Premiers jours du règne de Napoléon. — Mandement d'Arrighi. — Choix d'une résidence impériale. — Réserve de Napoléon à l'égard du général Dalesme. — Conversation sur le roi Joseph. — Réceptions des autorités et des administrations. — Inspection du clergé. — Le colonel Vincent. — Visite des fortifications. — Prise de possession des mines. — Respect de l'Empereur pour le travail. — L'œuf à la mouillette du colonel Vincent. — Opinions de l'Empereur sur sa mère, sur la princesse Pauline. — Espoir de la prochaine arrivée de Marie-Louise. — Le portrait du pauvre petit chou. La proclamation du général Dalesme n'était pas une pièce de haute éloquence, encore moins celle du sous-préfet ; mais toutes deux avaient été faites d'emblée au moment opportun, et l'on semblait croire que c'était assez. Mais deux jours après, il prit envie à M. le vicaire général de lancer un mandement, et force fut de le subir. Mes lecteurs le subiront aussi. Les matériaux historiques ne sont pas toujours des preuves de génie : il faut les admettre tels qu'ils sont. MANDEMENT.Joseph-Philippe Arrighi, chanoine honoraire de la cathédrale de Pise et de l'église métropolitaine de Florence, etc., sous l'évêque d'Ajaccio vicaire général de l'île d'Elbe et de la principauté de Piombino. À nos bien-aimés dans le Seigneur, nos frères composant le clergé, et à tous les fidèles de l'île, salut et bénédiction. La divine Providence qui, dans sa bienveillance, dispose irrésistiblement de toutes choses et assigne aux nations leurs destinées, a voulu qu'au milieu des changements de l'Europe nous fussions à l'avenir les sujets de Napoléon le Grand. L'île d'Elbe, déjà célèbre par ses productions naturelles, va devenir désormais illustre dans l'histoire des nations par l'hommage qu'elle rend à son nouveau prince, dont la gloire est immortelle. L'île d'Elbe prend en effet un rang parmi les nations, et son étroit territoire est ennobli par le nom de son souverain. Élevée à un bonheur aussi sublime, elle reçoit dans son sein l'oint du Seigneur et les autres personnages distingués qui l'accompagnent. Lorsque Sa Majesté impériale et royale fit choix de cette île pour sa retraite, elle annonça à l'univers quelle était pour elle sa prédilection. Quelles richesses vont inonder
notre pays ! quelles multitudes accourront de tous côtés pour contempler un
héros ! Le premier jour qu'il mit le pied sur ce rivage, il proclama notre destinée et notre bonheur : Je serai un bon père, dit-il, soyez mes enfants chéris. Chers catholiques, quelles
paroles de tendresse ! quelle expression de bienveillance ! Quel gage de
notre félicité future ! Que ces paroles charment donc délicieusement vos
pensées, et qu'imprimées fortement dans vos âmes, elles y soient une source
inépuisable de consolations ! Que les pères les répètent à leurs enfants ! que le souvenir de ces paroles, qui assurent la gloire et la prospérité de l'île d'Elbe, se perpétue de génération en génération. Heureux habitants de Porto-Ferrajo, c'est dans vos murs qu'habitera la personne sacrée de Sa Majesté impériale et royale. Renommés en tout temps par la douceur de votre caractère et votre affection pour vos princes, Napoléon le Grand réside parmi vous. N'oubliez jamais l'idée favorable qu'il s'est formée de ses fidèles sujets. Et vous tous, fidèles en Jésus-Christ, conformez-vous à la destinée : Non sint scismata inter vos, pacem habete, et Deus pacis et dilectionis erit vobiscum. Que la fidélité, la gratitude, la soumission règnent dans vos cœurs ! Unissez-vous tous dans des sentiments respectueux d'amour pour votre prince, qui est plutôt votre bon père que votre souverain. Célébrez, avec une joie sainte, la bonté du Seigneur qui de toute éternité vous a réservés à cet heureux événement. En conséquence, nous ordonnons que dimanche prochain, dans toutes les églises, il soit chanté un Te Deum solennel en action de grâces au Tout-Puissant, pour la faveur