Au
moment où d'habiles et infatigables diplomatistes, dont notre reconnaissance
n'égalera jamais les services, furent chargés, dans la première moitié du
dernier siècle, d'écrire l'histoire du Languedoc, cette tache entre autres
difficultés, offrait un certain nombre de questions réellement insolubles.
Comment rattacher au mouvement général de l'histoire nationale, et faire
rentrer dans son unité, les événements de ces régions du sud et de l'ouest
qui, pendant les deux siècles les plus intéressants de la période
gallo-germanique, c'est-à-dire du règne de Dagobert à celui de Charles le
Chauve (615-877), avaient formé comme un monde à
part, et avaient voulu vivre de leur vie propre et individuelle ? Comment,
d'un autre côté, donner quelque suite et quelque lien à des faits vigiles,
dispersés, qui se rencontraient de loin en loin dans les chroniqueurs, et ne
présentaient ni la matière ni le sens d'une histoire ? Comment, enfin,
expliquer l'origine de cette dynastie improvisée, de ces premiers ducs
d'Aquitaine, déjà si puissants avant d'être mentionnés par les historiens, et
qui avaient osé, pendant soixante ans, balancer l'irrésistible fortune des
Carolingiens ? L'histoire
de ce monde si mobile, si fuyant, si original dans l'obscurité qui le
laissait à peine entrevoir, était tout bonnement impossible. Prendre son
parti des lacunes du sujet pour en reproduire, dans une histoire en règle,
l'incohérence et la confusion, ou abandonner comme un problème inabordable la
question capitale de l'origine des duchés d'Aquitaine et de Gascogne, t'eût
été faire aveu public d'impuissance, et renoncer au premier devoir de
l'historien, si ce devoir consiste à découvrir le lien des faits et à en
donner la raison. Heureusement la collection des Conciles d'Espagne, publiée
vers la fin du siècle précédent, avait donné asile à un document tout à fait
inconnu jusqu'à cette époque, et qui, malgré son extrême importance, avait
encore fait peu de sensation et provoqué peu de recherches. C'était la charte
d'Alaon. Les
Bénédictins s'emparèrent avidement d'une trouvaille qui semblait avoir été
faite à leur intention. Il n'v était question, en effet, que des ducs
d'Aquitaine et de Gascogne de la première race, et des événements accomplis
dans la Gaule méridionale. Devant cette lumineuse révélation disparaissait
enfin le nuage qui avait si longtemps dérobé la vue du sujet : non-seulement
elle suffisait pour discipliner, pour organiser ces annales jusqu'alors
réfractaires à tout système, à toute loi, mais, en comblant les lacunes, elle
résolvait par une seule et même solution, par un coup de théâtre d'un intérêt
saisissant et imprévu, tant de questions vainement controversées. L'Aquitaine
ne restait plus en dehors du drame qui s'était passé dans le nord de la Gaule
entre l'Ostrasie et la Neustrie ; elle en devenait au contraire un des
personnages les plus nécessaires, les plus importants et les plus actifs. On
allait retrouver aux prises, dans le Midi comme dans le Nord, les maires du
palais et les Mérovingiens, la dynastie légitime et l'usurpation, le droit et
le fait. Les passions mobiles des Aquitains, leurs résistances capricieuses,
devenaient désormais des manifestations raisonnées qui se rattachaient à des
principes fixes et tenaces. C'était la longue lutte de deux dynasties dont
l'une s'élève pendant que l'autre descend. C'était l'antagonisme originel des
vainqueurs et des vaincus, l'hostilité implacable des races, attisés et mis
en action par la rivalité de deux grands intérêts politiques. Ainsi les deux
régions de la Gaule, en restant ennemies, cessaient d'être étrangères l'une à
l'autre ; ces discordes, ces vaines tentatives de séparation qui les mêlaient
toujours davantage, ne servaient, au contraire, qu'à faire mieux ressortir la
tendance (lu pays à la cohésion et son imprescriptible unité. Aussi,
