SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

PREMIÈRE PARTIE. — SOUVENIRS DE LA VIE DE NAPOLÉON À L'ÎLE D'ELBE

 

CHAPITRE X.

 

 

L'étiquette impériale. — Visiteurs de l'île d'Elbe. — Une cavalcade d'Anglais insolents. — Une dame anglaise. — Intrigues du colonel Campbell. — Tentative de corruption sur Pons. — Arrivée d'officiers français, corses et polonais. — Bertolosi, Colombani, Lebel, Bellina, Tavelle. — Le colonel Tavelle, gouverneur de Rio. — Le général Boinod. — Aventure amusante du général Boinod avec M. Rebuffat de Longone.

 

L'Empereur éprouvait le besoin d'être chez lui, dans un appartement arrangé selon ses habitudes, ses goûts, ses convenances, où il pût à volonté faire le souverain et le bourgeois, et en arrivant à Porto-Ferrajo on l'avait casé comme il avait été possible de le caser. Mais le temps s'écoulait : l'Empereur ne travaillait pas comme il aurait voulu travailler, et pour lui le temps qui n'était pas complètement rempli par le travail était un temps perdu.

La translation de la maison commune au palais qui devait désormais être le palais impérial des Tuileries fut une solennité de famille, et l'Empereur, se conformant à un usage populaire, fit la fête de la crémaillère. Il eut société au premier repas dans sa nouvelle demeure.

Le palais était loin d'être arrivé au perfectionnement que plus tard il devait avoir. Les constructions ainsi que les réparations avaient besoin de sécher, les boiseries d'être peintes, les chambres tapissées. N'importe, l'Empereur prenait le tout comme il le trouvait, et, malgré les observations du médecin, il y transporta ses lares. Le colonel Campbell admirait le contentement de l'Empereur.

La famille du général Bertrand remplaça l'Empereur à la maison commune, le général Drouot se contenta de ce qu'on put lui donner, et il se colloqua dans le voisinage du palais impérial.

Presque en même temps, la demeure de Longone était définitivement habitable, et rien n'empêchait l'Empereur de s'y établir pour des temps indéterminés.

Aussitôt qu'il fut installé, l'Empereur établit des règles d'étiquette, et il y eut moins de facilité pour l'approcher. Les demandes d'audience impériale étaient adressées au général Bertrand ou au général Drouot, qui prenaient les ordres de l'Empereur. L'Empereur indiquait le jour et l'heure de la réception. Il ne faisait jamais beaucoup attendre. Cette règle était sans exception, même pour les personnes du pays qui n'avaient pas des emplois. Quant au travail régulier de son empire en miniature, l'Empereur faisait appeler les employés avec lesquels il voulait travailler, et cela obligeait les employés à être constamment prêts à rendre compte et à payer de leur personne.

Les présentations étaient faites par celui des deux généraux Bertrand ou Drouot auquel on s'était adressé pour avoir audience, et il n'y avait pas d'autre cérémonial. Il était facile de reconnaître la mesure de considération que l'Empereur avait pour les personnages qu'il recevait.

On ne venait pas à l'île d'Elbe voir l'Empereur sans visiter les mines de fer, et ainsi, par contre-coup, je recevais tout le monde que l'Empereur recevait. Il n'y a pas d'exemple que je n'aie pas eu à Rio-Marine d'assez longs entretiens avec quelqu'un que l'Empereur avait entretenu à Porto-Ferrajo, et il était tout naturel qu'on s'entretînt plus librement avec un homme bonhomme qu'avec l'homme suprême que l'on venait admirer. Les visites aux mines n'étaient pas la seule chose qui me faisait tenir une place dans la représentation impériale sur notre rocher. Lorsque l'Empereur voulait fêter les visiteurs, il m'engageait à leur donner à déjeuner à Rio, et cette délégation, qui n'était pas rare, devenait quelquefois embarrassante.

