Administration des mines de Rio par Pons de l'Hérault. — Il sauve les revenus de la mine en 1814. — M. de Scitivaux. — La discussion au sujet des revenus des mines de Rio. — La question des farines : essai de distribution de mauvais pain aux mineurs. — Napoléon et les ouvriers. — Pons socialiste. — Entêtement honorable de Pons. — Intervention de Drouot et de Peyrusse. — Remplacement de Pons demandé par Madame mère. — Les amis de Pons à la cour elboise. J'ai dit que je tenais, directement ou indirectement, plus ou moins, à presque tous les anneaux de la chaîne sociale que l'Empereur avait parcourue à l'île d'Elbe, et que forcé à parler de moi lorsque je ne voudrais parler que de lui, je m'étais abstenu de donner à mon ouvrage le titre d'histoire de l'Empereur. L'épisode dont il va être question prouvera que je n'avais pas tort. Le règne elbois n'a rien eu de plus important. Les mines de fer de l'île d'Elbe appartenaient à la Légion d'honneur ; c'est au nom de la Légion d'honneur que j'en avais l'administration générale. Pendant plusieurs années l'administration fut chargée de la recette, et cette recette se faisait sans frais. La protection fit changer cet état de choses. La recette fut donnée à M. Scitivaux, payeur de la 25e division militaire. Ce changement coûtait environ quinze mille francs par an à la Légion d'honneur. Je fis tout ce qui dépendait de moi pour que le changement n'eût pas lieu. Investi de la confiance du grand chancelier, sûr de son approbation particulière, je luttai contre le grand trésorier et je fus sourd aux conseils de la grande duchesse Élisa qui m'engageait à laisser aller. M. Scitivaux était un fonctionnaire extrêmement honorable. Mais son choix n'était qu'une faveur onéreuse pour la Légion d'honneur. La princesse Élisa ne s'en était pas cachée ; elle m'avait dit : Ne m'empêchez pas de lui faire avoir cette jolie bague. Le grand chancelier n'était pas seulement mon chef public : il était aussi mon ami privé. Je lui confiais toutes mes pensées : je n'avais aucun secret pour lui. Le grand trésorier m'avait pendant de longues années donné des marques d'affection ; j'avais vécu dans son intimité. La lutte fut vive, mais c'était la lutte du pot de terre contre le pot de fer, et je succombai. Arriva le renversement moral et politique de l'Europe. La grande-duchesse Élisa déserta son poste ; le prince Félix la suivit. M. Scitivaux dut alors quitter Florence. Les agents de M. Scitivaux ne pouvaient le remplacer officiellement qu'en sa qualité de payeur. Je pris la recette. Je me hâtai de faire rentrer ce qui était dû à la Légion d'honneur. J'acceptai des effets lorsqu'il ne me fut pas possible d'avoir de l'argent. J'avais ainsi sauvé plus de deux cent mille francs. Mais il ne suffisait pas d'avoir sauvé le bien de la Légion d'honneur : il fallait encore le lui conserver. Je pris une décision hardie, celle qui me parut la moins compromettante. Je me donnai l'apparence de n'avoir rien conservé pour pouvoir tout conserver : je soldai tous les comptes, de manière qu'il n'y eût plus ni créanciers, ni débiteurs ; la caisse était vide, je la montrai même obérée ; l'administration n'avait rien, absolument rien, que du minerai à exploiter. L'ennemi pouvait venir : j'avais cessé de craindre. J'avais exactement instruit le grand chancelier de ce que j'avais fait et de ce que je voulais faire pour pouvoir retourner en France sans m'exposer à compromettre les fonds que je possédais. Alors je ne me doutais même pas de la rentrée des Bourbons. L'île d'Elbe était complètement bloquée : aucune voie de communication n'était ouverte. L'île était menacée de tomber au pouvoir des Anglais ou des Autrichiens, peut-être même au pouvoir des Napolitains. La conduite de la princesse Élisa rendait cela possible, et les Longonais y croyaient, car de Naples on leur donnait cette certitude. C'est alors que l'Empereur arriva à Porto-Ferrajo, et qu'il chargea le général Drouot de prendre possession des mines. Je ne fus pas trop rassuré par l'arrivée inattendue de l'empereur Napoléon : mon esprit était imbu de son omnipotence despotique. Je mis les registres à l'abri. Mais lorsque le général Drouot prit possession des mines, je lui trouvai un caractère si noble, des intentions si louables, que rien ne m'autorisait à lui taire ma conduite. Je racontai donc au général Drouot tout ce que j'avais fait. Je ne lui cachai rien, absolument rien. Le général Drouot me loua beaucoup. Il me parla du ton le plus amical, le plus persuadé de ce que la Légion d'honneur ferait d'avantageux pour moi. Il me sembla que j'avais acquis dans ses sentiments d'affection. En effet, le général Drouot, croyant m'être utile auprès de l'Empereur, lui répéta ce que je lui avais raconté : l'Empereur se crut en droit de s'emparer de la somme que j'avais entre mes mains. Il consulta son trésorier. Le général Bertrand approuva l'Empereur. Le général Drouot ne l'approuva pas. Le général Bertrand m'écrivit par ordre de l'Empereur, sous la dictée de l'Empereur, pour me faire ou pour me répéter des demandes auxquelles j'avais déjà répondu, et cette lettre n'avait visiblement pour but que d'arriver aux quelques mots suivants : Je vous prie également de m'indiquer la situation actuelle des mines, ce qu'elle a versé cette année, et ce qui reste aujourd'hui.... Le général Drouot suivit immédiatement cette lettre. Il me fit part des intentions de l'Empereur, je lui répondis : que je ferais ce qu'il ferait lui-même en