grâce à la charte, l'Histoire de Languedoc eut un plein succès ; elle devint
classique, et, de nos jours, un travail, qui semblait appelé également à le
devenir, l'Histoire de la Gaule méridionale de M. Fauriel, assise sur les
mêmes fondements, a été reçu avec des applaudissements pareils, sinon plus
grands. Le fait est que, si l'on retirait à ces deux ouvrages le support de
la charte, ils s'écrouleraient en grande partie, sans que leurs débris
pussent être relevés. Cela ne
veut pas dire que cette pièce, arrivée si à point, et d'une valeur si
capitale pour les écrivains qui ont traité l'histoire de la France
méridionale, dit être nécessairement fausse. Mais, en bonne critique, c'était
une raison plus que suffisante pour qu'on ne se décidât pas à en faire usage
et à se risquer sur sa garantie avant d'en avoir vérifié, par tous les moyens
possibles, le caractère et l'authenticité. Plus la découverte paraissait
précieuse, et plus il importait, de s'assurer qu'elle était légitime ; plus
la révélation avait été tardive, inespérée, et plus il fallait être certain
qu'on n'avait rien perdu pour attendre. C'est ce que négligèrent les
Bénédictins, soit qu'ils fussent portés à se faire illusion sur l'autorité
d'un texte dont ils ne pouvaient à aucun prix se passer, soit plutôt, comme
je le suppose, que le sens historique ne fût pas chez eux aussi développé que
le génie de l'investigation et du travail. Dans tous les cas, personne n'eut
garde d'y aller voir après eux. Les maîtres avaient prononcé, cela suffisait.
Qui eût osé se croire plus habile que la congrégation de Saint-Maur en
matière de titres et de diplômes ? Il n'est pas moins vrai qu'un simple coup
d'œil jeté sur la charte suffit pour en faire reconnaître immédiatement le
caractère apocryphe par quiconque n'est pas décidé d'avance à la trouver
authentique. Le fond
et la forme, l'ensemble et les détails, tout concourt à dénoncer la
supposition. Ainsi l'objet apparent du titre, c'est la sanction donnée par
Charles le Chauve aux libéralités accordées par un certain comte Wandregisile
à l'église d'Alaon, l'un des plus obscurs monastères du diocèse d'Urgel. Rien
que de fort simple en cela : on connaît des milliers de confirmations de ce
genre ; seulement celle-ci n'y ressemble guère. Au lieu de tenir, comme
toutes les autres, dans une page ou deux, c'est une longue et lourde
narration, un véritable mémoire à consulter, où sont récités, dans un jargon
qui n'est d'aucune époque, les événements de deux siècles et plus. Pourquoi
cela ? C'est que le roi voulait empêcher Wandregisile de disposer d'une
quantité de domaines qu'il pouvait être tenté de regarder comme siens, tandis
qu'ils n'étaient pas à lui. Donc, pour mieux spécifier ce qui appartenait
légitimement à Wandregisile, savez-vous ce que fait le roi ? Il s'amuse à
détailler précisément tout ce qui ne lui appartenait point. Il ne prenait
certainement pas le plus court, et je conviens que le parti était fort gênant
peur lui, fort laborieux pour sa chancellerie ; mais aussi il était décisif
et coupait court à toute revendication. Le roi
remonte, dans cette intention, à l'origine de la famille du donateur ; il la
suit de génération en génération, faisant, à mesure, l'histoire de chacun de
ses membres, et exposant pour quels motifs chacun d'eux, sans une seule
exception, avait, par félonie, mérité de perdre ses biens, ce qui ne
permettait pas à Wandregisile d'y prétendre aucun droit. Il passe donc en
revue les propriétaires à propos des propriétés, et ne parle des propriétés
que pour dire qu'il les excepte de la donation. A chaque article, une belle
et bonne confiscation rappelée, partant un refus de reconnaître le droit de
Wandregisile, refus fondé, selon l'expression même du prince, sur l'intérêt
des tiers détenteurs. Les domaines qu'il permet enfin de donner ne valent pas
vraiment la peine qu'on s'en occupe ; ils ne sont désignés que pour la forme.
