LE RADEAU DE LA MÉDUSE

DEUXIÈME PARTIE. — LES FUGITIFS

 

CHAPITRE PREMIER. — L'ÎLE SAINT-LOUIS.

 

 

Au début de la Restauration, Saint-Louis ou N'Dar n'était qu'une misérable petite ville blottie sur un banc de sable formé par le fleuve du Sénégal. Elle groupait, vers le Nord, des maisons blanches et, vers le Midi, des cases en roseaux, dans une île fluviale, qui ne pouvait guère rivaliser avec Gorée, la maritime. Pas de verdure. Pas d'eau potable. Des citernes croupissantes y empestaient l'air. Cinq cents Européens y végétaient au milieu d'une population de Maures rapaces et d'esclaves noirs, entassés dans leurs gallo ou captiveries.

Les Anglais s'y étaient installés de leur mieux, car l'importance stratégique de ce point ne leur avait pas échappé. Saint-Louis, facilement défendable entre deux bras de six cents et mille mètres de largeur, commandait un archipel et l'entrée d'un vaste territoire ; Sor, Babagué, Safal dépendaient de lui. De plus, le port leur plaisait.

Ce port, installé vers l'Est, se trouvait fort bien protégé. Pour y pénétrer, il fallait longer la pointe de Barbarie, étroite langue de sable qui sépare le cours du fleuve de l'océan Atlantique, franchir la passe de la Barre, extrêmement difficile pour les navires tirant plus de quatre mètres d'eau, remonter le Sénégal et contourner l'île : le tout sous le feu des batteries. En effet, le gouverneur, sir Brereton, résidait dans une vieille fabrique en ruines, qu'il avait solidement armée de canons de gros calibre : dix à douze pièces de 24 et deux mortiers. De même avait-il édifié, sur la pointe, à Guetandar, un rudiment de fort entouré de cases et pourvu d'artillerie.

Presque pas autre chose, en somme, qu'un poste militaire : l'île, longue de deux mille cinq cents mètres, à peine large de deux cents à trois cents mètres, n'était habitée qu'à son centre, avec sa place publique complantée de quelques arbustes, sa place d'armes, ses ruelles sordides, le tout que balayaient parfois les grandes marées, annoncées vers l'estuaire par une ligne de lames continuelles, grosses et courtes, se brisant avec fureur.

C'est en vue de cette ville que, dans les premiers jours de juillet, arrivèrent, les uns après les autres, les navires français désignés pour venir occuper le Sénégal : l'Écho, tout d'abord, le 6 juillet, puis l'Argus le 7, à midi, tous deux fort surpris de ne pas trouver la Méduse au rendez-vous. Ils mouillèrent à l'endroit indiqué, à une lieue au large de l'entrée du fleuve, par huit ou dix brasses d'eau sur fond de vase. De là, ils apercevaient le fort, au Nord-Est, avec son haut bâton de pavillon, et les grands palmiers qui signalent de loin le large estuaire du Sénégal.

Les Anglais, apprenant leur arrivée, jouissaient en secret de leur déconvenue. La France, pour les remplacer, n'était même pas capable d'organiser le transport de ses services et de ses troupes ! Ils allaient redoubler de courtoisie, à mesure que les jours s'écouleraient, se rattachant à l'espoir que le drapeau blanc ne flotterait pas encore sur la côte d'Afrique, et que Louis XVIII n'avait pas retrouvé la marine d'avant la Révolution.

Parmi nos officiers, M. Cornet de Venancourt se montrait particulièrement inquiet ; il se rappelait ses signaux infructueux de la nuit du 1er au 2 juillet, la direction bizarre suivie par la Méduse, qui lui avait brusquement échappé au matin : il ne doutait plus qu'elle ne fût en perdition sur quelque point de la côte. Il fit part à ses collègues de ses anxiétés légitimes, et tous envisagèrent l'urgente nécessité d'organiser une expédition de secours.

Or, le 8 juillet, à onze heures du soir, par vent très frais et grosse mer, deux canots, menés par des hommes exténués, venaient accoster aux flancs de la corvette. Deux personnages se hissèrent à bord et se présentèrent aux yeux surpris du commandant : c'étaient MM. Schmaltz et Duroys de Chaumareys.