pareille circonstance, que j'agirais selon ma conscience. Le général Drouot continua ma phrase en ajoutant : que la conscience était le meilleur de tous les guides. Je n'avais pas besoin des paroles du général Drouot pour prendre le parti que je croirais le plus honorable ; cependant elles me fortifièrent dans la résolution de ne pas céder aux exigences de l'Empereur. Le général Drouot prévoyait un orage ; il était fâché d'avoir parlé. Mais s'il n'avait pas parlé, moi j'aurais parlé, et un peu plus tôt, un peu plus tard, ce qui allait arriver serait arrivé. Je me gardai de lui faire des reproches. Je me rendis chez le général Bertrand. Nous parlâmes assez longuement de l'administration, mais il n'était guère à la conversation : une pensée l'occupait, le gênait. Il m'annonça que l'Empereur me réclamerait les fonds que j'avais en caisse. Je répondis de suite : que je ne pouvais pas consciencieusement satisfaire aux désirs de l'Empereur, et que je m'abstiendrais. Le général Bertrand ne discuta pas ; il me dit : Allons à l'Empereur. L'Empereur allait sortir, il était sur le seuil de la porte. Le général Bertrand lui adressa quelques mots à voix basse. L'Empereur se tourna vers moi, il me dit d'un ton sévère : Pourquoi ne voulez-vous pas me remettre cet argent ? Cette brusque sévérité ne m'intimida pas. La nature de mon caractère me rend propre aux circonstances difficiles. J'ajoutai à la réponse que j'avais faite au général Bertrand : que cet argent appartenait au gouvernement français, quel que fût ce gouvernement. L'Empereur me regarda, leva les épaules et me tourna le dos. Le général Bertrand m'assura que je venais de blesser Sa Majesté. La parole du général Bertrand n'était pas altérée comme celle de l'Empereur venait de l'être. Il me parlait avec calme. Il ne me pressa pas même beaucoup d'obéir. Cela lui paraissait indifférent. À dater de ce jour, tout fut pour moi ou contre moi, hargneux, exigeant, inquisiteur, et il me fallait réunir toutes les forces de mon âme pour résister à l'amas des tracasseries que je trouvais sans cesse sur mon passage. Ma vie de cour était scabreuse. Aussi j'étais constamment prêt à y renoncer. Le général Drouot me retenait. Ces misères durèrent près de quatre mois. L'Empereur ne voulait pas que l'on pût croire qu'il donnait des ordres dont l'exécution était impossible. C'était plus positivement sous ce rapport qu'un refus d'obéissance passive l'offensait. La susceptibilité de l'amour-propre était en jeu. Une longue habitude du commandement absolu, sous lequel tout le monde pliait, avait donné un grand empire à cette susceptibilité. Il aimait à répéter que le grand maréchal Duroc ne lui avait jamais dit non. Cela était rigoureusement vrai, mais voici comment. Lorsque l'Empereur disait au général Duroc : Faites telle chose, le général Duroc lui répondait : Oui, Sire, et si la chose n'était pas faisable, il allait se promener, puis il revenait à l'Empereur lui expliquer par des sornettes pourquoi il n'avait pas pu satisfaire à son désir. L'Empereur ne se fâchait jamais de l'explication, alors même qu'il s'apercevait qu'elle n'était pas explicite. Mais tout le monde ne pouvait pas se permettre de faire ce que le général Duroc faisait : il n'y avait pas deux Durocs pour l'Empereur. Quant à moi, ici, pour l'ordre que me donnait l'Empereur, il n'y avait pas à calculer ; un oui, c'était obéir ; un non, c'était désobéir. Je disais non. Ma désobéissance était pleine et entière. L'Empereur ne pouvait pas le voir autrement. L'emploi d'administrateur général des mines de l'île d'Elbe était, sans comparaison, le plus rétribué de tous les emplois de l'île. L'Empereur était accablé de solliciteurs. Les proches de la famille impériale s'agitaient beaucoup en faveur d'un gentilhomme corse pour lequel Madame mère avait une extrême bienveillance. Mon refus de verser les fonds dont je me croyais le dépositaire responsable n'était plus un mystère pour personne. On disait à l'Empereur que je ne lui obéissais pas parce que je ne le considérais plus comme le grand Napoléon. C'était sa fibre la plus irritable. L'Empereur se révoltait à l'idée qu'on voulait l'amoindrir. Il veillait à sa grandeur impériale comme à sa gloire militaire, même plus encore. Il avait peut-être raison. Sa gloire militaire était un fait immortel bien accompli, que rien ne pouvait détruire, ni même altérer, et dont la célébrité, indépendante des vicissitudes humaines, était devenue l'apanage des siècles. Il n'était pas de même de sa grandeur impériale. Quelle qu'eût été l'immensité de cette grandeur, les destins l'avaient brisée, et lui seul, comme homme, comme grand homme, était resté au-dessus des événements. C'était surtout l'homme que l'on respectait dans l'Empereur. Ce respect, je le professais de toutes les facultés de mon âme. J'aurais considéré comme une profanation sacrilège toutes les paroles qui auraient exprimé un sentiment contraire. Je l'aurais bravé s'il avait été tout puissant. J'avais dit à l'Empereur : Jamais un homme puissant ne m'a intimidé. Ce qui n'empêche pas d'être humble devant le malheur. L'Empereur n'avait pas été blessé par ces paroles, puisqu'il en avait parlé avec éloge au général Dalesme. Il était convenu entre le général Drouot et moi que je travaillerais avec l'Empereur. Cependant, depuis mon refus d'obéissance, l'Empereur avait observé au général Drouot que, s'il était à Paris, je n'aurais pas la prétention de travailler avec lui, et le général