SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

DEUXIÈME PARTIE. — ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

 

CHAPITRE VII. — L'ARMÉE DE NAPOLÉON.

 

 

I. — LA GARDE IMPÉRIALE.

 

Le traité entre les puissances alliées et l'empereur Napoléon, signé à Paris le 11 avril, portait, article 17 : L'empereur Napoléon pourra prendre avec lui et retenir, comme sa garde, quatre cents hommes, officiers, sous-officiers et soldats volontaires.

En conséquence, le général Friant, colonel général des grenadiers de la garde impériale, homme dont le nom est un éloge, fut chargé d'organiser cette garde d'honneur, et le choix ne pouvait pas être plus parfait. Le général Petit et le général Pelet assistèrent le général Friant dans l'accomplissement de sa noble mission ; c'étaient aussi deux généraux distingués.

Cette nouvelle garde de quatre cents hommes aurait compté toute l'armée dans ses rangs si l'on avait appelé toute l'armée, et les trois généraux qui la constituaient eurent bien de la peine pour ne pas dépasser le nombre de braves qu'il leur était permis d'y admettre. Jamais soldats citoyens n'eurent à remplir une plus belle tâche ; c'était la fidélité se dévouant au malheur. La patrie savait bien qu'elle ne perdait pas ses enfants de prédilection ; on pourrait presque dire qu'elle s'exilait avec eux. Le général Cambronne eut l'honneur d'être désigné pour prendre le commandement de ce corps d'élite.

La garde impériale de l'île d'Elbe quitta Fontainebleau avant le départ de l'Empereur. Elle se rendit à Briare, rendez-vous que l'Empereur lui avait donné pour la passer en revue ; elle attendit plusieurs jours. L'Empereur enfin arriva : tout était préparé pour cette revue ; elle eut lieu immédiatement. Après la revue, l'Empereur, s'adressant à sa nouvelle garde, lui dit à haute voix : Adieu, mes enfants, au revoir ! Et ce fut une autre scène touchante.

La garde continua sa marche. Partout elle fut entourée d'un respect universel. Cependant, quelques misères, entièrement fortuites, eurent lieu en dehors de cette universalité ; j'ai peut-être tort d'en renouveler le souvenir, parce que cela leur donne une espèce d'importance qu'elles n'ont pas, mais les nobles débris de ce corps extraordinaire désirent que j'en parle. Donc, le bataillon de l'île d'Elbe, précédé de la vieille réputation de la garde impériale, marchait triomphalement, même au milieu des détachements des armées ennemies, et faisait encore briller les couleurs tricolores. Or, un soir, à Saulieu, il y eut un vieux major autrichien qui, pour le logement, voulut qu'on préférât ses soldats aux soldats français, et qui notifia sa volonté d'une manière insultante. Aussitôt, le général Cambronne, dont le caractère avait l'inflammabilité du salpêtre, lui dit : C'est comme ça que tu t'y prends ? Eh bien ! mets tes soldats d'un côté ; moi, je mettrai les miens de l'autre, et nous verrons à qui les logements resteront. Le vieux major autrichien n'insista pas dans sa prétention. Nos soldats furent logés de préférence.... L'adjudant-major Laborde précédait la colonne pour préparer le logement, les vivres et les moyens de transport ; il avait pour escorte un brigadier et quatre lanciers polonais-français ; il était accompagné par un officier hongrois. À la mairie de Lyon, le chef de poste de la garde bourgeoise, homme à mine patibulaire, écuma de rage en voyant la cocarde tricolore, et ordonna au capitaine Laborde de l'enlever. Le capitaine Laborde lui répondit en courant sur lui le sabre levé ; l'officier hongrois fit comme le capitaine Laborde. Le chef du poste prit la fuite, le poste ne fit pas un seul mouvement pour le soutenir. Le général autrichien qui commandait la place loua la conduite du capitaine Laborde, et le maire fit comme le général. On craignait de laisser pénétrer le bataillon elbois dans Lyon ; il traversa seulement pour se rendre au faubourg de la Guillotière. Pendant le passage de ces braves, vingt mille Autrichiens restèrent sous les armes avec une artillerie considérable, mèche allumée ; et ils bivouaquèrent comme s'ils étaient en présence d'une armée ennemie. On empêcha la colonne elboise de circuler dans Lyon ; mais le peuple lyonnais, accouru en masse au faubourg de la Guillotière, témoigna toutes ses plus profondes sympathies à cette phalange immortelle. Il l'accompagna de ses vœux ardents et de ses regrets amers. Un officier étranger ayant voulu frapper un militaire qui, hors des rangs, criait : Vive la garde impériale ! un Lyonnais lui arracha l'épée, la brisa et lui dit : Voilà mon adresse. Je t'attendrai chez moi pour te rendre les morceaux. En traversant la place de Bellecour pour se rendre à la Guillotière, quelques voix parties d'un groupe franco-allemand qui était devant un café crièrent : À bas la cocarde tricolore ! Le colonel Mallet, qui commandait la colonne, fit de suite faire halte, et allant seul au groupe, il dit : Je demande raison à ceux qui ont eu la lâcheté de crier : À bas la cocarde tricolore ! Personne ne répondit ; le groupe rentra dans le café. Il y avait plusieurs officiers autrichiens.

Enfin, après avoir traversé les Alpes, la colonne arriva à Savone, où elle s'embarqua. Savone avait une garnison anglo-sicilienne ; le régiment anglo-sicilien était le ramassis de tout ce que l'on avait trouvé de plus abject dans les égouts des gens sans aveu. Il y eut querelle entre nos grenadiers et les soldats de cette horde dont les Italiens gardent une mémoire de mépris. Le général qui commandait à Savone donna un banquet à tous les officiers du bataillon elbois, et, à ce banquet, on but à la santé de l'empereur Napoléon, ainsi qu'à celle de la garde impériale.

Il fallait quelque temps pour préparer l'embarquement. Le général Cambronne expédia le capitaine Laborde à l'île d'Elbe afin d'instruire l'Empereur de l'approche de ses braves, et le capitaine Laborde débarqua à Rio, où j'eus le plaisir de lui donner l'hospitalité.

L'Empereur reçut le capitaine Laborde avec un tressaillement de joie. Le capitaine Laborde suait sang et eau pour répondre à la multiplicité des questions que l'Empereur lui adressait ; il ne pouvait pas y suffire, et il fut bien soulagé lorsque l'Empereur le congédia.

La garde n'arriva que huit jours après le capitaine Laborde. Ces huit jours furent huit jours d'une tourmente indicible pour l'Empereur ; ses idées en étaient devenues noires ; toutes ses paroles aboutissaient à exprimer le désir ardent qu'il éprouvait de revoir ses braves. Enfin ses vœux furent accomplis : la garde le rejoignit ! C'était vers la fin de mai.

Dès qu'on signala les bâtiments de transport, l'Empereur bondit d'allégresse, et il était depuis longtemps au débarcadère quand ses enfants de l'armée y abordèrent. L'Empereur tendit la main au général Cambronne. Cambronne, lui dit-il, j'ai passé de bien mauvais moments en vous attendant, mais enfin nous sommes réunis, et tout est oublié. Cambronne était transporté au septième ciel. Mais il faudrait que ma plume eût une tout autre puissance que celle qu'elle a pour exprimer avec vérité les sentiments que la garde manifesta à l'aspect de l'Empereur. Hommes au cœur brûlant, à l'âme généreuse, au caractère noble, vous qui comprenez bien l'honneur, la patrie, la gloire, le dévouement, faites-vous une idée de tout ce qu'il y eut de beau en ce moment, et ensuite imaginez que je vous l'ai dit ! Vous verrez de vieux soldats qui, avec une figure rébarbarative (sic), versent de douces larmes, comme la jeune fille qui retrouve le père chéri au-devant duquel elle courait. Vous verrez ces traits auxquels les intempéries de toutes les saisons, dans tous les climats, ont donné une apparence qui ne semble vraiment pas appartenir à notre nature, s'extasier de ce qu'ils étaient restés gravés dans la mémoire de l'Empereur, et en rendre grâce au ciel comme d'un bienfait divin. Vous verrez ces troupiers, ces grognards se répétant mutuellement avec enthousiasme un mot que l'Empereur leur a dit, un signe qu'il leur a fait, et par ce mot ou par ce signe, se croyant payés de leurs longues fatigues. Vous verrez enfin, dans un tout petit coin du globe, le beau côté du monde social, et vous ne désespérerez plus de l'espèce humaine.

Une autre scène eut généralement un caractère extrêmement touchant. Le général Dalesme, à la tête du peu de soldats qui devaient rentrer en France, était venu à la rencontre de la garde impériale qui arrivait pour se réunir à l'ex-empereur des Français, et lorsque la garde impériale, en colonne serrée, entra dans Porto-Ferrajo, le petit corps, commandé par le général Dalesme en personne, rangé en bataille sur le quai du port, lui rendit les honneurs militaires.

La garde impériale alla droit à la place d'Armes ; l'Empereur la suivait. Dès qu'elle fut sur la place d'Armes, l'Empereur ordonna au général Cambronne de faire former le carré, et, se plaçant au centre, il dit à haute voix, avec une émotion remarquable : Officiers et soldats ! je vous attendais avec impatience et je me félicite de votre arrivée. Je vous rends grâces de vous être associés à mon sort. Je trouve en vous la noble représentation de la Grande Armée. Nous ferons ensemble des vœux pour notre chère France, la mère patrie, et nous serons heureux de son bonheur. Vivez en bonne harmonie avec les Elbois : ce sont aussi des cœurs français !

L'Empereur ne fut pas le seul qui accueillit la garde impériale avec une grande démonstration de tendresse : tous les Elbois s'associèrent à son affection, les Porto-Ferrajais plus particulièrement. On aurait pu penser que c'était un bataillon de famille qui venait d'arriver. On le logea au fort de l'Étoile à côté de l'Empereur, et à la caserne de Saint-François dans l'intérieur de la cité.