D'où sortaient-ils ? En quelques mots ils éclairèrent M. Cornet de Venancourt. Pendant quatre mortelles journées, ils avaient erré à travers l'océan démonté, se heurtant à des obstacles quasi insurmontables pour rallier la côte.

Dès la première nuit, ils aperçurent la terre. Prolongeant leur route, ils se trouvèrent, à dix heures du soir, sur des bancs rocheux, par trois ou quatre pieds d'eau. Ils n'eurent que la ressource de mouiller en cet endroit, le moins mal qu'ils purent. Au jour, ils cherchèrent un passage. Avec beaucoup d'efforts, ils se dégagèrent de ces hauts fonds et continuèrent leur voyage en longeant au plus près le littoral. La nuit suivante, du 6 au 7, ils perdirent de vue les autres embarcations, après avoir doublé le cap Mérick.

C'est que, jusqu'à dix heures du lendemain matin, ils eurent à subir une véritable tempête et crurent leur perte certaine.

Le gouverneur et le commandant se plaisaient à rendre hommage à ce propos au dévouement de leurs compagnons. MM. Barbotin et Rang s'étaient particulièrement distingués dans cette pénible randonnée ; ils n'avaient pas quitté le gouvernail de leurs embarcations respectives ; les nommés Thomas, chef de timonerie, et Lange, contremaître, les avaient efficacement secondés.

Enfin, on atteignait le port. L'état-major et l'équipage de l'Écho s'empressèrent autour des naufragés, les accueillirent, leur prodiguèrent la nourriture et les soins. Et, dans l'espoir que leurs compagnons les suivaient à travers la nuit, M. de Venancourt fit, jusqu'à l'aube, brûler des amorces et lancer des fusées pour indiquer la route et le havre aux naufragés.

Dès le lendemain, les négociants français de Saint-Louis entreraient en scène. Au premier plan, MM. Durécu et Potin devaient mettre 50 à 60.000 francs à la disposition de M. Schmaltz, fournir gratuitement de nombreuses marchandises à leurs malheureux compatriotes et en garder un bon nombre à leur table pendant six mois.

Il ne faudrait pas croire cependant que, tout à la joie d'avoir échappé au naufrage, M. de Chaumareys eût totalement oublié ses compagnons. Il ne manqua point d'étayer sa défense du fait que, dès six heures et demie du matin, le 9 juillet, et quelle que fut sa fatigue, il tint conseil à bord de l'Écho, avec MM. de Venancourt, de Parnajon, lieutenant de vaisseau, commandant l'Argus, Schmaltz et l'ordonnateur d'Einville. Ces messieurs avisèrent aux secours à apporter à ceux qui n'avaient pu encore atteindre Saint-Louis.

Un seul moyen s'offrait à la division : envoyer un navire à la recherche des abandonnés. L'Argus, qui dépendait dès maintenant du service du Sénégal, fut désigné. Incontinent, l'ordre ci-après fut rédigé par le Gouverneur :

M. de Parnajon se rendra en suivant les côtes jusques à la frégate, où il serait possible que les hommes restés sur le radeau se fussent réfugiés à la faveur du flot qui portait à l'Est et d'une brise du S.-O. qui s'est élevée et qui aura pu leur donner le moyen d'y atteindre.

Il dirigera sa navigation de manière à ne s'éloigner que le moins possible de la côte jusqu'à la hauteur de Portendick, afin d'être plus facilement découvert par les embarcations qui doivent nécessairement la suivre pour se rendre à Saint-Louis.

Arrivé à bord de la frégate, le sieur de Parnajon fera tous ses efforts pour sauver le plus possible des effets qu'on a été forcé d'abandonner ; il prendra de préférence les objets d'approvisionnement et ne négligera rien pour sauver trois barils contenant quatre-vingt-dix mille francs appartenant au Roi et destinés pour les établissements du Sénégal. Ces trois barils sont dans la soute aux poudres et ne purent en être retirés parce qu'elle était pleine d'eau, lorsqu'on abandonna le bâtiment, qu'il était essentiel de quitter pendant qu'il était encore soutenu par la haute mer.