Drouot, peut-être par ordre, m'avait répété cette observation. C'était une erreur de la part de l'Empereur : s'il avait été à Paris dans les conditions où il était à Porto-Ferrajo, où j'étais moi-même, ce que je lui demandais à Porto-Ferrajo, je le lui aurais demandé à Paris, et peut-être avec plus de force. Ici les paroles de l'Empereur n'étaient pas d'accord avec ses actions. Blessé par mon refus de lui obéir, dans l'idée malencontreuse que je voulais le faire descendre du haut de sa grandeur impériale, il avait, après coup, paru se plaindre de ce que je voulais travailler directement avec lui, et, lorsque je restais un peu de temps sans aller personnellement prendre ses ordres, négligence à laquelle j'étais assez enclin, il me faisait appeler pour me les donner. Aussi son opinion n'était pas arrêtée à mon égard. Moi, mon parti officiel était pris. C'était toujours à lui que j'accusais réception des ordres qui ne venaient pas de lui ; c'était à lui que je rendais compte de leur exécution ou de leur non-exécution ; c'était à lui que je faisais mes rapports administratifs. On offrit à l'Empereur d'administrer les mines pour la moitié des appointements dont je jouissais. Un chambellan me fit connaître ce que l'on écrivait à cet égard. Je mis de suite l'Empereur à son aise. Je déclarai au général Drouot que si l'on touchait à mes émoluments, je quitterais immédiatement. Parler au général Drouot, c'était parler à l'Empereur, du moins en ce qui me concernait. Le général Drouot m'en avait prévenu, en me demandant si cela me convenait. Je ne voulais pas que l'on me marchandât, particulièrement au milieu des circonstances difficiles dans lesquelles l'on m'avait placé. Il me semblait qu'il y aurait eu quelque chose d'avilissant pour moi si j'avais débonnairement consenti à cesser d'être ce que j'avais été jusque-là. Mon bagage était prêt, mais personne ne me dit rien. L'Empereur ne me fit pas même soupçonner ce qui avait eu lieu. Cependant je sus plus tard qu'il avait deux fois refusé les services à bon marché, et je fus touché de son silence de délicatesse. La première fois qu'on avait demandé ma place à l'Empereur, celui qui la lui demandait, une heure avant de la lui demander, était sous le coup d'une prise de corps, par suite d'un jugement commercial, et, prosterné à mes pieds, il me suppliait d'être son sauveur, comme je l'avais été plusieurs autres fois. Je payai pour lui... Le chambellan Vantini l'avait raconté à l'Empereur, et, quelques jours après, l'Empereur me loua de ce que j'avais fait pour un vilain homme. Mais ce vilain homme était auprès de lui, il y resta, et lorsque nous quittâmes l'île d'Elbe, il me remplaça... L'Empereur avait des aveuglements volontaires vraiment incompréhensibles. Je viens de parler du maire de Rio-Montagne. L'Empereur donnait carrière aux intrigants, car il leur prêtait l'oreille. Il écoutait facilement ce qu'on lui disait. Il était toujours en garde. Triste condition que celle qui fait penser que le mauvais côté du genre humain est précisément le genre humain (sic) ! On fit croire à l'Empereur que les deux gardes-côtes de surveillance pour empêcher qu'on ne volât le minerai étaient une dépense inutile, et, l'Empereur, ne voyant que l'économie, supprima ces deux embarcations. Il s'en rapporta aux instigations qui lui créaient des prétextes pour me tourmenter. Mais les marins de ces deux embarcations allaient se trouver sans emploi : je réclamai dans leur intérêt. L'Empereur s'impatienta : je donnai ma démission ; je la motivai sur ce que des affaires de famille réclamaient ma présence dans ma patrie. J'adressai ma démission au général Drouot pour qu'il la remît à l'Empereur. Il me la rapporta, et il me pria instamment de ne pas lui donner cours. Il dit à mon épouse : qu'il ne serait jamais pour rien dans ce qui me ferait séparer de l'Empereur. Je fis ce qu'il désirait. Le même jour, l'Empereur m'envoya chercher. Je n'allais plus auprès de lui qu'à mon corps défendant : c'était pour moi une corvée. Je trouvai l'Empereur doux comme un agneau : il ne me dit pas un seul mot de mon service ; il m'accabla de questions d'État, des plus hautes questions d'État. Sans s'informer si j'étais à même de lui répondre, lorsqu'il se fut bien contenté, il me dit : À revoir. Que signifiait ce qui venait de se passer ? Je n'ai jamais pu m'en rendre bien compte. L'avant-veille, l'Empereur avait été mal pour moi. Il m'avait demandé avec un froid glacial si je persistais toujours dans mon entêtement, et, sans me donner le temps de lui répondre, il s'était brusquement retiré, ce qui, dans de semblables circonstances, annonçait le plus haut degré de sa mauvaise humeur. Je cherchai à deviner, et, ne pouvant trouver, j'attribuai cette mansuétude à quelque récit bienveillant de mon vieil ami le général Dalesme ou de mon nouvel ami le général Drouot. L'Empereur avait expressément chargé M. le trésorier Peyrusse de me voir pour vaincre ce qu'à tort il appelait mon entêtement. M. Peyrusse, par son âge, par sa jovialité de tous les moments, de toutes les circonstances, n'était pas un homme imposant ; mais, franc et loyal, plein d'esprit, ne disant jamais de mal de personne, il méritait d'inspirer une grande confiance. Je le reçus avec plaisir. Mais quels sont les moyens pour combattre victorieusement un homme qui est dans la ligne du devoir et qui ne veut pas la quitter ? Il n'y a que des moyens pernicieux, immoraux, et M. Peyrusse était incapable de les