LE RADEAU DE LA MÉDUSE

TROISIÈME PARTIE. — LE RADEAU

 

CHAPITRE IV. — LES SURVIVANTS.

 

 

Les jours qui suivent après tant d'égorgements et de noyades, paraissent monotones et mornes. Ils se confondent tous.

Les 15 survivants des 150 embarqués — un dixième — essaient d'améliorer leur dernier refuge. Le charpentier Lavillette veut bien les aider à établir une sorte de parquet construit avec des planches de l'avant du radeau. Là-dessus, ils étendent tous les effets qu'ils ont pu enlever aux morts avant leur immersion et s'allongent sur ces misérables hardes. Fréquemment, la mer embarque par le travers et les recouvre de son eau baveuse. C'est en vain qu'ils s'efforcent d'élever contre ses lames de petits parapets, ou de se garer derrière des tonneaux vides.

Ils n'ont pas beaucoup parlé de leur nourriture durant ce temps-là. Mais nous la devinons. Quand on les retrouva, il y avait encore autour d'eux et dans leurs poches des débris humains ; les cordes qui servaient d'étai à leur mât étaient garnis de morceaux de cette affreuse viande, qui séchait au soleil, faute d'autre cuisson !

Ils ont raconté plus facilement les tortures que la soif leur faisait endurer. C'est là un des chapitres les plus dégoûtants de cette histoire.

Le vin étant épuisé, ils buvaient leur urine refroidie. Ils la mettaient dans de petits gobelets, à un endroit où il y avait un peu d'eau de mer, afin d'abaisser plus rapidement sa température ; mais si on ne surveillait pas attentivement le gobelet, il arrivait qu'il fût dérobé.

Corréard n'a pas tari de détails sur ce sujet. Il note froidement :

M. Savigny a observé que quelques-uns de nous avaient l'urine plus agréable à boire. Ou encore : Il y avait un passager qui ne put jamais se décider à en avaler ; il la donnait à ses compagnons, elle n'avait réellement pas un goût désagréable... ou enfin : chez quelques-uns elle devint épaisse et extraordinairement âcre : elle produisait un effet digne de remarque, c'est qu'à peine l'avait-on bue qu'elle occasionnait une nouvelle envie d'uriner...

D'autres essayaient de boire de l'eau de mer, ce qui ne réussissait qu'à leur donner des nausées.

Dans une ville assiégée réduite à la plus complète disette, on peut encore, dans les décombres, dans les ruisseaux, dans les recoins, trouver quelque os décharné, quelque racine de rebut qui trompe un instant la faim I Mais sur ces planches, que les flots avaient tant de fois balayées, dont on avait gratté les angles où le vent aurait pu chasser quelques rognures, que découvrir encore ?

Et pourtant I Un officier trouva un petit citron : il s'empressa d'en faire part à ses compagnons : sans cela on l'aurait tué.

Un autre découvrit dans un petit sac trente gousses d'ail : on se les disputa.

Un autre dénicha deux petites fioles d'eau dentifrice : c'était de la teinture de gayac, de cannelle et de girofle. Son possesseur en donnait deux gouttes dans le creux de la main ; on les humait, et elles calmaient la soif quelques instants.

Certains trouvèrent des morceaux d'étain qu'ils se mettaient dans la bouche ; ou bien, remplissant un chapeau avec de l'eau de mer, ils s'en lavaient la figure et les cheveux, y trempaient longtemps les mains, et pensaient en retirer quelque rafraîchissement.

Puis, il y avait les raffinés : l'un respirait avec application un flacon vide qui avait contenu de l'essence de roses ; l'autre, au prix d'efforts inouïs, avait conservé dans un bidon ses dernières rations de vin ; il les humait avec un tuyau de plume, ce qui lui procurait des jouissances infinies : l'odeur seule de cette mauvaise boisson l'enivrait.

A part cela, une sorte d'hébétude succédait aux violences sanguinaires de ces derniers temps.

Un jour, quelques papillons blancs venant se poser sur la voile, une autre fois, un goéland passant au-dessus du radeau, réveillèrent pour quelques instants les naufragés. Évidemment, les courants les avaient rapprochés de la côte... mais bientôt des courants contraires les en éloignaient. Les heures s'écoulaient alors dans le silence, bercées au clapotis des flots, troublées seulement par quelque bond d'un requin moins patient que les autres... Mais aucun itinéraire appréciable n'était parcouru par le radeau terrible, et nulle voile ne surgissait à l'horizon.

— Si le brick est envoyé à notre recherche, articula péniblement l'un des quinze, prions Dieu qu'il ait pour nous les yeux d'Argus...

Ce fut à peu près la seule parole humaine qui sortit de ces lèvres desséchées.

Le 16 juillet, il y eut un dernier sursaut.

