SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

DEUXIÈME PARTIE. — ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

 

CHAPITRE PREMIER. — NAPOLÉON SOUVERAIN DE L'ÎLE D'ELBE.

 

 

I. — LA PREMIÈRE ÉPOQUE DU RÈGNE DE NAPOLÉON.

 

Le séjour de l'Empereur à l'île d'Elbe a eu quatre époques bien marquées, et je les caractérise. L'époque de la stabilité, l'époque du doute, l'époque des projets, l'époque de l'exécution : les deux premières époques sont celles qui se prolongèrent le plus.

L'Empereur arriva à l'île d'Elbe dégoûté des grandeurs et désirant la tranquillité. Sans doute dans un homme tel que l'Empereur, ce dégoût et ce désir pouvaient n'être pas durables, mais alors ils étaient réels. Ses constructions, ses achats, ses traités ne pouvaient être inspirés que par un esprit d'avenir de jouissance durable, et l'intention d'une jouissance éphémère n'aurait pu se comprendre que par un état de déraison complète. L'Empereur n'était pas homme à épuiser son trésor pour s'entourer d'un luxe de circonstance.

Les journaux français étaient pour ainsi dire supprimés : l'on ne savait que par correspondance ce qui se passait en France. Je crois même qu'il y avait des lettres supprimées : l'un des deux chefs de la police supérieure, d'une nature très légère, était souvent dans les bureaux de la poste, et le directeur de la poste, honnête homme, mais sans énergie, n'aurait peut-être pas osé empêcher un détournement ou une violation. Dans les premiers temps de l'arrivée de l'Empereur, j'eus des lettres décachetées, et je dus m'en plaindre. L'Empereur était avare de nouvelles ; il semblait prêter peu d'attention à celles qu'on croyait devoir lui donner, et sa curiosité, naturellement grande, ne paraissait pas facile à exciter. Il détournait les conversations qui attaquaient les Bourbons. Il trouvait même des paroles pour atténuer les crimes politiques des grands personnages de l'Empire contre lesquels son indignation aurait dû de jour en jour devenir plus palpitante. Il avait pour Marmont un langage de mépris ou de pitié. La correspondance était presque sans activité.

Dans sa vie d'intérieur, au milieu de ces conversations qui, même pour les hommes les plus réservés, ne mettent jamais en garde contre la vivacité d'une parole plus ou moins expressive, l'Empereur parlait de choses qu'il aurait plus tard, et ce plus tard signifiait dans quelques années. À son début d'installation, il disait : Je ferai élever mon fils avec une dizaine d'autres enfants, afin qu'il puisse un peu profiter du bienfait de l'instruction publique, et deux ou trois fois il s'informa des familles auxquelles il pourrait s'adresser pour l'accomplissement de ce désir.

Je fis un voyage en Toscane. Ce voyage n'avait que le caractère semi-officiel, car il était à la fois pour mon administration et pour mes propres affaires, même plus pour mes propres affaires que pour mon administration. Je pris les ordres de l'Empereur. Je n'étais pas alors dans sa confidence ; le général Drouot m'avait dit : Je crois que l'Empereur vous donnera une commission particulière. Cependant l'Empereur s'était borné à me charger de voir si, à Livourne ou à Florence, il n'y aurait pas un bon fournisseur pour l'île d'Elbe, et particulièrement pour les troupes. Il m'avait aussi chargé de m'informer si l'on trouverait à Pise les professeurs nécessaires pour organiser un collège à Porto-Ferrajo, et à quelles conditions. L'Empereur n'avait pas même paru mettre une grande importance à l'accomplissement de ces commissions. Je n'y voyais que le rapport qu'elles avaient avec un long séjour à l'île d'Elbe. Le général Drouot me paraissait très étonné de ce que l'Empereur s'était borné là. L'Empereur avait seulement ajouté ces quelques mots : Il faut partir sans tambour ni trompette, car sans cela il semblerait que je vous envoie en mission. J'allais me mettre en route lorsqu'il me fit appeler. Il me parla ainsi : On m'avait assuré que votre voyage était un départ définitif de l'île d'Elbe. Le général Drouot me garantit le contraire, et je crois le général Drouot... (J'abrège le colloque.) Verrez-vous le grand-duc ?Si Votre Majesté me l'ordonne. — Voyez-le, c'est un brave homme. Il sera bien aise des renseignements que vous lui donnerez sur ma vie elboise. Faites une visite aux ministres. Observez bien leur allure, surtout celle de Fossombroni. Dans une heure vous aurez bâclé tout cela, car à Florence l'on reçoit vite. — N'importe le temps, je prendrai tout celui qu'il me faudra. — Porterez-vous notre cocarde ?Votre Majesté ne doit pas en douter. — Alors vous ferez plus que le commandant de la marine qui, à Gênes, n'a pas osé la mettre. Visitez les magasins pour connaître si les marchandises anglaises y abondent. Étudiez pour savoir ce qu'il y a de vrai dans ce que l'on raconte de l'influence britannique. Il me dit encore : Il y a à Florence plusieurs artistes d'une haute distinction, seules sommités sociales que la tempête politique n'ait pas pu atteindre, et je serais bien aise que vous trouvassiez l'occasion de vous entretenir avec eux.

À Livourne, je fus accueilli comme si les Français régnaient encore dans la Toscane, et les maisons Veuve Chemin, Dupui, Valser me traitèrent avec une bonté indicible, surtout la première. Il y avait d'ailleurs peu de Livournais marquants qui ne me connussent. Tout le monde fut bien pour moi, mais tout le monde me disait aussi que trois mois auparavant on n'aurait pas osé m'accoster. La cocarde elboise fit sensation, même au quartier vénitien, où les Français avaient eu immensément à souffrir lors de l'évacuation de la place.

À Florence, un personnage de la cour vint avec une politesse exquise m'adresser une prière de me rendre au palais Pitti, et à peine me donna-t-on le temps de mettre un habit. Le grand-duc Ferdinand III me reçut de suite ; le meilleur de tous les bourgeois ne m'aurait pas reçu avec plus de simplicité. Il me demanda avec un véritable empressement des nouvelles détaillées de son bien-aimé neveu. Dès que je l'eus assuré que lors même qu'il n'aurait pas eu la bonté de me faire appeler, j'aurais demandé à lui présenter mes hommages parce que l'Empereur me l'avait ordonné, il me regarda fixement et me dit : Pater noster ! Pater noster ! qu'est-ce que cela signifiait ? Je n'en savais rien. Le grand-duc n'insista pas. Ce prince avait, comme l'Empereur, l'habitude de questionner, il me fit des questions à l'infini, mais ces questions n'étaient que des questions superficielles. Il évitait de me parler des choses qui auraient demandé un raisonnement sérieux. Mais cette réserve ne s'appliquait visiblement qu'à ce qui regardait l'Empereur. Quant à ce qui regardait ses propres affaires, à lui grand-duc, il m'en parla comme à un vieil ami, je n'étais que le dépositaire de ses paroles ; ses paroles devaient être transmises à son cher neveu, à son bon neveu, à son bien-aimé neveu, car Ferdinand III ne désignait pas autrement l'Empereur. Ainsi il me raconta qu'il avait eu toutes les peines du monde pour arrêter la violence des réactionnaires qui voulaient détruire de fond en comble le code Napoléon ; qu'on lui avait dénoncé un personnage de sa cour, parce qu'il se servait d'une tabatière que l'Empereur lui avait donnée et qui était enrichie de son portrait ; que lui, grand-duc, pour punir les dénonciateurs, il avait pendant toute une soirée pris du tabac dans cette tabatière, en félicitant maintes fois celui qui était possesseur d'un présent fait par le plus grand des souverains. Le grand-duc Ferdinand III était amoureux de l'empereur Napoléon.

