LE RADEAU DE LA MÉDUSE

DEUXIÈME PARTIE. — LES FUGITIFS

 

CHAPITRE IV. — L'ODYSSÉE D'UN NATURALISTE.

 

 

Avec le temps, on vit reparaître certains de ces égarés. Le premier fut l'excellent M. Kummer, qui avait abandonné la colonne d'Anglas pour aller sans doute recueillir quelques curieuses notations scientifiques.

Il avait cheminé d'abord à travers une succession de dunes, de hamâda peu élevées, pour aller admirer les formations paléozoïques, qui affectaient l'apparence de tours et de murs crénelés. Il se disposait à aller demander asile aux naturels du pays et pensait que c'étaient là leurs demeures. Il ne les y rencontra pas.

Il avançait en admirant les serir, couverts, comme d'une mosaïque, de myriades de petits cailloux de quartz, agates, opales, calcédoines. La science console de tout.

Cependant, vers le soir, la fatigue commença à se faire sérieusement sentir. Notre savant Saxon allait s'interroger pour savoir s'il n'eût pas mieux fait de suivre ses compagnons, quand il aperçut des feux qui couronnaient les hauteurs à une petite distance. Sans hésiter, il les prit pour point de direction de sa marche.

Les Maures, qui étaient campés là, au-dessus d'un marigot, éprouvèrent quelque stupéfaction en voyant surgir ce personnage extraordinaire, coiffé d'un grand chapeau, vêtu d'une longue redingote et portant en bandoulière une boîte d'herborisation.

Ce promeneur au moins inattendu leur adressa solennellement la parole en arabe :

— Recevez sous vos tentes, leur disait-il, le fils d'une infortunée Mahométane que je vais rejoindre dans la Haute-Égypte ; un naufrage m'a jeté sur vos côtes. Et je viens, au nom du grand Prophète, vous demander l'hospitalité et des secours !

Là-dessus, il se prosterna à l'orientale.

Les Maures furent vivement impressionnés par l'arrivée d'un voyageur aussi bien habillé et aussi poli. Ils le saluèrent avec aménité, lui offrirent du lait et du couscous. Et le chef se nomma :

— Je suis le prince Fune Fahdime Mohammed, fils de Lirali Zaïde, roi des Trarzas.

Puis, il le conduisit voir ses tentes et ses troupeaux ; mais il ne négligea pas de s'enquérir de l'endroit où avait échoué la chaloupe, pensant qu'il y aurait peut-être à piller ; et il s'intéressa tout spécialement, comme, plus tard, le célèbre Huron du Capitaine Pamphile, à la montre de M. Kummer. Il ne se lassait pas de la regarder, de l'écouter, de la tripoter ; bref, il la mit dans sa poche.

Il le ramena dans sa propre tente et se mit à interroger avidement son hôte sur la Révolution, dont il avait ouï parler ; il s'étonna aussi que depuis si longtemps on n'eût vu de navires français dans la rade de Portendick et aux îles d'Arguin... Enfin, il se résigna à lui permettre de dormir, ce dont le savant naturaliste profita pleinement.

Les Maures aussi : car, pendant qu'il ronflait, ils lui subtilisèrent sa bourse, qui contenait encore trente louis d'or de vingt francs, sa cravate, son mouchoir, son gilet et même sa fameuse redingote ; ils ne lui laissèrent que son pantalon et une veste de chasse.

Le prudent Saxon n'eut garde de protester ; et, après le salam, vers huit heures du matin, il accompagna le prince et un esclave au point où il avait débarqué la veille.

On y trouva peu de chose, puisque la chaloupe avait repris la mer ; toutefois, on y recueillit quelques barriques vides, des morceaux de cuivre... Et l'on regagna le camp.

Cette randonnée dura toute la journée ; A. Kummer eut le loisir d'étudier la manière dont les Maures s'orientaient dans le désert, allant de dune en dune, d'abord au Sud, puis à l'Ouest, puis au Nora. C'était peut-être sûr, mais beaucoup plus long.

Au retour, le prince dit au naturaliste :

Toubabe, repose-toi.

L'invitation était charmante, mais difficile à réaliser, car le pauvre toubabe se trouvait l'objet de la curiosité de tous. Les femmes, les enfants surtout ne cessaient de l'entourer, de le harceler, de le toucher, pour s'assurer de la finesse de sa peau, et même pour lui enlever des lambeaux de sa chemise et des effets qui lui restaient. Ensuite, c'étaient des questions sans fin. Il fallait qu'il écrivît ses réponses sur le sable, en caractères arabes, et il s'étonnait de voir que des moutchatchous de cinq ou six ans savaient lire à la perfection.