qu'il nous a accordée dans l'abondance de sa miséricorde. Donné au palais épiscopal de l'île d'Elbe le 6 mai 1814. Le vicaire général : ARRIGHI. Francesco ANGIOLETTI, secrétaire. L'original de ce mandement est écrit en italien, la traduction que j'en donne n'est pas de moi, je l'ai copiée littéralement de celle que l'on a publiée dans le temps. Peut-être y a-t-il des mots français qui rendent inexactement ce que les mots italiens ont voulu exprimer. Mais au fond la chose est la même, et rien n'aurait pu suppléer au manque de dignité qui malheureusement caractérise l'avorton apostolique que l'on vient de lire. J'ai peine à me persuader que M. le vicaire général ait publié son mandement sans l'avoir soumis à l'Empereur, je ne puis pas pourtant imaginer que l'Empereur l'ait sanctionné. Le mandement porta préjudice à la prière qu'il prescrivait : elle n'eut guère d'autres assistants que les assistants officiels. Cependant les habitants de Porto-Ferrajo étaient encore sous l'influence des sentiments que l'arrivée inattendue de l'Empereur leur avait fait éprouver. L'Empereur paraissait infatigable parce qu'il ne faisait que ce qu'il voulait, comme il le voulait, et lorsqu'il le voulait. Cet homme extraordinaire avait des facultés extraordinaires. En arrivant à l'île d'Elbe, il occupa immédiatement tous les bras qui voulurent être occupés. On croyait qu'il manquerait de tout ; il ne manqua de rien. Son génie était une mine inépuisable de ressources. Le colonel Vincent était le cicerone que l'Empereur préférait pour chercher un réduit convenable. On avait minutieusement visité la ville. L'Empereur était presque décidé à prendre la caserne de Saint-François, dans laquelle il y aurait eu aussi un logement pour le général Bertrand ; mais le général Bertrand voulut avoir une maison particulière, où, disait-il, il serait tranquille avec sa famille, et l'Empereur, en faisant un signe marqué d'adhésion, j'allais presque dire de soumission, renonça à métamorphoser la caserne en palais impérial. Le colonel Vincent fit des observations au général Bertrand. Le colonel Vincent, vieillard résolu, tint hautement son opinion, et aussi je lis dans le journal qu'il m'a confié que l'Empereur se montrait plus facile que le grand maréchal. Il avait demandé à l'Empereur s'il ne fallait pas penser au général Drouot, et l'Empereur lui avait répondu : Soyez tranquille à son égard, il sera toujours content pourvu qu'il ait un cabinet de travail. L'Empereur alla visiter le général Dalesme : il l'entoura de témoignages d'affection. Cependant le général Dalesme pouvait s'apercevoir d'un changement. L'Empereur lui avait dit, à bord de la frégate anglaise : Vous me donnerez vos conseils pour les choix que je dois faire Mais il ne le consultait pas, il paraissait même s'abstenir de lui parler des choses sur lesquelles son opinion devait faire loi. Ce n'était pas manque de confiance, mais il craignait que le général Dalesme ne le gênât dans le choix des individus qu'il voulait employer. Le général Dalesme lui avait donné un échantillon de sa rude franchise en apostrophant en sa présence le maire de Rio-Montagne. Il voulait éviter qu'il n'arrivât encore quelque chose de semblable. L'Empereur prolongea sa visite au général Dalesme ; il accepta un rafraîchissement que le vieux brave lui offrit, et il caressa beaucoup le jeune enfant de ce débris mutilé des phalanges républicaines. En parlant guerre, à l'occasion de la reddition de Paris, que l'Empereur considérait comme le malheur des malheurs, le général Dalesme lui dit : Cependant le roi Joseph est un brave homme, et l'Empereur, l'interrompant avec un mouvement presque convulsif (je répète le mot du général Dalesme), dit rapidement : Oui, sans doute, un brave homme, un très brave homme, mais il n'était pas assez fortement organisé pour les circonstances extrêmement difficiles au milieu desquelles il se trouvait, puis, après un moment