Dans sa sollicitude paternelle, l'Empereur voulut que la garde d'honneur reposât, et lorsqu'il la crut bien reposée, il en passa une revue générale. Cela fait, il l'organisa de la manière la plus appropriée au service dont elle devait être chargée : l'Empereur ne savait rien faire légèrement. Cette garde se composait d'artillerie, de cavalerie, d'infanterie et de marine. Tous ces vieux braves appartenaient à la garde impériale : l'infanterie forma un bataillon de six compagnies ; la cavalerie était toute polonaise, elle forma un escadron ; les marins formèrent une compagnie. L'Empereur décida que ces trois corps porteraient son nom : bataillon Napoléon, escadron Napoléon, compagnie Napoléon.

Je crois faire une chose honorable en disant à la France quels sont les braves qui la représentèrent auprès de l'empereur Napoléon pendant son exil à l'île d'Elbe :

ÉTAT-MAJOR :

Anselme Mallet, chef de bataillon.

Laborde, capitaine adjudant-major.

Victor Mélissent, lieutenant en premier, sous-adjudant-major.

Joseph-Félicien Arnaud, lieutenant en premier.

Apollinaire Emery, chirurgien de deuxième classe.

Louis Ebérard, sous-aide-major.

Carré, sergent-tambour.

Antoine Gaudiano, chef de musique.

Laurent Fresco, sous-chef de musique, première clarinette.

Joseph Parconini, clarinette.

Joseph Donizetti, première flûte.

Joseph Cicero, premier cor.

André Brascelli, deuxième clarinette.

Louis Deferrari, deuxième clarinette.

Dominique Giuli, chasseur.

Première compagnie.

Lamouret, capitaine.

Thibault, lieutenant en premier.

Lerat, lieutenant en second.

Joachim, sergent-major ; Bertrand Chanais, Mathieu Lapra, Jacques Gavin, Charles Bretet, sergents ; Antoine Cicero, fourrier.

Deuxième compagnie.

Michel Combe, capitaine.

Joseph Duguenot, lieutenant en premier.

André Bigot, lieutenant en second.

Louis Perrier, sergent-major ; Jean Perrier, Pierre Fouque, Jean Riverain, Jean Martin, sergents ; Jacques Chanat, fourrier.

Troisième compagnie.

Charles Dequeux, capitaine.

Jean-Pierre-Édouard Paris, lieutenant en premier.

Jean-François Jeanmaire, lieutenant en second.

Étienne-François Puyroux, sergent-major.

Antoine Délaye, Antoine Blanc, Jean-Louis Crollet, Joseph Brunon, sergents ; Baptiste Leromain, fourrier.

Quatrième compagnie.

Jules Loubers, capitaine.

Pierre Seré Lanaure, lieutenant en second.

François Franconnin, idem.

Antoine Escribe, sergent-major ; Berthel Thomas, Charles Lefebvre, Charles Grenoulliot, François Pierson, sergents.

Cinquième compagnie.

Louis-Marie-Charles-Philippe Hurault de Sorbée, capitaine.

Louis Chaumont, lieutenant en second.

Charles-Claude Noisot, idem.

Edme Tassin, sergent-major ; Pierre Auge, Laurent Blamont, François Belais, Pierre Vendremish, sergents ; Narcisse Tassin, fourrier.

Sixième compagnie.

Jean-B. Mompez, capitaine.

Barthélémy Bacheville, lieutenant en second.

Mallet, idem.

Georges Souffio, sergent-major ; François Talon, François Matthieu, Nizier Lacour, François Scaglia, sergents ; Michel Huguenin, fourrier.

Compagnie de marins.

Jacques Benigni, sergent-major.

Victor Cordeviole, sergent.

François Juliany, caporal.

Joseph Rubiani, Antoine-Joseph Lotta, idem.

Marins de première classe : Jean Vilchy, Mathieu Dolphy, Vincent Jeard, Louis Chansonnet, Tranquille Coquet, Jean Debos, Levasseur, Jérôme Legrandy, Augustin Voicogne, Simon Coste.

Marins de seconde classe : Jean Lambert, Grosard, Vido Samianti, Vincenti, Jean-Antoine Leroux, Louis Jansonnetti.

Escadron chevau-légers lanciers.

Jean Schultz, capitaine.

Balinski, idem.

Guitonski, lieutenant en premier.

Skoirresuski, lieutenant en second.

Radon Séraphin, Joseph Zielenluenoicz, idem.

Piotronky, idem.

Raffaezynski, Alexandre Piotronsky, maréchaux des logis chefs. Maréchaux des logis : Marthe Bielicki, Joseph Zaremba, Louis Trzebiatonski, François Fierzeiecoski, Jean Fuszezenski, Stanislas Borocoski, Nicolas Schultz ; Jean Nuchmewiez, fourrier ; Joseph Policaski, idem.

Si cela avait dépendu de moi, j'aurais fait la biographie de tous les braves qui avaient suivi l'Empereur à l'île d'Elbe ; mais pendant mon long exil la famille elboise s'est totalement dispersée, et, faute de matériaux positifs, je ne puis parler que des officiers dont il m'a été possible d'étudier le caractère. Lorsque je fais l'histoire du père, que je cherche à ne rien oublier de ce qui était lui, de ce qui tenait à lui, je ne dois pas omettre de dire ce que je sais de ses enfants.

Le général Cambronne commandait la compagnie dans laquelle La Tour d'Auvergne trouva une mort glorieuse. Il était d'une bravoure à toute épreuve. Sa carrière militaire est illustrée par beaucoup de traits de dévouement, mais la violence de son caractère était quelquefois effrayante. De retour de l'île d'Elbe, l'Empereur le nomma lieutenant général, et il refusa. À la funeste journée de Waterloo, il fut grièvement blessé, et les Anglais, qui l'avaient ramassé sur le champ de bataille, le conduisirent prisonnier en Angleterre. On lui a prêté ces belles paroles qu'il n'avait pas dites, qu'il n'avait jamais été en position de dire : La garde meurt, elle ne se rend pas, et pour rendre hommage à la vérité il les désavoua. De mauvais conseils lui firent prendre du service sous la Restauration.

Le commandant Mallet, chef de bataillon de la garde, avait peu d'instruction, mais c'était une belle nature de soldat, de bon soldat franc, loyal, dévoué, pouvant honorablement remplir sa tâche et la remplissant à la complète satisfaction de l'Empereur, ainsi qu'à celle des braves qui étaient immédiatement sous ses ordres.

Le capitaine Laborde, adjudant-major, avait reçu une bonne éducation, en avait profité, et, malgré son exaltation méridionale, tout en lui témoignait d'un bon cœur ainsi que d'une belle âme. Il était brave comme l'épée de Bayard.

Le lieutenant en premier Mélissent, sous-adjudant-major, ne fit que paraître et disparaître, et lorsqu'il s'en alla, ses camarades se demandèrent pourquoi il était venu. Son départ prématuré fit que personne ne le regretta ; c'était cependant un bon officier.

L'officier payeur, Félicien Arnaud, était à la fois un excellent soldat et un bon comptable, et tous les braves l'entouraient d'estime.

D'un talent distingué, homme de science et homme d'épée, généreux, dévoué, religieusement soigneux pour les blessés, le chirurgien Emery, chirurgien en chef de la garde, était une des belles illustrations de ce corps éminemment illustre, et Grenoble, qui a donné tant de grands hommes à la patrie, peut le compter parmi ses enfants d'une noble distinction. Nous le retrouverons à notre débarquement en France.

Voilà pour l'état-major.

Le capitaine Lamouret, doyen des capitaines de la garde, renfermé strictement dans le cercle de ses devoirs militaires, cherchait peu à aller au delà, et l'estime l'entourait.

Le lieutenant en premier Thibaut avait la réputation d'un bon officier, et avec les braves de la garde, il était impossible que ce fût une réputation usurpée.

Je ne connaissais pas le lieutenant en second Lerat. Toutefois, je savais qu'il était considéré.

La seconde compagnie avait pour son chef le capitaine Combe, qui s'était fait honorablement remarquer le jour de l'infâme trahison de Marmont, et qui est mort glorieusement au siège de Constantine. Le capitaine Combe avait beaucoup d'esprit naturel ; il était instruit, les beaux-arts occupaient ses loisirs, il dessinait assez bien. Il avait une force musculaire remarquable. Son père, colonel, l'avait élevé très durement, et il s'était de bonne heure habitué à cette dureté ; on pourrait même dire qu'il se l'était appropriée, ce qui quelquefois le rendait gênant pour ses camarades. Son courage était à toutes les épreuves ; mais il était au moins aussi ambitieux que brave, et, s'il avait vécu, il aurait donné de la tablature au pouvoir.

Je n'ai pas connu le lieutenant en premier du capitaine Combe, M. Joseph Duguenot. Le capitaine Combe en parlait avantageusement.

Le lieutenant en second Bigot faisait honneur à son habit. Je l'avais quitté avec la réputation du bon soldat, je l'ai retrouvé avec les sentiments d'un bon citoyen, ce à quoi MM. les Impériaux ne m'ont pas habitué.

La troisième compagnie n'avait pas son capitaine titulaire. Elle était provisoirement commandée par le lieutenant en premier Charles Dequeux, officier capable qui la commandait bien et qui méritait de la commander définitivement. Un autre lieutenant en premier, Jean-Pierre-Édouard Paris, avait une noble conduite et jouissait d'une belle réputation.

M. Jean-François Jeanmaire, sous-lieutenant dans cette compagnie, tenait une belle place dans le rang des bons officiers, et, jeune encore, il était considéré comme un excellent militaire. Ce brave est maintenant messager d'État à la Chambre des députés.

Le capitaine Jules Loubert affectait les allures de ce qu'on appelle une personne bien née : ce qui n'est pas toujours la preuve d'une haute naissance. Cependant le capitaine Loubert était fils de famille, comme on disait jadis. Ses prétentions aristocratiques le rendaient impopulaire ; il n'était pas aimé. L'Empereur le chargea d'aller à Gênes acheter des draps. Puis il le choisit pour être le danseur de la princesse Pauline, ce qui était un bon choix, car le capitaine Loubert dansait parfaitement. On le considérait comme le Vestris de la garde, qui avait cependant d'autres fort bons danseurs. Bien manier les jambes n'empêche pas de bien manier l'épée, le capitaine Loubert était un bon officier. La garde nationale de Paris lui donna une grande marque d'estime : elle le nomma colonel d'une de ses légions.

