LES VILLES DU MOYEN-ÂGE

 

CHAPITRE III. — LES CITÉS ET LES BOURGS.

 

 

Des villes ont-elles existé au milieu de la civilisation à base essentiellement agricole qui est devenue celle de l’Europe Occidentale au cours du IXe siècle ? La réponse à cette question dépend du sens que l’on donne au mot ville. Si l’on appelle ainsi une localité dont la population, au lieu de vivre du travail de la terre, se consacre à l’exercice du commerce et de l’industrie, il faudra répondre non. Il en sera encore de même si l’on entend par ville une communauté douée de la personnalité juridique et jouissant d’un droit et d’institutions qui lui appartiennent en propre. Au contraire, si l’on envisage la ville comme un centre d’administration et comme une forteresse, on se persuadera sans peine que la période carolingienne a connu, à peu de chose près, autant de villes qu’en devaient connaître les siècles qui l’ont suivie. Cela revient à dire que les villes qui s’y rencontrent furent privées de deux des attributs fondamentaux des villes du Moyen Âge et des temps modernes, une population bourgeoise et une organisation municipale.

Si primitive qu’elle soit, toute société sédentaire éprouve le besoin de fournir à ses membres des centres de réunion, ou, si l’on veut, des lieux de rendez-vous. La célébration du culte, la tenue des marchés, les assemblées politiques et judiciaires imposent nécessairement la désignation d’endroits destinés à recevoir les hommes qui veulent ou qui doivent y participer.

Les nécessités militaires agissent plus fortement encore dans ce sens. En cas d’invasion, il faut que le peuple dispose de refuges où il trouvera une sauvegarde momentanée contre l’ennemi. La guerre est aussi ancienne que l’humanité, et la construction de forteresses presque aussi ancienne que la guerre. Les premiers bâtiments construits pour l’homme paraissent bien avoir été des enceintes de protection. Il n’est guère de tribus barbares où l’on n’en rencontre de nos jours, et, si loin que l’on remonte dans le passé, le spectacle reste le même. Les acropoles des Grecs, les oppida des Étrusques, des Latins, des Gaulois, les burgen des Germains, les gorods des Slaves n’ont été au début, comme les Krals des nègres de l’Afrique du Sud, que des lieux d’assemblée mais surtout que des abris. Leur plan et leur construction dépendent naturellement de la configuration du sol et des matériaux qu’il fournit. Mais le dispositif général en est partout le même. Il consiste en un espace de forme carrée ou circulaire, entouré de remparts faits de troncs d’arbres, de terre ou de blocs de roches, protégés par un fossé et percés de portes. Bref, c’est un enclos. Et nous noterons tout de suite que les mots qui dans l’anglais moderne (town) ou dans le russe moderne (gorod) désignent une ville, ont primitivement désigné un enclos.

En temps ordinaire, ces enclos restaient vides. La population n’y affluait qu’à l’occasion de cérémonies religieuses ou civiles ou lorsque la guerre la contraignait à s’y réfugier avec ses troupeaux. Mais les progrès de la civilisation transformèrent peu à peu leur animation intermittente en une animation continue. Des temples s’y élevèrent ; les magistrats ou les chefs du peuple y établirent leur résidence ; des commerçants et des artisans vinrent s’y fixer. Ce qui n’avait été tout d’abord qu’un centre occasionnel de rassemblement devint une cité, centre administratif, religieux, politique et économique de tout le territoire de la tribu, dont le plus souvent elle prit le nom.

Cela explique comment, dans quantité de sociétés et particulièrement dans l’antiquité classique, la vie politique des cités ne se restreignait pas à l’enceinte de leurs murailles. La cité, en effet, avait été construite pour la tribu, et tous les hommes de celle-ci, qu’ils habitassent au-dedans ou au dehors des murs, en étaient également citoyens. Ni la Grèce, ni Rome n’ont connu rien d’analogue à la bourgeoisie strictement locale et particulariste du Moyen Âge. La vie urbaine s’y confondait avec la vie nationale. Le droit de la cité était, comme la religion même de la cité, commun à tout le peuple dont elle était la capitale et qui constituait avec elle une seule et même république.