de silence, il ajouta : Du reste, ce qui lui est arrivé est arrivé à tout le monde. C'est la fatalité. Pendant les moments que l'Empereur passa chez le général Dalesme, le premier chef de bataillon du 35e lui présenta l'hommage dû par les soldats de ce corps qui étaient restés fidèles au drapeau, et l'Empereur leur dit : Je mérite l'amitié que le soldat a pour moi par l'amitié que j'ai pour lui. L'Empereur désirait un logement commode, mais il voulait surtout un logement qui fût assez isolé pour que le bruit de la rue ne pût pas sans cesse y pénétrer et aller le tourmenter dans ses méditations. L'Empereur décida qu'on ferait un seul corps de logis des deux pavillons du génie et de l'artillerie qui étaient dans la forteresse. Aussitôt les ouvriers mirent la main à l'œuvre. L'Empereur fut lui-même son ingénieur, son architecte. L'ère nouvelle de l'île d'Elbe s'annonçait avec éclat. Porto-Ferrajo ressembla à la Salente de Fénelon. L'illusion était complète. Chacun grandissait. L'industrie levait sa tête radieuse, l'enclume retentissait constamment sous le marteau ; la hache frappait sans cesse, et la truelle était en permanence. Les navires naviguaient sans relâche pour que les bras occupés ne manquassent jamais des matériaux qui leur étaient nécessaires. De là, l'accroissement de la richesse du commerce elbois. Ce n'est pas dans les audiences publiques que les princes peuvent apprendre ce qu'ils ont besoin de savoir. L'audience que l'Empereur avait donnée aux députations communales ne pouvait avoir servi qu'à le faire reconnaître comme souverain de l'île d'Elbe, et à lui expliquer sommairement les avantages de sa nouvelle souveraineté. C'était pour les Elbois la cérémonie du couronnement : tout est relatif. Il fallait à l'Empereur quelque chose de plus substantiel. Toutes les autorités furent mandées tour à tour. Les notabilités les plus instruites furent appelées ; les hommes éclairés des classes populaires durent également fournir leur contingent de lumières. Il n'y eut point d'exclusion parmi les personnes qui pouvaient donner des renseignements : amis et ennemis eurent la faculté de se faire entendre. L'Empereur se mit à la portée de tout le monde ; il parla italien à ceux qui ne savaient pas parler français, et il expliqua ce qu'on ne pouvait pas lui expliquer. Les différents systèmes d'administration auxquels l'île avait été soumise lui fournirent une foule de raisonnements admirables sur les principes de justice et d'équité qui devaient essentiellement former la base de toutes les opérations du pouvoir. Il dit au sous-préfet : Les gouvernants qui se trompent ou qu'on trompe à leur détriment, ne sont pas longtemps trompés, mais les gouvernants qui se trompent ou qu'on trompe au détriment des gouvernés, ont peine à revenir de leur erreur, soit qu'ils rougissent d'avoir erré, soit qu'on leur persuade qu'ils n'ont pas erré, et lorsque enfin la vérité les frappe, il faut qu'ils s'y soumettent, car la vérité finit par soumettre la puissance : l'erreur a été la cause de maux souvent irréparables. L'Empereur cherchait à savoir avec vérité si l'île d'Elbe n'avait pas été plus heureuse sous l'empire français que sous le pouvoir des rois de Naples, des grands-ducs de Toscane et des princes de Piombino. Mais il n'y avait point de comparaison à établir entre la France qui possédait toute l'île, sans exception aucune, et les trois gouvernements qui se la partageaient, Porto-Ferrajo et Porto-Longone étaient des villes de guerre et des prisons d'État : la position de leurs habitants ne pouvait donc pas être une position de félicité. L'Empereur put se convaincre que, malgré le fléau de la guerre, l'empire français avait fait tout ce qui lui était possible de faire pour l'île d'Elbe, et aucune plainte fondée ne le força à gémir. En m'entretenant de ce qu'il avait appris dans sa recherche de renseignements, il me dit : L'on aura beau faire, nous serons regrettés