LE RADEAU DE LA MÉDUSE

TROISIÈME PARTIE. — LE RADEAU

 

CHAPITRE V. — L'ÉPAVE DE LA MÉDUSE.

 

 

Tandis que M. Alexandre Corréard, en août 1816, se trouvait encore à Saint-Louis, il alla saluer, avant son retour en France, Mme et Mlle Schmaltz. Au cours de la conversation, on vint à parler du navire toujours échoué sur le banc d'Arguin avec la plus grande partie de sa cargaison, des effets et les 90.000 francs de la colonie.

— Il faut bien espérer, disaient ces dames, qu'un de ces jours, on finira par rapporter tout cela !

— Mais il y a un objet bien plus précieux dont on ne parle pas ! s'écria le géographe. Ce sont les dix-sept malheureux que l'on a laissés à bord !

— Bah ! répondirent-elles. Dix-sept ? Il n'en reste pas trois à l'heure qu'il est.

— N'en restât-il que trois, qu'un seul, sa vie est encore préférable, il me semble, à tout ce qu'on peut retirer de la frégate !

Et il sortit indigné.

En réalité, dès le 26 juillet, la Colomba et la Suzanna, goélettes de MM. Durécu et Potin, avaient appareillé pour rallier la Méduse échouée. Sous le commandement du lieutenant Reynaud et du second maître de timonerie, accompagnés de quelques matelots du précédent équipage et d'une équipe de plongeurs noirs, elles s'étaient efforcées d'arriver jusqu'à l'épave ; mais les alizés contraires les obligèrent, après huit jours de lutte, à regagner Saint-Louis.

Au milieu de quelles difficultés, on le verra par cette lettre du lieutenant à M. Schmaltz :

J'ai l'honneur de vous rendre compte que mes dispositions et mon voyage à bord de la frégate ont eu un succès peu fructueux ; les unes ont été désemparées par les circonstances et les autres détruites par les vents et la mer qui ne m'ont pas permis d'aller au delà de Port-en-Dic, point où j'ai été obligé de mettre à la cape, et par suite du mauvais temps et de l'état de mes voiles, de me décider à relâcher pour assurer l'existence de mon équipage.

Je suis donc aujourd'hui à Saint-Louis avec dix hommes de la goélette la Colomba, puis l'équipage de la Suzanne, qui vient de mouiller après une navigation de seize jours sans avoir eu connaissance de la Méduse. Ma position est très intéressante. Que dois-je faire de nos marins ? Par qui doivent-ils être nourris ? Quant aux miens, ils peuvent attendre, puisque j'ai le projet de retourner sur le banc d'Arguin, aussitôt que mes voiles seront réparées, — si toutefois il convient à MM. les Anglais de m'en donner l'autorisation — . Mais que dois-le faire, ou plutôt que dois-je demander en faveur des malheureux qui vont rester au Sénégal ? Il faut cependant qu'ils vivent, et comment, dans un pays où l'Inquisition est plutôt à l'ordre du jour ? car, dans la soirée, un brick français, venant de Marseille, a mouillé sur la rade ; le capitaine est descendu chez le commandant, et, après une courte conférence, il a été reconduit à la pirogue par une sentinelle, avec défense de le laisser communiquer. Aussitôt après son retour à bord de son bâtiment, il a fait voile. Jugez, d'après une telle conduite, ce que je puis prétendre du gouvernement anglais.

Je vais, malgré tout, aller trouver le gouverneur et lui demander des secours. J'ignore quelle sera sa réponse. Après notre entrevue, j'aurai l'honneur de vous faire part des dispositions qui auront été prises à l'égard de nos compagnons d'infortune[1].

 

M. Reynaud réussit à préparer une expédition de plus longue haleine ; il embarqua pour vingt et un jours de vivres, et repartit.

Nouvel échec. Il n'y eut plus seulement des difficultés créées par les vents, mais une véritable tempête qui endommagea sérieusement la voilure et força le lieutenant à rentrer au port, après une quinzaine gaspillée en mer en pure perte.