Le lieutenant en second Seré-Lanaure comptait au nombre des braves. Le lieutenant en second Franconnin se faisait remarquer par une politesse exquise ; il était aussi bien placé dans un salon que dans un camp. À travers la douceur de son caractère, ses yeux brillaient de courage, et comme soldat son rang était au premier rang des braves.

Une grande nomenclature de prénoms a quelque chose de la prétention d'une grande série de titres. Ce n'est pas le capitaine Louis-Marie-Charles-Philippe Hurault de Sorbée qui me fera changer d'avis à cet égard. Ce capitaine arriva à l'île d'Elbe avec la garde ; il était officier distingué. Mais il avait laissé son épouse auprès de Marie-Louise ; l'Empereur lui donna une mission qui le rendit à sa compagne conjugale. Le capitaine Hurault de Sorbée est maintenant maréchal de camp ; il était déjà colonel sous la Restauration.

Le lieutenant en second Chaumet dirigea cette compagnie lorsque le capitaine Hurault de Sorbée en quitta le commandement, et il la dirigea très bien.

Cette compagnie avait aussi le lieutenant en second Claude Charles Noisot. La nature du lieutenant Noisot était l'une de ces belles natures qui se font aimer à tort et à travers. Jeune, léger, étourdi, impétueux, aimant, dévoué, brave, plein d'honneur, il avait tous les légers défauts ainsi que toutes les belles qualités du jeune chevalier français. C'était un de ces bons soldats qui savent aussi être bons citoyens. Le lieutenant Noisot a conservé dans toute sa pureté sa religion d'amour pour la mémoire de l'Empereur, et, à ses frais, il vient dans sa propriété de faire élever une statue en bronze au héros de la France : hommage pieux qui n'est même venu à la pensée d'aucun des maréchaux de l'Empire ! Je paye un tribut de reconnaissance nationale au lieutenant Noisot. Que ma parole amie aille lui faire comprendre combien j'ai été profondément ému du bel exemple qu'il a donné[1] !

Le capitaine Mompez était un officier capable. Ce n'était pas l'officier sur l'amour duquel l'Empereur pouvait le plus compter ; il se préparait à rentrer en France lorsque l'Empereur quitta l'île d'Elbe[2].

Un lieutenant en second, Barthélémy Bacheville, était aussi attaché à la 6e compagnie, commandée par le capitaine Mompez. Il avait toutes les qualités d'un soldat, et lorsque le gouvernement de la Restauration eut crié haro sur tous les hommes de cœur, le lieutenant Bacheville dut s'expatrier.

Le lieutenant en second Mallet n'avait pas à beaucoup près les belles qualités du commandant Mallet. C'était un officier ordinaire.

Les officiers polonais qui n'avaient pas quitté l'Empereur se comportèrent à l'île d'Elbe comme des officiers modèles, et le colonel Germanovski y apparut avec une haute supériorité ; les capitaines Schultz et Balinski étaient aussi des hommes dignes. L'Empereur honorait tous ces enfants adoptifs de la France ; il aimait à s'entretenir avec eux, et il était toujours satisfait de leur entretien. Malheur à la France, alors qu'elle est gouvernée de manière à ne pouvoir pas se dévouer à sa sœur la Pologne ! Le gouvernement de la France qui abandonne la Pologne est un gouvernement de malédiction pour les Français. Ce n'est pas ici de l'exaltation, c'est de l'honneur. L'abandon de la Pologne est un crime de lèse-humanité. Ce crime sera puni le jour même où la nation française reprendra l'exercice de sa puissance suprême.

 

II. — LE LIEUTENANT LARABIT.

 

J'ai, autant qu'il était en moi, cherché à faire connaître à la France les braves de la garde impériale qui avaient suivi l'Empereur à l'île d'Elbe, et cette tâche, toute de conscience et de cœur, a dans son ensemble été douce pour moi ; mais je n'ai parlé que des officiers qui étaient avec leurs corps. Il me reste à parler d'un officier isolé ; mes lecteurs me sauront gré de mon attention.

La garde, qui devait suivre l'Empereur dans son exil, allait partir pour sa noble destination, et le génie militaire était la seule arme qui n'y eût point de représentant, car le général Bertrand n'appartenait plus à ce corps. Le chef de bataillon Cournault, l'un des officiers du génie qui connaissaient le mieux l'île d'Elbe, et que sous ce rapport l'on avait désigné à l'Empereur, refusa d'y suivre le héros qui avait été longtemps l'homme de son idolâtrie.

Il faut bien l'avouer, une erreur anticivique de l'Empereur avait enfanté beaucoup d'aristocratie dans l'armée. Le génie militaire se faisait surtout remarquer à cet égard.

Accompagner l'empereur Napoléon que le peuple français avait légalement élevé sur le pavois impérial, l'accompagner en s'associant à l'ostracisme dont les ennemis de la France l'avaient frappé, était éminemment un acte de nationalité, et une tache indélébile allait à tout jamais être l'accusatrice du génie militaire qui n'avait pas éprouvé le besoin de lui donner des compagnons d'infortune.

Un officier du génie se présenta ; il offrit ses services, ils furent acceptés. C'était une jeune gloire plus pure que les vieilles gloires. Cet officier était le lieutenant Larabit. Le lieutenant Larabit sauva le génie militaire du reproche patriotique d'une ingratitude de corps. Il n'avait alors que vingt et un ans.

Le jeune Larabit avait quitté l'École d'application de Metz en 1813 ; il avait fait la campagne de Leipsick, et, après la campagne, il avait été attaché à l'état-major de la grande armée. Il avait fait aussi la campagne de France ; après la bataille de Montereau, il avait été attaché à l'état-major de la garde impériale ; c'étaient déjà des jours pleins.

Tout ce qu'il est possible d'amour et d'admiration, le jeune Larabit l'avait dès sa plus tendre enfance éprouvé pour l'empereur Napoléon, et les trahisons dont il était le témoin soulevaient d'indignation son âme vierge ; son dévouement était tout naturel.

Il y a des devoirs de famille que l'homme de bien ne franchit jamais ; le jeune Larabit demanda à remplir les siens. Il alla sous le toit paternel embrasser ses proches. Le grand maréchal Bertrand lui remit une feuille de route spéciale qui l'autorisait à aller seul ; cela explique pourquoi il ne partit pas de Fontainebleau avec la garde impériale. L'Empereur lui avait fait compter l'argent qu'on présumait pouvoir lui être nécessaire pour son voyage.

La feuille de route délivrée par le grand maréchal devait être visée par les commissaires des rois coalisés, et ce visa, en France, donné par des étrangers, servait de sauf-conduit à un Français !... Tout cela pour aboutir à des Bourbons ! Les peuples ont de tristes moments de démence.

Ainsi le jeune Larabit dut se présenter aux commissaires de la coalition ; il s'y présenta en frémissant. Le général prussien et le général autrichien l'accueillirent très froidement. Le général russe Schouvaloff, aide de camp de l'empereur Alexandre, fut au contraire on ne peut plus bienveillant, et le traita avec une cordialité exquise ; ils s'entretinrent plus d'une heure tête à tête ; le général Schouvaloff dit au jeune Larabit les paroles suivantes, paroles remarquables pour un Russe, et que je répète pour qu'elles ne soient pas perdues :

L'empereur Napoléon a été étonnant de génie et d'audace pendant toute cette campagne. Il ne s'est oublié que dans sa marche sur Saint-Dizier, Vassy et Doulevant. On sait que cette marche fut le résultat des malheureux renseignements que le maréchal Macdonald avait donnés à l'Empereur.

Par un effet de son service militaire, le jeune lieutenant Larabit s'était accidentellement trouvé auprès de l'Empereur lorsque le maréchal Macdonald lui rendait compte du mouvement de l'ennemi, et il put en parler au général russe qui n'en revenait pas d'étonnement.

Le lieutenant Larabit dit adieu à ses pénates. Il traversa la France, le Piémont, la Toscane, et il alla s'embarquer à Livourne pour Porto-Ferrajo. Pendant ce long voyage, le lieutenant Larabit ne quitta jamais ni son uniforme ni la cocarde tricolore, et partout il trouva dans les Italiens des regards affectueux.

Le 1er juin, le jeune lieutenant abordait à l'île, et l'Empereur fut la première personne qu'il reconnut sur le rivage. L'Empereur faisait sa promenade matinale.

Aussitôt qu'il eut débarqué, le lieutenant Larabit se rendit chez le grand maréchal, et le grand maréchal le présenta immédiatement à l'Empereur.

L'Empereur le reçut avec une bienveillance marquée ; il ne s'attendait presque plus à le voir arriver.

Selon son usage, il l'accabla de questions précipitées sur son retard, sur son voyage, sur ce qu'on disait en France, en Italie, et il finit par lui dire : Allez vous reposer, mais ne laissez pas finir la journée sans avoir reconnu et étudié les fortifications de la place.

Le lieutenant Larabit avait reçu neuf cents francs pour les frais présumés de son voyage ; il n'en avait dépensé que six cents, et il versa dans la caisse impériale les trois cents francs qui lui restaient.

De Bologne à Florence, trois Italiens qui voyageaient à petites journées avec le lieutenant Larabit et qui avaient pu, dans plusieurs conversations importantes, apprécier la noblesse de son caractère, le chargèrent d'assurer à l'Empereur qu'ils pouvaient le rendre à l'Italie, et que cela ne dépendait que de lui. L'un d'eux dit au lieutenant Larabit : Voilà mon nom. L'Empereur le connaît. Écrivez-moi à Naples. Le lieutenant Larabit informa le grand maréchal, le grand maréchal rendit compte à l'Empereur. L'Empereur répondit qu'il voulait rester à l'île d'Elbe ; surtout qu'il ne voulait pas d'intrigues politiques.

Mais l'Empereur avait nommé le capitaine Raoul au commandement du génie militaire de l'île d'Elbe, quoique cet officier appartînt à l'artillerie. Cela aurait pu blesser le lieutenant Larabit, il n'en fut rien. Le lieutenant Larabit comprit qu'il manquait d'expérience pour une foule de marchés que la multiplicité des constructions militaires nécessitait ; il ne réclama pas.