partout où nous aurons séjourné, parce que, malgré tous les défauts que l'on nous prête, nous sommes le peuple qui a le plus de qualités, et nos ennemis eux-mêmes en conviennent. Une autre fois il me disait aussi : L'armée française a laissé à l'étranger des milliers de souvenirs d'affection qui seront ineffaçables. Il me disait encore : Le cœur français est la perfection humaine. Quel était le principe qui avait plusieurs fois poussé à la révolte les Elbois de l'ouest de l'île ? C'est ce que l'Empereur rechercha. Il trouva partout le doigt de l'Angleterre empreint dans les mares du sang qui avait été versé. Il laissa échapper ce cri d'amertume : C'est ainsi que les Anglais ont fait en Corse. Plus tard, l'Empereur comparait le caractère des Marcianais au caractère des Corses. Je crois cependant que les Corses ont plus d'orgueil. L'Empereur se rappelait parfaitement tous les travaux qu'il avait ordonnés et toutes les mesures qu'il avait prises pour l'île d'Elbe : les dates étaient présentes à ses souvenirs comme s'il n'avait jamais eu à s'occuper d'autre chose. La mémoire était un des avantages immenses de l'Empereur. Tout le passé de l'Empire était classé dans cette tête incommensurable. Il y trouvait en même temps ses codes, ses monuments, ses batailles, et la nomination d'un maire ou d'un curé. Il était particulièrement miraculeux lorsqu'il parlait des armées ; il faisait assister à leurs évolutions, à leurs marches, à leurs attaques, à leurs défenses, à leurs peines, à leurs plaisirs, et cela avec une clarté précise qui forçait à tout retenir. Les prêtres eurent aussi leur investigation. L'Empereur évita tout ce qui aurait pu humilier le vicaire général, son prétendu parent, mais ce n'est pas à lui qu'il s'adressa pour prendre des informations, et il fit bien. Le vicaire général ne l'aurait entretenu que des commérages de sacristie. Ce n'était plus en audience publique que l'Empereur parlait au clergé : c'était dans le cabinet, et la vérité y avait moins de peine à se faire jour. Des prêtres sages dirent à l'Empereur ce qu'en général la conduite des prêtres avait de peu édifiant, et l'Empereur en sut peut-être plus qu'il n'aurait voulu en savoir. Il s'occupa minutieusement des prêtres suspects qui avaient été envoyés en surveillance à Porto-Ferrajo. Il déplora les persécutions religieuses. Il prétendit que la conscience n'était soumise à aucune puissance humaine, qu'elle n'avait de compte à rendre qu'à Dieu. Sur l'observation qui lui fut faite qu'on se servait souvent d'une apparence consciencieuse pour cacher de mauvaises intentions, il répondit : Qu'importent les mauvaises intentions, quand elles sont renfermées dans le sein du malintentionné ! C'est à l'autorité compétente à les surveiller, et à les faire punir si, sortant de leur réduit intérieur, elles se traduisent en actes nuisibles à la société. La loi n'est désarmée pour personne. Arriva le moment du commerce et de l'industrie. Je fus consulté. L'Empereur trouvait étonnant que Porto-Ferrajo n'eût pas une marine marchande. Il n'y avait pourtant rien d'extraordinaire à cela. Porto-Ferrajo n'a qu'un commerce de consommation locale, tout d'importation, par conséquent restreint, et dont le transport des marchandises n'est pas suffisant pour entretenir toute l'année un petit bâtiment de cabotage. La madrague a ses barques. Les salines emploient des moyens spéciaux. L'île d'Elbe n'ayant absolument ni agriculture, ni commerce, ni rivières, ni forêts, ni mines de charbon, ne peut prétendre, ce me semble, à l'industrie en général, et il faut qu'elle se contente de celle de ses fers, de ses granits et de ses marbres. L'Empereur me remercia de cette explication, mais il me dit : Nous verrons, et dans ce nous verrons je crus m'apercevoir qu'il y avait une arrière-pensée. L'agriculture ne prêta pas même à un raisonnement : l'Empereur comprit de suite que tout était à créer. Il approfondissait