Enfin, un troisième départ obtint de meilleures suites, et après dix jours d'une navigation des plus fatigantes, la goélette rejoignit la Méduse, toujours échouée, exactement cinquante-deux jours après le naufrage, soit le 25 août.

La frégate apparaissait, entièrement couchée sur le côté de bâbord, et le bord du vent presque submergé de haute mer. L'eau venait alors jusque sous le passavant de tribord. On ne pouvait s'en approcher, car il faisait un temps affreux et la Colomba risquait de s'échouer aussi. Il fallut mettre une embarcation à flot et parvenir ainsi jusqu'à la monstrueuse épave.

Contre toute attente, les malheureux qu'on avait abandonnés si longtemps et qu'on ne venait chercher en quelque sorte que par raccroc, n'avaient pas disparu jusqu'au dernier ! Quand M. Reynaud aborda le navire abandonné, il y trouva trois individus en haillons que leur isolement sur cette épave ballottée par la mer avait failli rendre fous. Bien loin de vivre en commun, ils s'étaient choisi chacun un repaire séparé, le premier au mât de misaine, le second au grand mât, le troisième au mât d'artimon. Ils n'en sortaient que pour chercher des vivres, eau-de-vie, suif, lard salé, prunes, que recélait encore la Méduse. Quand ils se rencontraient, ils grommelaient des menaces et brandissaient leur couteau comme pour s'égorger mutuellement ; eux aussi retournaient à la sauvagerie primitive.

C'étaient Elie Coutant, âgé de cinquante-six ans, deuxième maître canonnier, Nicolas Lescouët, de Carhaix, cinquante-trois ans, faisant fonction de cinquième officier marinier, et Alexis-Xavier Dateste, un Marseillais de quarante-neuf ans, même emploi.

Comment avaient péri leurs compagnons ? A peu près tous par impatience.

Ne voyant rien venir au bout de vingt jours, une douzaine d'entre eux, exactement onze bataillonnaires et un novice, avaient eu la conviction qui semblait justifiée que l'on ne viendrait jamais à leur secours ; on devait croire le navire définitivement sombré, et, d'autre part, le banc d'Arguin éloignait tous les autres vaisseaux. Ils résolurent donc de fabriquer un nouveau radeau, moins grand que le premier, et se confièrent aux vagues avec du biscuit et trois dames-jeanne de vin.

Sur le martyre de ces douze malheureux, nous ne saurons rien, car on ne les a jamais retrouvés. Plus tard, les Maures découvrirent sur la côte, après les débris du premier grand radeau, à treize ou quatorze lieues au nord de Saint-Louis, les restes du second, cinq ou six lieues plus haut... Mais il ne contenait ni le journal de Brédif, ni le rapport de Savigny, ni même la simple planche, où Corréard voulait, avant de mourir, inscrire le nom et le testament de ses compagnons.

Sur les cinq qui restaient à bord de la Méduse, un se repentit de n'avoir pris nulle part à l'expédition : mû par une témérité folle, il se mit dans une cage à pavillon et s'abandonna à l'océan : à peine parvenu à une demi-encablure de la frégate, il sombra.

Les autres demeurèrent accrochés à l'épave.

Ils avaient vu se justifier ainsi l'opinion connue du vieux marin, qui disait en mâchonnant sa chique : J'ai fait neuf fois naufrage — quatre fois en pleine mer, cinq à la côte. Ma vraie profession, c'est d'être naufragé. Je m'y connais. Eh bien, Dieu me damne, si je n'ai pas toujours vu périr misérablement les malins qui s'enfuyaient sur des radeaux ou dans des chaloupes ! Tant qu'un navire flotte, il faut rester dessus.

Coutant déclara de même plus tard :

Croyant voir plus de risque dans les embarcations et sur le radeau que de rester à bord, je pris ce dernier parti.