 

Ces quatre-vingt-dix mille francs préoccupaient M. Schmaltz, on le voit, beaucoup plus que les dix-sept malheureux laissés là-bas. Aussi verrons-nous que l'Argus ne s'en inquiéta d'aucune façon.

Dès le soir même, il appareilla. A neuf heures, il s'éloigna vers le N.-N.-O., emmenant à son bord le lieutenant Reynaud avec le maître et six hommes d'équipage, qui pourraient le guider efficacement dans ses recherches.

D'autre part, notre Gouverneur s'efforça d'entrer en relations immédiates avec les Anglais. Il écrivit à sir Brereton une lettre officielle, lui annonçant son arrivée et lui communiquant les premières mesures qu'il avait prises.

Le lendemain, à 9 heures 15, l'Écho venait mouiller à l'entrée de la barre ; un quart d'heure après, MM. Schmaltz, de Chaumareys, de Venancourt et d'Einville descendaient dans une pirogue, qui, vivement conduite par des noirs, chantant leur éternelle mélopée, parvenait à leur faire franchir le redoutable passage et les transportait à Saint-Louis, passage difficile, qui demandait de l'adresse, de l'expérience et du coup d'œil. Il fallait choisir le moment, savoir l'attendre et ne pas hésiter pour franchir la triple ceinture des vagues. Il était près de midi quand les Français quelque peu secoués et mouillés arrivèrent à destination.

Sir Brereton les attendait sur la plage avec beaucoup de courtoisie. Rien ne pouvait le flatter mieux que cette sorte de déroute en place de l'entrée en scène belliqueuse à laquelle il s'était préparé. Le cœur ému de secrets espoirs, il accueillit les Français, les conduisit au siège de son gouvernement. M. de Venancourt servait d'interprète.

Dans cette première entrevue, il fut, d'ailleurs, impossible de rien régler relativement à l'avenir de la colonie. A ce sujet, le représentant de S. M. britannique ne voulait rien répondre.

To morrow, disait-il avec un large sourire. Tout le reste de cette journée doit être uniquement consacré au plaisir de vous recevoir...

Il proposait, cependant, d'envoyer lui-même des secours par voie de terre à ceux que l'Argus chercherait à ravitailler par mer. Il mit la plus exquise bonne grâce et le plus louable empressement à organiser une caravane qui remonterait vers le Nord, à travers le delta du Sénégal.

Cette caravane comprenait, montée sur des chameaux, un colon irlandais, sir Karnet, qui s'intitulait capitaine-marchand, et trois ou quatre marabouts, c'est-à-dire des Maures d'origine européenne, au front large, au nez droit, aux lèvres minces. Ils emportaient avec eux des vivres, des vêtements, de l'argent.

M. Schmaltz et ses compagnons les virent traverser le bras étroit du fleuve et s'engager dans la région à demi lacustre de 1.500 kilomètres carrés, où les îles, les îlots, les bancs marécageux créaient un dédale inextricable... Découvriraient-ils par là-bas les restes du malheureux corps expéditionnaire envoyé pour remplacer la puissance anglaise, et auquel la même puissance se sentait aujourd'hui si heureuse de tendre une main de pitié ?

Car sir Brereton ne voulait pas entendre parler d'autre chose ; et, pour en causer de nouveau, il avait convié ses hôtes à déjeuner pour le lendemain.

En rentrant fort soucieux à leur bord, ceux-ci éprouvèrent cependant une agréable surprise, la première depuis le début de cette cruelle semaine : pendant leur absence, la Loire avait fini par arriver, avec trois bonnes journées de retard. M. Gicquel-Destouches s'était vu forcé par le mauvais temps d'atterrir à Portendick et puis de gagner le large.

Il avait longtemps louvoyé non loin du banc d'Arguin. Mais il n'avait rencontré aucun des naufragés. Rien, ni le radeau, ni la chaloupe, ni les canots, ni la yole... L'Atlantique gardait encore son secret.