Puisque l'énorme appareil flottant ne pouvait être gouverné, il fallait le remplacer par quelque chose de moins lourd, que l'on parviendrait peut-être à tirer de ces parages mortels. Huit des plus déterminés réunirent leurs dernières forces pour construire un autre moyen de transport. Ils détachèrent une forte jumelle de douze mètres de long qui faisait partie des petites drômes, y fixèrent des planches en travers avec de gros clous, puis établirent à l'avant un mât léger. Avec des bouts de cordes réduits en étoupe, ils fabriquèrent des amarres moins grosses et plus faciles à manier. Un drap de hamac, d'un mètre trente de large sur un mètre soixante de long, servirait de voile, et les douves d'un tonneau fourniraient des avirons.

Ces travaux les galvanisèrent. Ils imaginaient déjà qu'ils allaient réussir, qu'ils atterriraient bientôt. Les autres, notamment Coudin, Corréard, Lozach, Clairet, les regardaient s'agiter. Il fut convenu qu'ils leur laisseraient du vin dans une boîte, et qu'ils partiraient le lendemain matin.

Le petit radeau étant achevé il fallait au moins l'essayer. Le matelot Coste y monta ; et comme il tentait de manœuvrer la voile, et qu'il s'agitait, gêné par le mât, le poids seul de son corps fit tout chavirer. On l'arracha à grand'peine du milieu des requins !

Cela, c'était le dernier coup. Aucun effort humain ne pouvait plus sauver les naufragés. Ils se couchèrent, définitivement vaincus.

Le 17 juillet, au matin, ils achevaient de partager leur dernière provision de vin, lorsque le capitaine Dupont poussa un cri. Il venait, disait-il, d'apercevoir un navire à l'horizon.

Était-ce encore une hallucination ?

Cependant ses compagnons qui l'entourent, se rendent compte qu'il y avait là, en effet, sur les eaux, cette chose à laquelle on ne croyait plus. Les moins exténués s'empressent, redressent des cercles de barrique auxquels ils attachent des mouchoirs de différentes couleurs. Soutenu par ses camarades, Coste grimpe au sommet du mât et agite désespérément ces pavillons dans le soleil levant.

Une demi-heure d'attente merveilleuse. C'est un brick ! Il nous a vus ! Il vient vers nous ! Hourra !

... Et puis, rien. Le vaisseau a pris d'autres amures. Il poursuit sa route indifférente. Il s'efface à l'horizon. Il a disparu.

Coste se laisse glisser jusqu'au plancher. C'est fini. Il n'y a plus qu'à mourir.

Pour se garer des morsures du soleil brûlant, ils établissent alors tant bien que mal une tente avec le grand cacatois. Dessous, ils s'allongent pour essayer d'agoniser en paix. Savigny pense à écrire sur une planche le récit de leurs aventures, à le signer et à le fixer au haut du mât : mais il n'en a plus la force. Parmi ses camarades, les plus conscients se résignent. Le passage de ce navire a tout à coup évoqué pour eux la civilisation et ses lois. Ils sentent à ce moment leur culpabilité, la gravité des actes sauvages qu'ils ont commis.

— Si l'on nous retrouve, si l'on examine notre conduite, ne serons-nous pas fusillés ? pensent-ils.

Et Corréard, couvert de plaies, mais songeant aussi à tous ses ouvriers massacrés, disparus, dévorés, ne cesse de gémir :

— Par pitié, jetez-moi à la mer ! Jetez-moi à la mer !...

Vers huit heures du matin, le canonnier Courtade n'en pouvant plus, se traîna hors de l'abri. Le ciel était radieux, Ébloui, il frotta ses paupières. Et tout à coup, il laissa échapper une clameur qu'il n'aurait jamais cru pouvoir jeter :

— Nous sommes sauvés !... Nous sommes sauvés !... Le brick !... Le brick !... Il vient sur nous !...

A une demi-lieue à peine, en effet, l'Argus apparaissait, toutes voiles au vent, son beau pavillon fleurdelysé flottant à son mât de misaine ; non pas la tempête bitumineuse de Géricault : une vision de paradis.

Au cri du maître canonnier, quelques larves humaines parurent hors de la tente, et une grande crise de sensibilité les secoua. Ils s'embrassèrent en pleurant, tombèrent à genoux pour prier Dieu. Les matelots recommençaient à agiter des linges, maintenant inutiles.

Le brick amena ses voiles à une demi-portée de pistolet ; il se mit en panne, tribord au radeau. On put voir sur le bastingage et dans les haubans tout l'équipage qui agitait ses chapeaux ou battait des mains.

Quelques instants après, M. Reynaud, lieutenant en pied de la Méduse, descendait dans une embarcation et venait recueillir les quinze hommes qui survivaient des cent cinquante qu'il avait abandonnés en mer, treize jours auparavant.