A un moment, le prince reparut. Il était fort contrarié. La montre ne marchait plus. Était-elle morte ? Il fallut que M. Kummer la remontât, à la grande joie des assistants.

Malgré tout, la cordialité régnait ; si bien que, le lendemain matin, le naturaliste eut l'idée de s'associer au salam des Trarzas : ce qui produisit la plus heureuse impression.

On leva le camp, et l'on se dirigea vers le Sud-Est.

A midi, on faisait la sieste, quand le Saxon fut brusquement réveillé par un heurt et un cri ; il s'éveilla, se frotta les yeux, et aperçut en face de lui M. Rogery, en manches de chemise, conduit par deux Maures. Le pauvre membre de la Société philanthropique du Cap-Vert venait de broncher sur lui et l'avait cru mort. Sa surprise et sa joie furent extrêmes quand il reconnut qu'il s'était heureusement trompé.

Il venait de passer dans le désert deux jours atroces, car les indigènes l'avaient beaucoup moins bien reçu que son compagnon d'escapade. On lui avait tout volé : quarante louis de vingt francs, sa montre, ses effets. Les enfants l'avaient férocement tourmenté, le piquant avec des épines lorsqu'il faisait mine de s'endormir. Ils se relayaient pour prolonger ce joli jeu. Aussi le malheureux était-il à demi fou.

M. Kummer le calma de son mieux, l'embrassa, le présenta au prince, qui envoya chercher pour lui quelques petites grappes rouges rafraîchissantes, fruits d'un zizyphus épineux que les nègres dénomment sidom.

Le soir, on atteignit le camp du roi. Il était absent pour vingt-quatre heures encore.

En attendant, Mohammed débattit avec les deux Roumis les conditions de leur rapatriement à Saint-Louis. Il exigeait, en outre de ses frais de nourriture et de voyage, le prix exorbitant de huit cents gourdes[1] pour chacun ! Rogery, très timoré, hésitait à accepter.

— Bah ! lui dit Kummer avec sa bonne foi saxonne. Acceptons toujours. Une, fois rendus à Saint-Louis, nous donnerons ce que nous voudrons !

Et ils signèrent un engagement par écrit, rédigé en arabe.

Le roi, dont le nom semblait tiré d'une tragédie de Voltaire, arriva pompeusement le 11 juillet, entouré de soldats armés de sagaies et de yatagans, accompagné de son nègre favori paré d'un magnifique collier de perles rouges. Il était de haute taille, bien vêtu, tout bardé de sabres, de poignards et de pistolets. Ce qui caractérisait sa physionomie, qui eût été assez avenante sans cela, c'étaient trois grosses dents de la mâchoire supérieure gauche qui dépassaient de deux lignes la lèvre inférieure. Il paraît que, chez les Trarzas, c'est un signe de grande beauté.

Il reçut fort bien M. Kummer et ordonna sévèrement aux enfants de laisser le pauvre Rogery tranquille. Puis, dans l'après-midi, il manda les deux Européens.

Quand ils furent arrivés, il ordonna à son premier ministre de tracer sur le sable la carte de l'Europe méridionale, la Méditerranée et l'Afrique. Il désigna ensuite l'île d'Elbe, et leva sur Kummer un regard interrogateur.

— Ô Roi, dit tranquillement celui-ci, si tu veux que je te raconte ce qu'a fait l'année dernière l'Empereur Napoléon, je te prie d'abord d'ordonner que l'on me rende ma montre.

On la lui restitua sans difficultés, car, une fois de plus, elle était morte.

Alors, le naturaliste raconta l'histoire des Cent-Jours. Et comme il disait tantôt Napoléon, tantôt Bonaparte, un marabout lui demanda si c'était ce général dont il avait vu les troupes en Égypte, quand il allait jadis en pèlerinage à la Mecque.

— Oui, répondit M. Kummer.

Et tous s'extasièrent à la pensée que ce grand capitaine était devenu empereur ; ils croyaient que c'étaient des personnages différents.

— Mais ton père, interrogea alors le roi, n'a-t-il pas fait partie de l'armée d'Egypte ?

— Oh ! non ! C'est un marchand très paisible, qui, comme moi, n'a jamais porté les armes.