employer. D'ailleurs, l'Empereur voulait me vaincre par le raisonnement. M. Peyrusse trouva que le raisonnement n'était pas possible, car, en son âme et conscience, il était convaincu que le droit était de mon côté. Il épuisa donc l'éloquence des banalités ; je restai inflexible ; alors M. Peyrusse s'écria, mais sur le ton de la plaisanterie : L'Empereur vous enverra des grenadiers. Et je lui dis sur le même ton : Que ces grenadiers soient plus forts que moi, car je me défendrai, et, s'ils sont plus faibles que moi, je les jetterai par la croisée. Certainement aucune personne de bon sens n'imaginera que je prononçai sérieusement ces paroles. M. Peyrusse avait ri, moi, j'avais ri. La chose n'était susceptible d'aucune importance, mais M. Peyrusse la raconta à l'Empereur. L'Empereur la prit au sérieux ; néanmoins il ne s'en fâcha pas. M. Peyrusse était loin d'avoir eu une mauvaise intention en faisant ce rapport. Il voulait tout simplement faire rire l'Empereur comme nous avions ri. Son intention était si inoffensive, qu'il disait en même temps à l'Empereur que j'avais l'héroïsme de la délicatesse. M. Peyrusse et moi, nous nous séparâmes comme si nous étions réunis, pleins d'estime l'un pour l'autre. M. Peyrusse avait commencé par me dire qu'il ne venait pas me trouver de son plein gré. J'entre dans tous ces détails, à l'égard de M. Peyrusse, parce que plusieurs notabilités l'avaient injustement soupçonné de jeter l'huile sur le feu. Durant tous ces débats accablants, M. Peyrusse fut parfait pour moi, et, plus d'une fois, il ne craignit pas de déplaire à l'Empereur. Sans doute en sa qualité de trésorier, il ne comprenait que le tintement des écus. Je fis un appel à l'affection du général Drouot pour qu'il intervînt sérieusement entre l'Empereur et moi, et mon appel tourmenta ce digne homme. Il me demanda en grâce de ne pas le mêler à cette déplorable affaire. Dès lors, je m'abstins de tout ce qui aurait pu lui faire croire que j'étais dans la nécessité de recourir à lui. Et comme si l'affaire de l'argent n'était pas suffisante pour m'occasionner de cruels soucis, il en survint une autre qui, pendant une semaine, augmenta mon tourment. La farine pour les approvisionnements de siège avait été consignée dans un mauvais état. La troupe refusait le pain que cette farine produisait. Il y avait eu des murmures militaires caractérisés. Alors on mit dans la tête de l'Empereur de faire manger cette farine aux ouvriers des mines. L'Empereur décida que je ferais faire une distribution aux mineurs, comme si pour un pauvre morceau de pain, la bouche de l'ouvrier ne valait pas la bouche du soldat. Le général Bertrand me transmit les ordres de l'Empereur. Ces ordres me pétrifièrent. J'étais indigné. Mon premier mouvement fut de jeter le manche après la cognée, de m'en aller. Plus calme, je montai à cheval pour aller déclarer à l'Empereur que je n'exécuterais pas ses ordres, et, avant de me présenter à l'Empereur, j'entrai, selon mon usage, chez le général Drouot. Celui-ci me trouva trop agité pour parler à l'Empereur ; il me conseilla de faire un essai, et je rentrai de suite à Rio pour essayer. Je me hâtai de réunir tous les employés et tous les chefs de poste. Nous essayâmes immédiatement. La mauvaise farine donna du mauvais pain. Le général Drouot put se convaincre que le refus des ouvriers n'avait rien de blâmable. En sa présence, j'écrivis à l'Empereur, et lui communiquai ma lettre. Le général Drouot y trouva quelques expressions qui pourraient être prises en mauvaise part. Je refis ma lettre presque sous sa dictée. La voici : Sire, Je me plais à croire que Votre Majesté est convaincue de l'empressement que j'ai mis à satisfaire à l'ordre qu'elle m'avait donné, de faire distribuer de la farine aux ouvriers des mines. Mais cette farine a fait du mal à beaucoup de travailleurs ; tous les travailleurs refusent de la prendre. Je suis sûr que ce refus n'est pas l'effet d'une cabale. Sire, mon devoir est d'obéir à Votre Majesté en ce qu'elle m'ordonne de juste, et de me faire obéir par ceux qui me sont légalement subordonnés. Mais, Sire, mon devoir est aussi de représenter à Votre Majesté qu'il ne serait pas juste que des malheureux qui ne mangent que du pain, dont les trois quarts ne boivent que de l'eau, fussent forcés à manger du mauvais pain, et, dans tous les cas, ce ne sera pas moi qui aurai le triste courage de les y forcer. J'ai l'honneur de prier Votre Majesté de vouloir bien me dicter une règle de conduite. Je suis avec respect, etc. J'avais fait un peu de contrebande avec le général Drouot. J'avais ajouté quelques mots à sa dictée. Ce fut précisément les mots que l'Empereur remarqua de suite. Le général Drouot m'en fit un reproche tout amical. L'Empereur m'appela. Le général Bertrand était avec lui. L'Empereur me dit qu'il était loin de vouloir faire du mal aux ouvriers. Il m'engagea de tenter un autre essai en mêlant de la mauvaise farine avec de la bonne farine. Mais il ne me prescrivit pas cette mesure. L'inflexion de sa voix donnait à sa parole quelque chose de paternel qui me subjuguait. J'allais consentir, quand le général Bertrand me dit en parlant des ouvriers des mines : Il faut que ces gens-là vous obéissent, et voilà tout. Ce langage de dureté était si extraordinaire qu'il m'étonna tout à fait, et, maîtrisé par l'étonnement, peut-être aigri par ce qui le causait, je lui répondis avec un ton au moins égal : Il faut que ces gens-là me désobéissent, si je leur commande