On essaya un peu de tout, car le drame de la faim commençait. Chez la plupart, le système nerveux central se trouvait directement attaqué et la constriction de l'estomac produisait une sensation douloureuse. On grignota des baudriers de sabre et de giberne, du linge, du cuir de chapeaux crasseux. Un matelot tenta, mais en vain, d'avaler des excréments. Enfin, dans cette journée du 7 juillet, on commença de dévorer des cadavres. La plupart des auteurs qui ont écrit sur ce sujet de la Méduse ont généralement déclaré que leur plume se refusait à tracer le récit de semblables atrocités. Il faut pourtant préciser, sans entrer dans des détails trop répugnants, ce dont l'homme est capable quand l'instinct seul domine en lui. Ce fut, dit-on, un noir, peut-être le soldat Jean Charles, qui, le premier, céda à l'envie de couper une tranche dans le corps d'une des victimes de la nuit que la vague n'avait pas emportées. Son exemple en entraîna un certain nombre ; mais, comme cette viande crue décourageait leur fringale, ils proposèrent de la faire sécher au soleil. Durant cette journée, qui fut radieuse et belle, on se livra à cet exercice de boucherie. Le parquet du radeau luisait de vermillon comme un étal. Le groupe des officiers regarda faire, n'osa pas s'opposer à ces actes d'anthropophagie, mais s'abstint méritoirement. La nuit se déroula sans tempête et sans bataille. Chacun était épuisé. On tenta de dormir un peu, sans réussir à réparer des forces déjà défaillantes. Au matin du 8, une grande détermination fut prise. Des sous-officiers, ayant trouvé une once de poudre à canon, ainsi qu'un briquet, une pierre à fusil, de l'amadou, cherchèrent à enflammer des morceaux de linge sec. Ils défoncèrent un tonneau, le garnirent d'effets mouillés pour empêcher qu'il s'enflammât ; sur cet échafaudage, ils établirent un foyer placé sur une autre barrique. La cuisine était installée. On l'inaugura en y faisant cuire de la chair humaine. Tout le monde en mangea, même les officiers. Le soir, vers quatre heures, un banc de poissons volants vint à être signalé. Il s'engagea sous le radeau et il fut relativement facile de les saisir à travers les interstices des pièces de bois. On en prit ainsi environ deux cents que l'on jeta dans un tonneau vide ; à mesure, on leur ouvrait le ventre pour dévorer la laite, et l'on en prépara aussi un certain nombre sur le feu. Mais la barrique qui supportait le fragile foyer finit par s'éteindre... Désormais, tout ce qu'on dévorerait devrait rester cru. Cependant le nombre des passagers diminuait : la quatrième aurore, nous dit-on, montra une douzaine d'hommes morts pendant la nuit. On les jeta à la mer. Avaient-ils réellement expiré ? Ou bien, le chirurgien Savigny avait-il inauguré déjà le régime qu'il continua encore deux ou trois jours et qui consistait à débarrasser le radeau de ceux qu'il estimait trop épuisés pour pouvoir survivre ? Ceci expliquerait le dernier sursaut de révolte qui se produisit la nuit suivante. La journée du 9 juillet fut assez morne. Elle ne fut troublée que par la crise de folie qui poussa un soldat espagnol à se précipiter en hurlant dans les vagues. Mais, au soir, les massacres recommencèrent. Pour les expliquer, les survivants ont raconté plus tard que des bataillonnaires italiens, espagnols et noirs avaient comploté de les jeter à la mer. Ils auraient eu pour chef un sergent piémontais, qui avait capté la confiance de ses officiers et s'était fait accorder la garde du vin qui restait : ainsi pouvait-il, en secret, ravitailler ses complices et surexciter leurs forces. Les nègres lui auraient persuadé que la terre était maintenant toute proche, qu'ils se chargeaient de traverser l'Afrique, mais pour cela qu'il fallait massacrer les chefs et prendre l'argent et les bijoux des passagers, que l'on avait réunis dans un grand sac suspendu au mât. Tout ce complot ayant été découvert par les marins, qui avertirent Coudin et les autres, on exerça d'immédiates représailles. Si nous laissons de côté ces préliminaires, voici les faits : A la nuit tombée, deux militaires, dont le sergent piémontais, furent surpris derrière la barrique de vin qu'ils avaient sournoisement percée et à laquelle ils buvaient avec un chalumeau. Aussitôt saisis, ils furent condamnés à mort et jetés à l'eau. Par qui ? Probablement par Savigny, qui, assisté du vigoureux soldat noir Jean Charles, s'était institué juge et bourreau. En présence de ces exécutions sommaires, une sorte de folie s'empara des soldats survivants : un Espagnol, à demi fou, s'élance vers le niât, l'embrasse, y trace une croix et, brandissant son couteau, fait mine de s'élancer sur les officiers. Les marins le désarment et le précipitent par-dessus bord. Un Italien, domestique d'un officier qui venait de l'artillerie légère du roi Murat, s'enveloppe de son manteau et, se sachant perdu, plonge à