SOUVENIRS ET ANECDOTES DE L'ÎLE D'ELBE

PREMIÈRE PARTIE. — SOUVENIRS DE LA VIE DE NAPOLÉON À L'ÎLE D'ELBE

 

INTRODUCTION.

 

 

Pons écrit sur le conseil de Napoléon. — L'Empereur est plus facile à étudier à l'île d'Elbe qu'à Paris. — L'indépendance de Pons garantit son impartialité d'historien. — Démêlés de Pons avec Napoléon au sujet des mines de Rio. — Première rencontre de Pons et du général Bonaparte à Toulon. — La première bouillabaisse de Napoléon.

 

L'empereur Napoléon débarqua à l'île d'Elbe. Je m'associai aux débris nationaux qui l'accompagnaient. Nos premiers rapports furent orageux. Mais ces orages mirent l'Empereur à même de me connaître, de m'apprécier, et plus tard il m'entoura de sa confiance.

Je me liai avec le général Drouot : nos liens se resserrèrent facilement.

Ce fut d'abord par le général Drouot que l'Empereur me communiqua sa pensée, en dehors du service public. Mais dès que les orages eurent cessé, l'Empereur dispensa le général Drouot d'être son organe. Il m'expliqua lui-même ce qu'il croyait que je devais savoir.

L'Empereur avait d'abord chargé le général Drouot de m'engager à prendre des notes historiques. Le général Drouot m'en avait parlé avec un grand intérêt ; je ne répondis pas positivement à son attente, par conséquent à celle de l'Empereur. L'Empereur dut immédiatement être instruit de mon indécision.

Quelque temps après, l'Empereur me témoigna, sans aucune parole d'autorité, le plaisir qu'il aurait à me voir écrire sommairement ce qui se passerait de remarquable à l'île d'Elbe, et alors je lui promis de faire scrupuleusement ce qu'il désirait.

La dernière fois que je vis l'Empereur, il était à l'Élysée-Bourbon, et il me parla de mes notes comme on parle de quelque chose d'important : je l'assurai que je les réunirais en corps d'ouvrage. Il m'indiqua plusieurs choses que je ne devais pas oublier : Ne vous pressez pas, me dit-il, pour leur donner de la publicité ; nous serons longtemps encore dans une atmosphère d'erreur pour les uns, de passion pour les autres, et l'heure de la vérité est nécessaire à l'histoire de ma vie. Tel est mon mandat pour retracer l'époque d'ostracisme que l'empereur Napoléon passa à l'île d'Elbe.

L'Empereur a connu plusieurs de mes pages. Le général Drouot les a presque toutes lues : il en a corrigé quelques-unes.

Aux jours de sa toute-puissance, alors qu'il était le roi des rois, nul n'était assez haut placé pour pouvoir regarder l'empereur Napoléon en face ; il échappait à toutes les observations. Les louanges avaient cessé d'avoir un caractère de vérité.

Il n'en était pas ainsi à l'île d'Elbe. Le prince qui était venu régner sur ce rocher ne portait point l'auréole d'invulnérabilité qui naguère couronnait l'empereur des Français... Cependant Napoléon n'était pas moins grand à Porto-Ferrajo qu'à Paris. Mais le prestige avait cessé : on doutait de l'immensité de son génie, ou du moins on faisait semblant d'en douter. Ce doute flattait les nains de droit divin, qui, dans les illusions de leur orgueil, s'imaginaient pouvoir ainsi se rapprocher du géant populaire, à la taille duquel ils n'avaient jamais eu jusqu'alors la pensée de mesurer leur taille.

À l'île d'Elbe, l'Empereur n'était invisible pour personne dans sa vie publique, et bien des personnes le voyaient quotidiennement dans sa vie privée. L'Empereur se plaisait parfois au laisser aller des jouissances domestiques. Sans doute aussi la vie publique de l'empereur Napoléon n'avait plus le grandiose du règne impérial de la France, mais elle en avait toute la noblesse, et l'on peut dire que Napoléon ne montra jamais un moment de dégénération personnelle. Il était empereur au fort de l'Étoile comme il avait été empereur aux Tuileries. Dans ses habitudes de travail, de table, de repos, de promenade, d'amusement, de réception, de splendeur, il y avait presque toujours quelqu'un de nous auprès de lui, et, sans peut-être nous en douter, par l'entraînement de l'affection, chacun de nous avait pris à tâche de l'observer. De telle sorte que nous savions à peu près ce qu'il disait, ce qu'il faisait et quelquefois même ce qu'il pensait.

Il n'y a donc rien d'extraordinaire dans la croyance que l'empereur Napoléon n'a jamais été plus complètement et plus parfaitement examiné qu'à l'île d'Elbe. Ce n'est qu'à l'île d'Elbe en effet que l'on a pu étudier et connaître Napoléon. Soldat, il devait prendre et il prenait toutes les formes que son ambition lui imposait ; empereur, il était placé si haut qu'on ne pouvait pas le voir ; à Sainte-Hélène, il posait pour la postérité. Mais à l'Île d'Elbe il n'en était pas de même : ce n'était plus Napoléon l'invincible, Napoléon le roi des rois, Napoléon inabordable ; c'était Napoléon vaincu, Napoléon dépossédé, Napoléon populaire. Ce n'était pas Napoléon prisonnier et torturé comme il le fut ensuite à Sainte-Hélène. Il n'avait pas cessé de régner.