de s'empoisonner, et voilà tout. Le premier mouvement de l'Empereur fut de sourire, mais ce ne fut qu'un mouvement, et, reprenant son air grave, il allait me parler, quand le général Bertrand m'adressa encore ces mots : Cependant le maire de Rio-Montagne, qui doit aussi s'intéresser aux ouvriers puisqu'ils sont ses administrés, vient de m'assurer que, sans murmure, ils feraient tout ce que vous voudriez, et il m'a également assuré que plusieurs ouvriers n'avaient pas du tout trouvé mauvais le pain de la farine qu'on appelle gâtée. Cela m'expliquait pourquoi la bonne nature du général Bertrand était un moment sortie de son caractère. Il croyait qu'il n'y avait que de la mauvaise volonté en jeu. L'Empereur vit facilement que j'allais répondre avec sévérité : Ce serait par trop odieux, dit-il, que le maire de Rio-Montagne voulût, sans nécessité, faire du mal à ses concitoyens, et la raison repousse cette pensée. Je répondis vivement à l'Empereur : Mais il y a une nécessité pour le maire de Rio-Montagne. — Laquelle ? répliqua l'Empereur avec autorité. Et j'ajoutai avec rudesse : Celle de flatter Votre Majesté. L'Empereur ne s'attendait pas à cette nécessité. Il regarda le général Bertrand avec expression. Je me décidai à me taire ; je sentais que j'étais entraîné, que j'irais trop loin. Ce n'était pas le compte de l'Empereur ; mon silence ne lui plaisait pas ; il me força de le rompre. Parlez, répéta-t-il plusieurs fois, parlez ! Nous sommes seuls, vous n'avez rien à craindre. Et je lui parlai ainsi : Sire, j'avais prié Votre Majesté de me permettre de ne jamais l'entretenir du maire de Rio-Montagne, et je suis fâché que Votre Majesté n'attache aucune importance à ma prière. Je cède donc à la contrainte qu'elle m'impose. Ce maire est aujourd'hui de service auprès de Votre Majesté ; il écoute peut-être. Il vient de me saluer profondément : je ne l'ai même pas regardé. Que Votre Majesté le fasse appeler ; alors Votre Majesté verra comment je sais être vrai. Je n'ai pas besoin de secret ; le secret n'est bon que pour ceux qui sont à craindre, et je ne crains rien. J'évite d'attaquer lorsque je puis l'éviter, mais lorsque j'y suis obligé, j'attaque en face, surtout les gens sans délicatesse, et en ce moment, Votre Majesté peut facilement s'en convaincre. L'Empereur ne me pressa plus. Il se borna à me témoigner le désir qu'il avait de me voir tenter un autre essai. Je fis ce second essai ; je le fis avec toutes les précautions possibles, en exigeant que le médecin et le chirurgien fussent sans cesse sur pied, et bien m'en valut, car vingt-quatre heures après la seconde distribution, il y avait cent mineurs indisposés. Mon parti était pris. Cette distribution ne s'était pas faite sans peine ; j'avais été presque forcé de l'imposer ; ce qui me faisait saigner le cœur, mais j'avais mangé moi-même de la qualité du pain que les ouvriers mangeaient. J'avais prêché d'exemple. Le général Drouot savait de quelle manière je m'étais comporté, et il en avait rendu compte à l'Empereur ; il lui parut que l'Empereur en était touché ; néanmoins l'Empereur ne m'en parla pas. L'Empereur attendait mon rapport définitif : je le lui fis par écrit et verbalement. Je concluais à l'impossibilité absolue de persister à la distribution de la mauvaise farine : Soit, me dit-il, à l'impossible nul n'est tenu, et je ne demande pas des choses impossibles. Ce n'était pas là un langage de fâcherie, mais ce n'était pas aussi un langage de satisfaction, et je méritais certainement qu'il me louât, car j'avais fait pour lui ce que très certainement je n'aurais pas fait pour moi. Ainsi finit cette affaire qui dans son principe avait prêté à me donner l'apparence d'être décidé à une résistance systématique, et j'avoue que je fus aux anges de n'avoir plus à m'en occuper. Ce n'est pas vivre que de passer sa vie à discuter, surtout à discuter avec un homme tel que l'Empereur. L'Empereur s'était fait une nature du commandement absolu, et, comme s'il était encore dans la toute-puissance de cette nature, il se croyait le maître d'imposer l'obéissance, et il se soulevait contre les sentiments généreux pour la conviction desquels sa volonté n'était pas une loi infaillible. Heureusement que sa haute raison l'empêchait de se laisser aller longuement à l'influence de ses erreurs. Sa mauvaise humeur passait vite. L'Empereur était très oublieux des querelles peu importantes, il n'en chargeait pas sa mémoire. L'affaire des farines avait eu autant de retentissement que l'affaire de l'argent, même plus, car elle était plus patente. On croyait généralement que ma résistance amènerait mon renversement. Les Elbois étaient inquiets pour moi, car je puis dire avec fierté que je suis le Français qu'ils ont le plus aimé. C'était surtout un Corse, valet de chambre de l'Empereur, pour lequel l'Empereur semblait avoir une bienveillance particulière, qui répandit le bruit de ma destitution, en désignant un de ses compatriotes pour mon successeur, et je dus me plaindre de cette inconvenance, dont l'opinion s'emparait parce qu'elle sortait de l'intérieur du palais impérial. Ma plainte était d'autant plus opportune que l'opinion, dans son extrême bienveillance pour moi, blâmait l'Empereur. L'Empereur écouta ma plainte ; il gronda son valet de chambre. Toutefois le valet de chambre n'avait pas inventé ce qu'il disait, il ne faisait que répéter. J'en fis faire l'observation au général Drouot. L'Empereur avait refusé d'accepter ma