Le système municipal s’identifie donc dans l’Antiquité avec le système constitutionnel. Et lorsque Rome eut étendu sa domination à tout le monde méditerranéen, elle en fit la base du système administratif de son Empire. Ce système survécut dans l’Europe Occidentale aux invasions germaniques[1]. On en retrouve incontestablement les traces en Gaule, en Espagne, en Afrique, en Italie bien longtemps après le Ve siècle. Peu à peu cependant, la décadence de l’organisation sociale en fit disparaître la plupart des traits. On ne trouve plus, au VIIIe siècle, ni les Decuriones ni les Gesta municipalia, ni le Defensor civitatis. En même temps, la poussée de l’Islam dans la Méditerranée, rendant impossible le commerce qui jusqu’alors avait encore entretenu quelque activité dans les villes, les condamne à une irrémédiable déchéance. Mais il ne les condamne pas à la mort. Si diminuées, si anémiées qu’elles soient, elles subsistent. Dans la société agricole de ce temps, elles conservent malgré tout une importance primordiale. Il est indispensable de se bien rendre compte du rôle qu’elles y ont joué, si l’on veut comprendre celui qui leur sera dévolu plus tard.

On a déjà vu que l’Église avait établi ses circonscriptions diocésaines sur les circonscriptions des cités romaines. Respectée par les barbares, elle continua ainsi à maintenir après leur établissement dans les provinces de l’Empire, le système municipal sur lequel elle s’était fondée. La cessation du commerce, l’exode des marchands n’eurent aucune influence sur l’organisation ecclésiastique. Les villes où habitaient les évêques devinrent plus pauvres et moins peuplées sans que les évêques eux-mêmes s’en ressentissent. Au contraire, plus déclina la richesse générale, plus leur force et leur influence allèrent en s’affirmant. Entourés d’un prestige d’autant plus grand que celui de l’État avait disparu, comblés de donations par les fidèles, associés par les Carolingiens au gouvernement de la société, ils s’imposèrent à la fois par leur autorité morale, leur puissance économique et leur action politique.

Lorsque l’Empire de Charlemagne s’effondra, leur situation, loin d’en souffrir, s’affermit encore. Les princes féodaux qui avaient ruiné le pouvoir royal ne touchèrent point à celui de l’Église. Son origine divine la mettait à l’abri de leurs atteintes. Ils craignaient les évêques qui pouvaient lancer sur eux l’arme terrible de l’excommunication. Ils les révéraient comme les gardiens surnaturels de l’ordre et de la justice. Au milieu de l’anarchie du IXe et du Xe siècle, l’ascendant de l’Église resta donc intact et elle s’en montra digne. Pour combattre le fléau des guerres privées que la royauté était désormais impuissante à réprimer, les évêques organisèrent dans leurs diocèses l’institution de la paix de Dieu[2].

Cette prééminence des évêques conféra naturellement à leurs résidences, c’est à dire aux anciennes cités romaines, une importance singulière. Elle les sauva de la ruine. Dans l’économie du IXe siècle, elles n’avaient plus, en effet, de raisons d’exister. En cessant d’être des centres commerciaux, elles avaient perdu, à toute évidence, la plus grande partie de leur population. Avec les marchands disparut le caractère urbain qu’elles avaient conservé encore durant l’époque mérovingienne. Pour la société laïque, elles ne présentaient plus la moindre utilité. Autour d’elles, les grands domaines vivaient de leur vie propre. Et l’on ne voit point pour quel motif l’État, constitué lui aussi sur une base purement agricole, se fût intéressé à leur sort. Il est très caractéristique de constater que les palais (palatia) des princes carolingiens ne se rencontrent pas dans les cités. Ils se trouvent sans exception à la campagne, sur les domaines de la dynastie : à Herstal, à Jupille, dans la vallée de la Meuse, à Ingelheim, dans celle du Rhin, à Attigny, à Quiercy, dans celle de la Seine, etc. La renommée d’Aix-la- Chapelle ne doit pas faire illusion sur le caractère de cette localité. L’éclat qu’elle jeta momentanément sous Charlemagne n’est dû qu’à sa qualité de résidence favorite de l’Empereur. À la fin du règne de Louis le Pieux elle retombe dans l’insignifiance. Elle ne devait devenir une ville que quatre siècles plus tard.

L’administration ne pouvait contribuer en rien à la survivance des cités romaines. Les comtés qui formaient les provinces de l’Empire franc, étaient aussi dépourvus de chefs-lieux que l’Empire lui-même était dépourvu de capitale. Les comtes, à qui la direction en était confiée, n’y étaient pas installés à poste fixe. Ils parcouraient constamment leur circonscription afin d’y présider les assemblées judiciaires, d’y percevoir l’impôt, d’y lever des troupes. Le centre de l’administration n’était pas leur résidence mais leur personne. Il importait donc fort peu qu’ils eussent ou qu’ils n’eussent pas leur domicile dans une cité. Recrutés parmi les grands propriétaires de la région, ils habitaient d’ailleurs le plus souvent sur leurs terres. Leurs châteaux, comme les palais des empereurs, se trouvaient habituellement à la campagne[3].