L'Empereur expédiait vite les personnes pour lesquelles il n'était qu'un simple objet de curiosité, surtout lorsque ces personnes portaient un grand nom. Lorsque les visiteurs étaient pénétrés d'un grand intérêt pour les infortunes de l'Empereur, l'Empereur s'épanchait sans peine et prolongeait facilement la conversation ; lorsqu'il avait affaire à des hommes d'État d'une bonne réputation, il provoquait les discussions sur l'état du monde, et alors il enthousiasmait ses auditeurs. J'ai vu des hommes d'État distingués, qui, vingt-quatre heures après l'avoir entendu, avaient encore une fièvre d'admiration. Les visiteurs appartenant au monde commercial ou industriel, l'Empereur se plaisait infiniment à les entretenir, et les engageait à le revoir, et il les traitait avec des égards marqués, surtout quand ils lui parlaient de la supériorité de la fabrique de Lyon, car Lyon était la cité de son cœur.

L'originalité anglaise se faisait distinguer dans toutes ces visites. La présence de l'Empereur la contenait, mais hors de la présence de l'Empereur, elle se laissait aller à des inconvenances répréhensibles.

Une cavalcade de militaires anglais vinrent à Rio pour aller visiter les mines, et, au lieu de se rendre d'abord chez moi, ils me firent appeler pour les accompagner. C'était plus que de l'originalité, c'était de la grossièreté ; mais ils étaient tombés en bonnes mains. Je fus indigné contre les Anglais qui la composaient, et je défendis qu'on les accompagnât : ils furent piqués, ils s'en retournèrent, non pas sans avoir menacé de se plaindre. Restait à savoir comment l'Empereur prendrait cela. Je n'étais pas parvenu à le persuader que j'avais un caractère facile, et il pouvait croire que dans ce qui venait de se passer il y avait autant de susceptibilité de ma part que d'impertinence de la part du général anglais. Je lui écrivis :

Sire, plusieurs officiers anglais viennent d'arriver ici pour visiter les mines. Celui d'entre eux (qui, dit-on, est un général) qui paraissait être le chef de la compagnie, arrêté à deux cents pas de ma porte, a eu l'impudence de m'envoyer une personne de sa suite pour me faire dire d'aller l'accompagner.

Je devais à Votre Majesté, je devais à moi-même de punir cet oubli des convenances, et je l'ai puni. J'ai formellement refusé d'aller. J'ai défendu qu'aucun employé allât.

J'ai pensé que Votre Majesté ne serait pas fâchée de connaître la vérité de cette affaire, dans le cas où on lui en parlerait, et je me suis hâté de lui dire ce qu'il en était.

Je suis avec respect...

L'Empereur fut charmé de ce que j'avais fait. Précisément le colonel Campbell était auprès de lui lorsqu'il reçut ma lettre, et, après l'avoir lue, il lui en communiqua le contenu. Puis il lui dit avec gravité : Monsieur le colonel, je désire que vous fassiez connaître mon mécontentement à messieurs vos compatriotes ; ils ont manqué d'urbanité, et M. Pons a bien fait de leur donner une leçon de bienséance. Le colonel ne se fit pas répéter les paroles de l'Empereur ; il écrivit à ses compatriotes. En même temps, il m'écrivit : Je vous prie d'agréer mes excuses pour la bêtise d'un de mes compatriotes qui hier est allé aux mines. C'est le colonel Lemoine qui, ayant été à l'île d'Elbe avec le quartier général anglais, il y a plusieurs années, avait connu le surintendant et croyait le retrouver. J'espère que vous oublierez ce malentendu. Je répondis à cette convenance par une convenance égale.

Tous les Anglais n'étaient pas de la même trempe. Les bien élevés avaient une politesse distinguée. J'avais remarqué que les Anglais qui ne voyageaient pas ensemble ne familiarisaient pas entre eux dans les rencontres fortuites. Le colonel Campbell m'en donna une raison toute particulière : Il y a beaucoup d'Anglais de mauvaise compagnie, me dit-il, qui ne voyagent que pour dépenser et qui dépensent follement. Nos personnes comme il faut distinguent ces gens-là. Alors ils ne veulent pas les voir : voilà naturellement la cause du froid glacial qu'il y a souvent entre différentes sociétés anglaises.

Ce qu'il y avait d'uniforme dans les Anglais, à quelque classe qu'ils appartinssent, c'était l'éloge de l'Empereur, et vraiment ils paraissaient rivaliser d'expressions louangeuses.