L'Empereur fit appeler le lieutenant Larabit ; il lui dit : Je veux occuper militairement la Pianosa ; rendez-vous sur cette île ; vous y construirez une caserne et un poste retranché pour cent hommes avec huit pièces de canon ; allez d'abord à Longone pour vous embarquer, je vous y joindrai et je vous donnerai des instructions. En effet, l'Empereur fut à Longone presque aussitôt que le lieutenant Larabit ; il voulait présider et il présida à l'embarquement pour la Pianosa. Il donna au lieutenant Larabit quatre canons de huit, quatre canons de quatre, un détachement de grenadiers de la garde, un détachement de canonniers et cent hommes du bataillon franc, commandés par le capitaine Pisani.

Avant de passer outre, je dois saisir l'occasion qui se présente pour acquitter une dette française envers le capitaine Pisani, et je la saisis avec jubilation. Le capitaine Pisani, un des meilleurs officiers du bataillon franc comme l'un des meilleurs citoyens de l'île d'Elbe, rendit beaucoup de services aux Français durant les sanglantes révoltes auxquelles son pays, Campo, prit une si cruelle part, et je remplis un devoir cher à mon cœur en lui adressant au nom de la France des expressions de reconnaissance affectueuse.

Quoique le jeune lieutenant Larabit eût un commandement spécial en dehors de l'île d'Elbe, il n'en était pas moins sous les ordres du commandant Raoul, et cela devait être.

L'Empereur indiqua au lieutenant Larabit l'endroit où il devait construire la caserne ainsi que le retranchement ; puis il lui fit voir sur un plan le rocher élevé qui domine le petit port de la Pianosa : C'est là qu'il faut établir votre artillerie, lui dit-il ; n'oubliez pas les habitudes de la guerre ; mettez toutes vos pièces en batterie dans les vingt-quatre heures, et tirez sur tout ce qui voudrait aborder malgré vous. Ce furent là les seules instructions que l'Empereur donna au lieutenant Larabit ; il lui promit d'aller bientôt le voir. C'est ainsi que le lieutenant Larabit partit de Longone pour se rendre à sa nouvelle destination.

La Pianosa n'était pas absolument déserte ; le pays de Campo y avait des pâtres pour garder quelques bestiaux. Il y avait aussi des gens pour soigner les chevaux des Polonais de la garde. Mais l'arrivée de cent cinquante hommes de guerre équivalait à l'arrivée de deux mille hommes de paix ; la Pianosa fut de suite aussi mouvante qu'une île bien peuplée. Il n'y avait rien de rien pour l'établissement de la colonie militaire qui en prenait possession ; aussi les premiers jours qui suivirent le débarquement furent des jours de brouhaha, et, sans qu'il y eût volonté de désobéissance, il n'y avait pas possibilité de commandement, chacun cherchait à se caser le moins mal possible dans des grottes, dans des réduits, dans des ruines, et partout où l'on pouvait trouver un abri. On avait bien apporté des tentes, mais on n'en avait pas apporté assez, et pour le logement, le droit d'être logé était un droit commun ; de là des réclamations ; enfin, tout le monde se colloqua. Le capitaine Pisani connaissait parfaitement l'île ; aussi son expérience contribua beaucoup au contentement général.

Le lieutenant Larabit avait de suite mis la main à l'œuvre pour exécuter promptement les ordres de l'Empereur ; tout le monde travaillait, quoique l'on eût fait venir des ouvriers du continent.

J'ai dit les malheurs dont le commandant de la place Gottmann avait été une des principales causes à Longone ; cet officier avait cent fois mérité qu'on le renvoyât de l'île d'Elbe ; son expulsion aurait été un gage de paix donné aux Elbois. Néanmoins l'Empereur le garda à son service ; il fit plus, il lui donna le commandement de la Pianosa. Cet homme, qui n'avait de militaire que l'habit, sans éducation, sans convenances, sans dignité, fit à la Pianosa ce qu'il avait fait à Longone : il mit tout sens dessus dessous, et deux jours après son apparition au milieu de la colonie, la perturbation était complète ; c'était un fléau. L'ordre de l'Empereur prescrivait impérativement au lieutenant Larabit de construire immédiatement une caserne, et le lieutenant Larabit construisait immédiatement une caserne, car, sans se compromettre gravement, il ne pouvait pas construire autre chose ; mais le commandant Gottmann voulait que le lieutenant Larabit cessât de construire la caserne pour lui construire une maison à lui Gottmann, et il prétendait avoir le droit de révoquer dans l'île les ordres émanés de l'Empereur. Le lieutenant Larabit était jeune, sa figure était encore plus jeune que son âge, et, confiant dans cette jeunesse, le commandant Gottmann s'était imaginé qu'il n'avait qu'à commander pour être obéi. Il s'était trompé, grandement trompé : le lieutenant Larabit avait l'énergie que le devoir inspire et que l'honneur commande ; il ne craignait pas d'entrer en lutte contre un chef qui voulait le soumettre à un abus de pouvoir. Le commandant Gottmann ne parvint pas à le faire fléchir ; il n'obtint rien de ce qu'il voulait en obtenir ; de là des discussions incessantes. Heureusement que les deux positions empêchaient mutuellement d'en venir à la raison de l'épée.

C'est dans cet état de choses que l'Empereur arriva à la Pianosa, ainsi qu'il en avait fait la promesse au lieutenant Larabit. Il y était arrivé monté sur le brick l'Inconstant, il y était resté à peu près deux jours. L'Empereur avait avec lui le général Drouot, le fourrier du palais Baillon, et le premier officier d'ordonnance Roule. Il fut satisfait de l'état des travaux, il manifesta hautement sa satisfaction. Vinrent ensuite les plaintes ; l'Empereur écouta les plaignants ; il était naturel que la justice penchât en faveur de celui qui n'avait pas voulu s'écarter de la ligne légale. L'Empereur blâma le commandant Gottmann. Cependant la parole de l'Empereur ne termina pas la question. Le premier officier d'ordonnance, Roule, prit fait et cause pour le commandant Gottmann : qui se ressemble s'assemble, dit un vieux proverbe. Il y eut une vive altercation entre le lieutenant Larabit et l'officier d'ordonnance Roule ; la présence de l'Empereur empêcha un duel ; l'Empereur dit positivement au lieutenant Larabit : Je vous défends de vous battre. La preuve convaincante que l'Empereur approuvait la conduite du lieutenant Larabit, c'est que peu de temps après son retour à Porto-Ferrajo, il destitua le commandant Gottmann, et plus tard je parlerai d'une scène qui eut lieu à la suite de cette destitution.

 

III. — BATAILLON CORSE.

 

Sans doute, à Porto-Ferrajo, la sécurité de l'Empereur pouvait raisonnablement être parfaite ; mais quoiqu'il parût ne rien savoir des révoltes qui avant son arrivée avaient tant de fois ensanglanté le sol elbois, il était impossible qu'on ne lui en eût pas rendu compte, et alors, malgré que les circonstances eussent changé, que les anciens révoltés n'eussent maintenant rien à prétendre, la prudence voulait qu'il prît ses précautions contre la versatilité infiniment trop prouvée des populations effrénées de la partie occidentale du pays. Aussi, dès qu'il eut accompli la prise de possession de sa souveraineté, il fit venir auprès de lui trois cents hommes du bataillon franc, et personne ne fut étonné de cette mesure de prudence. La pensée de cette milice bourgeoise est qu'elle ne doit servir qu'à la garde des côtes, que tout autre service est un service extraordinaire, alors même qu'on l'élève au niveau de la troupe de ligne. Cette pensée n'est pas tout à fait erronée : l'institution du bataillon franc ne lui attribue qu'un service insulaire spécial. Mais cette spécialité doit être subordonnée aux circonstances qui par la force des choses obligent le bataillon franc à la coopération de tous les services. Ainsi lorsqu'il est le seul corps armé dans l'île, il faut qu'il soit partout à tout et que, bon gré, mal gré, il tienne garnison dans les places. C'est ce qui avait eu lieu à l'époque dont je viens de parler.

La garde impériale arriva. C'était beaucoup pour l'Empereur : c'était loin d'être assez pour occuper militairement Porto-Ferrajo et Longone. C'eût été peut-être s'exposer à des récriminations que d'ordonner au bataillon franc de s'associer rigoureusement à la tâche que la garde impériale devait remplir.

Mais les concitoyens de l'Empereur étaient là, debout, en observation. Ils considéraient l'île d'Elbe comme une succursale, comme un bien communal de la Corse : le vicaire général, le commandant de Porto-Ferrajo, le chef de la police secrète, le commandant de la police secrète, le commandant de la gendarmerie, le directeur de la poste, le capitaine de port, le lieutenant de l'Inconstant, étaient Corses, et, par l'intermédiaire de Madame Mère, toutes les avenues du pouvoir étaient corses. Cependant les Corses n'étaient pas satisfaits : il leur fallait davantage : on proposa de créer un bataillon corse. Le général Drouot n'était pas de cet avis, mais l'Empereur blâma l'opinion du général Drouot, et le bataillon corse fut créé.

Toutefois il ne suffisait pas de vouloir un bataillon pour que le bataillon existât. Il fallait des soldats, des sous-officiers, des officiers, et l'Empereur décida : 1° que les Corses militaires qui recruteraient quarante hommes seraient capitaines ; 2° que ceux qui recruteraient trente hommes seraient lieutenants ; 3° que ceux qui recruteraient vingt hommes seraient sous-lieutenants, et 4° que ceux qui recruteraient dix hommes seraient sergents-majors. Le recrutement eut lieu immédiatement ; aucun officier ne présenta son entier contingent ; néanmoins, les chasseurs Napoléon furent organisés en bataillon. De suite, l'on arma et l'on équipa les présents.

Jamais les cadres de ce bataillon ne dépassèrent le tiers de leur nombre nécessaire.

L'Empereur prit alors le parti d'utiliser ce bataillon autant qu'il était possible de l'utiliser. Il le destina à recevoir les braves qui venaient partager son ostracisme.

Malheureusement le bataillon corse eut pour commandant le plus mauvais officier de la Corse, mauvais par son incapacité autant que par la bassesse de sa conduite. Le corps dut en venir à le dénoncer comme concussionnaire. Tout le mérite de cet homme était de porter le nom de l'une des familles notables de la Corse.

Un tel corps n'était pas fait à la subordination : il fallait souvent avoir recours aux peines disciplinaires ; c'était désagréable pour l'Empereur ; il le disait.