Au contraire, la sédentarité à laquelle la discipline ecclésiastique contraignait les évêques, les attachait de façon permanente à la cité où se trouvait fixé le siège de leur diocèse. Devenues sans emploi pour l’administration civile, les cités ne perdirent point leur qualité de centres de l’administration religieuse. Chaque diocèse resta groupé autour de la ville qui renfermait sa cathédrale. Le changement de sens du mot civitas à partir du IXe siècle atteste clairement ce fait. Il devient synonyme d’évêché et de ville épiscopale. On dit civitas Parisiensis pour désigner aussi bien le diocèse de Paris que la ville même de Paris où résidait l’évêque. Et sous cette double acception se conserve le souvenir du système municipal antique adapté par l’Église à ses fins particulières.

En somme, ce qui se passa dans les cités carolingiennes appauvries et dépeuplées, rappelle d’une manière frappante ce qui, sur un théâtre bien plus considérable, s’est passé à Rome même lorsque, dans le courant du IVe siècle, la ville éternelle a cessé d’être la capitale du monde. En la délaissant pour Ravenne, puis pour Constantinople, les empereurs l’ont abandonnée au pape. Ce qu’elle n’était plus dans le gouvernement de l’État, elle l’est restée dans le gouvernement de l’Église. La ville impériale est devenue la ville pontificale. Son prestige historique a rehaussé celui du successeur de Saint Pierre. Isolé, il a paru plus grand, et il est en même temps devenu plus puissant. On n’a plus vu que lui ; on n’a plus, en l’absence des anciens maîtres, obéi qu’à lui. En continuant à habiter Rome, il en a fait sa Rome, comme chaque évêque a fait de la cité qu’il habitait, sa cité.

Durant les derniers temps du bas Empire et de plus en plus encore pendant l’époque mérovingienne, le pouvoir des évêques sur la population des cités n’avait cessé de grandir. Ils avaient profité de la désorganisation croissante de la société civile pour accepter ou pour s’arroger une autorité que les habitants n’avaient garde de leur contester et que l’État n’avait aucun intérêt et d’ailleurs aucun moyen de leur interdire. Les privilèges dont le clergé commence à jouir dès le IVe siècle en matière, de juridiction et en matière d’impôts, rehaussèrent encore leur situation. Elle devint plus éminente par l’octroi des diplômes d’immunité que les rois francs prodiguèrent en leur faveur. Par eux, les évêques se virent exemptés, en effet, de l’intervention des comtes dans les domaines de leurs Églises. Ils se trouvèrent investis dès lors, c’est à dire depuis le VIIe siècle, d’une véritable seigneurie sur leurs hommes et sur leurs terres. À la juridiction ecclésiastique qu’ils exerçaient déjà sur le clergé, s’adjoignit donc une juridiction laïque qu’ils confièrent à un tribunal constitué par eux et dont le siège fut fixé, naturellement, dans la cité où ils avaient leur résidence.

Lorsque la disparition du commerce, au IXe siècle, anéantit les derniers vestiges de la vie urbaine et mit fin à ce qui subsistait encore de population municipale, l’influence des évêques, déjà si étendue, devint sans rivale. Les cités leur furent désormais exclusivement soumises. Il ne s’y rencontrait plus guère, en effet, que des habitants relevant plus ou moins directement de l’Église.

En l’absence de renseignements tout à fait précis, il est possible cependant de conjecturer la nature de leur population. Elle se composait du clergé de l’Église cathédrale et des autres églises groupées autour d’elle, des moines des monastères qui vinrent se fixer, parfois en nombre considérable, au siège du diocèse, des maîtres et des étudiants des écoles ecclésiastiques, des serviteurs enfin et des artisans, libres ou non libres, qui étaient indispensables aux besoins du culte et à ceux de l’existence journalière de l’agglomération cléricale.

Presque toujours, on rencontrait dans la cité un marché hebdomadaire où les paysans des environs apportaient leurs denrées ; parfois même il s’y tenait une foire annuelle (annalis mercatus). Aux portes, se percevait le tonlieu sur tout ce qui entrait ou sortait. Un atelier monétaire fonctionnait à l’intérieur des murs. On y rencontrait aussi quelques tours habitées par des vassaux de l’évêque, par son avoué ou par son châtelain. Il faut enfin ajouter à tout cela les granges et les magasins où venaient s’amasser les récoltes des domaines épiscopaux et monastiques, charriées, à époques fixes, par les tenanciers de l’extérieur. Aux grandes fêtes de l’année les fidèles du diocèse affluaient dans la cité et l’animaient durant quelques jours d’un bruit et d’un mouvement inaccoutumés[4].