Mais on voit ce qui reste après cette interminable fin de non-recevoir donnée
comme une véritable confirmation. Il en reste une généalogie, ni plus ni
moins, mais une généalogie telle, que jamais chroniqueur de la cour de
Charles le Chauve, ou feudiste de sa chambre des comptes, s'il en avait une,
n'eût été en état d'en recueillir les éléments ni d'en disposer la charpente. Là est
précisément tout l'artifice, car ni le motif, ni la forme, ni l'effet de la
confirmation, ne peuvent être pris au sérieux. Sur quoi porte, en définitive,
l'autotisation que le prince veut bien donner aux largesses de ce fondateur
de race royale, puisque Wandregisile n'était rien moins que cela ? Elle porte
uniquement sur de maigres domaines, sur des métairies situées dans les gorges
les plus âpres du diocèse d'Urgel, au bord de la Noguera Ribagorçana, et sur
quelques maisons de la ville aragonaise de Jacca, toutes choses que l'Église
d'Alaon possédait, il est vrai, au moyen âge, d'après les titres et les
registres du diocèse, mais dont la provenance et l'origine, avant la
publication de la charte, étaient restées absolument inconnues, même aux plus
savants hommes d'Espagne. De terres situées en Gaule, pas un mot, pas un
lopin ; et cependant est-il vraisemblable que ni Wandregisile qui, à raison
de son titre, devait être un des grands propriétaires de l'empire, ni les
quatre fils que la charte lui attribue, et qui figurent dans l'acte comme
possédant, à titre de vicomtes, des cantons entiers, des provinces même, de
ce côté des Pyrénées, n'en eussent pas distrait quelques alleux pour
gratifier un établissement auquel ils attachaient tant d'importance ? Mais il
y avait une excellente raison pour que l'instrument fût tourné de cette
façon. La mention d'une tenure dans la Gaule, si imperceptible qu'en eût été
l'objet, suffisait pour provoquer des recherches et compromettre le succès de
la fraude. 11 était bien plus simple et bien plus sûr de n'attribuer à
l'Église d'Alaon que les propriétés qui, de tout temps, lui avaient
appartenu. Une
fois ce point reconnu, que la prétendue confirmation ne donnait et n'avait
voulu donner qu'une généalogie, il devenait bien facile de démêler son
véritable but. Les Espagnols du moins ne s'y trompèrent pas comme nous. A la
première lecture ils s'écrièrent qu'ils tenaient enfin un acte qui allait
désormais éclairer d'une vive lumière la question la plus compliquée et la
plus insoluble de leurs annales, l'origine des premiers rois d'Aragon. Tel
est l'unique sens de la charte. Imaginée en vue de l'Espagne, ce n'est que
par contre-coup qu'elle intéresse la France. Accréditer un nouveau système
relativement à la fondation des plus anciens royaumes chrétiens de la
péninsule, et représenter les souverains qui s'y étaient succédé comme les
héritiers en ligne directe de Clovis, comme les ayants droit des
Mérovingiens, voilà ce qu'elle avait entrepris. Le premier jugement à porter
sur elle était donc celui qu'un savant du dernier siècle portait sur le faux
Turpin : « Le fabricateur du roman était Espagnol et travaillait en Espagne[1]. » Je dis
que, pour quiconque a la moindre idée de l'audace des sophistications
littéraires de nos voisins du sud, cette considération est décisive. En
effet, découvrir l'intention du document, c'est, du même coup, en découvrir
la source, et, la source signalée, toute créance devient impossible. La
charte procède de l'Espagne, non de la France ; ce n'est point un notaire de