Je pris congé du grand-duc : j'étais profondément reconnaissant de cet accueil. Au sortir du palais Pitti, à quarante pas de la porte, presque sous les croisées, un marchand forain vendait des chansons contre l'Empereur ; j'entrai dans un café, j'écrivis directement au grand-duc pour me plaindre. Dix minutes après le chansonnier était chassé, et le même jour ces insultes en plein vent étaient défendues.

La haute police de Florence n'avait pas imité la politesse du grand-duc ; elle m'avait prescrit de me rendre de suite dans ses bureaux, elle me demanda ce que je venais faire dans la capitale du grand-duché ; je lui répondis que j'avais confié mon secret au grand-duc, et que j'allais le confier aussi au ministre Fossombroni : la police s'excusa de sa curiosité.

Le ministre Fossombroni, alors le plus grand homme de la Toscane, homme éminent partout (ce qui ne l'a pas empêché de mourir dans la disgrâce de son prince), Fossombroni, dont les travaux, à défaut de monument national, consacreront l'immortalité, Fossombroni me serra la main avec effusion. Sa parole était profondément respectueuse pour l'Empereur ; tout ce qu'il disait semblait étudié pour glorifier le génie de l'illustre banni. Il était très mécontent de tout ce que les réactionnaires faisaient ; il me répéta deux fois : Le monde social est passé sans transition de l'époque des géants à l'époque des pygmées : c'est dégoûtant ! Il me chargea de prier l'Empereur de bien se tenir sur ses gardes. Il ajouta : C'est à vous autres à veiller sur lui, car on veut le tuer. Il ne se soucia pas que je visse ses collègues. Je me laissai diriger par lui.

La Toscane avait alors trois célèbres artistes : Benvenuti, dont le pinceau s'est illustré à la coupole de la chapelle des Médicis ; Santarelli, qui égala les plus grands lapidaires de l'antiquité, et Morghen, le premier graveur du siècle. Je connaissais ces trois illustres personnages, j'eus du bonheur à passer quelques moments avec eux. Je passai aussi quelques moments agréables avec Bartolini, génie supérieur en sculpture ; il avait le projet de faire le voyage de l'île d'Elbe, mais cela ne dépendit pas de lui, il ne le fit pas, et plus tard il m'en témoigna ses regrets.

À Pise, pépinière des hommes appartenant par état à l'instruction publique, il n'y eut pas cependant, lors de mon passage, d'individus convenables aux intentions de l'Empereur.

Mais à Pise, André Vacca, mon ami, chirurgien qui porta l'art de guérir à son perfectionnement, me donna l'hospitalité, et, avec son cœur brûlant, il se mit corps et âme, selon sa propre expression, aux ordres de l'Empereur.

De retour à Livourne pour m'embarquer, je visitai les magasins et j'étudiai l'opinion livournaise. Les magasins étaient encombrés de marchandises anglaises, surtout de draps, mais l'écoulement par la vente n'était pas rapide. L'opinion des Livournais avait plusieurs nuances : le haut commerce craignait la rivalité britannique, car déjà les Anglais créaient des maisons de concurrence ; le commerce intermédiaire trouvait que les consommateurs revenaient des folies qu'ils avaient faites pour se parer d'étoffes nouvelles ; le peuple mercenaire travaillait, il gagnait et il célébrait ceux qui le faisaient gagner.

Je rendis compte à l'Empereur. Il écouta avec attendrissement tout ce que je lui racontais du grand-duc Ferdinand III. Il me dit : Ce sont des éloges qui partent du cœur et qui arrivent au cœur ; le temps et le lieu attestent leur sincérité. Mon oncle a toujours été un honnête homme ; il conserve le souvenir de ce que je voulais faire pour lui. C'était la première fois que l'Empereur disait mon oncle en parlant du grand-duc. Je lui fis connaître l'amoncellement que l'on trouvait à Livourne pour les vêtements militaires ou de marine.

L'Empereur n'interpréta pas bien mes paroles ; il crut que je voulais lui conseiller d'acheter de ces draps pour le besoin de ses troupes, et il s'écria presque avec indignation : J'aimerais mieux les voir couvertes de haillons, que de recourir aux Anglais pour habiller les braves gens qui les composent ! Néanmoins, je ne crois pas que les draps qu'il fit acheter à Gênes fussent des draps français, et, certainement, ce n'étaient pas aussi des draps liguriens.

L'Empereur s'amusa beaucoup de mon embarras par et pour le Pater noster, et il me promit de m'expliquer cela plus tard ; ce qui me prouva que ce Pater noster avait quelque chose de mystérieux. Il me fit répéter mot à mot toutes les paroles du ministre Fossombroni. Il se rappella (sic) avec intérêt d'André Vacca.

Pendant que j'étais sur le continent, l'Empereur avait fait une course à Rio, et l'agent comptable, qui en mon absence avait l'intérim de l'administration, s'était empressé de lui communiquer le plan d'une église qui devait être dédiée à saint Napoléon, et dont, avant nos malheurs nationaux, j'avais déjà fait creuser les fondements. L'Empereur s'étonna beaucoup de ce que je ne lui avais pas dit un seul mot à cet égard ; il me demanda la raison de mon silence ; il ajouta : J'adopte votre plan. Maintenant j'ai trop de besogne sur les bras : nous commencerons aux premiers jours de l'année prochaine. Dans moins de deux ans tout sera fini. Je répète cela pour justifier l'opinion qu'en arrivant à l'île d'Elbe, l'Empereur ne croyait pas en partir dans dix mois, et qu'il n'en serait pas parti si on ne s'était pas fait un jeu de la violation de son traité avec les trois grandes puissances de la  coalition.

L'Empereur fit également demander en son nom par le grand maréchal le payement du trimestre échu des subsides annuels stipulés par ce même traité, et Talleyrand, à qui l'on s'était adressé en sa qualité de ministre des affaires étrangères, eut l'impudence de ne pas répondre.

 

II. — L'EMPEREUR HOMME PUBLIC ET HOMME PRIVÉ.

 

Je me suis maintes fois entretenu du caractère de l'Empereur, mais ce que j'en ai dit se trouvait lié à des circonstances dont je devais rendre compte, et les traits caractéristiques ainsi épars n'ont pas pu se graver dans la mémoire de mes lecteurs. Le moment est venu de leur expliquer l'Empereur comme je me le suis expliqué à moi-même. Qu'on n'oublie pas que c'est un républicain qui parle !