Les officiers corses recruteurs en engageant pour le service de l'Empereur ne parlaient que de choses magnifiques, et ceux qui s'engageaient en partant pour l'île d'Elbe croyaient partir pour la Terre promise. Un d'entre eux disait avec une espèce de dépit : On nous avait fait croire qu'ici les cailles tombaient toutes rôties, mais ce n'est pas cela, et il nous faut décompter. Ce bataillon n'aurait pas fait de vieux os à l'île d'Elbe. Il se serait dissous par la désertion.

Plusieurs soldats corses avaient déserté avec armes et bagages, et pris au moment où ils cherchaient à se procurer une barque pour retourner en Corse, ils furent conduits dans les prisons de Porto-Ferrajo ; un conseil de guerre les condamna à la peine de mort. Le bataillon corse fut ému de cette condamnation, il demanda la grâce des condamnés, l'Empereur la lui accorda. Cette grâce n'empêcha pas d'autres désertions ; elle y excita : une de ces désertions, plus considérable que les autres, obligea l'Empereur à ordonner qu'un fort détachement se portât sur les lieux où l'on présumait que ces déserteurs devaient s'embarquer, et le détachement se mit en route. La nuit arrivée, l'officier se dirigea vers l'ermitage de la Vierge des Grâces, et il demanda à parler à l'ermite. L'ermite, craignant que ce ne fût (sic) les déserteurs, refusa d'ouvrir ; l'officier qui commandait le détachement conclut que les déserteurs étaient renfermés dans l'ermitage ; dans cette pensée, il se disposa à faire enfoncer la porte, et l'ermite effrayé se hâta de faire sonner la cloche de la chapelle. Or cette cloche était le tocsin nocturne de la contrée, et, dès qu'ils l'eurent entendue, les paysans accoururent à l'ermitage. Le détachement fut bientôt cerné de toutes parts ; au lieu d'attaquer, il dut songer à se défendre, et peu s'en fallut que cette petite conflagration ne devînt très sanglante. Les paysans s'étaient d'autant plus facilement armés que dans la journée quelques-uns d'entre eux avaient été rançonnés par les déserteurs, et, avant la nuit, ils s'étaient réunis pour prendre des précautions de garantie mutuelle.

Ce fut encore un événement fâcheux pour l'Empereur. Lorsqu'on lui en fit le rapport, il dit avec un sentiment d'amertume : Il vaudrait encore mieux une désertion générale que toutes ces désertions particulières ; car alors je saurais à quoi m'en tenir, et du moins je n'aurais plus à blâmer la conduite de ceux qui se considèrent presque comme mes proches[3].

Nous touchions à l'époque de notre départ ; sans cela le bataillon corse aurait été réorganisé ; je le répète, il y avait à Porto-Ferrajo des militaires distingués, éprouvés, et sur lesquels l'Empereur pouvait compter. Le bataillon avait aussi des officiers très honorables qui auraient été des officiers distingués si l'Empereur leur avait donné un chef de haute capacité.

 

IV. — COMPAGNIE D'ARTILLERIE.

 

Il m'a été impossible de me procurer le contrôle nominatif des canonniers qui composaient la compagnie d'artillerie de la garde impériale elboise. Le général Drouot ne l'avait plus, aucun des officiers ne l'avait conservé, cela m'afflige, car j'aurais voulu que la France pût connaître tous ces braves.

C'est à Fontainebleau que cette compagnie fut créée. Son berceau était un noble édifice de gloire et de dévouement. Aucun corps militaire ne méritait plus qu'elle d'être associé aux nouvelles destinées du héros qui se sacrifiait pour la patrie.

On avait demandé des canonniers de bonne volonté : aussitôt le nombre fut plus qu'au grand complet. On fit aussi un appel aux officiers d'artillerie : il en fallait quatre ; dix se présentèrent. Un choix devint indispensable. Le général Drouot fut chargé de le faire. Il était beau d'accompagner l'Empereur, il était beau aussi d'être choisi par le général Drouot.

Les quatre élus furent :

MM. Cornuel, capitaine commandant ;

Raoul, capitaine en second ;

Blanc de Lacombe, lieutenant en premier ;

Demons, lieutenant en second.

Le capitaine commandant Cornuel était un officier accompli. Son passé et son présent semblaient être les précurseurs d'un grand avenir. Sa vie toute neuve avait déjà des faits qui la mettaient au niveau des vieilles vies. On citait de lui beaucoup de belles choses. Ses camarades l'aimaient, tout le monde l'estimait. L'Empereur l'entourait de considération. Le général Drouot avait dit aux officiers choisis : Votre courage et votre fidélité seront plus d'une fois mis à l'épreuve. C'était ce qu'il fallait au capitaine Cornuel. Il bravait les épreuves parce que son âme était au-dessus des épreuves. À Porto-Ferrajo, l'Empereur lui accorda, ainsi qu'au capitaine Raoul, une distinction dont aucun capitaine de la garde ne fut honoré, l'entrée libre au palais impérial, et il le nomma directeur d'artillerie, commandant de son arme dans l'île. Le capitaine Cornuel ne profitait pas beaucoup de ses grandes et de ses petites entrées auprès de l'Empereur : il aimait mieux consacrer ses heures de loisir à la princesse Pauline. Au moment où nous quittâmes l'île d'Elbe, le capitaine Cornuel était très souffrant ; mais dès que le signal du départ fut donné, son énergie prit la place de sa santé, et il suivit pour la seconde fois l'Empereur ; ses forces physiques se soutinrent tant qu'il crut à des périls ; mais lorsque l'Empereur fut entré à Paris, qu'il n'y eut plus de dangers à craindre, le mal du capitaine Cornuel empira, et bientôt l'heure dernière de cet excellent officier se fit entendre. Il venait d'être nommé lieutenant-colonel et directeur d'artillerie. Puisse la ville de Saint-Malo avoir honoré cette belle mémoire !

Le capitaine en second Raoul était fils du général Raoul, débris de cette armée de Sambre et Meuse qui a fourni des généraux à toutes nos armées et dont (sic) on semble ne presque plus se rappeler. Le vieux général Raoul n'aimait pas l'Empereur par la seule raison que l'Empereur n'avait pas été général de Sambre et Meuse ; il était courroucé de ce que son fils était allé à l'île d'Elbe. Néanmoins, au retour de l'île d'Elbe, ses sentiments paternels l'emportèrent sur tous les autres sentiments, et il se rendit à Paris. Le capitaine Raoul profita avec empressement de cette circonstance. Il présenta son père à l'Empereur ; l'Empereur séduisit le général Raoul, et le général Raoul, séduit, tout fier d'être le père de son fils, pardonna à l'Empereur de n'avoir pas été général de Sambre et Meuse et devint l'un de ses partisans les plus outrés. Le général Raoul avait élevé son fils dans toutes les rigueurs militaires : le capitaine Raoul avait été soldat dès sa plus tendre enfance, il fut presque grognard en arrivant au camp. Des rapports honorables avaient signalé sa bravoure ; son épée avait déjà de la valeur ; on comptait sur elle. Effet incompréhensible des miracles de la guerre de France ! Excepté parmi les hautes sommités de l'armée, gorgées de richesses et de grandeurs, personne ne comptait le nombre des ennemis, et les conscrits, après le baptême de feu, pouvaient de droit porter la moustache, car ils étaient capables de la défendre ; il n'y avait plus de conscrits. Le capitaine Raoul appartenait à cette pépinière polytechnicienne qui entoure nos drapeaux des meilleurs officiers qu'il y ait au monde. Le caractère connu du capitaine Raoul lui mérita une mission de confiance avant que la garde impériale quittât Fontainebleau : il fut envoyé à Orléans pour prendre en consignation le trésor de la liste civile de l'Empereur et les équipages de l'Impératrice. Il devait ensuite remettre le tout sous l'escorte de la garde impériale. À Orléans, il se trouva que d'autres dispositions avaient été prises. Lorsque le capitaine Raoul arriva à Porto-Ferrajo, l'Empereur le nomma directeur du génie militaire de l'île d'Elbe, et en même temps il le chargea du service des travaux publics, moins les travaux de la campagne de Saint-Martin qui étaient spécialement confiés au lieutenant Larabit. Ses jours de l'île d'Elbe furent pleins ; il peut les compter parmi ses beaux jours. L'Empereur l'entourait de confiance, il l'admettait dans son intimité. Proscrit par la Restauration, il fut d'abord au Champ d'asyle, et ensuite il commanda la division des vétérans à l'armée républicaine de Guatemala, qu'il quitta pour rentrer dans sa patrie lorsque la révolution de 1830 l'eut débarrassée des oppresseurs que l'étranger lui avait imposés. Le capitaine Raoul, de l'île d'Elbe, est aujourd'hui un de nos généraux distingués. Nous le retrouverons dans la marche immortelle du golfe Jouan à Paris.

Le lieutenant en premier Blanc de Lacombe s'était offert de bonne volonté pour partir ; on comptait et l'on devait compter sur son départ. Cependant il ne partit pas : sa mère le détourna de l'engagement qu'il avait pris, quoique ce fût un engagement d'honneur. La Restauration récompensa le respect filial qui avait sacrifié la parole donnée. Du moins cet officier eut la pudeur de ne pas reprendre l'uniforme impérial pendant les Cent-Jours. On le considérait comme un bon militaire, comme un homme de bien ; il est même à peu près certain qu'il n'aurait pas fait défaut à son nouveau poste si l'on n'avait pas trouvé à le remplacer. Mais il fut remplacé par un autre lieutenant en premier qui l'égalait en bravoure et le surpassait en talent : le lieutenant en premier Lanoue était digne de ses deux chefs Cornuel et Raoul. Brave comme la meilleure épée des braves, riche de savoir, d'esprit, d'amabilité, après avoir été martyrisé par les Bourbons, il a noblement rempli sa carrière, et il est mort honoré et honorable avec le grade de colonel. Je lui conserve un souvenir de sincère affection.

Le lieutenant en second Démons était un excellent officier pratique. Il fut nommé capitaine, fit tranquillement son service, et, après avoir reçu sa retraite, il s'éteignit dans la place de premier huissier de la Chambre des pairs.

La compagnie d'artillerie de la garde impériale elboise était partie de Fontainebleau avec quatre canons de huit, mais la longueur de la route, la difficulté du passage des Alpes et souvent le manque de moyens pour la traîner, décidèrent le général Cambronne à s'en séparer, et il les déposa dans une de nos forteresses.