Cette explication enchanta Zaïde, qui montra ses grandes dents encore davantage.

Il congédia les Roumis, et, dès le lendemain, ordonna à son fils, suivi d'un de ses ministres, de deux Maures et d'un esclave, de conduire les deux blancs à N'Dar. Ils voyageraient à dos de chameau, avec des provisions abondantes.

Avant le départ, il leur offrit des rafraîchissements, et, prenant le naturaliste à part, il lui conseilla de confier sa montre à son fils pour le temps du trajet, afin que les autres ne s'en emparassent pas. On la lui rendrait à l'arrivée ; mais ce serait plus prudent.

La petite caravane s'apprêtait ; cependant, le roi voulait laisser de lui un souvenir grandiose aux Français. Et pour cela, il leur fit ce récit :

Deux princes, mes sujets, leur dit-il, se trouvaient en litige depuis fort longtemps. Ils me demandèrent d'être leur arbitre. L'arbitrage n'aboutit à aucun résultat ; au contraire. Il y eut une altercation tellement violente que les deux parties sortirent de la tente pour en venir aux mains. Le plus petit, qui était mon ami, fut terrassé et poignardé. Hé bien ! malgré tout, je ne pus le venger. Nos lois permettent le duel, je dois les respecter.

M. Kummer admira ce trait de toutes ses forces et, après mille salutations, on se mit en route.

On voyageait à petites étapes. Rogery était dévoré d'inquiétudes. Comment solderait-il le prix de ce voyage ? Il en sortirait ruiné pour la vie. Il ne mangeait plus, ne donnait plus. Un jour, au moment du repas, le ministre, qui portait l'engagement signé, l'ayant tiré de son gris-gris, le pauvre employé se précipita sur le parchemin pour le déchirer. Ce fut une belle bagarre : un dos Maures s'élança sur lui, le saisit au cou, le renversa et, tirant son poignard, faillit le transpercer ! Kummer dégagea son compagnon et intercéda pour lui auprès de Mohammed. Celui-ci voulut bien lui pardonner, mais le condamna à faire la route à pied ; et elle fut longue cent quarante lieues, avec les détours ! On le brima tout le temps de mille manières, jusqu'à le priver de nourriture. Il faillit périr vingt fois, de fatigue et de désespoir.

Enfin, le 19 juillet, nos voyageurs arrivèrent eux aussi au Marigot des Maringouins. Dans le premier village qu'ils rencontrèrent et qui se nommait Vu, une bonne vieille négresse leur offrit du lait et du couscous. Elle éprouvait une grande pitié pour eux, car, dans son jeune temps, elle avait été esclave des Maures :

— Ah ! n'est-ce pas, li être de vilains messieurs ? demandait-elle.

— Oh ! oui, soupirait Rogery.

— Eux, brigands du désert ! M'avoir enlevée malgré papa mien. Village tout brûlé. Parents, mis amis, tous menés marché Saint-Louis. Mais moi, heureuse, bien heureuse ! Achetée par général Blanchot[2], roi du Sénégal avant lis Anglais. Très bon pour moi, général Blanchot. Moi pleurer, lui pas content. Alors, lui me rendre liberté, renvoyer moi dans mon pays. Aussi, mon cœur être aux Français.

M. Kummer ne s'était jamais senti aussi heureux d'avoir été naturalisé.

A mesure, d'ailleurs, que l'on approchait de Saint-Louis, ses compagnons de route s'adoucissaient davantage, et, avant de passer le fleuve, Mohammed lui remit religieusement sa montre pour la dernière fois.

Le colonel Schmaltz accueillit fort bien les Trarzas qui lui ramenaient son naturaliste et son employé.

— Vous serez payés royalement, leur déclara-t-il.

Et il eut l'idée géniale de faire donner au prince la somma de soixante francs, en pièces de deux sous. Devant ce poids de bronze, le Maure, rapace, mais peu renseigné, se confondit en remerciements, et ne songea même pas à réclamer les huit cents gourdes dont il ne devait se faire probablement qu'une idée fort approximative.

— Hé bien ! vous voyez ? disait M. Kummer à M. Rogery qui n'en pouvait croire ses yeux. Tout s'arrange...

 

 

 



[1] 800 piastres. Environ 2.200 francs. La piastre gourde valait 2 fr. 75.

[2] Le général Blanchot, ancien gouverneur du Sénégal.