Charles le Chauve qui l'a rédigée, c'est une plume espagnole qui l'a écrite,
et qui l'a écrite bien des siècles après les événements. Charles le Chauve, à
une époque où il était environné de révoltes et de trahisons, dans l'année
même où une défiance sanguinaire lui faisait poignarder de sa propre main le
comte-duc Bernard, son tuteur, sinon son père, quand il avait à combattre les
Bretons, les Normands et les Sarrasins, quand l'Aquitaine surtout menaçait à
chaque instant de lui échapper, Charles le Chauve se serait bien gardé de
montrer aux Aquitains et aux Vascons les héritiers des princes pour qui leurs
ancêtres avaient si longtemps combattu. Se le représente-t-on
délivrant lui-même des lettres de crédit sur ses sujets aux prétendus
descendants de Mérovée, reconnaissant leurs droits qui anéantissaient les
siens, et prenant la peine de ranimer un parti éteint depuis plus de cent
ans, pour ajouter sans doute de nouveaux éléments de dissensions et de guerre
civile à ceux qui bouleversaient ce royaume précaire dans lequel tout le
monde était maître, excepté lui ? il eût
suffi, pour éviter le piège et en apercevoir le fond, de se souvenir que si,
à toutes les époques, au treizième siècle comme au dix-huitième, la formation
des royaumes chrétiens de la péninsule exerça l'érudition aussi bien que la
verve inventive des écrivains espagnols, la donnée traditionnelle et
fondamentale de leurs dissertations n'avait jamais cessé d'être la communauté
d'origine des premiers souverains de la Navarre et de l'Aragon avec les
princes de race vasconne ou aquitanique établis au pied des Pyrénées
françaises. On partait de ce principe que, pendant les luttes des Francs et
des Vascons, des Espagnols et des Maures, c'était une seule et même famille
qui avait fait rayonner son influence et ses établissements sur les deux
versants des montagnes, jetant des rameaux et fondant des dynasties plus ou
moins puissantes, plus ou moins vivaces, depuis Toulouse et Bordeaux jusqu'à
Pampelune et à Jacca, depuis la Loire jusqu'à l'Èbre. Et ces traditions
avaient cours en France comme en Espagne ; seulement, l'amour-propre national
s'en étant mêlé, chacun des deux peuples s'efforçait de tirer à soi la gloire
des fondateurs, et les représentait comme sortis de chez lui, bien que
transplantés chez l'autre. De
toute manière, et soit, comme on le disait en Espagne, que ce fussent des
chefs cantabres qui eussent fourni la tige des premiers ducs d'Aquitaine,
soit, comme on le disait en France, que ce fussent des Français
(Gallo-Francs) qui eussent fondé les premiers trônes espagnols, il n'en
résultait pas moins que l'histoire des deux peuples, à un moment donné, se
confondait en une même histoire, et qu'on ne pouvait s'occuper de l'un sans
s'occuper de l'autre ; ce qui devait faire soupçonner que la charte d'Alaon
n'avait nullement qualité pour être considérée, en France, comme un titre
national. Ou je me trompe, ou cette seule réflexion eût fait regarder avec
une singulière défiance un document qui, en paraissant s'appliquer à nos
annales, visait manifestement ailleurs. On eût compris que cette restitution
si complète, si naïve en apparence, des faits de nos provinces méridionales,
avait uniquement pour but de faire trouver par la France le mot d'une énigme
espagnole, et que cette prétendue page de notre histoire n'était écrite qu'à
l'usage des étrangers. Le but de l'auteur, &est de faire INAUGURER des
princes mérovingiens en Espagne ; il nous le dit lui-même en propres termes.