 

V. — L'HÔPITAL.

 

Le général Drouot qui présidait à toutes les prises de possession présida aussi à celle de l'hôpital militaire, et il l'inspecta dans toutes ses parties ; l'Empereur l'examina également avec une attention scrupuleuse. De cette inspection et de cet examen il résulta une nouvelle organisation.

L'Empereur nomma :

MM. Squarci, médecin ;

Émeri, chirurgien ;

Gatti, pharmacien ;

Vivier, directeur comptable ;

Soumaire, garde-magasin et commis aux entrées.

Tous les employés subordonnés furent désignés à la suite de ces nominations.

L'Empereur nomma également au conseil d'administration. Le général Cambronne, M. Lacour, commissaire des guerres, M. (nom en blanc), capitaine d'infanterie de la garde, M. Lanoue, lieutenant d'artillerie de la garde, et M. le docteur Foureau de Beauregard en furent les membres titulaires ; le général Cambronne était le président du conseil ; le docteur Foureau de Beauregard était l'inspecteur de l'hôpital ; le chirurgien du bataillon franc et celui du bataillon corse furent adjoints au chirurgien Émeri.

Le conseil d'administration se réunissait deux fois par mois, plus souvent lorsque le bien du service l'exigeait. Il se faisait sévèrement rendre un compte exact de tout ce qui se passait à l'hôpital ; les employés craignaient, ils marchaient droit. Jamais les malades ne furent mieux soignés. L'Empereur les visitait souvent.

On se plaignait généralement de l'hôpital civil : l'Empereur ordonna qu'il lui fût fait un rapport sur la tenue de cet hôpital. Il crut qu'il pouvait adoucir le sort des malades, il les fit transférer à l'hôpital militaire : la translation eut lieu avec les précautions les plus délicates ; les femmes eurent un local absolument séparé de celui des hommes. L'hospice civil fut supprimé.

La police reçut l'ordre d'exercer la surveillance la plus rigide sur les maladies honteuses. Cette rigidité était d'autant plus nécessaire que Livourne était pour Porto-Ferrajo une sentine constamment dangereuse à cet égard.

 

VI. — MARINE MILITAIRE.

 

L'Empereur songea à organiser sa marine militaire. Il n'avait pas pourtant beaucoup de confiance en elle, et il s'en serait passé s'il lui avait été possible de s'en passer, mais des bâtiments de guerre lui étaient indispensables.

Le brick l'Inconstant était un très bon navire, très bien gréé et très bien armé ; il portait en batterie dix-huit caronades de dix-huit. Il fallait chercher des hommes pour former son équipage. Rio ainsi que Marciana, les deux pays maritimes de l'île, n'en fournirent point, et l'on dut aller recruter à Capraja ou à Gênes. On eut peine à se procurer le nombre de matelots nécessaires même pour un faible armement. L'Inconstant n'eut jamais un équipage au complet : c'était un triste équipage.

L'enseigne de vaisseau Taillade, que l'Empereur avait fait lieutenant de vaisseau en lui donnant le commandement de l'Inconstant, navire amiral de la marine impériale de l'île d'Elbe, ressemblait assez à l'équipage du bâtiment qu'il montait : il n'y avait pas en lui l'étoffe d'un bon marin. Il parlait bien science navale lorsqu'il était à terre ou lorsqu'il naviguait vent arrière, bonnettes haut et bas, et les flots à peine agités. Mais lorsqu'il y avait tempête, le commandant Taillade abandonnait le commandement à ses subordonnés, et allait dans sa cabine attendre le retour du beau temps. Le commandant Taillade était loin de ressembler à un loup de mer. Ajoutons un vice que ses camarades lui reprochaient sans cesse : le commandant Taillade ne songeait qu'à lui ; dans l'excès d'un égoïsme de tous les temps et de toutes les circonstances, il ne comprenait bien que le moi. L'Empereur ne fut jamais content du service de cet officier, mais il fallait avoir dix torts pour que l'Empereur se décidât à en punir un seul, et il garda le commandant Taillade jusqu'au bout.

L'Empereur avait accueilli avec empressement un aspirant de première classe qui, parti de Toulon où il avait refusé de donner son adhésion au gouvernement de la Restauration, venait lui offrir son épée et le nomma enseigne. Puis il le plaça en second à bord de l'Inconstant. On l'appelait Sarri : il était Corse ; l'aspirant Sarri, devenu enseigne second sur le brick amiral, était un élève de l'École militaire de Saint-Cyr, et il comptait déjà près de six années de service maritime. Toutefois, il n'avait pas encore atteint à sa vingt-quatrième année d'âge. On le considérait comme un jeune homme capable.

Il y avait encore deux autres officiers sur l'Inconstant : l'enseigne auxiliaire Morandi, marin pratique fort recommandable ; l'enseigne auxiliaire Forcioli, dont on disait du bien.

L'Inconstant se trouva organisé autant que les circonstances avaient permis de l'organiser. Chose remarquable dans la destinée du brick l'Inconstant, il avait été construit à Livourne et avec les matériaux qu'un entrepreneur de bois de construction avait par testament donnés à l'Empereur, de telle sorte que l'Empereur était doublement propriétaire de son vaisseau amiral.

L'Empereur acheta un chebec marchand, appelé l'Étoile, qu'il fit à peu près armer en guerre et dont il donna le commandement à l'enseigne auxiliaire Richon, homme de cœur et de dévouement. L'enseigne Richon n'avait pas servi dans la marine militaire, ce n'était pas un officier de théorie, mais il était parfait pour l'accomplissement des devoirs qui lui étaient imposés, et l'Empereur pouvait compter sur lui.

Le second de l'enseigne Richon, l'officier Rouverro, était un marin de confiance, et il remplissait bien sa petite tâche.

Puis venait l'espéronade la Caroline, qui avant l'arrivée de l'Empereur servait de courrier pour les communications avec la Toscane par Livourne, et à laquelle l'Empereur fit continuer le va et le vient selon l'usage adopté.

Un excellent patron de Porto-Ferrajo, Gallanti, commandait la Caroline, et le jeune Gallanti son fils lui servait de second : c'étaient de bien braves gens. Telle était l'armée navale de l'île d'Elbe.

Le brick l'Inconstant était chargé de missions importantes. Le chebec l'Étoile ne servait qu'aux besoins matériels. Ainsi ce sont les seuls voyages de l'Inconstant qu'il importe de lier à la vie de l'Empereur. Je vais donc les suivre l'un après l'autre sans désemparer.

Le brick l'Inconstant partit pour Gênes : c'était au mois de juillet. Il avait à bord le capitaine Hurault de Sorbée. Il avait aussi un valet de chambre de l'Empereur. M. Cipriani et ces deux personnes débarquèrent dès l'arrivée du brick à sa destination. Le capitaine Hurault de Sorbée allait remplir une mission auprès de l'impératrice Marie-Louise ; le valet de chambre allait en courrier à Vienne. C'était du moins le mandat ostensible.

À Gênes, le peuple en général accueillit parfaitement l'équipage de l'Inconstant, et M. de Palavicini en particulier se montra empressé de soins pour l'état-major.

L'Inconstant embarqua des moutons, des vaches, des arbres, des habillements, et il semblait que le commandant Taillade n'avait plus rien à faire, cependant il ne se disposait pas à partir : ce n'était pas sans raison. Des Milanais arrivèrent à Gênes : ils prirent passage sur l'Inconstant. L'Inconstant appareilla de suite : une fois en mer, ces passagers avouèrent, sans se contraindre le moins du monde, qu'ils étaient envoyés par les patriotes italiens pour faire des propositions à l'Empereur, et ils ne demandèrent pas qu'on leur gardât le secret. Néanmoins, une fois débarqués, ils ne se montrèrent nulle part, et l'Empereur les reçut deux fois en audience particulière. Il ne serait pas impossible que ces messagers italiens ou se disant tels ne fussent les mêmes personnages qui parlèrent à l'Empereur le jour de son entrée solennelle à Porto-Ferrajo, et qui partirent immédiatement après l'avoir entretenu.

Dès le retour du brick l'Inconstant, le bruit se répandit que, pendant son séjour à Gênes, le commandant Taillade n'avait jamais osé porter la cocarde elboise, et l'Empereur s'assura que le fait était vrai, ce qui ne l'amusa pas. C'était d'autant plus mal de la part du commandant Taillade que ses officiers lui avaient donné l'exemple de l'accomplissement de ce devoir.

L'Inconstant remit à la voile pour Civita-Vecchia. C'était en août. J'ai dit que le peuple de cette ville avait été bien pour les bâtiments de Rio, même alors que l'autorité locale avait refusé de reconnaître la nouvelle bannière de l'île d'Elbe. Il en fut autrement à l'égard du brick de l'Empereur : on insulta l'équipage, on chercha à faire émeuter la plus vile populace, et le gouverneur détourna la tête jusqu'à ce que sa responsabilité fût mise en cause par une protestation accusatrice. Ce gouverneur s'appelait Pacca. On ne pouvait guère donner suite à cette protestation, car le commandant Taillade avait comme le gouverneur laissé maltraiter ses matelots, et enveloppé dans sa redingote, le chapeau rond sur la tête, il ne s'était préoccupé que de pouvoir tranquillement retourner à bord. La course à Civita-Vecchia n'avait d'autre but que de faire parvenir avec sûreté des dépêches adressées à une personne de confiance. Le brick retourna vite à Porto-Ferrajo.

