. III, p. 580. — Roderic. Tolet. l. III, p. 186.
[35] Baillet, Vies des Saints, 22 juillet.
[36] Mab., Ann. Bened., t. III, p. 678. — Acta SS. O. S. Ben., sæc. II, — Bolland., 9 april. — Surius, t. VI, 3 novembris. — Hucbald a écrit un assez grand nombre de Vies de saints et de saintes. Il était lui-même religieux du monastère de Saint-Amand en Pévéle, fondé par l'évêque de Maëstricht. C'est l'auteur du poème assez connu sur les chauves, dont chaque mot commence par un C, et qu'il composa pour Charles le Chauve.
[37] Sig. Gembl. ad. ann. 733. — Id., ad ann. 758.
[38] Ann. S. Naz. ad ann. 735-736.
[39] Ad. Vienn. ad ann. 748.
[40] Baillet, 16 déc.— Surius, ibid.
[41] Ann. Met., ad ann. 744. — Je dirai en passant que ces annales ont attribué à Charles-Martel une démarche que ce prince ne fit sûrement pas. Hunald, d'après elles, aurait reçu son duché des mains des princes francs, et il leur aurait promis obéissance et fidélité, après la mort de Eudes. Ce n'était là qu'un prétexte pour légitimer la conquête de l'Aquitaine.
[42] Ex hist. longob. monach. Cassin.
[43] Acta SS. O. S. Benedicti, sæc. IV.
[44] Chronique S. Vinc. de Vultur.
[45] Erkemp. hist.
[46] Erkemp. hist.
[47] Hist. longob. Mon. Cassin. — Voyez Script. rer. Franc., t. VI, pp. 46-156-157-239-465.
[48] Cassiodore est, je crois, le premier auteur qui ait donné l'exemple de ces consonnances symétriques et qui se soit plu à les rechercher. La lecture de ses lettres en devient fatigante au dernier point. Voyez Cassiod. Var. Ep.
[49] Ann. Met. ad ann. 748. — Script. rer. Franc., t. II, p. 687.
[50] Adem. Caban. ad ann. 768.
[51] Baluze, Capit., t. II. App. act. vet. col. 1592.
[52] Eginharti ann. ad ann. 769.— M. Fauriel, en citant ce passage dans une note (t. III, p. 306), a supprimé le quidam qui en fait toute l'importance. Est-ce par pure distraction ?
[53] Egin. Vita Car. Mag. Imp.
[54] Egin. ann., ad ann. 769.
[55] Duchesne, t. II, p. 208.
[56] Préambule du vieux Fuero de Soprarbe, cité par Oihénart, Not. utr. Vasc., p. 101.
[57] La chanson de Rolland, XI.
[58] Roder. Tolet. I. IV.
[59] Karolinus Egidü scriptus, ad instruccionem illustri pueri Ludovici Francorum regis filii. — Il s'agit, comme on sait, de Louis VII.
[60] M. Fauriel, t. III, p. 348 ; voyez surtout la note 1.
[61] Voyez aussi les Romances espatioles, dans le Romancero général de 1614, ou dans l'édition récente de d'Augustin Duran.
[62] Anon. Astron. XVIII. (J'ai reproduit la traduction de M. Fauriel.)
[63] Auon. astron.
[64] Vit. Lud. Pii., c. V.
[65] Ingenio atque fide qui superabat avos. Eau. Nigel.
[66] Le poème d'Ermoldus Nigellus qui fait connaitre Lupus-Sanctio n'a été publié que dans la première moitié du dernier siècle par Muratori, c'est-à-dire après la rédaction de la charte.
[67] Astron. Vita Lud. Pii, c. II.
[68] Eginh. Ann. ad ann. 815.
[69] Chronique ap. Oihénart, Not. utr Vasc., pp. 255-256. — Cf. vit. Lud. Pli ad ann. 815.
[70] Chronique Moissiac. ad ann. 816.— Cf. Sig. Gemblac. — Herm. Contr. chron., etc.
[71] Astron. vita Lud. Pii. — Ann. Fuld. — Vit. Lud. Pii ad ann. 819.
[72] Sig Gemblac. ad ann. 819,
[73] Chart. Alaon.
[74] Anon. Astron. Vit. Lud. Pii. — Ann. Egin. ad ann. 823.
[75] Ann. Met. ad ann. 836.
[76] Script. rer. Franc., t. VII, p. 66. Notes.
[77] Oihénart pense que cet Aymon avait épousé la sœur de Sanche. Voyez Acta SS. O. S. Ben. swc. IV, part. II, p. 75.
[78] Le nom de Garsimire, d'après les étymologies reçues, signifie littéralement Garsias, fils de &Indre. C'est Garsiminus qui signifierait fils ou petit-fils de Ximinus. Cependant il parait que, d'après l'usage, on écrivait et l'on prononçait indifféremment Garsimirus ou Garsiminus.
[79] Voyez les autorités réunies dans Oihénart. Not. utr. Vasc., p. 561. — Marta, Histoire de Béarn.
[80] Marca, ouvr. cit., p 202.
[81] Voyez l'ouvrage intitulé : Nicolaï Bertrandi Opus de Tholosanorum gestis, ab urbe condita : Tholose, 1315 (in-fol. gothic.) XIII et XVI. Oihénart traite Bertrandi avec un juste mépris et ne croit pas à son Totilus : cependant la lecture de ce livre est curieuse par ce mélange même du vrai et du faux, de l'histoire et de la légende. Il y est particulièrement question de la reine Pédauque.
[82] Voyez l'Art de vérifier les dates, à l'année 840.
[83] Script. rer. Franc., VI, 226. — Je ferai remarquer, sur ce passage, que Sighwin n'était pas comte de Saintes, comme le disent Adémar et d'autres chroniques. Adémar lui-même nous apprend à l'année 839 que Charles le Chauve avait nommé Sighwin comte de Bordeaux et Landrike comte de Saintes (ibid. 224). Aussi on lit dans un autre historien : Siguinus comes Burdigalensis, et Xantoncensis Comes Normannis capti et occisi sunt. Richard. Presb. chr., ibid., 258. — Dans ce passage les deux comtes sont distingués comme ils devaient l'être.
[84] Annales de Haynault.
[85] Dialogues des trois Estats de Lorraine, 1543.
[86] Antiquitez de la Gaule-Belgique, 1549.
[87] Stemmata Lotharingiæ et Barri Ducum (1580), t. III, c. 46.
[88] L'habile et heureux éditeur de la chanson de Roland, M. Francisque Michel, nous avait fait espérer qu'il rendrait au jour quelques-uns de ces poèmes. Nul ne serait mieux préparé que lui pour cette publication, et nous faisons des vœux pour qu'elle succède le plus tôt possible à celle du poème historique de Guillaume Anelier, si impatiemment attendue.
[89] Gall. chr., t. III, col. 488. — Ibid., t. X, col.1602 seqq. — Mab. sæc. Bened. VI. — Bolland. 21 junii. — Lambert, Chronique des comtes de Guines, p. 71.