Un soir l'Empereur me dit : Demain matin vous aurez la visite d'une dame anglaise extrêmement aimable, et qu'il faut faire partir de l'île d'Elbe satisfaite de tout ce qu'elle y aura vu. Je reçus cette dame avec empressement : elle n'était pas seulement aimable, elle avait de plus une beauté angélique. Je montai à cheval pour l'accompagner aux mines. Elle ne faisait cette visite que parce que l'Empereur l'avait engagée à la faire. Elle me répétait souvent : Faisons vite. Je dois dîner avec le grand Napoléon, et je ne voudrais pas me faire attendre. Elle avait pourtant cinq ou six heures de plus que ce qu'il lui fallait. En prenant congé d'elle, je lui donnai le conseil en riant de bien barricader son cœur, et elle me répondit aussi en riant d'être tranquille, que son cœur était voûté à l'épreuve de la bombe. Cette dame était à Londres lorsque les souverains de la Sainte-Alliance allèrent se pavaner dans cette capitale. Au milieu d'une société de premier ordre, elle dit hautement en voyant passer ces monarques : Il faut convenir que ces têtes ne peuvent pas paraître de belles têtes aux personnes qui, comme moi, ont pu admirer de près celle de l'empereur Napoléon. Et j'ai su que cette sympathie était aussi vive pour le prisonnier de Sainte-Hélène que ce qu'elle avait été pour le souverain de l'île d'Elbe.

Le colonel Campbell était extrêmement bien pour moi. Nous en étions venus à nous voir d'une manière qui avait quelque chose de plus que la froide politesse. Il me recommandait souvent de ses compatriotes, j'accueillais de mon mieux ses recommandés. Lors de mon déplorable tintamarre financier avec l'Empereur, il louait ma conduite et il alla jusqu'à m'offrir ses services, ce que je refusai avec toute l'énergie dont j'étais capable. Plus tard, il m'engagea à rentrer en France, en me promettant la protection du gouvernement anglais auprès du gouvernement français : ce conseil et cette promesse me firent frémir. Ma réponse fut bien celle que l'honneur national commandait, mais elle n'était pas telle que je l'aurais faite si je n'avais pas craint de nuire à l'Empereur. Dans une autre visite, le colonel Campbell s'expliqua plus explicitement avec ma femme : il la pressa pour qu'elle me décidât à quitter l'Empereur, toujours en assurant que la protection anglaise ne me ferait pas défaut auprès du gouvernement français. Ma femme était Française : sa douceur naturelle disparut pour faire place à son indignation. J'étais désespéré que le colonel Campbell eût pu penser de moi que j'étais capable de quitter l'Empereur sous les inspirations de l'Angleterre. C'était la première fois que j'avais eu un secret pour le général Drouot. Je voulais avoir mon libre arbitre pour terminer cette affaire, car j'y voyais ma délicatesse compromise, peut-être même ma réputation. Mais j'étais arrêté par la pensée de la situation de l'Empereur. Une affaire avec le commissaire anglais pouvait tomber pesamment sur l'Empereur. L'anxiété me dévorait ; je me jetai dans les bras du général Drouot. Le général Drouot prenait ordinairement tout avec douceur ; cette fois il prit la chose avec sévérité. Il alla de suite en rendre compte à l'Empereur ; bientôt il vint me prendre pour l'expliquer moi-même. Je dis à l'Empereur tout ce qui s'était passé. L'Empereur m'écouta avec attention ; ses traits étaient en mouvement ; lorsque j'eus fini, il dit avec une espèce d'indignation : C'est bien anglais, et puis se tournant vers moi, il ajouta : Vous me porteriez un grand préjudice si vous faisiez de cette affaire une affaire d'honneur, car je ne saurais plus rien des intentions de l'Angleterre. Campbell n'a pas l'idée de vous offenser, il fait son métier, voilà tout. Vous me prouverez votre attachement en continuant à l'écouter sans qu'il se doute que je suis instruit de ce qui a eu lieu entre vous et lui. L'Empereur me pressa encore d'écouter le colonel Campbell sans me laisser maîtriser par la vivacité. Le général Drouot lui fit observer que le colonel pouvait bien s'être aussi adressé à d'autres personnes, à l'intendant Balbiani par exemple. L'Empereur se mit à rire : Que voulez-vous, dit-il au général Drouot, que les Anglais fassent de ce pauvre diable, et quel intérêt ont-ils à ce qu'il parte ou à ce qu'il reste ? Le lendemain, l'Empereur me fit dîner avec lui, le colonel Campbell était aussi invité. Je ne compris pas cette politique. Il fut très aimable pour le colonel Campbell et le fut également beaucoup pour moi. Je crois que son intention était de resserrer mes relations avec le commissaire anglais.