On ne put en rapatrier que trois, car l'un d'eux, un ouvrier de l'arsenal de Rochefort, terrassé par le désespoir, brûlé par une nourriture dévorante, venait d'expirer avant l'apparition de la goélette. C'est, du moins, ce qu'expliquèrent sommairement ses compagnons. Qui saura jamais exactement quelle avait été l'existence dramatique et féroce de ces êtres perdus en plein Océan ?

Au bout de sept à huit jours, déclarèrent-ils plus tard, la frégate fut entièrement couchée par les lames, quoique la grande vergue eût été disposée en guise de béquille, ce qui rendit le séjour à bord singulièrement difficile et périlleux.

A partir du 17 juillet, l'eau douce manqua complètement, et cette cruelle privation affecta péniblement les naufragés. C'est tout.

Après les avoir transportés à son bord, pour leur accorder les soins nécessaires, le lieutenant Reynaud s'occupa de visiter la Méduse. Quoique ses panneaux fussent encombrés par les différents objets de sa cargaison, il parvint, à force de travail, à retirer de l'entrepont quarante barils de farine, vingt quarts de salaison, une caisse d'huile, diverses voiles et manœuvres. Il ne put faire davantage. Le canot s'était brisé dans ses voyages de la frégate à la goélette, le vent fraîchissait, la mer grossissait à chaque instant. Il fallut lever l'ancre et s'éloigner en hâte de ces parages funestes, non sans donner deux effrayants coups de talon, à une lieue à l'ouest du mouillage.

Triste retour i Ce qui contrariait surtout le lieutenant, c'est qu'il avait eu beau plonger lui-même dans la Sainte-Barbe, les 90.000 francs de la colonie étaient demeurés introuvables.

 

La conclusion de tout ceci, c'est que M. Potin, comme M. Reynaud et M. Schmaltz, estima que les voyages à bord de la Méduse se révélaient très périlleux et coûtaient fort cher pour peu de profit. Ils s'en désintéressèrent donc définitivement et engagèrent les négociants du pays à expédier des bâtiments qui garderaient pour eux, d'après les ordonnances, le tiers du sauvetage.

Ainsi se succédèrent diverses expéditions privées, dont le trafic irrita violemment ceux des naufragés demeurés à Saint- Louis ; en effet, si M. Stoch, propriétaire du cotre Isabelle, refusa de s'approprier les treize barils de rhum, les quatorze barils de farine, les soixante-quatre bouteilles d'huile, etc., qu'il avait recueillis, il n'en fut pas de même pour les autres commerçants : M. Bacock enleva le vin, M. Debonay la térébenthine, M. Hughes revendit tout ce qu'il put enlever. Le moment était venu, en effet, de se dédommager de tout ce que l'on avait dépensé pour accueillir les échappés du désastre. Il fut assez pénible pour ceux-ci de voir partager et vendre les dépouilles de leur malheureuse frégate, jusqu'au grand pavillon blanc qui servit à confectionner des draps et des serviettes. On raconte même que M. de Chaumareys, en venant un jour chez Mme Schmaltz, ne fut pas peu surpris de voir sur sa table des vases qui lui avaient appartenu, offerts comme cadeau à la femme du gouverneur !

Ce pillage méthodique dura jusqu'au mois d'octobre. A ce moment les flots achevaient de ruiner l'épave abandonnée. Et le célèbre navire, évoquant le souvenir mythologique de la terrible Méduse, mêlé à cette grande tragédie moderne, disparaissait peu à peu dans la mer.

Ses anciens passagers ne pouvaient plus rien attendre de lui. Eux que Louis XVIII avait envoyés pour reprendre le Sénégal aux Anglais, étaient là sur cette côte d'Afrique qu'ils auraient dû organiser, en posture de véritables mendiants. Après toutes les tortures que nous venons d'évoquer, leur longue épreuve n'était pas terminée, et presque jusqu'à la veille du conseil de guerre qui devait juger M. de Chaumareys sa responsabilité première n'avait cessé d'aggraver sur sa tête les chefs d'accusation.

 

 

 



[1] Archives du Sénégal.