Napoléon Bonaparte était Corse : l'orgueil le domina, jusqu'à ce que la noblesse innée de ses sentiments lui eût fait comprendre que l'orgueil n'était qu'une faiblesse puérile. Alors il remplaça l'orgueil par l'ambition ; ainsi, dès son bas âge, son orgueil le poussait parmi les enfants qui étaient plus avancés que lui, et plus tard, à l'école de Brienne, son ambition le portait à prendre place avec les élèves les plus distingués. Cela l'obligeait à travailler.

L'ambition suivit Napoléon Bonaparte dans les camps ; elle contribua glorieusement à en faire un général. Cette ambition était alors toute patriotique.

Le général Napoléon Bonaparte débuta dans le commandement des armées comme les vieux généraux en chef finissent. Son ambition le pressait de prendre place au premier rang ; il arriva vite à la toute première place du premier rang. Son ambition était devenue une ambition de patriotisme et de gloire.

En Égypte, le poison du pouvoir le subjugua, et son ambition de patriotisme et de gloire fut aussi une ambition de puissance.

Le titre de consul était certainement un titre honorable, c'était une participation à la souveraineté. Un général pouvait s'en contenter : l'ambition intervint. Le général Bonaparte voulut être premier consul. Mais ici l'ambition du général Bonaparte faillit : elle ne lui inspira pas le désir d'être à la fois le premier consul et le premier citoyen de la République.

Le général Bonaparte avait tiré le glaive contre une fraction du peuple que la Convention nationale voulait frapper, il l'avait tiré contre les représentants du peuple qui étaient sous la protection de la loi. La première magistrature de la république, honorablement exercée, aurait peut-être effacé ces deux souvenirs, mais la triple ambition du général Bonaparte n'était pas encore satisfaite, et le premier consul ceignit la couronne impériale. Jour néfaste pour la France et pour lui !

Et qu'on ne pense pas que, monté sur le premier trône du monde, l'Empereur se trouva enfin satisfait. Son ambition patriotique, à laquelle il ne fit jamais défaut, même dans ses moments d'erreur, lui fit rêver que l'Europe n'était pas plus grande que ce qu'il fallait pour fixer les limites de l'empire français ; les souverains de l'Europe prouvaient qu'ils anéantiraient la nation française, s'ils n'étaient pas anéantis par elle. Il fallait les briser ou en être brisé.

Une quatrième ambition naquit de la possibilité d'arriver à l'accomplissement des trois autres ambitions. L'Empereur ambitionna d'être, de sa personne, le premier de tous les empereurs européens ; il l'était par le fait, il voulut aussi l'être par le droit. Ce qui fit surgir une cinquième ambition, l'ambition de famille. Elle ne fit jamais du bien à l'Empire, elle fit souvent du mal à l'Empereur.

L'Empereur était au faîte des grandeurs humaines, mais il n'était pas au faîte de la véritable grandeur : celle qui naît de l'amour du peuple ! Il s'était séparé du peuple.

Tout est peuple dans l'état social : hors du peuple, point de salut. L'Empereur en fit la cruelle épreuve. Il serait injuste de dire que l'Empereur n'aimait pas le peuple, il l'aimait beaucoup, il faisait tout pour lui ; seulement, il ne faisait rien par lui. C'était là son erreur, car toute sa suprématie ne lui donnait pas le droit d'agir sans le peuple. Le peuple ne supporte pas l'humiliation, il se sépara de l'Empereur. Toutefois, le peuple chérissait l'Empereur sincèrement ; il se serait dévoué pour lui. Mais son bien au-dessus de tous les biens était l'exercice permanent de ses droits naturels et imprescriptibles.

Les renégats du peuple accoururent auprès de l'Empereur : ils s'étaient dits hommes libres, ils s'honorèrent de devenir esclaves. C'était cette fraction qui s'était constituée le peuple du Directoire, qu'on appelait le peuple doré : écume thermidorienne, la base corrompue et corruptrice de toutes les factions liberticides.

Le premier Consul parlait du grand peuple, l'Empereur ne parla que de la grande nation. On ne fit pas attention à ce changement ; cependant, il était significatif.

Le berceau de l'Empire se trouva au milieu des fanges directoriales, purgées par le Consulat de leur écume la plus dégoûtante.

Il fallait donner à l'Empire naissant les formes apparentes des vieilles monarchies. L'Empereur avait par nécessité adopté les hommes de la Révolution, mais, malgré les hochets et les titres, ils ne pouvaient pas lui constituer une cour : il appela à son aide les hommes de la contre-révolution.

Il eut à ses côtés la Révolution et la contre-révolution, amalgame incohérent qui ne fit jamais fusion et eut pour résultat de détériorer les hommes de la Révolution et les hommes de la contre-révolution. Fouché de Nantes représentait les uns, Talleyrand-Périgord représentait les autres : ils faillirent également à leurs principes primitifs.

Une sphère semblable ne pouvait pas être l'unique sphère de l'Empereur. Il se créa un monde d'hommes éminemment supérieurs qu'il alla chercher parmi les révolutionnaires comme parmi les contre-révolutionnaires, et qu'il plaça dans les fonctions gouvernementales de l'État : ce fut son monde spécial.

L'Empereur était patriote, il était entièrement dévoué à l'honneur et à la gloire de la patrie. La France avant tout fut le sentiment de sa vie entière. Un sentiment pareil, excitant sans cesse son génie, conduisit facilement l'Empereur à lire dans l'âme de ce peuple factice, et il en connut bientôt tous les replis. Connaissance fatale qui lui fit juger l'homme par les hommes qui l'entouraient ! Dès lors, il ne crut plus à la vertu, à la probité, au désintéressement ; il ne vit l'espèce humaine qu'à travers le prisme trompeur des cours. De là, son incrédulité pour la pureté des existences le plus noblement remplies ; de là, un abandon inouï dans la confiance qu'il accordait à des hommes qu'il ne lui était guère possible d'estimer. Il ne pouvait pas se figurer d'être trahi ou trompé par ceux qu'un calcul d'intérêt devait porter à le bien servir. Il menaçait toujours, il ne punissait jamais, il ne savait pas punir. Il se plaisait à prodiguer les récompenses. Encore un trait : quelque fût son dédain pour les hommes, il fouilla sans cesse dans toutes les classes de la société pour y trouver des hommes honorables et honorés.