tout. Lorsqu'il y avait un doute, il le tournait, et, dans cette lutte, il finissait toujours par vaincre. Une qualité bien plus remarquable, c'est que l'Empereur ne faisait jamais peser son savoir sur ceux qui ne savaient pas. Il ne fallait pas avec lui monter sur des échasses, faire l'olibrius et vouloir être ce qu'on n'était pas. Il était inexorable pour les faux savants. On pense bien que toutes ces audiences avaient des intervalles ; on pense bien aussi que ces intervalles étaient mis à profit. Personne n'a mieux connu l'emploi du temps que l'Empereur : sa nature était une nature de travail. Le colonel Vincent désirait beaucoup que l'Empereur allât visiter les forts de Saint-Hilaire et de Monte-Albano, ouvrages militaires très remarquables et qui font honneur aux ingénieurs français. L'Empereur satisfit aux désirs du colonel Vincent : il visita les deux forts avec une minutieuse attention, il indiqua quelques travaux de perfectionnement, et il loua beaucoup son guide, sous la direction supérieure duquel ils avaient été construits. C'était un personnage fort singulier que ce colonel Vincent : homme de mérite autant que les ingénieurs, dans leur ensemble, pouvaient l'être avant l'École polytechnique, il ne s'accoutumait pas à l'idée d'avoir vieilli sans être général, et il se plaignait sans cesse. Il faisait tout ce qu'il pouvait, pour se persuader qu'il n'aimait pas l'Empereur ; mais il était dans une grande joie lorsque l'Empereur lui demandait des conseils, et quelque trait malin se mêlait toujours à l'expansion de sa joie. Il répétait, avec fierté plutôt qu'avec orgueil, les paroles de bienveillance que l'Empereur lui adressait, et il disait souvent : Ce diable d'homme finira par me subjuguer. Il aimait aussi à dire que l'Empereur était bien fâché d'avoir été injuste à son égard. Il se plaisait également à faire remarquer qu'il était déjà colonel lorsque le général Bertrand n'avait encore que le grade de capitaine. Certainement il n'aurait pas aimé que le général Bertrand lui donnât des ordres, par la seule raison que le général Bertrand appartenait à l'arme du génie. Le colonel Vincent était constamment auprès de l'Empereur. Tout le monde en faisait la remarque. C'était surtout le général Dalesme qui devait faire attention à ce qui se passait entre l'Empereur et le colonel Vincent. L'Empereur, à bord de la frégate, avait assuré le général Dalesme qu'il prendrait ses conseils pour l'organisation gouvernementale, et néanmoins il ne le consultait point. Toutefois il le traitait avec une considération affectueuse, il ne manquait pas de confiance en lui ; mais lorsqu'il l'avait interrogé sur tels et tels individus notables, le général Dalesme, pour lequel un chat était un chat, lui avait répondu crûment ce qu'il pensait, et cette franchise toute nue l'embarrassait. Je crus un moment que l'Empereur allait en appeler à mon opinion. Il me demanda ce que je pensais du maire de Rio-Montagne ; il le savait aussi bien que moi. Je lui répondis que je ne le connaissais pas. C'était ce que j'avais pu trouver de moins défavorable à l'égard d'un individu à la mise en jugement duquel j'avais contribué. L'Empereur me demanda encore quelle était mon opinion sur l'une des notabilités les plus influentes du pays : je dis que mon opinion particulière était contraire à l'opinion générale. Vous n'êtes donc pas son partisan ? — Je ne suis jamais partisan de l'immoralité. L'Empereur n'alla pas plus loin. Plus tard, il me fit une autre question, encore plus importante parce qu'elle touchait à de grands intérêts : on avait répandu parmi les initiés que l'Empereur allait prendre un Elbois dans son cabinet ; l'on désignait cet Elbois ; l'épouse de l'élu présumé m'assura que la nomination allait paraître. J'étais affligé que l'Empereur, en débutant, se laissât aller à des influences vraiment pernicieuses, et je confiai ma peine au général Drouot. L'Empereur me fit