On les transporta à bord avec force précautions. Et M. de Parnajon leur déclara d'un air plein de gracieuseté :

— On m'aurait donné le grade de capitaine de frégate que j'éprouverais un plaisir moins vif que celui que j'ai ressenti en rencontrant votre radeau.

— Ah ! disaient les autres, officiers, nous vous croyions tous morts depuis plus de huit jours !

— Messieurs, articulait péniblement Coudin, nous cherchez-vous depuis longtemps ?

— Oui, oui ! lui répondait-on.

Nous savons déjà que ce n'était pas tout à fait exact.

Le 16 juillet au soir, le commandant de l'Argus s'était décidé à considérer sa mission comme terminée et à regagner le Sénégal : le vent était toujours debout et très faible, le brick n'avait plus que pour onze jours d'eau douce et se trouvait encore à quarante lieues de la Méduse échouée. Donc on vira de bord et l'on prit le chemin du retour. Mais, le lendemain matin, comme on rentrait, tout dessus, la brise prit faveur, les vents passèrent au Sud-Ouest, portèrent dans la direction du banc d'Arguin. C'est alors seulement que M. de Parnajon se ravisa et ordonna de gouverner vers le lieu du naufrage.

Voilà comment, après avoir passé une première fois à l'horizon des naufragés sans les voir, malgré leurs signaux, l'Argus avait ensuite couru directement sur eux et comment ses vigies les avaient enfin signalés.

L'accueil qu'on leur fit calma leurs transes. On leur donnait du bouillon et du vin. Le chirurgien du bord, M. Renaud, se multipliait pour soigner leurs blessures. On s'occupait de les installer le mieux possible. Et ceux qui s'empressaient le plus étaient leurs anciens camarades de la Méduse, qui, eux aussi, avaient bien quelque chose à se reprocher...

Cependant, dès la nuit qui suivit, leurs angoisses recommencèrent. La plupart avaient été installés dans l'entrepont, sous le feu de la cuisine. Or, vers dix heures du soir, ce feu causa un incendie qui faillit les dévorer... Cette ironie suprême du sort qui avait semblé ne les sauver de l'eau que pour les livrer aux flammes rendit certains d'entre eux presque fous. L'un des lieutenants du bataillon voulait à toute force se jeter à la mer, sous prétexte d'aller y chercher son portefeuille. Ce furent encore de pénibles scènes que l'on parvint difficilement à calmer.

Le 19 juillet, à trois heures du soir, l'Argus jeta l'ancre dans la rade de Saint-Louis et fit prévenir le gouverneur du résultat de son expédition ; celui-ci envoya aussitôt une grande embarcation chargée de vins et de rafraîchissements. Le surlendemain, à six heures du soir, on débarqua dans l'île les quinze naufragés, que vinrent accueillir les officiers français et anglais, M. Schmaltz et M. Duroys de Chaumareys. Ceux qui demeuraient, en somme, les responsables du drame sauvage que nous venons de noter sobrement, ne se montraient pas les moins aimables.

***

Que devinrent, dans la suite, les hommes dont nous venons de tracer l'horrible odyssée ?

Tous furent hospitalisés dès leur arrivée. Les deux sous- lieutenants Lozach et Clairet, le sergent-major Charlot, le maître canonnier Courtade, le maître charpentier Lavillette, le soldat noir Jean-Charles ne tardèrent pas beaucoup à succomber.

Il parait, d'ailleurs, que l'hôpital de Saint-Louis ne se recommandait ni par l'organisation des soins ni par la propreté. Les malades y étaient à peu près abandonnés, dans des conditions sanitaires déplorables, et Corréard affirme qu'il ne dut son salut qu'à la générosité et au dévouement de quelques officiers britanniques.

Le chirurgien Savigny, un des plus robustes de l'expédition, rentra en France dès le mois de septembre. Il avait rédigé un rapport qu'il s'empressa de déposer, le 11 de ce même mois, au ministère de la Marine ; mais quelle ne fut pas sa stupéfaction le surlendemain en lisant une bonne partie de sa rédaction dans le Journal des Débats !

Cette publication produisit l'effet énorme que l'opposition escomptait. Les journaux 'anglais s'en emparèrent et l'amplifièrent à qui mieux mieux pour faire sentir à quel degré d'abaissement était descendue la marine française. L'opinion mondiale s'émut. Et le honteux désastre devint une grosse affaire politique.

C'est bien ce que désiraient les ennemis du ministère.

Durant le cours du voyage de retour à bord de l'Echo, M. Cornet de Venancourt avait demandé à Savigny une copie de son mémoire ; cette copie, il l'avait aussitôt communiquée à M. Forestier, conseiller d'Etat, directeur d'une des divisions de la marine, intendant de la maison du Roi et ami de M. Decazes. Celui-ci lui avait promis, dit-on, de remplacer M. du Bouchage, si jamais, par ce moyen, il s'emparait du pouvoir.