L'Empereur fut un grand homme, mais il lui manqua d'être un grand citoyen. Il se laissa éblouir par les fausses grandeurs. Lui aussi voulait un trône. Pourquoi les hommes l'ont-ils laissé faire ? Pourquoi tant d'ambitions et tant de vénalités lui crièrent-elles : Soyez empereur !... La veille de sa malheureuse élévation à l'Empire, nous étions quelques républicains réunis au Palais-Royal, et nous murmurions contre l'ambition patente du premier Consul. Curée, le conventionnel, était avec nous : il disait que si le premier Consul aspirait à la couronne, s'il voulait la prendre, il fallait le mettre hors la loi, et le lendemain, malgré ce qu'il avait dit la veille, — à cause de ce qu'il avait dit, — il demanda que le Tribunat émît le vœu que Napoléon Bonaparte fût proclamé empereur des Français ! Et la France entraînée par ses meneurs, restes impurs de la corruption directoriale, répondit à la motion de Curée par... (sic).

Curée n'était cependant ni un malhonnête homme, ni un homme corrompu, mais il avait parlé : on lui inspira des craintes et l'on exploita sa faiblesse. L'Empire insulta à la chute républicaine en s'appelant dérisoirement empire républicain, et les républicains restés fidèles à la foi jurée devinrent des parias politiques.

Tel était l'Empereur comme homme public : je vais maintenant l'esquisser comme homme privé.

L'enfance et l'adolescence de l'Empereur furent plus remarquables par la précocité de la raison que par le développement du génie. Son caractère était studieux : on le considérait comme un jeune homme instruit. Toutefois, son premier avancement militaire ne fut pas rapide ; il resta sept ou huit ans sans pouvoir atteindre au grade de capitaine, ce qui était rare alors. Tous ses camarades le regardaient comme un bon camarade : il devait l'être, car il n'en oublia jamais aucun.

L'Empereur était essentiellement religieux, je crois même qu'il était un peu superstitieux. Si l'Empereur avait eu une vie calme, une situation ordinaire, il aurait été dévot : il avait des saints de prédilection ; les cérémonies du culte lui plaisaient lorsque leur splendeur n'avait pas un air mondain, il n'avait oublié aucune des prières que sa mère lui faisait réciter. La princesse Pauline disait : L'Empereur sait bien mieux prier que moi. J'avais un aumônier pour l'administration que je dirigeais ; cet aumônier serait mort de peur, si on l'avait fait coucher dans la sacristie : l'Empereur trouva qu'il n'y avait là rien d'extraordinaire ; il pensait qu'il était permis de se troubler dans une église non éclairée, surtout au milieu de la nuit. Il ne souffrait pas des paroles qui outrageaient la religion. Mais il ne voulait pas que des prêtres fussent autre chose que des prêtres, qu'ils quittassent la paix du sanctuaire pour porter le trouble dans la société.

Madame Mère m'assurait que l'Empereur avait toujours eu un cœur d'or : Lorsqu'il était petit enfant, me disait-elle, il était constamment prêt à partager avec les autres petits enfants, alors même qu'on ne partageait pas avec lui, et, quelquefois, je devais le gronder. Cette générosité des premiers jours de sa vie ne se démentit jamais, et ses plus grands ennemis l'ont reconnu. Il resta toujours fidèle à ses liaisons de jeunesse : il combla de bienfaits tous ceux avec lesquels il avait eu alors quelques rapports d'intimité. La France ne sait que trop combien il fut bon parent. Il aima constamment Joséphine, mais il n'oublia point une dame qu'il avait connue en Égypte, et qui l'avait suivi en France. Son blâme était sévère pour l'homme qui affichait une maîtresse ; il l'était aussi pour la femme dont la parole n'était pas réservée.

Dans la vie privée, il se laissait moins aller aux mots blessants que dans la vie publique ; il se servait même de la vie privée pour réparer les torts de la vie publique. Il ne lui était pas cependant facile de faire le bonhomme : son habitude de pouvoir absolu ne prêtait pas au laisser aller. Toutefois, il y avait des circonstances où le bonhomme était seul. Par exemple, on ne voyait que le bonhomme dans les petites invitations, lorsqu'il pouvait se considérer comme étant tête à tête, et alors rien n'indiquait l'Empereur, parce qu'il s'effaçait entièrement. J'ai quatre fois joui de cette distinction honorable, une fois pour manger des huîtres, repas pendant la durée duquel l'Empereur fut d'une gaieté indicible. C'était son moment le plus gai.

Le savoir de l'Empereur était si vaste, si général, que l'Empereur pouvait mêler sa parole à toutes les questions du ressort de l'esprit humain ; il aimait mieux discuter sur des choses dans le débat desquelles il pouvait apprendre que sur des choses dans le débat desquelles il pouvait instruire, et il ne s'en cachait pas. Dans ses raisonnements ordinaires, il se mettait à la portée de tout le monde et il n'intimidait personne. Son opinion était péremptoire quant aux questions politiques. En morale, disait-il, il ne faut ni des si, ni des mais. La morale doit être toute de pureté, ou je ne la comprends pas. Je l'ai entendu adresser ces paroles à une dame qui était à cet égard loin de penser comme lui.

Les chirurgiens affectent pour l'ordinaire une dureté qui souvent n'est que factice ; j'ai vu Samson, le meilleur de tous les hommes, l'une des plus hautes sommités chirurgicales, vouloir paraître dur en ayant les larmes aux yeux. L'Empereur était un peu de cette trempe : il cherchait à cacher sa sensibilité, alors même que sa sensibilité l'étouffait. Il ne pouvait pas nommer son fils sans se troubler, il ne pouvait pas parler d'un événement malheureux sans que sa parole fût péniblement altérée, et son cœur était faible autant que son âme était forte. On lui aurait fait faire beaucoup de choses en le prenant par la sensibilité.

Au milieu de ses grandes qualités, l'Empereur avait une manie des petits esprits qui excite encore mon étonnement : l'Empereur aimait trop à connaître le détail vulgaire des vies du foyer, la teneur des bavardages dans les coteries, ce que disait celui-ci, ce que faisait celui-là, et il ne se montrait pas toujours sans susceptibilité pour les niaiseries.

Ma grande étude a été de suivre l'Empereur pas à pas. Je ne l'ai pas un seul moment perdu de vue pendant toutes ses explorations de l'île d'Elbe, de la Pianosa et de Palmajola. Là où je n'étais pas avec lui, j'allais de suite après lui, ou je me faisais immédiatement rendre compte par ceux qui sans erreur pouvaient à peu près m'instruire. Il y avait entre les quelques personnes qui entouraient plus particulièrement l'Empereur une espèce d'engagement de se dire mutuellement ce qu'elles savaient, — et elles se le disaient, à moins que le devoir du secret imposé ne les obligeât à garder le silence, — de manière que, pour tout ce qui n'avait pas besoin d'être couvert d'un voile, ces quelques personnes connaissaient ensemble ce que l'Empereur faisait, ce qu'il disait et presque ce qu'il pensait. Mais un homme tel que l'Empereur ne pouvait pas laisser deviner les graves sujets de méditation qui devaient changer ou désarmer sa destinée : alors son âme était impénétrable, son cœur sans vibrations, ses traits sans mobilité, son regard sans feu et ses gestes sans énergie. Tout dans sa nature était soumis à la force de sa volonté. Au moral comme au physique, il ne paraissait que ce qu'il voulait paraître. On ne savait rien de lui, surtout lorsqu'on croyait en savoir quelque chose. Mais lui n'ignorait aucune des pensées dont il était l'objet, car ces pensées, il les faisait naître, et il leur imprimait la direction dont il pouvait tirer le parti le plus avantageux.

