LE RADEAU DE LA MÉDUSE

PREMIÈRE PARTIE. — LE NAUFRAGE

 

CHAPITRE II. — EN ROUTE.

 

 

Cependant le voyage se poursuivit sans que des charges nouvelles fussent relevées contre M. Duroys de Chaumareys. Le 23 juin, tandis que les passagers et l'équipage s'amusaient à regarder les culbutes des marsouins, un mousse de quinze ans tomba à la mer, par un des sabords de l'avant de la Méduse, du côté de bâbord. Il se raccrocha quelques instants à une corde qu'il avait saisie en tombant, mais la frégate marchait d'une telle allure, qu'il dut lâcher prise.

L'accident fut aussitôt signalé à l'Écho, qui était encore en vue : mais la corvette s'en rendit-elle compte ? On en doute, car le signal ne fut pas appuyé d'un coup de canon, aucune pièce du bord ne se trouvant chargée. Entre temps, d'ailleurs, le commandant faisait lancer la bouée de sauvetage, carguer les voiles et mettre en travers ; un canot de six avirons, avec trois hommes, explora les alentours, fort consciencieusement ; il ne sut rien découvrir, pas même la bouée. On en fut réduit à souhaiter que le mousse ne l'eût pas saisie, ce qui aurait considérablement aggravé son supplice.

On se remit en route. Le 26, la Méduse se trouva seule. Comme elle approchait de Madère, elle reprit un peu plus de circonspection. Toute la nuit, elle louvoya, craignant de se jeter sur les Huit-Roches signalées dans ces parages, la plus Nord par 34° 45' et la plus Sud par 34° 30'. Elle les évita, mais, au matin, elle se trouvait encore fort loin de l'île attendue, que les vigies signalèrent seulement vers le soir. M. de Chaumareys avait donc commis une erreur de trente lieues à l'Est.

Il l'expliquait en déclarant que les courants du détroit de Gibraltar avaient drossé la frégate avec violence. On doit ajouter aussi, pour être tout à fait juste, que les cartes, contenues dans l'Hydrographie française, qui avaient été mises à sa disposition, s'avéraient réellement défectueuses. Il possédait, comme ses lieutenants, quatre exemplaires de la Description nautique de la côte d'Afrique, depuis le cap Blanc jusqu'au cap Formose, mais ils n'auraient su remplacer des cartes bien faites. M. Cornet de Venancourt notait qu'une montre marine, mise à sa disposition, éprouvait de telles variations dans sa marche qu'elle ne pouvait lui être utile à rien. Tout ceci donne une idée des moyens médiocres dont disposait cette expédition, entreprise, d'ailleurs, trop tard et dans une saison peu favorable.

A la nuit tombante, on courut sous petite voilure ; à minuit, on revira de bord pour ne pas trop s'approcher de la terre. Enfin, à cinq heures du matin, un archipel jaillit des eaux : à bâbord, trois petites îles désertes, à tribord, Porto-Santo, en face Madère, couverte d'orangers et de citronniers.

On longea la côte à petite distance, de manière à pouvoir admirer l'amphithéâtre des coteaux drapés de leurs vignes célèbres entourées de bananiers, les petits cubes gris des maisons de Funchal, disposés au hasard d'étroites rues sur un sol volcanique mêlé de cendres... Puis on repartit à la bonne allure de huit nœuds. A six heures du soir, Madère avait disparu sous un rideau de bruine. Au crépuscule, le soleil tomba dans la mer comme un globe de feu.

Il faut noter un accident qui survint à bord de la Méduse, au cours de cette nuit-là, sans qu'il fût imputable au commandant. Par suite de la négligence du maître-boulanger, un incendie se déclara dans l'entrepont de la frégate : rapidement maîtrisé, il devait reprendre le lendemain et obliger à détruire le four pour arrêter ses progrès.

Au matin du 29 juin, on repéra les Salvages ; et, le soir, une montagne de plus de trois mille mètres surgit à l'horizon : le pic de Ténériffe. M. de Chaumareys résolut d'envoyer le lendemain un canot dans l'île, à Santa-Cruz, pour y chercher des fruits et des filtres en pierre volcanique. Après avoir passé de longues heures à courir de petites bordées, la Méduse entra dans la baie, où l'Écho vint la rejoindre.

Là, les futurs colons du Sénégal purent contempler à loisir cette île pittoresque, bordée de rochers verticaux qui plongent dans la mer, et toute couverte des feuillages blanchâtres du cierge épineux, cette ville exotique disparaissant sous les ombrages, ce misérable et héroïque fort Français, devant lequel le grand Nelson, après avoir perdu un bras, se vit forcé de battre en retraite.