Mais le cabinet de Saint-James n'avait pas choisi un sot pour surveiller l'Empereur. Le colonel Campbell était un maître renard. Les réponses claires et précises de ma femme, mes visites au palais impérial, en détruisant ses espérances, l'avaient fait renoncer à ses projets. Il vint à Rio avec des Anglais, il évita le tête-à-tête et il loua beaucoup l'Empereur.

Le colonel Campbell était un homme de fort bonne compagnie, il enveloppait sa surveillance de tant de respect qu'il fallait bien y regarder pour apercevoir la permanence de son action. Ensuite je l'ai si bien trompé au moment de notre départ de l'île d'Elbe que ma tromperie équivaut à une vengeance et que je ne puis plus lui en vouloir.

Nous éprouvions une douce jouissance en voyant des Français s'associer à notre destinée. Mais l'Empereur ne pouvait pas retenir tout le monde à son service, surtout les officiers qui demandaient à être employés dans leur grade. Il en retint seulement quelques-uns qui se contentèrent des appointements nécessaires aux besoins de leur existence. Le nombre en fut petit.

Le général de brigade Bertolosi, Corse, avait commandé la place de Milan, et l'Empereur lui donna le commandement de la place de Porto-Ferrajo. C'était un digne homme qui ne s'occupait que de son service.

L'adjudant général Lébel débarqua avec une vieille dame que l'on croyait son épouse et une demoiselle qui passait pour être sa fille. L'Empereur était à Longone, il fit appeler le nouveau venu. Le nouveau venu se mit immédiatement en route pour Longone : il se fit accompagner par ses deux dames. La demoiselle était vraiment jolie, elle ajoutait à sa beauté en la faisant adroitement valoir ; elle connaissait le monde. Tous les officiers de la garde impériale témoignaient hautement le désir que l'Empereur donnât le commandement de Longone à l'adjudant général Lébel. La chose paraissait pour ainsi dire décidée. Que se passa-t-il à Longone ? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est qu'à son retour de Longone, l'Empereur ne fit aucune attention à l'adjudant général Lébel et qu'on ne parla plus du commandement. Il plaça la demoiselle auprès de la princesse Pauline. À Paris, je voulus parler pour lui à l'Empereur. L'Empereur me dit : Cet homme ne mérite pas votre estime ; et si je le place, je le placerai dans un lieu sans importance. Dans l'exil j'eus la preuve personnelle que l'adjudant général Lébel était un homme de peu de délicatesse.

Le chef de bataillon Tavelle, vieillard corse, avait longuement servi sous le gouvernement papal. L'Empereur fit un acte de charité en lui donnant un emploi pour vivre, car c'était un homme hors de tout service. L'Empereur lui avait dit : Colonel, vous irez commander à Rio, et il alla commander à Rio. Mais de ce que l'Empereur, sans y faire attention ou par politesse, lui avait dit colonel, quoiqu'il ne fût que chef de bataillon, il arriva à Rio avec les épaulettes de colonel, et lorsqu'on lui demandait pourquoi, il répondait : Si je ne portais pas ces épaulettes, je donnerais un démenti à l'Empereur qui m'a traité de colonel ! Cet excellent vieillard avait eu la faiblesse d'acheter des épaulettes de colonel, sacrifiant ainsi les quelques écus qu'il avait encore à un titre fictif, et il était fier de son sacrifice.

