Dès le 13 juillet 1816, sir Brereton, voyant M. Schmaltz et sa famille bien reposés et calmés, ne leur avait pas caché qu'il ne pourrait plus les garder à Saint-Louis. Sans inquiétude au sujet des forces que, le cas échéant, le nouveau gouverneur français aurait à sa disposition, il lui déclara : — Je n'ai reçu aucun ordre pour vous remettre la colonie. Tout ce que je puis faire, c'est d'en référer à mort gouverneur général, lord Mac-Carthy, à Sierra-Leone. Dans un mois environ, nous serons fixés ; mais, au cas où il corroborerait vos dires, je serais encore dans l'impossibilité d'évacuer Saint-Louis, n'ayant pas les navires suffisants pour transporter les troupes, le personnel et le matériel appartenant à la Grande-Bretagne. — Mais je mettrai un vaisseau à votre disposition, la Loire, par exemple, répliquait le colonel. Non. C'est inutile. Je ne partirai que sur un transport britannique. En attendant, je le regrette beaucoup, mais il vous faut vous installer dans les territoires qui vous appartiennent indiscutablement, dans la presqu'île du Cap-Vert, à Dakar. Là-dessus, il fut inébranlable. Au premier abord, cet entêtement semble barbare et stupide ; sir Brereton savait bien qu'en définitive, il serait obligé de céder Saint-Louis au représentant de la France ; mais, en gagnant du temps, que ne gagnait-il pas ? M. Schmaltz, n'ayant pu obtenir aucun délai, se trouva donc obligé, le 14 juillet, d'évacuer, sur la Loire, M. de Chaumareys et les premiers arrivés à Saint-Louis ; le 26, l'Argus, rentré de sa croisière de secours, et un trois-mâts appartenant à MM. Potin et Durécu embarquèrent les derniers survivants valides, et quittèrent l'estuaire du Sénégal. Si encore, on avait pu se réfugier dans l'île de Gorée ! Gorée est un sanatorium, auprès de la côte. Mais sir Brereton s'y opposait formellement. Les navires ne purent que toucher barre à ce magnifique roc de basalte jaillissant des flots à trente-cinq mètres de hauteur, tandis qu'au Nord une belle rade profonde s'incurvait devant une large plage, et vinrent débarquer leurs contingents à Dakar. Trois officiers français seulement étaient demeurés au Sénégal. Dakar avait déjà son vaste port naturel, encadré par le cap Manuel, les sommets basaltiques des Mamelles du Cap-Vert et la pointe des Almadies ; mais sous ses baobabs, ses rôniers ou ses fétides fromagers, il n'offrait que de misérables paillotes, couronnées de palmiers en ostensoir, et d'ignobles baraquements, affectés précédemment à la traite des nègres. La saison s'annonçait effroyable. Les fortes pluies, en tombant sur le sol poreux des latérites, en chassaient l'air mêlé aux gaz des matières décomposées. La terre exhalait une odeur infecte. Et la chaleur humide n'allait pas tarder à terrasser les Européens. C'est là que le colonel Schmaltz installa son camp. Il comprenait la 3e compagnie, quatre-vingts sous-officiers et soldats et trois officiers, transportés à bord de la Loire ; puis les débris des 1re et 2e compagnies échappées de la Méduse, avec cinq officiers et un adjudant, en tout cinquante militaires. Il y avait aussi une vingtaine de matelots. Les membres civils de l'expédition regagnaient la France à bord de l'Écho. N'est-ce pas un sinistre acharnement du destin que cet épilogue de la funeste traversée entreprise le 17 juin, dans la rade de l'île d'Aix ? Le seul secours, on le trouva parmi les indigènes. Ils donnèrent une leçon aux Européens. Le chef du pays, Moktar, se montra bon et prévenant pour nos soldats ; il y avait été incité par l'influence de la sultane favorite du prince Yakati, qui naguère avait été la signara du colonel de Vassimon, l'ancien commandant de l'île de Gorée : elle demeurait toujours fort attachée aux Français, et tenait à le leur montrer. Cette protection s'affirmait de plus en plus nécessaire, car tout un groupe de maladies putrides rongeait les restes du petit corps expéditionnaire : fièvres nerveuses malignes, fièvre jaune, dysenterie. Le commandant Poincignon ne tarda pas à succomber, et plus des deux tiers de ses hommes râlèrent dans des ambulances de fortune. Le quinquina s'épuisait. Les hôpitaux voisins en étaient dépourvus, et M. Quinsé, chirurgien-major de la colonie, se multipliait en efforts infructueux. Un officier écrivait, de cet affreux camp, à sa famille : On ne me laisse que cinq minutes pour vous écrire. J'attendrai donc une autre occasion pour vous faire le récit de notre voyage malencontreux, afin qu'il aille grossir l'histoire des naufragés. Nous avons fait naufrage aux environs du Cap Blanc ; la moitié de mon bataillon est noyée ; une partie a dévoré l'autre de rage, de faim et de soif. Quelques-uns sont morts dans le désert ; d'autres y sont peut-être esclaves. J'ai tout perdu, hardes, linges, papiers, argent, livres, armes : il ne me reste rien qu'une grande fatigue, une soif ardente, sans eau fraiche pour l'apaiser et une dysenterie affreuse qui me ravage comme tout ce qui m'entoure. Je la vois enfin, cette Afrique, qui ne produit que des monstres, des poisons et des esclaves. Jetés ici sur cette terre brûlante... Heureusement, nous avons près de nous des nègres yolofs, peuple mélancolique et riant de tout, grands enfants stupides, innocents et incommodes et qui n'ont à nous offrir que du lait