appeler : Vous êtes donc convaincu que je ne dois pas prendre cet homme ? — Je sais que ce serait un fléau pour Votre Majesté. — C'est fort. — C'est vrai. — Cependant il se prévaut de votre amitié. — Non pas de mon amitié, mais de ma bienfaisance, et il a raison. — Je comprends : vous avez à vous en plaindre ? — Sire, si j'avais à m'en plaindre, l'avis que je donne à Votre Majesté aurait l'air d'une délation, et ce n'est sans doute pas ainsi que Votre Majesté l'entend. — Votre susceptibilité est juste ; c'est bien, très bien ! Cela dit, l'Empereur me congédia, et ni de loin, ni de près, d'aucune espèce de manière, je n'ai plus entendu parler de rien. L'homme en question était un homme profondément corrompu, et il aurait vendu les secrets du cabinet au plus offrant et dernier enchérisseur. Je ne crois pas pourtant que l'Empereur voulût en faire son secrétaire ; il me paraît qu'il avait l'intention de le donner pour adjoint au secrétaire qu'il avait ; ce qui n'était guère moins dangereux. C'était surtout dès l'aube matinale que l'Empereur aimait à faire ses revues d'observation ; il prétendait que c'était le moment des remarques précises, et il assurait qu'il en avait eu des millions de preuves. Il ne tarda pas à visiter les édifices de l'intérieur : c'était une inspection sérieuse. Il fut extrêmement satisfait du magasin des vivres militaires, qui est voûté à l'épreuve de la bombe. Il en examina minutieusement toutes les distributions, et, après une assez grande fatigue, il en sortit pour aller déjeuner. Mais avant de se mettre à table, l'esprit plein de ce qu'il venait de voir, il dicta un ordre fort long sur le perfectionnement dont ce magasin était susceptible, et l'ordre était si bien entendu que le colonel Vincent ne trouvait que des paroles d'admiration pour en parler. C'était beaucoup de sa part. L'Empereur ne permettait aucun instant de repos à personne. Le général Drouot était plus particulièrement le porte-fardeau de cette activité dévorante que rien ne pouvait maîtriser : lui-même me l'avait dit. Il fallait donc le retenir le moins de temps possible ; nous mîmes de suite la main à l'œuvre. Le général Drouot, avec sa conscience ordinaire, voulut tout reconnaître pour pouvoir dire qu'il avait tout reconnu, et lorsqu'il eut terminé son opération, nous dressâmes le procès-verbal suivant : L'an mil huit cent quatorze et le six mai, nous, soussignés, Drouot, général de division, gouverneur de l'île d'Elbe, chargé de prendre possession des mines, au nom de Sa Majesté l'empereur Napoléon, et A. Pons, administrateur des mines pour le compte de la Légion d'honneur, faisant la remise de l'établissement, avons reconnu, 1° Que l'approvisionnement en grains est tel qu'il est porté dans l'état n° 1, signé par nous, et réuni au présent verbal. 2° Que les outils, ustensiles et objets divers servant à l'exploitation sont tels qu'ils sont portés dans l'état n° 2, dressé cejourd'hui, signé par nous, et réuni au présent verbal. 3° Que l'approvisionnement en bois, seaux, barils et paniers est tel qu'il est porté dans l'état n° 3, dressé cejourd'hui, signé par nous, et réuni au présent verbal. 4° Que l'approvisionnement en fers et clous est tel qu'il est porté dans l'état n° 4, dressé cejourd'hui, signé par nous, et réuni au présent verbal. 5° Que la situation des plongeurs gardes-côtes est telle qu'elle est portée dans l'état n° 5, dressé cejourd'hui, signé par nous, et réuni au présent verbal. 6° Que les maisons sont telles qu'elles ont été portées dans l'état général n° 6, dressé cejourd'hui, signé par nous, et réuni au présent verbal. 7° Que la caisse de l'administration n'a aucun fonds, et qu'elle est, au contraire, débitrice des avances faites par l'administrateur. 