 

III. — ISOLEMENT DE L'EMPEREUR. - SERVICE D'INTÉRIEUR.

 

Grâce aux meubles de la grande-duchesse Élisa et du prince Borghèse, l'Empereur avait embelli son palais ; chaque jour il l'embellissait encore. Mais il n'achetait pas du moins des choses d'agrément : il se bornait à choisir dans l'abondance dont le hasard l'avait rendu possesseur. Toutefois, il était seul au milieu de ses lambris ; il était décidé qu'on ne laisserait pas venir l'Impératrice, l'arrivée de Madame Mère se faisait attendre, et la princesse Pauline ne devait retourner qu'assez tard. On a mal connu l'Empereur : l'Empereur avait besoin d'affection, il ne s'habituait pas à son isolement, il ne se résignait pas à l'absence de son fils, peut-être à celle de sa femme. L'impatience qui le dévorait pendant qu'il attendait la garde impériale venait le dévorer encore. L'Empereur souffrait ; des amis éprouvés l'entouraient, mais ils ne pouvaient pas lui dispenser les consolations qu'il aurait puisées dans l'amour maternel et dans la tendresse fraternelle, — je n'ose pas me permettre de dire dans le dévouement conjugal : sa fatale compagne n'avait jamais été dévouée, elle n'avait point compris la grandeur de sa destinée ; elle avait traversé des jours de gloire sans s'occuper d'autre chose que des pierreries précieuses dont la gloire se plaisait à la surcharger : c'était une pagode couronnée. Elle ne sut pas même se faire oublier ! Les fastes des déceptions humaines apprendront à la postérité la plus reculée la baraterie honteuse qu'elle fit du nom auguste qu'elle portait. Mais il y avait un fils : cela seul explique les soupirs et les vœux de l'Empereur. Les amis éprouvés n'étaient auprès de l'Empereur que lorsque l'Empereur les appelait. Les rapprochements de la journée étaient fugitifs, lorsqu'ils n'étaient pas purement des rapprochements de travail. Ses soirées avaient seules la prérogative de dispenser les douceurs de l'intimité, mais l'heure du couvre-feu en abrégeait la durée. Tous les autres moments étaient durs, même lorsqu'ils étaient pleins d'activité.

Les soirées de l'Empereur étaient d'une simplicité toute bourgeoise. Elles se passaient en causeries pour l'Empereur. Il y avait une table à jeu pour les invités ; on y jouait très petit jeu. Mais ces soirées presque patriarcales avaient chacune un événement remarquable, le plus remarquable de tous ceux qui ont pu faire connaître le caractère de l'Empereur.

L'Empereur avait des défauts, des préjugés, des caprices. Parmi ses défauts, l'Empereur en avait un dont le malencontreux caractère, d'une reproduction fréquente, était toujours blessant et qui, sans nul doute, fut la cause des haines inexorablement acharnées à sa perte : l'Empereur n'était pas colère, même quand il était indigné, mais dans un premier mouvement de vivacité il avait des paroles qui blessaient cruellement, et qui ne cessaient plus d'être saignantes (sic). L'Empereur ignorait souvent qu'il avait blessé, et lorsqu'il était convaincu d'une blessure faite par lui, il cherchait immédiatement à la guérir. Il n'y réussissait pas toujours. Toutefois, la plénitude de sa bonne intention était patente. C'était plus particulièrement dans les soirées que cette bonne intention se manifestait. Les soirées n'étaient pas régulières ; l'on n'y participait généralement que par invitation, sauf quelques exceptions privilégiées. Lorsque l'Empereur avait eu quelque discussion, qu'il s'était laissé aller à une impétuosité de mots offensants, l'offensé ne manquait jamais d'être appelé à la soirée, et il y était le plus fêté. L'Empereur se retirait ordinairement à neuf heures ; lorsque neuf heures sonnaient, il s'approchait du piano, et avec l'index il battait sur les touches les notes suivantes : ut ut sol sol la la sol fa fa mi mi ré ré ut. Et lorsque ce concert impérial était terminé, l'Empereur s'approchait de la personne avec laquelle il avait querellé et lui posait amicalement la main sur l'épaule, il lui disait affectueusement : Eh bien ! nous avons fait comme les amoureux, nous nous sommes fâchés ! Mais les amoureux se raccommodent, et, raccommodés, ils s'en aiment davantage. Adieu, bonne nuit, sans rancune ! Et l'Empereur se retirait avec un contentement si expressif que tout le monde en était touché. L'Empereur ne prenait aucun masque, il se montrait tel quel. Il ne pouvait pas aller se coucher dans un état de brouillerie ; la brouillerie lui pesait comme un cauchemar.

Malgré la simplicité des soirées, le service intérieur du palais était largement établi, et il pouvait suffire aux nécessités d'une grande réception. Lorsqu'il arriva à l'île d'Elbe, l'Empereur avait avec lui deux de ses plus anciens valets de chambre, MM. Huber et Pelard, braves gens, capables, et surtout fidèles ; il avait aussi M. Colin, homme honorable, intelligent et dévoué : ces messieurs retournèrent à Paris, après avoir installé l'Empereur à Porto-Ferrajo. M. Marchand arriva pour être employé en qualité de premier valet de chambre. Alors l'organisation définitive du service intérieur se composa de la manière suivante :

MM. Marchand, premier valet de chambre. Gilles, second. Saint-Denis, premier chasseur. Noverraz, second.

Le service des appartements se fit par quatre huissiers : deux Français et deux Elbois ; les Français se nommaient Dorville et Santini. Puis il y avait deux chefs des valets de pied : Archambault, Mathias.

M. Marchand, dont les paroles sacramentales du testament de l'Empereur ont si honorablement fait connaître le nom, préludait alors à cette vie de fidélité dévouée. M. Marchand avait reçu une bonne éducation ; il en avait bien profité, et beaucoup de fanfarons de naissance auraient pu lui demander des leçons d'urbanité. L'Empereur savait bien ce qu'il faisait lorsqu'il lui accorda une grande confiance. M. Marchand fit partie de la commission qui alla chercher les cendres de l'Empereur à Sainte-Hélène : personne n'était plus digne que lui de remplir cette tâche pieuse.

M. Saint-Denis était aussi un homme de fidélité et de dévouement. L'Empereur pouvait entièrement compter sur lui. Il y avait dix ans qu'il était au service impérial : il y était entré sous les auspices du duc de Vicence, ce qui était une garantie de probité. M. Saint-Denis avait suivi l'Empereur dans les guerres. Un grand souvenir m'attache à M. Saint-Denis : c'est lui qui m'apporta la lettre confidentielle dans laquelle l'Empereur me faisait pour la première fois pénétrer le secret de son départ. Il fut à Sainte-Hélène l'un des témoins quotidiens des crimes permanents par lesquels le gouvernement anglais abrégea la vie de l'Empereur. Il a voué un culte de respect à la mémoire de celui qui, dans l'expression de sa dernière volonté, lui donna une preuve impérissable de son estime.