démission, j'étais toujours prêt à la lui donner : il le savait, il n'avait donc pas besoin d'avoir recours à une mesure de rigueur. Ce fut le sentiment du général Drouot, il devint le mien. Cependant la distribution presque forcée de la mauvaise farine avait nui à l'Empereur dans l'esprit des ouvriers des mines, et moi-même je n'y avais pas gagné. On avait dit à l'Empereur que j'avais une puissance absolue sur les mineurs, qu'ils feraient tout ce que je voudrais leur faire faire ; on avait dit aux mineurs que l'Empereur ne me refusait rien. Il résultait de cette double assurance que l'Empereur doutait de ma bonne volonté, tandis que les ouvriers des mines croyaient moins à mes sentiments paternels. La bataille de la farine avait donné du répit à la bataille de l'argent. Mais les hostilités recommencèrent. La reprise des hostilités est presque toujours marquée par un choc violent : ce que j'avais prévu arriva. L'Empereur me fit encore demander et redemander les fonds que j'avais sauvés du naufrage. M. le trésorier Peyrusse fut de nouveau son organe. Nous échangeâmes des paroles : cela n'arrangeait pas l'Empereur. Il revint lui-même à la charge : cela me convenait mieux. Toujours dans une intention pacifique, M. Peyrusse, en rendant compte de mes opinions, en modifiait la franchise quelquefois mêlée d'un peu de brusquerie, et de cette modification bienveillante il pouvait se faire que l'Empereur ne fût pas bien convaincu de ma résolution. Avec l'Empereur c'était autre chose ; chaque coup portait ; il fallait se battre ; mais l'Empereur ne voulait pas discuter, il voulait commander. Il avait le droit d'interrompre, il ne consentait pas à être interrompu, de telle sorte qu'on ne pouvait pas opposer des raisons à ses raisons : d'où il résultait qu'il avait sans cesse raison. Ce système n'était pourtant pas son système général. Ordinairement il discutait, il se plaisait à ce qu'on discutât, il ne faisait pas de la prépotence, et lorsque son opinion n'était pas la meilleure, il avouait sa défaite. Ici la discussion n'était guère possible. Les positions étaient tranchées : d'un côté le droit, de l'autre la force. L'Empereur répugnait à faire usage de la force ; il ne pouvait pas invoquer le droit. De là son état perplexe. Il voulait l'argent. Tout ce qu'il disait et tout ce qu'il faisait se résumait dans ce mot : Versez. Tout ce que je lui répondais aboutissait à ces paroles : Je ne verserai pas. Nous ne pouvions donc pas nous entendre. L'Empereur, qui eut plusieurs moments de vivacité, n'employa jamais aucune parole blessante. Lorsque l'Empereur me parlait d'autre chose que de l'argent, ce n'était plus le même homme, et personne n'aurait pu croire qu'il venait d'être mécontent de mes refus. Ensuite c'était à recommencer. Cette tourmente, qui prenait un caractère chronique, n'était pas la seule chose qui me fatiguât depuis que j'étais fonctionnaire de l'Empereur de l'île d'Elbe. L'Empereur me faisait transmettre la presque totalité de ses ordres par le général Bertrand, mais le général Bertrand, plongé dans les méditations de famille, déjà ennuyé de l'île d'Elbe, n'était pas porté à travailler d'un travail assidu. Il lui arrivait souvent de perdre de vue les demandes qu'il avait faites, ainsi que les réponses qui lui étaient adressées. Il m'arrivait qu'on me demandait une seconde fois des renseignements desquels l'on m'avait accusé réception. Le général Bertrand aurait sans doute été plus à son aise dans une sphère de grandes opérations, mais il était contraint à entrer dans des détails minutieux, et cela ne l'accommodait pas. Il avait beaucoup de vivacité dans les choses importantes, lorsqu'il devait procéder sur-le-champ à leur exécution, mais cette vivacité l'abandonnait dès qu'il était obligé à se clôturer dans le cabinet. L'Empereur n'avait pas voulu se mettre à la portée de sa position. Son génie étouffait dans Porto-Ferrajo, il fallait toujours que quelque étincelle en franchît les remparts. Cela l'inquiétait. Dans son inquiétude il s'en prenait aux hommes et aux choses. Tant qu'il eut l'idée de prolonger son séjour à l'île d'Elbe, il s'occupa avec une sorte d'avarice de tout ce qui pouvait tant soit peu grossir ses revenus, et c'était triste de voir un si grand homme devenir presque un homme du fisc. L'Empereur avait supprimé les deux gardes-côtes spécialement destinés à empêcher qu'on ne volât le minerai de fer. Les voleurs reparurent dès que les gardes-côtes eurent disparu. Le maire de Longone était un des voleurs. Il prétendait que les mines de Terra-Nera avaient appartenu à ses ancêtres. Jamais sous l'empire français il ne s'était fait un droit personnel de sa prétention. L'Empereur sut tout cela, il se fâcha, sans se rappeler que je n'avais plus le moyen de faire surveiller les bords de la mer. Il fallut encore des explications écrites. J'avais élevé l'établissement des mines à une grande prospérité. Des financiers, d'une profondeur extraordinaire de science économique, proposèrent à l'Empereur un moyen tout simple d'accroître encore les revenus de cet établissement : c'était de supprimer une partie des ouvriers des mines. L'Empereur, qui alors ne songeait qu'à grossir son trésor, admit le principe de cette idée ingénieuse, et il m'ordonna de le mettre en pratique. Nouvelle source de discussion, nouveau besoin de résistance. Des plaintes sérieuses avaient suivi la réforme des gardes-côtes : une insurrection aurait marqué le renvoi d'un nombre quelconque de