8° Un état nominatif des dettes contractées par les employés et les ouvriers des mines, lesquelles dettes, arrêtées au 31 mars dernier, s'élèvent à la somme de dix-huit mille trois cent vingt-deux francs dix-neuf centimes. En foi de quoi nous avons signé le présent procès-verbal de remise et de prise de possession, pour servir et valoir partout où besoin sera. Signé : Général comte DROUOT, et PONS. Quoiqu'il y ait peu de jours que l'Empereur est sur l'île d'Elbe, tout le monde est déjà éreinté, et lui seul semble encore frais et dispos. Il donne sans cesse des ordres, ses ordres sont toujours pressés, chacun sue sang et eau pour lui obéir à souhait. Son logement l'occupe beaucoup, on fait tout ce qu'on peut, il voudrait qu'on fît davantage. Il n'est pas de mauvaise humeur, mais il est impatient, et son impatience inquiète les personnes qui l'entourent. Toutefois, son impatience n'agit que sur lui, surtout elle n'agit jamais sur l'ouvrier : l'Empereur a quelque chose de respectueux pour le travail. Pour ne pas quitter les travaux dans un moment où il croyait pouvoir être utile, pressé par l'appétit, il pria le colonel Vincent de lui faire manger un œuf à la mouillette, et il déjeuna ainsi. On ne pouvait pas être plus frugal que l'Empereur. Le colonel Vincent se trouvait transporté au troisième ciel de ce que l'Empereur s'était invité lui-même pour ainsi dire de camarade à camarade, car ce sont là les mots que le vieillard répétait à satiété. Il est facile de concevoir le désir ardent que l'Empereur éprouvait d'avoir un logement selon ses goûts et ses besoins. Il devait forcément rester inoccupé dans la demeure provisoire de la mairie. Il était à la fois son ingénieur et son architecte ; il avait fait ses plans, il avait présidé à leur exécution, mais c'était par des démolitions qu'il était entré dans sa carrière d'emprunt. Il faisait jeter bas tout ce qui pouvait le plus gêner sa vue ou l'empêcher de respirer le grand air. D'abord l'on s'étonna, puis l'on critiqua, puis l'on finit par trouver que c'était bien. L'Empereur n'avait pas encore parlé de l'Impératrice son épouse ; mais en dirigeant les travaux qui devaient aboutir à le loger convenablement, du moins à sa guise, il avait dit : Ceci sera l'appartement de ma femme, ceci sera l'appartement de mon fils, et ces paroles eurent de suite un joyeux retentissement dans l'île. Les Elbois considéraient la venue de Marie-Louise comme un second événement de grande félicité pour eux. L'Empereur fut touché de cette manifestation publique. À dater de ce jour, il parla assez souvent de sa compagne ; il annonçait la prochaine arrivée de sa mère et de sa sœur, qui se faisaient, disait-il, un devoir et un bonheur de venir partager sa destinée. L'expression de son respect filial avait quelque chose de fervent qui allait droit au cœur. Il assurait que le caractère de sa mère était un type de véritable grandeur. Il aimait beaucoup sa sœur Pauline ; il disait d'elle : C'est la personne de la famille qui m'a été le moins à charge ; jamais elle ne se plaignait. L'Empereur parlait avec beaucoup de ménagement de ses proches, il pesait toutes les paroles qui leur étaient relatives, et, sans exception, lorsqu'il s'était exprimé entièrement sur leur compte, il restait longtemps pensif. Au milieu des décombres, il heurta une pièce de bois, et la tabatière lui échappa des mains. C'était la tabatière sur laquelle il y avait le portrait du roi de Rome. L'Empereur n'était plus svelte, son embonpoint était déjà marqué, et l'action de ses mouvements n'était pas rapide. Cependant il se plia comme un tout jeune homme pour ramasser ce bijou, et lorsqu'il se fut assuré que la peinture n'avait pas souffert, il en témoigna un plaisir indicible. Il répéta plusieurs fois qu'il aurait éprouvé beaucoup de chagrin si les traits de son pauvre petit chou avaient été victimes de sa maladresse. Après avoir fait l'éloge de son fils, il ajouta : J'ai un peu de la tendresse des mères, j'en ai même beaucoup, et je n'en rougis pas. Il me serait impossible de compter sur l'affection d'un père qui n'aimerait pas ses enfants. |