Il y eut une occasion de froissement entre l'un des braves les plus distingués de la garde impériale et le second valet de chambre de l'Empereur, M. Gilles. Ce n'est pas sans intérêt pour la connaissance du caractère social qui dominait à l'île d'Elbe. Des officiers de la garde étaient au café ; ils avaient M. Gilles en leur compagnie. M. Gilles ne jouissait peut-être pas de l'affection qui entourait M. Marchand : il était jeune, étourdi et, je crois, un peu bruyant. Le capitaine Cornuel entra dans le café ; les officiers l'invitèrent, il n'accepta pas. On crut qu'il n'acceptait pas pour éviter de se trouver publiquement en société avec M. Gilles, ce qui était vrai, et le capitaine Cornuel ne chercha pas du tout à le taire. Cela amena une explication. M. Gilles prétendait que l'Empereur lui avait donné le rang de capitaine ; le capitaine Cornuel lui disait : N'importe le rang fictif que l'Empereur vous donne, mais vous me servez lorsque j'ai l'honneur d'être admis à la table impériale, et, sans vouloir vous blesser, je me dois de garder ce souvenir.

Ce jour-là je me trouvais au café avec le trésorier de la couronne. L'Empereur me demanda ce que j'en pensais. Je lui répondis qu'il me semblait que la susceptibilité du capitaine Cornuel était celle d'un homme honorable. Il ne me dit plus rien, mais M. Gilles s'abstint dès lors de la fréquentation des lieux publics. Il y avait en effet quelque inconvénient à ce que les personnes du service impérial intérieur se trouvassent souvent au milieu des réunions qui avaient leur franc-parler.

 

IV. — LA PORTE DE TERRE. - LE SECRET.

 

L'Empereur, lorsqu'il habitait l'hôtel de ville, était peiné de s'offrir en spectacle chaque fois qu'il voulait monter en voiture pour aller à la promenade, ce qui arrivait quotidiennement : cet inconvénient l'entraîna à habiter le palais impérial tandis que les ouvriers en étaient encore en possession.

Des mesures militaires avaient mis la Porte de Terre dans un état tel qu'une voiture était dans l'impossibilité de sortir de la place. L'Empereur, logé dans sa nouvelle demeure impériale, avait de suite chargé le maire de Porto-Ferrajo de faire rendre cette porte à la libre circulation, et le maire avait assuré l'Empereur qu'on allait mettre la main à l'œuvre. L'Empereur tenait à l'exécution prompte de cette mesure, par suite de laquelle il pourrait sortir de la ville sans être embarrassé par les curieux et par les solliciteurs. Mais il fallait des bras pour mettre la main à l'œuvre, et les bras étaient tous occupés aux travaux multipliés dont l'Empereur lui-même pressait l'accomplissement. L'Empereur ne savait pas attendre. Trois jours s'écoulèrent sans qu'il y eût rien de commencé : il n'y tint plus. Le troisième jour, il m'ordonna verbalement d'envoyer le lendemain à la Porte de Terre, où ils devaient se trouver avant le lever du soleil, six ouvriers mineurs pourvus de leurs masses et de leurs fleurets de fer. Désireux de savoir à quoi l'on allait employer mes ouvriers, je m'acheminai vers le rendez-vous que je leur avais donné, et en route je me trouvai face à face avec l'Empereur. Il était seul, j'en fus étonné ; il me dit en riant : Soyez tranquille, je ne suis pas en bonne aventure. Venez avec moi. Je le suivis à la Porte de Terre, où bientôt un fort détachement de la garde nous joignit. Ces braves venaient en pionniers pour aplanir la route ; ils semblaient joyeux d'avoir quelque chose à faire sous les yeux de l'Empereur. L'Empereur dirigea les soldats et les mineurs. Enfin la main était vraiment mise à l'œuvre ; l'ouvrage fut assez avancé dans la matinée pour que l'Empereur pût sortir désormais de la place par cette porte. Les grognards exerçaient leur mémoire en même temps qu'ils fatiguaient leurs bras : ils racontaient la guerre ; on croyait entendre le récit fabuleux des contes orientaux. L'Empereur s'amusa beaucoup de leur jaserie anecdotique ; il m'assura que personne n'avait autant d'imagination qu'eux pour les sornettes.

Le détachement de la garde avait été bruyant dans sa marche : tout le monde s'était mis à la croisée. Une espèce d'Aspasie française s'y était mise comme tout le monde ; elle y resta pour attendre le retour de l'Empereur. Lorsque l'Empereur revint, l'Aspasie lui fit des grimaces doucereuses, et l'Empereur, presque fâché, peut-être humilié, me dit : Il paraît que cette femme s'imagine que je suis un conscrit. La police ordonna à la dame d'être plus circonspecte à l'avenir, ce qui touchait de près à une menace d'expulsion. L'Empereur avait pris la chose au sérieux.

La promenade continuait à être d'une nécessité absolue pour l'Empereur. Tous les jours il allait au château de Saint-Martin, ou autour du golfe de Porto-Ferrajo, ou à Longone ou à Marciana. Rio-Marine était réservé pour les promenades à cheval. Personne ne savait ordinairement de quel côté l'Empereur porterait ses pas. Cependant les Anglais ne cessaient point de se trouver sur son passage ; ils semblaient être instruits de ce dont les alentours de l'Empereur n'avaient aucune connaissance. On en fit l'observation ; sans avoir précisément des craintes sur l'assiduité britannique, que l'on ne pouvait certes pas considérer comme un effet de tendresse, l'état-major de la garde pria l'Empereur de permettre qu'un officier l'accompagnât : l'Empereur y consentit de suite. À dater de ce jour, le capitaine de service au palais impérial monta dans la voiture impériale, et l'on crut que l'Empereur était plus en sûreté. Le brave qui accompagnait l'Empereur devenait la gazette officielle du jour ; ses récits faisaient foi, et bien des nouvelles qui circulaient en Europe partaient de cette source.

L'Empereur paraissait quelquefois laisser échapper des paroles qu'il avait pourtant l'intention de rendre publiques, même populaires. Lorsqu'il voulait que son langage fît beaucoup d'impression, il le répétait de diverses manières, sous différentes formes, et il finissait par demander si dans le public on parlait de ce qu'il venait de dire. Puis il ajoutait : Le public est un renard, je suis certain qu'il ne laissera pas passer cela inaperçu ; soyez attentif, vous me répéterez son opinion. Alors l'on interrogeait le public, et l'Empereur finissait par savoir ce qu'il voulait.