Quelques jours après son arrivée, l'Inconstant remit à la voile pour Gênes, porteur d'une autre correspondance et ayant à son bord une dame polonaise. Le séjour à Gênes ne fut pas long : le capitaine Loubert, qui, depuis quelque temps, était dans cette ville pour y faire confectionner des habillements militaires, prit passage sur le brick et revint à l'île d'Elbe. En entrant à Gênes, un vaisseau anglais qui stationnait à l'embouchure du port demanda à visiter l'Inconstant, et sur la réponse que, portant le drapeau impérial de l'île d'Elbe, bâtiment de guerre, le brick ne subirait l'humiliation d'une visite que lorsqu'il y serait contraint par la force, le commandant britannique ne poussa pas plus loin la déraison de son exigence. Néanmoins, lorsque le capitaine Taillade appareilla pour partir, le commandant anglais lui envoya un officier, et le commandant Taillade, après avoir reçu cet officier, le fit descendre dans sa chambre, et là ils restèrent ensemble plus d'une demi-heure : personne ne put savoir ce qui s'était passé entre eux. La traversée de retour fut marquée par un grand coup de vent du nord. Le commandant Taillade justifia l'opinion que l'on avait sur son compte : il resta couché pendant toute la durée du mauvais temps. Le capitaine Loubert disait en riant qu'il se croyait plus marin que lui. Il est vrai qu'il y a eu des marins qui ont navigué toute leur vie sans pouvoir parvenir à vaincre le mal de mer. Mais ces marins, lorsqu'ils étaient bons marins, supportaient leur mal sur le tillac, et ils n'allaient pas s'allonger dans leur couchette pour vider leur estomac.

L'Inconstant alla à Longone, où l'Empereur s'embarqua pour la Pianosa : le voyage dura deux jours, le vent souffla vigoureusement. Le brick dut attendre l'Empereur en louvoyant à l'abri du cap Calamita. On rentra à Porto-Ferrajo.

L'Inconstant dut retourner à Civita-Vecchia ; de là, aller à Naples. Il avait à bord, recommandée par l'Empereur au commandant Taillade, Mme Blachier, fille du comte Fachinelli de Mantoue, et femme du commissaire des guerres ; Mme Blachier était dame d'honneur de Madame Mère ; Madame Mère l'envoyait au-devant de la princesse Pauline qui devait revenir à l'île d'Elbe montée sur l'Inconstant. Mme Blachier jouissait d'une belle réputation justement méritée : le commandant Taillade crut pouvoir impunément manquer de respect à la dame que l'Empereur avait confiée à sa délicatesse ; Mme Blachier l'arrêta dès sa première hardiesse ; elle en appela à l'état-major, et l'état-major veilla sur elle. Le commandant Taillade dut forcément se contraindre.

L'Inconstant resta peu à Civita-Vecchia : il n'avait qu'à remettre des dépêches. La correspondance avec Rome était active et paraissait importante. De Civita-Vecchia, le brick fit voile vers Naples. Il alla mouiller sur la rade de Baïes : il y resta vingt jours. Après, il reçut l'ordre d'aller à Portici embarquer la princesse Pauline, et le commandant Taillade obéit à cet ordre. Toutefois, il n'eut pas besoin de mouiller devant Portici ; la princesse Pauline vint à sa rencontre, il la reçut en pleine mer. De Civita-Vecchia à Baïes, un convoi napolitain, poursuivi par un corsaire barbaresque, s'abrita sous la bannière elboise, et cela valut au commandant Taillade une croix du roi Murat. Le séjour prolongé de l'Inconstant sur la rade de Baïes, au lieu de le faire séjourner avec plus de sécurité et avec plus d'agrément dans le port de Naples, suivi de l'embarquement de la princesse Pauline en pleine mer, semblait cacher quelque mystère : on cherchait à éviter les regards du public. Le retour à l'île d'Elbe fut heureux. Nous étions en fin octobre.

On ébruita la conduite plus qu'inconvenante du commandant Taillade envers Mme Blachier : on crut qu'il y aurait punition. Mais l'Empereur était censé ne pas savoir ce qui s'était passé à cet égard. Le général Drouot se chargea d'infliger le blâme que le commandant Taillade avait mérité.

Dans le courant de décembre, le mois déjà avancé, l'Inconstant retourna à Civita-Vecchia pour y prendre M. Ramolini, parent de l'Empereur, et il en repartit le 4 janvier. Dans la nuit du 5 au 6, par le travers de l'île de Gianutti, l'Inconstant essuya un coup de vent épouvantable, dut mettre à la cape sous la voile de misère, et avec une mer qui déferlait de toutes parts, au milieu de périls imminents, il atteignit le golfe de Saint-Florent et mouilla à l'endroit qu'on appelle la Calcina. Trois heures après que le brick était au mouillage, le colonel Perrin, ancien émigré, aide de camp du général Brulart, accompagné du commandant de la place de Saint-Florent, M. Albertini, vint de Bastia pour savoir au nom de son général quel était le motif de la venue de l'Inconstant en Corse. La demande était oiseuse, car le mauvais temps durait encore, et d'ailleurs le délabrement du navire parlait à tous les yeux intelligents. Le commandant Taillade accueillit l'aide de camp et le commandant de place ; il les engagea à descendre dans la chambre du navire. Le commandant de la place de Saint-Florent était resté Français impérial, même en servant les Bourbons : il profita du mouvement de politesse pour faire un signe significatif qui recommandait une grande réserve avec le colonel Perrin. Il resta sur le tillac avec l'enseigne Sarri, son compatriote, et, débarrassé de la présence de son compagnon, il parla librement : l'aide de camp et le commandant Taillade restèrent assez longtemps tête à tête. Les deux visiteurs retournèrent à terre. Le commandant Taillade et son second, l'enseigne Sarri, les suivirent de près pour leur rendre la visite qu'ils en avaient reçue, et ils allèrent d'abord à l'aide de camp colonel. La conversation du colonel Perrin avec le commandant Taillade dura environ trois heures ; l'un et l'autre étaient Français, du moins de naissance, et pourtant sans aucun égard pour les personnes qui les entouraient, ils ne parlèrent absolument que la langue anglaise. Le vent entra dans le golfe, et son impétuosité causa beaucoup de dégâts : l'Inconstant eut une embarcation chavirée. Cet incident fit que le colonel Perrin retint à dîner le commandant Taillade et l'enseigne Sarri ; après le dîner, le colonel Perrin monta à cheval pour aller rendre compte, et le commandant Taillade, ainsi que son second, retournèrent à bord.

Le lendemain matin, de très bonne heure, la frégate française (nom en blanc), commandée par le capitaine de vaisseau Duranteau, vint mouiller bord à bord de l'Inconstant, et une heure après, le capitaine de frégate (nom en blanc), officier de la garde, second du capitaine de vaisseau Duranteau, se rendit à bord du brick, et il y fut reçu comme un officier de distinction. L'enseigne Sarri alla ensuite à la frégate ; le capitaine de vaisseau Duranteau l'accueillit avec beaucoup de bienveillance. Néanmoins, le voisinage de la frégate n'était pas une chose rassurante : tout l'équipage du brick fut consigné : personne ne descendit plus à terre ; on travailla à réparer le mal fait par la bourrasque. Mais n'oublions pas plus longtemps M. Ramolini : M. Ramolini, malgré le changement radical de gouvernement, malgré sa parenté impériale, était encore directeur des droits réunis à Ajaccio, et il désirait conserver son emploi. Il désirait aussi voir son auguste parent, le souverain de l'île d'Elbe. Or, pour faire marcher ses affections avec ses intérêts, il se décida à partir sans en avertir personne, espérant que, puisqu'il ne disait rien à personne, personne ne saurait rien. Il ajouta à cette précaution, afin de dérouter les curieux, d'aller à Porto-Ferrajo en passant par Livourne, Florence, Rome et Civita-Vecchia. L'adresse ne put rien contre les décrets éternels : le brave homme était revenu presque à son point de départ ; sa peur était extrême, il croyait toujours qu'on allait le découvrir et le pendre. Son cœur fut un peu soulagé lorsque le commandant Taillade défendit toute communication avec la terre. On mit près d'une semaine pour se réparer entièrement : cette semaine parut à M. Ramolini avoir la durée d'un siècle. Le commandant de la place, M. Albertini, pria le commandant Taillade de prendre sur le brick un cheval dont il faisait hommage à l'Empereur, et le pauvre cheval, victime d'une nouvelle tempête, périt avant d'être parvenu à sa destination. Le général Brulart avait plus d'aides de camp qu'il n'avait gagné de batailles, et pendant le séjour de l'Inconstant au golfe de Saint-Florent, l'on remit à l'enseigne Sarri, qui, comme Corse, inspirait plus de confiance que le commandant Taillade, une note dans laquelle on prévenait l'Empereur que l'un des aides de camp du général Brulart avait dit bien des fois dans un cercle légitimiste qu'il voulait tuer Bonaparte, et cet avis n'était pas sans fondement, puisque l'Empereur l'avait déjà reçu par une autre voie de grande confiance. Cet aide de camp était sans doute le même qui avait eu l'effronterie de se montrer à Porto-Ferrajo : peut-être appelle-t-il cela du courage ! Cet officier, en allant à l'île d'Elbe, rendait un hommage solennel au noble caractère des compagnons de l'Empereur, et cet hommage était mérité. Le commandant Taillade ne laissa pas à Saint-Florent la réputation d'être dévoué à l'Empereur, car, en se séparant du colonel Perrin, il parlait beaucoup de la proposition qu'on lui faisait de rentrer en France, où il serait confirmé dans le grade de lieutenant de vaisseau, et il semblait n'être arrêté que par la crainte qu'on lui manquât de parole.

On mit à la voile par un temps favorable. L'Inconstant n'était vraiment pas heureux dans ses traversées : à peine eut-il repris la pleine mer, que le vent passa au sud-ouest grand frais et qu'il fallut diminuer de voiles. Le commandant Taillade se dirigea sur Porto-Ferrajo. Il faisait nuit, mais le phare du port brillait : cependant l'on avoisina tellement la côte que l'on dût forcément passer entre l'île et un rocher appelé Scoglietto, détroit très dangereux, et dont, même de jour, les plus petits bâtiments du pays ne profitent qu'à la dernière extrémité. Il paraît qu'on ne s'était pas rappelé cet écueil, de telle sorte que le brick aurait pu facilement aller s'y briser. Échappé à ce risque, au lieu de ranger le plus possible à tribord pour aller prendre le bon mouillage, le commandant Taillade poussa à pleine voile dans la rade, et lorsqu'il s'aperçut qu'il était sous le vent du meilleur poste, il voulut essayer de faire une bordée afin de regagner ce qu'il avait perdu ; malheureusement, le brick refusa de virer de bord. Alors force fut de mouiller les deux ancres ; ces deux ancres auraient dû être pennelées ; on ne prit pas cette précaution essentielle ; il devint impossible d'avoir recours à l'ancre d'espérance. Le vent était entré furieux, le brick passa la nuit sur les ancres ; on cala les mâts ; on descendit les vergues : tout cela n'empêcha pas les ancres de déraper. On tira le canon de détresse ; à la pointe du jour, le danger était imminent. Les vagues jetaient le brick sur les rochers de Bagnajo où tout le monde aurait pu périr, et, dans cette situation horrible, saisissant le moyen qui seul semblait offrir une planche de salut, on coupa les câbles pour aller échouer sur le rivage de la baie voisine. Le brick échoua. Personne ne périt. La mort du cheval fut la seule qui marqua cette catastrophe. M. Ramolini ne mourut pas, mais il se crut tout près de sa dernière heure, et lorsqu'il eut le pied sur le rivage, sa première pensée fut de se mettre à genoux pour remercier Dieu de l'avoir sauvé.