Rio n'avait d'autres fortifications que la tour de vigie et cinq canonniers garde-côtes pour toute garnison. L'Empereur y envoya ensuite quatre cavaliers pour les besoins de mon administration. Le bon colonel Tavelle s'exagérait les devoirs de sa place. Rien n'aurait pu le faire volontairement sortir du territoire de la commune sans une autorisation expresse de l'Empereur. Le général Drouot, son chef immédiat, ne cessait pas de lui dire que son gouvernement n'était qu'une fiction, qu'il pouvait aller où il voudrait, et que l'Empereur serait bien aise de le voir à Porto-Ferrajo : il prétendait que désormais il ne pouvait saluer l'Empereur que dans le lieu que l'Empereur lui avait assigné. Ce brave homme n'avait en tout que quatre-vingts francs par mois. L'Empereur m'avait dit : Je sais que vous aurez des égards pour lui. Je n'avais pas besoin d'excitation pour tâcher de lui rendre la vie douce ; j'avais pris toutes les précautions de délicatesse afin de lui faire accepter ma table : jamais il ne voulut y consentir. J'avais même beaucoup de peine à lui faire quelquefois accepter ma soupe. Somme toute, il avait des ridicules, mais il était soldat d'honneur.

Nous eûmes aussi un chef d'escadron polonais. Tous les Polonais qui avaient suivi l'Empereur dépassaient le chef d'escadron en supériorité. Il s'appelait Bellina. Son épouse était Espagnole : Mme Bellina n'était pas une beauté extraordinaire, mais sa figure avait un charme inexprimable, qui séduisait. Je ne crois pas qu'aucune Castillane ait jamais mieux dansé le fandango : danse enivrante qui se prête si bien au développement de toutes les grâces. La précieuse Espagnole devint aussi une des dames de compagnie de la princesse Pauline. Ensuite Mme Bellina fut jetée sur les rivages de la mer du Sud à Lima, où, honorée et honorable, elle tenait, il y a quelques années, un grand pensionnat de demoiselles.

Walter Scott a parlé d'un officier corse qui alla trouver l'Empereur pour lui offrir ses services, et dont il a mal dit le nom : c'était le chef de bataillon Colombani. M. Colombani sortait de l'armée italienne. C'était un brave, mais, en dehors de la bravoure, il avait peu de qualités sociales. Son orgueil allait jusqu'à la bêtise, ce qui l'exposait à des querelles qui finissaient souvent par le conduire sur le terrain. Il dut tirer l'épée contre un des meilleurs officiers de la garde : le jugement de Dieu fut juste, M. Colombani reçut une blessure. Il était l'offenseur. Cet officier avait aussi une jolie femme. On disait que cette dame était Corse, je crois qu'elle était Capraïaise ; elle devint un des plus beaux ornements de la cour impériale. L'Empereur l'attacha à la princesse Pauline en qualité de dame de compagnie. Canova, juge suprême en fait de beauté, avait surnommé la princesse Pauline la Vénus moderne, et, s'il avait vu les trois dames de compagnie de cette princesse, il aurait dit que c'étaient les trois Grâces. Mme Colombani n'était pas seulement jolie, aimable, elle était aussi exemplaire par la sagesse de la conduite. Elle n'avait pas été heureuse en amour ; dans sa toute première jeunesse, elle avait été fiancée au brave colonel Eugène, officier corse, d'une grande espérance, et qui mourut glorieusement au champ d'honneur avant que l'hymen eût couronné sa tendresse.

Le matin du duel du commandant Colombani, l'Empereur m'avait fait appeler, et, en arrivant à Porto-Ferrajo, je trouvai le général Drouot chez moi. Il me pria de ne pas perdre de temps pour aller mettre la paix entre les combattants. J'oubliai l'Empereur, je courus, l'affaire était faite. L'Empereur ne me fit point de reproches de mon retard ; mais il me blâma de ce que j'avais consenti à servir de témoin dans un duel de crânerie ; il changea de langage, lorsque je lui eux (sic) fait connaître la mission pacifique que j'allais remplir dans cette querelle.