L'Empereur avait une autre habitude embarrassante. Lorsque, sortant du cercle des affaires ordinaires, il confiait quelque chose qui avait une apparence sérieuse, il prescrivait le secret, et je ne crois pas qu'à l'île d'Elbe il l'ait jamais prescrit en vain. Puis la chose, d'abord sérieuse, finissait par n'être plus sérieuse, et alors l'Empereur en parlait. Jusque-là c'était bien. Mais ensuite l'Empereur venait vous dire : Eh bien, vous avez divulgué ma confidence ! et cela affligeait lorsqu'on ne savait pas que c'était une petite manie d'amusement impérial. Toutefois, l'Empereur ne vous laissait pas longtemps dans l'embarras : il riait bientôt de sa malice ; surtout il ne s'offensait pas de ce qu'on lui répondait vertement qu'il se trompait. On pouvait aller jusqu'à lui prouver qu'il était lui-même le divulgateur ; le trésorier Peyrusse, — qui parlait toujours d'une manière joviale, sans cependant parler d'une manière déplacée, — lui dit une fois : Non, Sire, ce n'est pas moi, et je ne suis pas assez haut placé pour punir le coupable. L'Empereur comprit parfaitement M. Peyrusse.

Cette exigence de secret était parfaitement raisonnée de la part de l'Empereur ; elle servait ses projets. Ses confidences étaient faites aux personnes qui pouvaient le seconder ; les personnes initiées à ses vues agissaient sans que rien les embarrassât ou cherchât à les embarrasser, et tout était fait lorsqu'on s'apercevait de ce que l'Empereur avait voulu faire. La situation de l'Empereur ne lui permettait pas de jouer constamment jeu sur table. Il ne faudrait pas croire pourtant que l'Empereur était facile à livrer son secret ; l'Empereur ne disait que ce qu'il fallait dire. Le nombre de ses confidents était extrêmement restreint ; il n'avait pas un confident absolu. Sans doute en étant sans cesse auprès de l'Empereur témoin ou collaborateur, l'on pouvait bien deviner ou préjuger les intentions qui le maîtrisaient, et les conséquences que l'on tirait de ce que l'on croyait à peu près savoir mettaient sur les traces mêmes de ce qu'il pouvait y avoir d'occulte dans sa conduite apparente. Même dans la plus grande intimité de la vie privée, nous nous tenions rigoureusement sur nos gardes, pour ne pas nous écarter de la circonspection imposée ou recommandée. À l'île d'Elbe, les secrets de l'Empereur furent saints et sacrés pour ceux qu'il en honora. Jamais le général Drouot ne chercha à savoir ce que l'Empereur m'avait dit, jamais je n'eus la pensée de le lui confier, cependant le général Drouot était l'homme de ma vénération. La tempête sociale nous a dispersés sans qu'il nous ait été possible de nous confier ce que chacun de nous savait. Je n'ai pu m'épancher qu'avec le général Drouot. J'avais obtenu de quitter l'Autriche : j'étais en Suisse, le général Drouot vint m'y trouver ; le général Desaix et le général Chastel étaient avec lui : il était impossible de voir une réunion plus parfaite que celle de ces trois officiers généraux. Il n'y avait plus de secrets à garder : le malheur nous autorisait à parler. Le général Drouot n'en revenait pas de ce que je savais, encore plus de ce que je ne m'étais jamais laissé pénétrer. Je n'étais peut-être pas le seul dans cette position exceptionnelle.

L'Empereur avait une autre habitude. Alors qu'il prouvait le plus son estime, il témoignait le moins son affection, surtout en public. Le premier mouvement de l'Empereur le décelait : c'était le mouvement du cœur. Après, il posait : il subordonnait son regard, sa parole, son geste, tout, au besoin d'envelopper ce qu'il croyait ne pas devoir faire connaître. Bien lui en valait d'agir ainsi : ses chambellans, tous de l'île d'Elbe, étaient les yeux et les oreilles des Elbois, et les Elbois leur imposaient pour ainsi dire la communication de ce qu'ils pouvaient parvenir à savoir, par un sentiment d'intérêt qui avait quelque chose de filial. De là, des commentaires sur la parole la plus simple, des jugements sur l'action la plus ingénue, des opinions sur le regard le plus indifférent. Ensuite nous étions tous connus à Porto-Ferrajo : on savait quel était l'homme de tête, quel était l'homme de cœur, quel était l'homme de courage, quel était l'homme de dévouement, et lorsqu'on voyait l'Empereur serrer la main de l'un de ces hommes, on croyait avoir lu dans son âme. Cela avait son danger ; c'est contre ce danger que l'Empereur cherchait à se mettre en garde. Je l'ai vu, à l'aspect inattendu de personnages devant lesquels il ne voulait pas se laisser pénétrer, passer tout à coup d'une conversation riante et affectueuse à une conversation sombre et décolorée, et ne plus laisser échapper un mot que l'on eût envie de retenir.

L'Empereur avait fait suivre son argenterie de campagne : c'était plus qu'il ne lui en fallait pour sa vie impériale de l'île d'Elbe. Les plus petits besoins de sa souveraineté passée étaient cent fois plus importants que les plus grands besoins de la souveraineté présente. Il était convaincu à cet égard.

Mais l'Empereur se plaignait souvent de la pauvreté de sa bibliothèque. Cependant il avait reçu avec ses bagages deux fourgons chargés de livres, et depuis son arrivée à Porto-Ferrajo il avait acheté plusieurs ouvrages. Un jour qu'il m'entretenait de sa pénurie à cet égard, je lui dis qu'il me semblait que cinq cents volumes bien choisis pouvaient remplir la vie : La vie de méditation, oui, me répondit l'Empereur en m'interrompant ; mais la vie de travail, non, car pour faire de bons livres, il faut étudier beaucoup de livres, et encore, malgré les grandes études, les bons livres sont rares. Néanmoins, l'Empereur n'a pas écrit de livres à l'île d'Elbe.