l'avant, pour ne plus reparaître. Les autres, poussant des hurlements de fureur, s'ébranlent pour un dernier assaut. Ils ont raison de quatre ou cinq matelots qui se sont rangés autour des officiers : mais on les repousse avec une énergie sauvage, une haine sans merci. Au matin du 10 juillet, on comptait à peine, sur la sinistre machine, souillée de sang et jonchée de cadavres, une trentaine de passagers vivants. Dans quel état ! La moitié râlaient déjà leur agonie. Parmi eux, un jeune élève de marine, âgé de douze ans, s'éteignit dans la matinée. Les autres gisaient sans force. Tous avaient la peau des pieds et des jambes rongée par l'eau de mer ; ils étaient couverts de contusions ou de blessures, qui, envenimées par le sel, leur arrachaient des cris au moindre mouvement. Et, sur ce radeau des supplices, toujours le même soleil ironique et dévorateur. Le soir même, les plus valides tinrent conseil. On a su depuis, par le maître charpentier Lavillette, que Savigny et deux ou trois lieutenants du bataillon d'Afrique, qui avaient organisé systématiquement la destruction de leurs propres soldats, décidèrent d'aller encore plus loin. — Il nous reste, dirent-ils, douze poissons et du vin pour quatre jours. Sur le radeau, il y a au moins une quinzaine de passagers, malades ou blessés, qui n'ont plus la force d'aller loin. Rien ne pourra les sauver. Il n'y a qu'à les supprimer et nous doublerons la ration des plus forts, qui recevront ainsi le moyen d'attendre leur délivrance. Le soldat noir, que Géricault a immortalisé, et trois marins se chargèrent de la sinistre besogne. Ils tentèrent d'abord de noyer Lavillette ; mais celui-ci se tenait sur ses gardes. L'un des matelots, qui avait essayé de s'emparer de lui, était sans armes : le charpentier l'asphyxia en lui maintenant de force la tête sous l'eau ; puis se jetant sur un autre qui brandissait un sabre d'une main mal assurée, il lui arracha son arme et lui fendit le crâne. Quand ils le virent si décidé, Savigny et les officiers lui promirent la vie sauve et lui demandèrent de les aider à exécuter les douze condamnés qui restaient encore. Mais il refusa, du moins à ce qu'il affirma plus tard. On ne l'inquiéta pas davantage, car on avait peur de lui. Les autres se remirent à l'œuvre, massacrant avec méthode ceux qui ne pouvaient leur résister, notamment la seule femme qui eût été embarquée sur cet affreux radeau, une cantinière, qui, avec son mari, accompagnait le bataillon. Tous deux, a écrit l'un des narrateurs, avaient été grièvement blessés dans les combats : la femme avait eu une cuisse cassée entre les charpentes du radeau, et un coup de sabre avait fait au mari une profonde blessure à la tête. Tout annonçait leur fin prochaine. Nous avions besoin de croire qu'en précipitant le terme de leurs maux, notre cruelle résolution n'avait raccourci que de quelques instants la mesure de leur existence. Cette femme, cette Française à qui des militaires, des Français donnaient la mer pour tombeau, s'était associée vingt ans aux glorieuses fatigues de nos armées ; pendant vingt ans elle avait porté aux braves, sur les champs de bataille, ou de nécessaires secours, ou de douces consolations. Et elle... c'est au milieu des siens, c'est par les mains des siens !... Lecteurs, qui frémissez au cri de l'humanité outragée, rappelez-vous du moins que c'étaient d'autres hommes, des compatriotes, des camarades, qui nous avaient mis dans cette affreuse situation... Il n'y a rien, certes, de plus irritant que la phraséologie avec laquelle, dans cette époque tout imprégnée encore du plus exécrable Jean-Jacques, on a enguirlandé cet acte ignoble, où éclatait la sauvagerie du plus féroce égoïsme : cependant, on le sait par un témoin, les auteurs de ce forfait participèrent à de telles exaltations oratoires. Après chaque meurtre, ils s'embrassaient et remerciaient la Providence de leur avoir donné la force d'agir ainsi, pour le bien de ceux qui pouvaient encore se tirer de cet enfer maritime. Et, après la dernière exécution, fidèles à un serment qu'ils s'étaient juré d'avance, ils jetèrent toutes leurs armes à la mer. Désormais, à bord du radeau de la Méduse, on ne tuerait plus. Sauf Jean Charles, bourreau de ses camarades, il n'y demeurait plus un seul soldat du bataillon d'Afrique. Les quinze survivants se répartissaient ainsi : Le capitaine Dupont, le lieutenant Lheureux, les sous-lieutenants Lozach et Clairet, le commis de marine Griffon du Bellai, l'aspirant Coudin, le chirurgien Savigny, l'ingénieur Corréard, le sergent-major Charlot, le maître canonnier Courtade, le maitre charpentier Lavillette, le matelot Coste, le pilotier Thomas et l'infirmier François. L'Atlantique, sur ses flots implacables, continua de promener les quinze meurtriers, sous un soleil torride, sur leur plateforme toute souillée de crimes et salie de l'infamie humaine. |