Une arrivée plus importante vint réjouir l'Empereur. C'était l'arrivée du respectable général Boinod, ancien inspecteur général aux revues, et l'un des hommes les plus vertueux de l'armée. L'île d'Elbe allait trouver un autre général Drouot dans le général Boinod. Un homme d'environ soixante ans débarqua à Porto-Ferrajo. L'Empereur était à Longone. Le nouveau venu se disposa à y aller ; simple et modeste, monté sur un des misérables chevaux du pays, il se dirigea mesquinement vers le but de son voyage. En général, la longue habitude d'un grand pouvoir donne un air de commandement ; le général Boinod n'avait rien en lui qui pût faire soupçonner son passé : c'était pleinement et entièrement l'apparence d'un bon homme. M. Rebuffat, en commission pour l'Empereur, retournant de Porto-Ferrajo, ayant la même route à faire que le général Boinod, l'accosta et l'accabla de questions. M. Boinod ne répondait que par des monosyllabes, et plus il était réservé, plus M. Rebuffat était curieux. À Longone, il n'y avait point d'auberge : M. Rebuffat engagea son compagnon à dîner chez lui. Tandis que le général Boinod se mettait à table, M. Rebuffat fut rendre compte de sa mission, et raconta à l'Empereur comme quoi il s'était acheminé avec un bon homme qui venait tout exprès pour le voir et qui était peut-être le plus vieux de ses amis. L'Empereur dînait ; il demanda à M. Rebuffat quel était le nom de ce vieil ami : Ma foi, Sire, lui répondit M. Rebuffat, c'est Toisot, ou Poisot ou Noisot, je ne sais. Mais il est facile à reconnaître, car de ma vie je n'ai vu un homme aussi sourd, et à ce mot, l'Empereur l'interrompant avec vivacité lui demanda s'il ne voulait pas dire Boinod. M. Rebuffat ayant assuré que c'était cela, l'Empereur bondit ; il envoya le général Bertrand chercher le général Boinod. Le général Bertrand, pressé par l'Empereur, alla en courant chez M. Rebuffat, entra précipitamment, et presque effaré il demanda le général Boinod. Personne ne se doutait qu'il y avait là un général : on dit au général Bertrand que dans la salle à manger il y avait bien une personne qui mangeait, mais que cette personne n'était pas un général, et pour l'en convaincre on la lui fit voir : le général Bertrand reconnut le général Boinod. Il l'enleva sans lui donner le temps de se reconnaître, de faire un peu de toilette, et il le conduisit à l'Empereur. L'Empereur l'attendait sur le seuil de la porte. Il lui tendit la main avec effusion, le conduisit à table, le plaça à côté de lui pour lui faire continuer son repas. L'Empereur répéta plusieurs fois au général Boinod : Vous me faites bien plaisir. Il veilla lui-même à ce que le général Boinod fût bien logé. Les proches de M. Rebuffat ou ses gens, qui, trompés par la simplicité du général Boinod, n'avaient pas voulu qu'il pût avoir ce rang honorable, maintenant étonnés des égards que l'Empereur avait pour lui, de l'empressement que le général Bertrand avait mis à venir le chercher, à l'embrasser, en faisaient un maréchal, un prince, un roi, et peut-être même un empereur. Cinq minutes après, tout Longone faisait des commentaires sur le grand personnage déguisé qui était venu trouver l'Empereur. De ce que l'Empereur était allé l'attendre sur le seuil de la porte, au haut de l'escalier, on tirait la conséquence précise que c'était une tête couronnée, mais que ce n'était pas une tête impériale, parce que pour une tête impériale, l'Empereur aurait attendu à l'entrée principale de son palais. M. Rebuffat prêtait beaucoup à toutes les balivernes de cette illusion, parce que dans son trouble il avait cru entendre que l'Empereur disait au général Boinod mon frère. Il aurait illuminé si on ne lui avait pas fait observer que l'illumination trahirait l'incognito de l'illustre visiteur.... Le lendemain, tout était éclairci. Le général Boinod remplissait les doubles fonctions de commissaire ordonnateur et d'inspecteur général aux revues. Il avait pour adjoint M. Vauthier[1].

 

 

 



[1] M. Vauthier, employé à Florence dans l'administration militaire, sous les ordres de l'ordonnateur Mazade, se rendit à l'île d'Elbe en quittant la Toscane, et l'Empereur le plaça auprès de l'ordonnateur Boinod. Ce M. Vauthier fut ensuite nommé adjoint aux commissaires des guerres.