François-Joseph de Gratet, vicomte du Bouchage, dernier ministre de la Marine de Louis XVI, était, en effet, vivement menacé par l'intrigue libérale. On l'accusait de travailler avec ardeur à épurer la flotte, biffant les anciens serviteurs de la République et de l'Empire, et remplaçant ces exclus par des intrus, qui, non seulement n'avaient ni la science à qui on pardonne de passer par-dessus les formes, ni l'intrépidité qui, quelquefois, supplée à la science. Le choix déplorable de M. Duroys de Chaumareys illustrait brusquement ces critiques d'un exemple saisissant. Et la presse de fulminer contre ce ministre qui confiait des frégates à des émigrés, qui, lieutenants de marine vingt-cinq ans auparavant, n'avaient depuis ce temps vu de la mer que le Pas-de-Calais.

Le tolle fut tel que, dès le 21 septembre, le vicomte du Bouchage se vit obligé de répondre par la note officielle ci-après :

A la première nouvelle du naufrage de la Méduse, plusieurs journaux se sont empressés de recueillir les bruits qui ont d'abord circulé sur ce cruel événement ; la diversité de ces rapports qui manquent plus ou moins de vérité, selon les sources où ils ont été puisés, et même leurs contradictions ont dû produire des impressions différentes sur l'esprit public. Mais comment caractériser le sentiment que l'on a dû éprouver en lisant dans le Journal des Débats du 13 de ce mois, un article signé par l'un des officiers de santé de l'expédition et dans lequel on ne peut s'empêcher de remarquer une certaine malignité d'insinuation qui le dispute à l'inexactitude des faits ? L'auteur de cet article aurait dû réfléchir qu'avant tout il était comptable de son opinion au Conseil de Guerre qui devra connaître de cette malheureuse affaire, et comment pourra-t-il y paraître comme témoin, quand il a commencé par se rendre publiquement accusateur ? C'est pousser trop loin l'oubli de ses devoirs.

 

Malgré sa vive riposte, le ministre était touché : le 22 juin suivant, il se vit forcé de résigner son portefeuille. Il ne se releva point de cette disgrâce et mourut quatre ans après.

Mais la première victime de cette bagarre politique fut, on le devine bien, Jean-Baptiste Savigny. Appelé dans les bureaux de la Marine, violemment sermonné, il quitta la capitale et finit par donner sa démission. Tout avenir sur mer lui était désormais fermé.

Deux mois après, le 26 novembre 1816, l'ingénieur Corréard, à bord de la Loire, revoyait, lui aussi, l'île d'Aix. Ayant achevé sa guérison à l'hôpital militaire de Rochefort, il partit à pied pour Paris. Après l'incartade de Savigny, on comprendra que les milieux officiels n'eussent pas une vive prédilection pour les naufragés de la Méduse. Il prétendit avoir souffert mille persécutions et sollicité en vain un emploi dans la métropole ou aux colonies. Cependant, un jour, il fut reçu assez gracieusement par le duc d'Angoulême, qui lui dit :

— Vous avez, mon ami, échappé à de bien grands malheurs. Il parait qu'au milieu de tous ces désastres vous vous êtes bien comporté. Voilà comme on doit servir le Roi. Je vous recommanderai à Sa Majesté, et je lui ferai connaître votre conduite et votre position.

Mais rien ne vint, et, en désespoir de cause, le 18 juillet 1818, notre géographe ouvrit un magasin de librairie avec cette déplorable enseigne : Au Naufrage de la Méduse ! Inutile d'ajouter qu'un tel écriteau ne pouvait porter bonheur. De nombreux procès, des saisies, des poursuites traquèrent le pauvre homme, et, en 1820, il se vit condamné à quinze mois d'emprisonnement et à plus de 3.000 francs d'amende !

Ah ! celui-là aussi traînait la persistante malchance qui frappait l'expédition de M. Duroys de Chaumareys ne lui restait qu'à se ranger parmi les nombreux mécontents qui attendraient 1830 comme une délivrance. On l'excuse sans peine. Et quand la Monarchie de Juillet, probablement pour les mêmes motifs qui avaient excité contre lui le régime précédent, lui conféra la croix de la Légion d'honneur, on n'a même plus le courage de le féliciter.

Les sept autres survivants ne recueillirent pas non plus de grandes compensations à leurs malheurs : la plupart demeurèrent aux colonies où ils poursuivirent une carrière sans gloire. On eût dit que planait toujours sur eux l'ombre inquiétante des jours passés entre le ciel et l'eau, des jours inexpliqués, où, par tous les moyens, ils avaient vécu.