Le canot du commandant ne revenait pas. Faut-il accepter les insinuations d'après lesquelles son équipage s'oubliait dans cette nouvelle Capoue ? Ou bien était-il retenu par les vaines supplications de quelques-uns de nos malheureux compatriotes, prisonniers dans l'île, et qui avaient espéré, à la vue de nos pavillons, que l'on venait enfin les délivrer ?

Pures suppositions. Tout ce qui reste à retenir, c'est que, vers quatre heures, l'embarcation expédiée en reconnaissance reparut, chargée jusqu'au bordage de jarres en terre, de vins précieux, d'oranges, de citrons, de figues-bananes, de légumes. On appareilla aussitôt.

La traversée touchait à sa fin ; toutefois la partie de la route qui restait à parcourir n'était pas la moins délicate. Après Ténériffe, on se trouvait exposé à des tempêtes fréquentes et à des courants qui poussent violemment à terre. Il aurait donc fallu carrément gouverner à l'Ouest. M. de Chaumareys ne le comprit pas, et tendit, au contraire, à se rapprocher inconsidérément de la côte.

La nuit qui suivit fut favorisée d'un éblouissant phénomène. Vers deux heures du matin, la mer des tropiques présenta un aspect merveilleusement phosphorescent. Les vagues, brisées en écume, se couronnaient de lumière ; la frégate courait dans un sillage lumineux ; les voiles resplendissaient par dessous comme si des flambeaux brûlaient au pied des mâts, et l'océan tout entier palpitait d'innombrables flammes, sans cesse renouvelées. On eût dit qu'à la veille de la catastrophe la Méduse flottait dans une apothéose.

A l'aube, on aperçut la côte d'Afrique, ce qui inquiéta vivement ceux qui connaissaient déjà ces parages ; les uns craignaient d'échouer sur les brisants et de tomber aux mains des Maures ; les autres, malgré le temps radieux et le ciel éclatant, redoutaient un naufrage et ne cessaient de répéter :

— Nous allons périr !

Le commandant, qui se promenait sur le gaillard d'arrière avec son inséparable Richefort, feignait de ne rien entendre. Cependant, vers huit heures, il ordonna de mettre en panne et fit jeter le plomb de sonde. On trouva 80 à 90 brasses d'eau avec fond de sable mêlé d'argile. Il haussa les épaules et l'on repartit.

On approchait du Tropique du Cancer ; et les matelots, toujours insouciants, s'apprêtaient à jouer leurs farces accoutumées.

Vers dix heures, on entendit un extraordinaire tintamarre de chaînes, de cors de chasse, de coups de fouet, qui semblait venir de la grande hune. De là commençait à grêler une trombe de haricots secs, de fayots. Puis, un personnage burlesque, qui tenait du dieu marin et de l'anthropoïde, apparut, se balançant à la grosse corde qui va du mât de misaine au grand mât. Arrivé au milieu de la distance, il interpella M. de Chaumareys, d'une voix de polichinelle :

— Où va cette frégate, Commandant ?

— Au Sénégal, répondit l'officier avec une gaieté condescendante.

— Quel est son nom ?

La Méduse.

— Quel est celui du commandant ?

— Duroys de Chaumareys.

— Comment se porte-t-il ?

— Fort bien.

— Je suis le père Tropique. Je viendrai le voir demain, à dix heures.

— Je recevrai mon vieil ami avec plaisir. Depuis longtemps, je désire le rencontrer. Je l'attends demain à dix heures.

— En attendant, je vais envoyer mon postillon avec un paquet.

Le messager annoncé parut alors. C'était un autre matelot, vêtu avec des signaux entortillés, de diverses couleurs, et monté sur un de ses camarades, dont les harnais étaient faits de même. Ils caracolèrent, pétaradèrent, se livrèrent à diverses farces burlesques. On avait oublié tout danger.

Cependant on naviguait dans le golfe de Saint-Cyprien, à une demi-portée de canon de la terre, dont on apercevait les brisants. Ainsi doubla-t-on le cap Barbas, noir de rochers et blanc de sable, par 19° 8' de longitude et 23° 6' de latitude. Il paraît inconcevable que la frégate ne se soit pas échouée à ce moment. Certains en ont attribué le mérite à M. Lapeyrère, officier de quart, qui fit précipitamment modifier la direction.

M. de Chaumareys, cependant, était en droit de soutenir qu'il suivait ponctuellement les instructions qui lui avaient été données : dans l'après-midi, il avait reconnu le cap Blanc, les bords du Sahara, l'embouchure de la rivière Saint-Jean ; aussitôt, avait-il gouverné Ouest-Sud-Ouest, comme le portait l'ordre de route du ministre de la Marine. Aucun reproche à lui adresser. D'un cœur léger, il courait à sa perte.