mineurs. Tous les ouvriers des mines avaient rancuneusement sur le cœur la farine gâtée dont leur santé s'était ressentie : je ne pouvais plus me trouver parmi eux sans que quelqu'un des orateurs titulaires ne me rappelât le temps heureux où je commandais seul. Je prévins respectueusement l'Empereur : qu'il m'était consciencieusement impossible de me charger d'une semblable suppression. L'Empereur, sans être courroucé, dit au général Drouot que les susceptibilités de ma conscience me poussaient trop facilement à l'opposition, et il voulut m'entretenir. En me rendant auprès de lui, je m'étais demandé si les paroles de l'Empereur étaient des paroles de vérité, et cet examen m'avait porté encore plus à rester dans ma ligne d'équité. L'Empereur chercha à me prouver que j'avais tort : il me cita les princes de Piombino qui avaient un nombre de mineurs bien moins considérable que le nombre que j'employais. Je lui observai que le revenu actuel des mines triplait le revenu qu'elles donnaient avant les Français, que l'accroissement de l'exploitation avait nécessairement rendu indispensable d'augmenter les bras pour exploiter. Ensuite je lui représentai que le gouvernement des princes de Piombino n'avait rien de paternel, que ces princes prenaient tout, et j'ajoutai avec le verbe de la conviction que lorsque les gouvernants prenaient tout, il ne restait rien pour les gouvernés. Cela me parut lui faire impression. J'ajoutai que, du temps des princes de Piombino, la population elboise qui dépendait d'eux était une population de misère, qui naissait et mourait dans un état de pauvreté extrême, et qu'il ne pouvait pas convenir à l'empereur Napoléon que sous lui les Elbois redevinssent ce qu'ils avaient été sous leurs petits tyrans. L'Empereur laissa machinalement échapper ces mots : Moi aussi je suis pauvre. Alors, entraîné malgré moi, je l'interrompis et je lui dis avec émotion : Sire, votre pauvreté sur la terre d'exil est un des plus beaux rayons de votre auréole de gloire, car elle témoigne qu'aux jours de la grandeur vous avez plus pensé au bien-être du peuple qu'à votre propre bien-être. Aussi le peuple, qui n'est jamais ingrat, à côté du souvenir de votre génie conservera toujours la mémoire de votre générosité, et cette mémoire est capable d'agir sur les destinées. J'avais été entraîné. L'Empereur m'avait laissé parler, il resta morne et silencieux. Quelques moments s'écoulèrent. Puis il me dit : Faites ce que vous jugerez convenable ; l'on m'avait présenté la chose sous un autre aspect. Et il me congédia. Il avait été content de moi, puisque le général Drouot vint expressément à Rio pour m'en donner l'assurance, et qu'il la tenait de la bouche de l'Empereur. Mais l'Empereur était en réalité trop grand pour qu'il lui fût possible de se rapetisser à volonté au niveau des petites choses. Aussi il n'était pas étonnant de le voir donner à faux lorsqu'il s'occupait des choses mesquines. Il avait renoncé au licenciement d'une partie des ouvriers des mines : ce qui ne l'empêcha pas de trouver un moyen d'en diminuer le nombre. Il me fit demander des mineurs pour d'autres travaux que ceux des mines. Ces mineurs durent se porter sur tous les points de l'île. Les travaux des mines perdaient à cela : les autres travaux n'y gagnaient pas. Rien ne s'en trouvait mieux. J'avais dit à l'Empereur tout ce que je devais lui dire : l'Empereur avait écouté d'autres conseils. Aucun reproche ne pouvait m'atteindre. L'Empereur se mêlait des moindres approvisionnements. C'était surtout l'achat du blé qui était de la plus haute importance pour moi. L'Empereur en avait chargé le général Bertrand. Le général Bertrand aurait plutôt fait un autre pont sur le Danube que les démarches nécessaires pour la réussite de cette opération. La saison avançait, l'opération n'était pas même entamée, la disette pouvait être la suite de ce retard, et cela, parce que l'on avait porté atteinte à mes attributions. Je donnai une seconde fois ma démission. Mais cette fois je craignis l'influence que le général Drouot exerçait sur moi. C'est qu'en effet il me tenait sous le charme de ses nobles vertus. Ainsi, je m'abstins de lui communiquer le parti auquel je m'étais décidé. J'adressai ma démission directement à l'Empereur : je la lui fis remettre par le chambellan de service. Cette fois, il n'y avait (sic) pas à prétexter qu'elle lui était inconnue. Cependant, en me séparant de l'Empereur, je lui offrais en même temps de continuer le service jusqu'à ce que mon successeur pût se passer de l'expérience que j'avais acquise, et j'ajoutais que je resterais sans compter au nombre des employés. Ma démission était d'ailleurs pleine de respect pour l'Empereur. L'Empereur avait reçu ma démission à deux heures après midi. J'attendais sa réponse à Porto-Ferrajo, et, ne la voyant pas venir, j'allais retourner à Rio. Je rencontrai le général Bertrand ; il me dit avec une espèce de volubilité : Vous êtes heureux de vous en aller, si vous pouvez vous en aller. Et il me quitta. Ces paroles isolées me firent penser que l'Empereur consentait à la cessation de mes services. J'avais cru devoir m'abstenir d'aller chez le général Drouot. Le lendemain, à huit heures du matin, le général Drouot était à Rio, et à la manière dont il m'aborda, je devinai qu'il n'approuvait pas ce que j'avais fait. Il se plaignit que, lorsque je semblais avoir pris l'habitude de le consulter en toutes choses, je ne lui eusse rien dit de la chose la plus importante, et