LE RADEAU DE LA MÉDUSE

DEUXIÈME PARTIE. — LES FUGITIFS

 

CHAPITRE V. — LE CALVAIRE DU CAPORAL GUÉRIN.

 

 

Les épisodes que nous venons de citer sont à peu près les seuls qui jettent un éclair de gaîté au travers de cette lugubre histoire. Même au-dessus de ceux-là qui avaient pu gagner la terre ferme, il semble que le souvenir de la Méduse ait fait planer une sombre fatalité. Parmi ces derniers, l'un des plus malheureux fut ce caporal Guérin, ancien soldat de l'Empereur, qui, lui aussi, avait débarqué avec le lieutenant d'Anglas.

Ce vieux militaire vint ici achever sa longue carrière au cours de la plus douloureuse aventure.

Sa femme, Clotilde, qui l'avait accompagné, se trouva bientôt exténuée de fatigue : les émotions du naufrage et de l'embarquement, les souffrances de la traversée en chaloupe et les angoisses de la nuit en mer avaient usé ses forces. Quand il fallut repartir, le soir du 8 juillet, elle déclara à son mari qu'il lui était impossible d'avancer et de suivre la colonne. Pendant deux jours, elle avait fait des efforts surhumains qui l'avaient totalement épuisée.

Le caporal envisagea rapidement les conséquences de la situation. Il essaya de ranimer par la crainte l'énergie de la malheureuse qui se traînait à ses pieds.

— Hé bien ! lui dit-il farouchement, puisque tu ne peux marcher, pour éviter que tu sois dévorée vivante par les animaux féroces, ou emmenée en captivité chez les Maures, je vais te passer mon sabre au travers du corps !

Mais elle, très fermement, lui répondait :

— Frappe, je cesserai de souffrir !

Alors le pauvre homme, voyant bien qu'il n'arriverait pas à la mettre en route, essaya de la charger sur son dos. Il la traîna ainsi, en suivant le rivage, jusqu'à une petite mare mais elle était pleine d'eau salée. Il ne saurait en tirer aucun secours.

La caravane s'éloignait. Elle disparut dans le crépuscule. Et Guérin avec désespoir considérait sa compagne qui agonisait... Que devenir ?

Il la reprit sur ses épaules et tenta de rejoindre ses compagnons. La femme s'alourdissait encore... Soudain, elle eut un mouvement convulsif et ne bougea plus. Guérin la déposa sur le sable : elle était morte.

Il la contempla, hagard. Plus de doute. Ses maux, finis ! Il s'agenouilla, et, se souvenant de ses sentiments religieux, commença de réciter les prières des défunts. La nuit tomba.

Il songeait à creuser un trou bien profond pour y déposer la trépassée, quand, tout à coup, il eut un grand frisson. A quelques pas de lui, dans les broussailles remuées, un rugissement avait traîné, comme un formidable miaulement.

Le caporal, instinctivement, bondit vers la mer invisible et voisine. Il y roula et se heurta à une barrique abandonnée qui flottait à la dérive et que le vent poussait à la côte. Il s'y cramponna machinalement, de toutes ses forces, s'accrochant à ses deux extrémités. Presque aussitôt une lame se déploya, rejetant au large l'homme et l'épave, étroitement soudés.

Cette lutte désespérée dura toute la nuit. Ce n'est qu'à l'aube que Guérin exténué put regagner le rivage.

Un spectacle horrible l'y attendait. Il ne restait plus sur le sable que la tête sanglante de sa femme. Le corps avait été dévoré par les léopards.

Le vieux soldat eut alors un sursaut vraiment héroïque :

— J'ai eu le courage, se dit-il, de défendre ma propre vie depuis des heures contre l'océan... J'aurai celui de ne pas abandonner ici les derniers restes de ce que je possédais de plus cher au monde !

Et, déchirant sa chemise, il enveloppa pieusement l'affreux débris dans un lambeau de son linge ; puis, après s'être un peu reposé, il continua sa route, seul, avec sa relique.

Au soir, il rencontra les Trarzas.

Il connaissait bien l'Afrique et tenait en piètre estime ses habitants. Il aurait dit volontiers comme les Ouolofs : Si tu croises sur ton chemin un Maure et une vipère, tue le Maure. Mais, dans son terrible abandon, qu'eût-il pu faire de mieux que de se confier à eux ? Il leur demanda, en arabe, au nom du grand Prophète, d'avoir pitié d'un naufragé, de lui accorder l'hospitalité et des secours.

On l'accueillit assez bien : mais, comme en prenant ses effets, on ouvrait le paquet mystérieux, ce furent des cris d'horreur, d'indignation, de colère. Voilà Guérin frappé, insulté, garrotté, et conduit comme un assassin à la tente du roi, nommé Mohammed Abdallah.

Le caporal, qui avait fait quelque dix-huit ans auparavant la campagne d'Égypte, ne se laissa pas déconcerter. Il répondit clairement à l'interrogatoire du cheick, raconta ses malheurs, exposa son serment. Il sut se faire respecter en évoquant le souvenir de son général, le grand Bonaparte, que le Maure connaissait et qu'il nommait gravement le sultan Kebir. Au courant des mœurs arabes, il se concilia la faveur de ses hôtes en parlant pieusement d'Allah et de leurs croyances, en demandant à se mêler à leurs prières. Bref, on lui promit de le conduire jusqu'au Sénégal, et on lui accorda de conserver avec lui les restes desséchés de la malheureuse Clotilde.

N'est-ce pas un des plus horribles épisodes de ce désastre que l'aventure macabre de ce malheureux soldat traînant dans le désert ses pas chancelants, vivant la vie atroce et dégradée d'un esclave, et emportant sous un furieux soleil, à travers les sables brûlants, cette tête à demi rongée, seul souvenir de ce que la vie, la cruelle vie, avait pu lui donner de meilleur ? Il agonisait, mais, jusqu'au bout, il tiendrait son serment. Quelle grandeur sauvage, à côté de la veulerie de tant de chefs !

... Après un mois de pérégrinations dans le désert, où il avait passé de tribus en tribus, Guérin, noir et décharné, ses derniers vêtements en haillons, finit par surgir à Saint-Louis, comme le spectre de la défaite de cette lugubre expédition. Il n'avait plus figure humaine et vacillait à chaque pas ; mais il portait toujours à la ceinture un étrange paquet dans un linge sordide et sans couleur.

On ne put que le transférer à l'hôpital. Dix jours après, il y expira, de dysenterie, de fièvre, d'épuisement et de désespoir.

Pour accomplir les dernières volontés de cet humble héros, on l'ensevelit avec la tête de sa Clotilde, qu'il n'avait jamais voulu abandonner.