L'Empereur avait perdu l'habitude d'écrire lui-même : il n'était plus propre qu'à dicter, mais il dictait avec une facilité étonnante. L'expression lui venait toujours à propos, et jamais il ne courait après un mot. Seulement il dictait trop vite : la première fois que j'écrivis sous sa dictée, je suais sang et eau pour le suivre, et je ne pouvais pas y parvenir. Le général Bertrand écrivait comme moi, mais il en prenait tout à son aise, et pourtant il ne faisait pas attendre : c'est qu'il n'écrivait que le sens de la dictée. Il eut pitié de ma fatigue, il m'engagea à faire comme lui. Il m'assura que c'était là sa manière, que l'Empereur avait fini par en prendre son parti. Je débutais dans la carrière. Le général Bertrand en avait déjà parcouru un grand espace. Je ne pouvais pas me permettre ce qu'il se permettait. Je continuai donc à labourer péniblement. Plus tard, lorsqu'il prenait envie à l'Empereur de mettre matériellement ma plume à contribution, ce qui lui arrivait quelquefois, je le prévenais dès qu'il me devançait trop rapidement, et aussitôt il ralentissait sa marche, à moins pourtant qu'il ne fût préoccupé : alors il allait sans s'arrêter, sans écouter, et il était arrivé qu'on n'était encore qu'à moitié route. Mais jamais il ne faisait une plainte ou un reproche pour le retard : il attendait patiemment la fin de la besogne. Il prenait indistinctement pour cette opération mécanique ou le général Bertrand, ou le général Drouot, ou le trésorier Peyrusse ou moi, et le premier rencontré était le premier pris. Le général Bertrand n'aimait pas cette corvée, il l'esquivait autant que possible. Le trésorier Peyrusse faisait comme le général Bertrand : il supprimait autant de paroles qu'il pouvait. Du reste, l'Empereur ne donnait jamais des ordres pour ce travail, et c'était toujours sous la forme d'un service à lui rendre qu'il vous engageait à mettre la main à l'œuvre. D'abord il demandait si l'on avait quelque chose à faire : lorsque la réponse était affirmative, il gardait le silence, et lorsque la réponse était négative, il vous tendait un siège ou vous indiquait la place que vous deviez prendre. Je ne l'ai jamais vu de mauvaise humeur, lorsqu'on lui donnait une bonne raison pour ne pas faire ce qu'il désirait.

 

V. — CAPOLIVERI ET RIO.

 

C'est au milieu de cette situation d'ordre, de paix, de prospérité, de jouissance à l'intérieur, de considération à l'extérieur que l'île d'Elbe eut une commotion de trouble qui demanda l'appel de la force et dont l'Empereur eut visiblement le cœur navré, quoiqu'il fît des efforts pour paraître y attacher peu d'importance.

La population elboise imagina d'abord que la souveraineté de l'Empereur dispenserait l'île d'Elbe de toute imposition. On eut le tort de la laisser se bercer de cette idée trompeuse. L'époque du payement des impositions arriva, le percepteur dut poursuivre ceux qui ne payaient pas. À Capoliveri personne ne payait : le peuple de Capoliveri est la lie du peuple elbois. Lorsque le percepteur des impositions s'y rendit, la populace l'assaillit par un charivari, puis par des menaces, et il dut fuir. Le maire intervint avec énergie, mais la canaille ne respecte rien ; la voix du maire fut méconnue ; j'ai dit que c'était le meilleur maire de l'île d'Elbe, je le répète. Il n'y eut que deux ou trois propriétaires qui payèrent. On fit semblant de croire que l'Empereur ignorait ce qui se passait ; on supposa que l'intendant agissait pour son propre compte ; on savait le contraire ; ce n'étaient que des prétextes pour ne pas payer. Des gendarmes furent envoyés à Capoliveri pour être mis en garnison chez les contribuables retardataires. Alors un autre soulèvement eut lieu : la populace déclara qu'elle ne voulait rien payer, elle se décida à chasser la gendarmerie. Le maire lui-même fut menacé dans l'exercice de ses fonctions. La gendarmerie était faible, et elle dut se retirer à Longone. Le maire ne la quitta que lorsqu'elle n'eut plus rien à craindre des forcenés de Capoliveri. Un officier d'ordonnance et le secrétaire de l'intendance furent envoyés comme commissaires de l'Empereur, pour sommer les Capoliverais de payer le total de leurs impositions dans les vingt-quatre heures, et pour qu'ils eussent à faire connaître les auteurs des deux soulèvements. Le maire réunit le conseil municipal : le conseil municipal déclara aux commissaires qu'on ne pouvait ni payer ni indiquer personne. Les commissaires impériaux n'étaient pas les hommes qu'il aurait fallu choisir. L'un ne jouissait pas de l'estime publique, l'autre était sans expérience. L'Empereur envoya une colonne mobile composée de deux cents chasseurs corses, de vingt lanciers polonais et de quinze gendarmes. La colonne était commandée par le colonel Germanovski. Il avait ordre de tenir garnison chez les habitants de Capoliveri jusqu'à ce que les impositions fussent entièrement payées : elles le furent le même jour. On arrêta quelques perturbateurs. Peu de temps après, l'Empereur leur fit grâce.

Une autre commune qui se refusait aussi à payer les contributions, c'était la commune de Rio-Montagne. Rio-Montagne n'avait jamais pris part aux révoltes elboises ; les mains de ses habitants étaient pures de sang français. Avant l'arrivée de l'Empereur, entraînés par leur maire, ils avaient illicitement pris possession des mines, mais ils n'avaient commis aucun désordre, et le plus coupable d'entre eux, le maire, était chambellan de l'Empereur. Des mesures de rigueur prises contre Rio-Montagne auraient certainement eu plus de retentissement que celles qui avaient été exercées contre Capoliveri, du moins l'Empereur le croyait ainsi. L'Empereur ne comptait pas sur son chambellan ; il m'appela. Il me dit : Vous pouvez peut-être m'éviter d'avoir recours à une colonne mobile, ce qui n'est pas du tout agréable, et pour cela il faut que vous fassiez une espèce de proclamation aux Riais puisqu'ils sont tous sous vos ordres. Il ajouta : Écrivez, je vous ferai parler votre langage. L'Empereur me dicta :

Messieurs les employés et ouvriers des mines !

Sa Majesté l'empereur Napoléon, notre auguste souverain, désire que les contributions soient exactement acquittées, et les justes désirs de Sa Majesté doivent être des lois pour tout ce que l'île d'Elbe a d'hommes honnêtes et sensés. Je vous ai déjà prévenus à cet égard ; je vous donne un nouvel avis qui sera le dernier. Ceux qui refuseront de payer leurs contributions seront irrévocablement renvoyés des mines, et ils peuvent compter là-dessus : tel est mon devoir, je le remplirai.

J'ai pour vous toute l'affection d'un bon père, j'ai pour l'Empereur tout le dévouement d'un bon fils. Soyez ce que vous devez être, mon dévouement et mon affection contribueront à votre bonheur.

Le souvenir de la farine gâtée vibrait encore. Les perturbations apportées dans mon administration avaient altéré mon influence, et je répugnais à faire encore de la rigueur, parce que je n'aimais pas à la faire en vain. Je le dis franchement à l'Empereur : il me répondit que je me trompais, que les Riais me craignaient plus qu'ils ne le craignaient. Deux mois auparavant il m'avait dit : Les Riais vous aiment plus qu'ils ne m'aiment.

Cette séance fut couronnée d'une manière vraiment digne de l'Empereur. L'Empereur me dit : Écoutez, la population riaise est infiniment supérieure à la population capoliveraise ; car les Riais aiment autant à travailler que les Capoliverais aiment à ne rien faire. Si la population ouvrière de Rio montre de la bonne intention pour le payement des contributions, prêtez-lui en anticipation sur le prix de son travail, et ensuite, quant au remboursement, arrivera que pourra. L'essentiel est de ne pas les habituer à se croire dispensés de venir au secours de l'État. La population riaise paya ses impositions ; il n'y eut pas plus d'une vingtaine de travailleurs imposés qui eurent besoin de mon secours.