Que nous importe la manière dont il s'y prend ? C'est l'affaire de ses
compatriotes et non la nôtre. Non pas qu'il lui fût indifférent que, de ce
côté-ci des Pyrénées, son travail parût faux et inepte, à condition que, de
l'autre, on le déclarât authentique et sensé. Son but était certainement
d'agir aussi sur l'opinion du dehors, d'autant plus qu'on ne peut attribuer
son œuvre qu'à des motifs de rivalité nationale et à des conflits de
prééminence dynastique. Mais que des savants français se soient fait ses
complices et aient tiré la charte de l'obscurité d'où elle n'eût jamais dû
sortir, pour en parer notre histoire comme d'un trophée enlevé à l'ennemi,
c'est ce que je n'ai jamais pu comprendre. Je
l'avoue, la première fois que les besoins de mon enseignement me conduisirent
à apprécier l'autorité de la charte d'Alaon, ce ne furent pas les
anachronismes d'époques, d'idées et d'expressions dont elle fourmille qui me
scandalisèrent le plus. Mes doutes provinrent surtout de la grotesque
bizarrerie de l'ensemble, et du défaut de rapport entre les moyens et le but,
entre la forme et le fond, entre les prémisses et la conclusion. La créance
donnée à ce pêle-mêle, à cet enchevêtrement perpétuel du faux et du vrai, du
réel et du fantastique, de l'absurde et du plausible, à tant de ridicule et
d'ignorance d'un côté, à tant de supercherie et d'audace de l'autre, me jeta
dans une véritable stupeur. S'il me paraissait contraire à toute
vraisemblance qu'une pareille pièce eût été rédigée par les ordres d'un
prince carolingien, je regardais comme plus impossible encore que, dans un
état social aussi mobile, aussi barbare, et à travers deux siècles de
révolutions, le souvenir des faits rappelés dans l'acte, même en les
supposant vrais, se fût perpétué au moyen d'une tradition secrète, d'une
transmission orale que nul contemporain n'avait soupçonnée, dont aucun
écrivain postérieur n'avait recueilli le moindre écho, et qui serait venue se
fer avec tant de précision et d'assurance sous la plume inspirée du scribe
royal. Quoi !
le silence universellement gardé sur les Mérovingiens n'aurait été rompu
qu'une fois en huit siècles, et par l'un des hommes qui avaient le plus
d'intérêt à l'observer lui-même ou à le prescrire ? Chose plus étonnante
encore ! Le roi a beau parler, l'histoire ne connaît pas plus ces
Mérovingiens-là après qu'avant. La conspiration du silence continue. A cet
argument il n'y a pas de réponse possible. On a objecté, dans l'intérêt de la
charte, que le silence des historiens a pu être le résultat d'une fraude
préméditée, (Pune omission volontaire : ils hésitaient, dit-on, à rappeler
des faits peu honorables pour la dynastie carolingienne, sous la domination
de laquelle ils écrivaient, et qui étaient de nature à compromettre sa
légitimité. On ajoute qu'il n'y aurait, après tout, rien que de très-naturel
à ce que la tradition de la descendance royale des princes aquitains, qui
avait pu se conserver vivante dans le Midi, eût été ignorée des chroniqueurs
qui, presque tous, ont écrit dans les provinces d'outre-Luire. Ces réponses
n'ont absolument aucune valeur. Sans entrer dans une discussion de détails,
je pourrais me contenter de faire remarquer que, d'après la charte d'Alaon
elle - même, l'origine des ducs d'Aquitaine était un fait notoire, un fait
que les princes carolingiens reconnaissaient en présence de toute leur cour
dans une circonstance solennelle, et qui, par conséquent, n'aurait pas plus
été ignorée hors de l'Aquitaine que dans cette province. Mais il y a un
argument plus péremptoire, et que la charte fournit elle-même. Tous les
chroniqueurs, hors un seul (Fredegher), ayant écrit après 845,
c'est-à-dire après l'aveu public fait par Charles le Chauve de la filiation
des Mérovingiens d'Aquitaine, il n'y avait plus de raison pour que l'histoire
se montrât plus politique ou plus dissimulée que les carolingiens eux-mêmes.