sauvage, de l'eau saumâtre et de la viande d'un goût insupportable. Le ciel d'Afrique ne nous a pas encore offert un beau jour ; caché sous un voile épais de nuages noirâtres ou sous des tourbillons de sable qui s'introduisent jusque dans les aliments, le soleil est ici plus étranger pour nous qu'en Angleterre et on étouffe... Je me suis déjà traîné dans les environs. Des gens avides d'écrire ou de faire des livres comme Moreau, et des spéculateurs perfides ont vanté la beauté des environs du Cap-Vert. Je puis assurer qu'il n'y a jamais eu ni ruisseau ni rivières, ni eau courante et douce à cinquante lieues à la ronde ; que celle que l'on trouve en creusant en petite quantité n'est propre qu'à désaltérer des nègres ou des Maures, et que pendant huit mois de l'année, il n'y existe pas ombre de végétation en activité. La nature est toute vivante ici en insectes, en bêtes féroces et en reptiles ; le reste ne mérite pas qu'on en fasse mention. Reconnaissons qu'en ces tragiques circonstances, M. de Chaumareys se montra moins insouciant que d'ordinaire. En débarquant de la Loire, où il avait séjourné depuis son expulsion de Saint-Louis, il passa les soldats en revue, et leur dit : — Je viens parmi vous partager vos peines et vos souffrances et vous donner mes soins. Rien ne sera négligé par moi pour soulager d'aussi braves serviteurs du Roi. Vive le Roi ! En réalité, comprenant la gravité de sa situation, il s'efforçait de racheter ses lourdes fautes. Il fit de son mieux pour améliorer la situation pitoyable de la troupe ; il obtint même de faire transporter à Gorée — Gorée, terre promise ! — les malades le plus gravement atteints, au moyen d'un navire transformé pour la circonstance en navire-hôpital. Ceci n'empêchait pas, hélas ! la mort d'accomplir l'œuvre commencée depuis l'échouage sur le banc d'Arguin. Le 30 novembre, la Loire ramena en France M. de Chaumareys[1]. Une instruction avait été ouverte contre lui dès la fin de septembre ; ce qui engageait M. Schmaltz, fier de l'impunité dont il jouissait, à lui décerner cet extraordinaire certificat : En vous choisissant pour remplacer M. de Foncin — à Dakar — j'étais bien persuadé de pouvoir compter sur vous comme sur moi-même pour assurer par vos soins la conservation des sujets du Roi. Il était cependant d'une triste évidence que si Sa Majesté Louis XVIII n'avait pour veiller à la conservation de ses sujets que des hommes comme MM. Schmaltz et de Chaumareys, il régnerait bientôt dans le désert. Cependant, avant de disparaître, les derniers débris du corps expéditionnaire devaient finir par faire entendre leur voix et remplir leur mission. Le 20 novembre était enfin arrivée la réponse du gouverneur général des établissements anglais en Afrique ; il ne préjugeait rien de la remise définitive du Sénégal, mais il autorisait le gouverneur français à installer sa résidence où bon lui semblerait. M. Schmaltz, en conséquence, se hâta aussitôt de regagner Saint-Louis. Il lui fallut attendre encore près d'un mois pour que les Anglais eussent en mains l'ordre formel de lui remettre la colonie : lord Bathurst leur prescrivait d'évacuer le Sénégal pour éviter les soupçons que leur refus pourrait avoir fait naître sur la bonne foi du gouvernement britannique. Ils obéirent d'assez mauvaise grâce et présentèrent une note détaillée des frais engagés pour les naufragés : 4 fr. 15 pour le loyer de chaque local qui leur avait été affecté : 187 francs pour la caravane de sir Karnet ; ce qui atteignait un total burlesque de 569 fr. 05 centimes !... On régla tout jusqu'au dernier liard. Enfin, le 22 janvier 1817, on signa l'acte de remise, et tout fut préparé pour notre installation définitive. Le 25 janvier, à midi précis, le pavillon rouge et le pavillon blanc sont hissés sur le fort Saint-Louis. On les salue de vingt et un coups de canon, que les indigènes écoutent en tremblant. Puis, le drapeau britannique descend lentement, et, seul dans le ciel du Sénégal, continue à flotter le drapeau de la France. Sa couleur a changé depuis ; mais c'est toujours le même. En cette cérémonie de 1817, il y a autour de lui dix-huit militaires valides. C'est tout ce qui reste du bataillon expédié six mois auparavant, et confié à la garde de M. de Chaumareys. A la vérité, il comptait encore deux capitaines, deux lieutenants, un adjudant, un sergent-major, un fourrier, neuf caporaux et soixante-huit fusiliers ; mais sur cet effectif total de 75 vivants, cinquante-sept végétaient dans les hôpitaux. Tel était le dernier bilan du désastre dont nous traçons le procès-verbal. |
[1] Les officiers et aspirants de la Méduse obtinrent d'être rapatriés en même temps. Ils avaient adressé au commandant de la Loire une touchante supplique où on lisait :
Sous le rapport du logement et de la nourriture, nous nous contenterons de ce dont vous voudrez bien disposer pour nous. Quelle que soit notre situation à bord de votre bâtiment, nous la regarderons comme très favorable puisqu'elle nous rend à notre patrie et à nos chères familles. Nous et elles vous regarderons toujours comme notre libérateur, et notre reconnaissance sera sans bornes comme ce service.
Claret, agent comptable. Chaudière, enseigne, Bellot, aspirant. Follet, chirurgien-chef. Rang, aspirant. Lapeyrère, enseigne.