LE RADEAU DE LA MÉDUSE

 

PROLOGUE.

 

 

Le 24 février 1817, dix heures du matin. La grand'chambre du vaisseau-amiral, dans le sinistre port militaire de Rochefort. En réalité, ce prétendu vaisseau-amiral n'est qu'un ponton, amarré à quai, immobile sur les eaux vertes de la Charente, et au-dessus duquel flotte le pavillon du commandant de la marine.

En vertu d'une ordonnance de Sa Majesté Louis XVIII, roi de France et de, Navarre, datée du 7 janvier précédent, un conseil de guerre maritime a été convoqué là par M. Antoine-Germain Bidé de Mourville, contre-amiral, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, major général de la Marine, faisant fonction de commandant par intérim, conformément aux dispositions de l'article 39, section 3, du 22 juillet 1806.

Une dizaine d'officiers, graves et solennels, visages impassibles sous leurs coiffures diverses à l'oiseau royal ou à la Titus, au-dessus des cols rigides et brodés, sur les sombres uniformes de grande tenue, chamarrés de plaques, de médailles et de crachats.

Tous ces messieurs viennent d'entendre à bord la messe du Saint-Esprit. Ils ont à remplir une charge redoutable. Leur président la leur expose en quelques mots.

Le Roi les a convoqués pour juger M. Duroys de Chaumareys, capitaine de frégate, ci-devant commandant la Méduse, échouée le 2 juillet 1816, vers trois heures après-midi, sur le banc d'Arguin — côte occidentale d'Afrique — crevée et entièrement perdue le 5 suivant, vers trois heures du matin. Ils devront examiner la conduite de ce commandant sur les faits qui ont précédé, accompagné et suivi la perte de ladite frégate.

Après avoir annoncé le but, si grave, de ce Conseil de guerre, le président fit apporter et déposer devant lui sur le bureau les ordonnances du Roi, des 26 mars 1765 et 1er janvier 1786, le code pénal du 22 août 1790, le décret du 22 juillet 1806, le code d'instruction criminelle du g décembre 1808, et la loi du 24 nivôse an XII relative aux légionnaires. Puis la parole fut donnée au capitaine de vaisseau Le Carlier d'Herlye pour la lecture du procès-verbal d'information.

A quatre heures et demie du soir, il n'en était encore qu'à la cent-vingtième page. Ces messieurs renvoyèrent la suite au lendemain.

Le 25 février, au matin, le rapporteur reprit sa lecture, l'acheva, puis passa aux interrogatoires, ce qui occupa encore le conseil jusqu'à la fin de l'après-midi.

Sous l'influence de toutes ces paperasses judiciaires, lentement détaillées au long de mornes heures, l'atmosphère changeait ; les cloisons flottantes de l'entrepont semblaient s'effacer, pour laisser apparaître tantôt la vaste mer glauque, tantôt les brisants et les sables de la côte d'Afrique, témoins impassibles et implacables de cette tragédie. Non plus cette grand'chambre d'un vieux ponton endormi sur la Charente, à huit kilomètres de l'Océan, mais la nature tropicale avec ses fureurs, ses outrances, ses monstruosités sauvages : voilà le seul décor qui pût convenir, en effet, à ces scènes effroyables, où l'être humain avait dépouillé toute civilisation, était retourné, au milieu d'affres, de souffrances, d'angoisses indicibles, à la barbarie du primate.

Ainsi s'engagèrent les débats, où, huit mois après, ressuscitait, avec des précisions minutieuses, le désastre que ces pages vont évoquer et qui demeurera le plus lamentable épisode de notre histoire maritime.