Comment expliquer la continuation de ce silence que la raison d'État ne
commandait plus, et que tous les historiens se sont obstinés à garder, malgré
l'exemple donné par le monarque ? Le
malheur, je ne dirai pas le tort de M. Fauriel, ce fut de s'engager sur la
foi de l'Histoire de Languedoc, et de ne point s'être préoccupé
d'abord des caractères du document dont il voulait faire Un si grand usage,
après les Bénédictins. Il est convenu lui-même que son travail était achevé,
édité même en partie, lorsque des scrupules lui furent inspirés, pour la
première fois, sur la solidité de la donnée qui en formait la base. On
comprend que le grand critique, obligé d'examiner, après coup, la validité du
texte sur lequel il avait fait reposer l'œuvre patiente de vingt ans de
recherches, ait apporté à la vérification de la charte des dispositions
indulgentes, et que, sans le vouloir, sans se rendre compte de sa partialité,
il se soit moins appliqué à en reconnaître les vices qu'à chercher des
raisons pour les excuser. Mais, partiale ou non, la discussion à laquelle il
s'est livré pour convaincre les adversaires du document n'en renferme pas
moins tout ce qui pouvait être dit de plus raisonnable en sa faveur. Les
écrivains qui ont voulu seconder M. Fauriel dans le débat n'ont guère fait
que développer les raisons ou les preuves apportées par lui. C'est par
conséquent à lui seul qu'il faut répondre : en le réfutant, je répondrai à
tous les autres. Les
arguments de M. Fauriel peuvent être résumés dans les propositions suivantes,
qui n'en laissent pas un seul de côté : 1°
« La charte s'accorde en beaucoup de points avec les chroniques
contemporaines, et ne rapporte presque que des faits qui auraient pu être
connus indépendamment de son témoignage ; 2°
« Ces faits se trouvant épars dans un grand nombre de chroniques et de
biographies particulières que nul écrivain n'aurait pu réunir au moyen âge,
il faut admettre que le rédacteur de la charte en a dû la connaissance à la
tradition qui persistait encore de son temps, c'est-à-dire au neuvième
siècle, et que le fond de sa narration, qu'un faussaire n'aurait pu ni
inventer ni emprunter d'ailleurs, doit rester comme vrai, puisqu'il est
confirmé par des témoignages à peu près contemporains ; 3°
« Le but d'une supposition gratuite ou intéressée étant impossible à
concevoir, on est bien obligé de considérer la charte comme authentique, en
accordant toutefois que, par l'effet de transcriptions successives, la seule
copie qu'on en connaisse a pu être modifiée, quant au langage et à la forme,
sans que le fond en souffrît. » Si
grande que soit l'autorité de M. Fauriel, je crois qu'il est possible de
démontrer le contraire de ces propositions, et d'arriver logiquement aux
conclusions suivantes : 1° La
charte ne s'accorde avec aucun témoignage historique, avec aucune autorité
sérieuse, quant au fait capital qu'elle énonce, c'est-à-dire, l'origine
mérovingienne des chefs aquitains et vascons des septième, huitième
et neuvième siècles ; de telle sorte que, sans elle, un fait aussi
capital non-seulement n'eût pas été connu, mais même n'eût jamais pu être
soupçonné ; 2° Les
faits réunis par la charte à l'appui de ses assertions ont été pris, non pas
dans les traditions qui avaient cours au neuvième siècle, mais dans des
textes imprimés ou manuscrits qui étaient dans toutes les mains à l'époque où
elle a été rédigée, c'est-à-dire, au plus tôt, dans les dernières années du
seizième siècle ; 3° La
supposition étant démontrée par le texte même, et par l'histoire interne et
externe de la charte, peu importe de savoir à qui elle doit être attribuée et
dans quel intérêt elle a été produite. J'ajoute cependant que les auteurs et
le but de cette supposition peuvent être, sinon désignés, du moins
suffisamment entrevus. L'exposition des preuves matérielles sur lesquelles se fonde mon opinion étant par elle-même peu susceptible d'intérêt ou d'agrément, c'est le moins qu'il y règne de l'ordre, et, pour qu'elle offre celui qu'on y peut mettre, je partagerai cet examen en plusieurs sections. Dans la première, je comparerai la charte avec l'histoire, et je discuterai la valeur des sources où elle a puisé ; cette section sera nécessairement la plus étendue et la plus importante. Dans la seconde, je signalerai les caractères intrinsèques de supposition que décèlent les anachronismes de langage, de mœurs et d'idées, reconnus dans la charte, et je démontrerai que ces caractères n'ont pas pu y être glissés à la suite des transcriptions gratuitement imaginées par M. Fauriel. Dans la troisième enfin, relative à la découverte et à la publication de la charte, j'établirai avec la même évidence que l'original de ce titre n'exista jamais, et je rechercherai à quelle époque et par qui l'on peut croire qu'il a été inventé. |