il me blâma. Puis, avec sa logique serrée, il chercha à justifier l'Empereur de tous les griefs qui m'avaient plus particulièrement froissé ; il ajouta avec une petite apparence d'humeur : Je ne vois pas de quel droit vous voudriez que l'Empereur vous traitât différemment que comme il nous traite ! Puis il mit les grandes qualités de l'Empereur en regard de ses petits défauts. Ensuite, avec sa douceur angélique, il s'adressa à mon cœur : Je crois que l'Empereur vous a affligé, il n'en a pas eu l'intention ; il ne s'en est pas même douté. Mais vous, par votre départ, si vous partiez, vous augmenteriez volontairement, bien volontairement, malgré toute la délicatesse de vos sentiments, le mal que ses ennemis lui ont fait, parce que, aimé comme vous êtes aimé, connu comme vous êtes connu, ce départ aurait du retentissement, et les méchants s'en empareraient pour ajouter à leurs calomnies. D'ailleurs, il n'est pas généreux de vouloir quitter des fonctions dans lesquelles vous savez bien que l'Empereur ne peut pas maintenant vous faire remplacer. Je ne m'attendais pas le moins du monde à ces deux raisonnements que j'ai réduits à leur plus simple expression. Tant est-il que je fis ce que le général Drouot voulut ; je retirai ma démission. Je crois que l'Empereur ne m'aurait pas dominé comme le général Drouot me domina. Les paroles du général Bertrand m'avaient frappé ; je les répétai au général Drouot. Le général Drouot me dit : Cela ne m'étonne pas, et, avec une intention marquée, il me parla d'autre chose. C'est avec quelque anxiété que je me présentai de nouveau à l'Empereur. L'Empereur s'en aperçut peut-être. Il me mit tout de suite à mon aise ; ses premières paroles furent pour me demander des nouvelles de ma famille ; il me dit des choses honorables pour ma femme. Il ne fut pas question d'affaires. Je suivais la marche publique et privée dont je ne me suis jamais écarté : celle de la ligne droite. J'obligeais toutes les personnes que je pouvais obliger : j'avais beaucoup obligé ; je ne marchais sur aucunes brisées ; ainsi je ne faisais point de jaloux. Je pouvais croire que j'étais cher aux Elbois, particulièrement à ceux qui entouraient l'Empereur. Ainsi les affections ne me faisaient pas défaut. Il n'y avait sur l'île d'Elbe que le maire de Rio-Montagne qui pût chercher à me nuire. Ce n'est pas qu'il se déclarât mon ennemi, mais c'était une mauvaise nature que la reconnaissance humiliait, et que j'avais maintes fois sauvé de la prison, même depuis qu'il était chambellan de l'Empereur, j'entends de la prison pour cause de dettes commerciales. Puis il ambitionnait d'arriver à l'administration des mines. Je ne pouvais pas douter de l'amitié du général Drouot. M. Peyrusse me tenait en garde contre mes fredaines de vivacité et de susceptibilité ; il continuait à être excellent[1]. La princesse Pauline était toute bonne pour moi. Le général Bertrand ne pouvait plus aimer que sa femme et ses enfants. Mais son essence était celle d'un homme de bien, et homme de bien il était pour tout et pour tous, toujours disposé à éviter le mal. Je savais positivement que l'Empereur avait répondu sévèrement à des demandes et des offres qui lui étaient adressées pour mon remplacement. Je savais surtout que son cœur si noblement filial avait résisté aux instances de sa mère en faveur de l'un de ses compatriotes. Je n'étais pas ingrat : j'aurais donné mon sang pour reconnaître ce que l'Empereur faisait pour moi, mais je ne pouvais pas lui donner ce que je considérais comme mon honneur. Plusieurs mois s'étaient écoulés. Il ne pouvait pas convenir à la dignité de l'Empereur que ce débat d'argent se prolongeât indéfiniment : il prit la résolution d'y mettre un terme. Mais il voulut tenter un autre essai, et il chargea le général Bertrand de remplir auprès de moi la mission que M. le trésorier Peyrusse avait déjà remplie. Il faut remarquer que le général Bertrand ne m'avait jamais écrit un mot à l'égard de cette affaire, il s'était même abstenu de m'en parler : ce qui pouvait me faire penser qu'il ne m'était pas contraire. Lorsque le général Bertrand m'en parla pour la première fois, je venais d'être instruit que l'Empereur lui avait prescrit de finir par me donner en son nom un ordre de versement, et j'étais prêt à guerroyer. M. Peyrusse avait discuté les droits de l'Empereur. Le général Bertrand ne discuta rien. Je répète religieusement ses paroles. Il me dit : Eh bien, êtes-vous décidé à refuser le versement que l'Empereur vous demande ? Et sur ma réponse affirmative, il se crut dispensé de passer outre. Ce fut là tout ce qui eut lieu entre le général Bertrand et moi. Cependant, j'appris que l'Empereur était en colère. D'un autre côté, le trésorier Peyrusse, dans un élan de loyauté, m'engageait à me tenir sur mes gardes, et il me prévenait qu'il croyait être certain qu'un orage se formait. J'attendais. Je n'attendis pas longuement : l'orage éclata. |
[1] Comme le prouve entre autres choses la lettre que je transcris ici. J'avais dû faire deux rapports financiers à l'Empereur. J'avais prié M. Peyrusse de les remettre. Il m'écrivit immédiatement :
Mon cher Pons, vous avez toujours l'air en colère ; votre premier rapport est trop sec, et le second est d'un style acerbe. On a déjà observé qu'il y avait trop de raideur dans votre caractère. Votre diction s'en ressent. Voilà, mon ami, ma manière de voir, et je vous la témoigne, parce que je voudrais que vous plussiez en tout point, etc.