Le naufrage de l'Inconstant devint la triste nouvelle de l'île d'Elbe. Le commandant Taillade n'était pas aimé : on critiqua tout ce qu'il avait fait comme ce qu'il n'avait pas fait. Le blâme fut universel, il y eut exagération. Un navire étranger avait mouillé peu après le brick l'Inconstant, mais il avait mouillé au bon mouillage, et il ne lui était rien arrivé de sinistre, fait duquel on tirait des conséquences contre le commandant Taillade. On lui reprochait de n'être pas descendu le dernier à terre, d'y être descendu avec sa cassette à la main. S'il avait été aimé, on n'aurait songé qu'à le plaindre, et tout le monde se serait fait un devoir de le consoler.

Au premier coup de canon de détresse, l'Empereur sauta de son lit, et, cinq minutes après, il était à cheval. Il mit bien peu de temps pour franchir l'espace qui le séparait de la baie de Bagnajo. Un triste spectacle s'offrit à ses regards : le brick l'Inconstant n'ayant que le grand mât, le mât de misaine, le mât de beaupré, tous trois confusément couverts des manœuvres courantes de la mâture générale, gisait sur le rivage et était abattu du côté de terre. Le foc, qui avait heureusement servi à la dernière manœuvre, semblait insulter aux vents et les flagellait de ses lambeaux ; les vagues se brisaient avec fureur sur les flancs du navire naufragé. L'Inconstant était menacé d'être bientôt réduit en pièces : l'équipage, presque nu malgré la rigueur de la saison, se livrait avec zèle à l'œuvre du sauvetage et ne songeait même pas à se plaindre.

L'Empereur me fit appeler : j'étais en route pour me rendre auprès de lui. Je le trouvai profondément ému, il me dit seulement : Venez vous pénétrer de ce triste tableau. Un temps infini s'écoula sans qu'il m'adressât encore la parole. Enfin, il me demanda si l'on avait eu soin des matelots. Il me demanda aussi si l'on avait fait l'appel pour s'assurer que personne n'avait péri. L'Empereur évitait avec intention d'entretenir le commandant Taillade, mais lorsqu'il lui parlait, c'était sans amertume. Le commandant Taillade ne paraissait pas même ressentir une légère douleur d'épiderme moral ; l'enseigne Sarri était attristé.

Durant la matinée, on pouvait craindre que la continuation du mauvais temps n'empêchât de remettre l'Inconstant à flot, mais le vent se calma, la mer fit comme le vent. On remarqua que l'Empereur avait quitté silencieusement le lieu du désastre. Dès que cela fut possible, on releva le brick, on le remorqua dans le port, l'on s'occupa avec empressement de le réparer. Vingt jours après, il était de nouveau à même de remettre en mer.

La loi maritime de tous les pays qui ont une marine militaire prescrit la mise en jugement de tous les commandants de bâtiments de guerre qui font naufrage, et cette loi, sauvegarde des intérêts de l'État comme de l'honneur des officiers, est ordinairement exécutée avec ponctualité. À l'île d'Elbe, il n'y avait aucun moyen de constituer un conseil de guerre composé d'officiers de marine, et cette impossibilité empêcha l'Empereur de faire juger le commandant Taillade. À défaut, l'Empereur ordonna une enquête sur le naufrage du brick l'Inconstant, et le général Drouot en fut chargé. À la suite de cette enquête, l'Empereur ôta le commandement du brick à M. Taillade, et il le conserva cependant lieutenant de vaisseau en activité de service. Personne ne trouva qu'il y avait de la rigueur dans cette décision impériale. Des officiers de l'Inconstant assurèrent même qu'elle n'était pas assez sévère ; ils prétendaient que le commandant Taillade n'était monté sur le pont qu'à la dernière des extrémités.

Il y avait alors environ un mois qu'un officier de marine venu de Toulon était arrivé à l'île d'Elbe pour offrir ses services à l'Empereur, et que l'Empereur lui avait donné de l'emploi. Cet officier se nommait Chautard, il se disait lieutenant de vaisseau ou capitaine de frégate, et l'Empereur ne lui demanda pas la preuve officielle du titre qu'il prenait. Ce M. Chautard était un ancien pilote de la marine royale ; il avait émigré avec la masse des Toulonnais en 1793 ; plusieurs années après, le général Brune, ensuite le général Joubert, lui confièrent le commandement de la division navale attachée spécialement à l'armée d'Italie, et il dut faire sa résidence à Peschiera sur le lac de Guarda pour être personnellement à la tête de l'importante flottille qu'il y avait sur ce lac ; il se fit destituer. Je fus chargé de le remplacer. M. Chautard avait une réputation de savoir, mais il paraît que l'émigration l'avait extrêmement usé, et s'il pouvait être vrai que, dans un temps déjà reculé, il eût eu réellement du talent, il n'en avait presque pas gardé le souvenir. M. Chautard n'avait alors rien qui l'élevât au-dessus d'un homme ordinaire. C'est cependant lui que l'Empereur nomma en remplacement de M. Taillade. L'un ne valait pas plus que l'autre ; aucun des deux ne pouvait convenir et ne convenait à l'Empereur ; l'Empereur les subissait. Toutefois, il est vrai de dire que, malgré sa suffisance vaniteuse, le lieutenant Taillade représentait mieux que le commandant Chautard, et que, dans un cercle étranger à la marine, il aurait par la parole vingt fois écrasé son successeur au commandement du brick. Le commandant Chautard avait les qualités de camarade que le lieutenant Taillade n'avait pas.

Le lieutenant de vaisseau Taillade n'était pas au bout de son rôle. Il était hardi de langage jusqu'à l'effronterie ; rien ne pouvait lui faire baisser les yeux. Son malheureux naufrage n'avait apporté aucune modification à son malheureux caractère ; il était plus osé que jamais. Sans doute la perte de son commandement devait lui être pénible ; mais il brisa toutes les barrières de la prudence, et dans une fièvre d'amour-propre blessé il s'appliqua à vomir des milliers d'infamies contre l'Empereur. Ses calomnies allèrent si loin, furent si éhontées, si publiques, qu'il y eut plusieurs rapports adressés à l'Empereur : un de ces rapports conseillait à l'Empereur de renvoyer M. Taillade de l'île. L'Empereur répondit : Cet officier est marié dans l'île ; le renvoyer, ce serait renvoyer sa femme, et la mesure produirait un très mauvais effet ; il vaut encore mieux lui laisser épuiser le fiel de sa destitution. Néanmoins, le général Drouot fut chargé de lui recommander d'être plus circonspect à l'avenir. Mais M. Taillade ne tint aucun compte de cette recommandation, et il continua à vociférer. Cela en vint au point que le plus indulgent de tous les hommes, le général Drouot, dans une indignation profonde, alla une seconde fois trouver M. Taillade, et lui déclara sévèrement que ce serait lui, lui général Drouot, qui, en sa qualité de gouverneur général de l'île, le renverrait sur le continent, s'il continuait à se dégrader. M. Taillade comprit qu'il devait changer de conduite, du moins publiquement. L'Empereur ne voulait sans doute pas porter la perturbation dans la famille adoptive de M. Taillade, mais, il faut le dire, ce n'était pas la seule chose qui l'empêchait d'infliger une punition parfaitement méritée. Il craignait les bruits que M. Taillade pourrait répandre en France, et il avait raison. Nous touchions au départ de l'île d'Elbe.

L'Empereur ne se hasarda plus à donner des missions maritimes. Il avait bientôt apprécié le commandant Chautard ; il voyait que le commandement de l'Inconstant n'était pas en bonnes mains. L'enseigne de vaisseau Sarri lui aurait mieux convenu ; mais cet officier était encore fort jeune, et sa jeunesse ne permettait pas qu'on lui confiât des missions auxquelles mille circonstances imprévues pouvaient donner une importance grave et compliquée.

J'ai dit le bien que je pensais de l'enseigne Richon. L'enseigne Richon pouvait avoir des prétentions au commandement du brick l'Inconstant. L'Empereur eut même un moment l'intention de le lui confier, et une sage réflexion l'arrêta. L'enseigne de vaisseau Richon avait passé sa vie dans la marine marchande ; l'habitude militaire lui manquait : elle était absolument indispensable pour le commandement d'un bâtiment de guerre dont l'équipage, appartenant à plusieurs nations, avait sans cesse besoin d'être contenu par une discipline sévère. M. Richon était beaucoup mieux à sa place dans le commandement du chebec l'Étoile, d'armement mixte, et aussi il n'y eut jamais aucun reproche contre lui. Il avait trouvé l'heureux secret de se faire généralement aimer.

 

 

 



[1] Le jour du départ de l'île d'Elbe, M. Noisot était commissaire pour le bal qui devait avoir lieu chez l'Empereur le jour même du départ. M. Franconnin était aussi l'un des commissaires.

[2] Le capitaine Mompez voulait quitter l'île et avait déjà pris congé de ses camarades, par la raison que l'Empereur n'avait pas voulu admettre au cercle de la Cour une dame avec laquelle cet officier vivait. La réflexion fit que ledit officier changea de dispositions.

[3] Ces paroles de l'Empereur lui étaient dictées par les prétentions d'un grand nombre des officiers ou des personnages corses qui se faisaient présenter à lui et qui, presque tous, croyaient ou prétendaient avoir des affinités de famille avec Sa Majesté. Ce qui faisait souvent dire à Napoléon : Il n'en serait pas de même si je n'étais qu'un simple et pauvre vétéran.