Nous n'avons jamais vu un portrait de Napoléon parfaitement ressemblant. Eh bien, on n'a pas été mieux inspiré dans la peinture de son caractère moral que dans celle de ses traits physiques.

Le vif intérêt que l'Empereur avait témoigné, dès sa première visite, à Rio, était allé toujours croissant. Sa Majesté était décidée à ne rien négliger pour la prospérité de ce bel établissement.

Mais des discussions importantes s'élevèrent entre Sa Majesté Impériale et l'administrateur général des mines. On avait dit à l'Empereur qu'il était possesseur légal de tout ce qu'il trouvait à l'île d'Elbe. L'administrateur ne voulait lui reconnaître des droits que sur les produits qui avaient eu lieu depuis le traité de Paris ; il pensait que les produits antérieurs appartenaient au gouvernement français, quel qu'il fût, et il refusait de s'en dessaisir autrement qu'au nom et pour compte de ce gouvernement.

L'Empereur était un grand homme, mais c'était un homme, et, homme, il était sujet aux faiblesses humaines. Des intéressés lui faisaient croire que l'administrateur général des mines ne lui obéissait point parce qu'il le considérait comme déchu de la toute-puissance : cela blessait et irritait l'Empereur. L'administrateur général des mines fut menacé de l'emploi de la force ; il brava les menaces, peut-être les brava-t-il avec trop de rudesse : c'était du moins l'opinion de ses amis. Alors l'Empereur voulut discuter personnellement sa propre affaire. L'administrateur général des mines persista. Le moment fut terrible. Cependant Sa Majesté se rendit aux raisons d'honneur et de conscience que l'administrateur général des mines lui donna.

Ces discussions avaient un grand retentissement dans l'île. On croyait que l'administrateur général des mines serait destitué. Madame Mère avait déjà demandé la place pour un Corse, ancien ami de Bonaparte. L'Empereur repoussa brusquement toutes les sollicitations. Non seulement l'administrateur général des mines ne fut pas destitué, mais Sa Majesté lui sut gré de son énergie, et la fin de cette lutte marqua, pour le fonctionnaire courageux, une ère de confiance impériale. Cette confiance se manifesta dans le plus grand événement de la vie de l'Empereur, celui de son départ de l'île d'Elbe.

Mais cette confiance, dont je me suis toujours fait et dont je me ferai toujours gloire, je l'ai justifiée, et mon dévouement a payé ma dette, sans que pour cela j'aie cessé de me considérer comme débiteur.

Dans les premières circonstances de ma carrière militaire, il y en a une dont j'aurais pu tirer parti sous l'Empire. Officier de marine, indigné de la trahison qui avait livré Toulon aux Anglais, je me prononçai avec exaltation contre les traîtres, et cette manifestation me valut d'être nommé commissaire de la République à l'armée républicaine qui assiégeait la ville rebelle. Bientôt après, je fus nommé capitaine d'artillerie.

Bonaparte aussi était capitaine dans la même arme. Le Comité de salut public le nomma adjudant général chef de bataillon. Les représentants du peuple l'élevèrent au grade de général de brigade. L'arrêté des représentants du peuple qui le nommait général de brigade nommait en même temps Masséna général de division. Je commandais une partie des côtes maritimes. Le général Bonaparte commandait titulairement en second l'artillerie de l'armée, et en fait il la commandait en premier. Le général Dugommier demanda au général Bonaparte de lui indiquer celui des commandants de côte qui était le plus capable de commander en même temps et la côte et la place de Bandol, et le général Bonaparte me désigna. Je fus nommé commandant de Bandol : j'avais à peine vingt ans. J'allai remercier le général Bonaparte. Je l'engageai à venir à Bandol manger la bouille-baysse, mets en grande renommée dans toute la Provence. Le général Bonaparte accepta ma proposition ; seulement il renvoya cette course à sa première inspection des côtes. Je lui donnai l'hospitalité ; je le traitai de mon mieux, et il dut se trouver bien, puisque venu chez moi seulement pour dîner, il y resta deux jours. Il m'avait dit en arrivant : C'est mon premier repas de général. Le général avait avec lui son frère Louis et le commissaire des guerres Boinod, qu'il aimait beaucoup. Le respectable Boinod, devenu inspecteur général en chef aux revues, m'a souvent parlé de la bouille-baysse de Bandol, et dans son extrême vieillesse, à Florence, le prince Louis ne l'avait pas oubliée. Bandol aussi en a gardé la mémoire : les Bandolais font voir aux étrangers l'appartement que le général Bonaparte occupait, et ils l'appellent l'appartement de l'Empereur.

Ainsi je suis dans une position d'indépendance absolue. Mon caractère est plus indépendant encore, et, d'ailleurs, je n'ai qu'à raconter. Pourvu que mon récit soit vrai, j'aurai rempli mon devoir, et il sera vrai.