Tout ce petit monde reconnaissait également dans l’évêque son chef spirituel et son chef temporel. L’autorité religieuse et l’autorité séculière s’unissaient, ou pour mieux dire, se confondaient dans sa personne. Aidé d’un Conseil formé de prêtres et de chanoines, il administrait la cité et le diocèse conformément aux préceptes de la morale chrétienne. Son tribunal ecclésiastique, présidé par l’archidiacre, avait singulièrement élargi sa compétence grâce à l’impuissance et plus encore à la faveur de l’État. Non seulement les clercs en dépendaient en toute matière, mais c’est encore de lui que relevaient quantité d’affaires intéressant les laïques : affaires de mariage, de testaments, d’état civil, etc. Les attributions de sa cour laïque, à laquelle étaient préposés soit le châtelain, soit l’avoué, avaient bénéficié d’une extension analogue. Depuis le règne de Louis le Pieux, elles n’avaient cessé de réaliser des empiétements qu’explique et que justifie le désordre de plus en plus flagrant de l’administration publique. Ce n’étaient pas seulement les hommes de l’immunité qui lui étaient soumis. Il semble bien que, tout au moins dans l’enceinte de la cité, tout le monde en était justiciable et qu’en fait elle se fût substituée à la juridiction que le comte, en théorie, possédait encore sur les hommes libres[5]. En outre, l’évêque exerçait un droit de police assez mal défini, grâce auquel il administrait le marché, réglait la perception du tonlieu, surveillait la frappe des monnaies, pourvoyait à l’entretien des portes, des ponts et des remparts. Bref, il n’était plus de domaine, dans l’administration de la cité où, soit de droit, soit d’autorité, il n’intervînt comme gardien de l’ordre, de la paix et du bien commun. Un régime théocratique avait complètement remplacé le régime municipal de l’antiquité. La population était gouvernée par son évêque et elle ne revendiquait pas plus qu’elle ne possédait la moindre participation à ce gouvernement. Il arrivait bien parfois qu’une émeute éclatât dans la cité. Des évêques furent assaillis dans leur palais et même parfois obligés de fuir. Mais il est impossible d’apercevoir dans ces soulèvements la moindre trace d’esprit municipal. Ils s’expliquent par des intrigues ou des rivalités personnelles. Ce serait une erreur absolue que de les considérer comme les précurseurs du mouvement communal du XIe et du XIIe siècle. Au surplus, ils furent très rares. Tout indique que l’administration épiscopale fut, en général, bienfaisante et populaire.

Nous avons déjà dit que cette administration ne se confinait pas à l’intérieur de la ville. Elle s’étendait à tout l’évêché. La cité en était le siège, mais le diocèse en était l’objet. La population urbaine n’y jouissait nullement d’une situation privilégiée. Le régime sous lequel elle vivait était le régime du droit commun. Les chevaliers, les serfs, les hommes libres qu’elle renfermait ne se distinguaient de leurs congénères de l’extérieur que par km agglomération en lin même endroit. Du droit spécial et de l’autonomie dont devaient jouir les bourgeoisies du Moyen Âge, on ne distingue encore aucune trace. Le mot civis par lequel les textes du temps désignent l’habitant de la cité n’est qu’une simple appellation topographique ; il n’a pas de signification juridique[6].

En même temps qu’elles étaient des résidences épiscopales, les cités étaient des forteresses. Pendant les derniers temps de l’Empire Romain, il avait fallu les entourer de murailles afin de les mettre à l’abri des barbares. Ces murailles subsistaient encore presque partout, et les évêques s’occupèrent de les entretenir ou de les restaurer avec d’autant plus de zèle que les incursions des Sarrasins et des Normands firent éprouver durant le IXe siècle, d’une façon de plus en plus pressante, le besoin de protection. La vieille enceinte romaine continua donc de protéger les cités contre de nouveaux périls.

Leur plan resta sous Charlemagne ce qu’il avait été sous Constantin. En règle générale, il affectait la forme d’un rectangle entouré de remparts flanqués de tours et communiquant avec l’extérieur par des portes habituellement au nombre de quatre. L’espace ainsi clôturé était très restreint : la longueur de ses côtés ne dépassait que rarement 4 à 500 mètres[7]. Il s’en fallait d’ailleurs de beaucoup qu’il fût entièrement bâti ; on y rencontrait entre les maisons des champs cultivés et des jardins. Quant aux faubourgs (suburbia) qui a l’époque mérovingienne s’étendaient encore en dehors des murailles, ils avaient disparu[8]. Grâce à leurs défenses, les cités purent presque toujours résister victorieusement aux assauts des envahisseurs du Nord et du Midi. Il suffira de rappeler ici le siège fameux de Paris par les Normands en 885.

Les villes épiscopales servaient naturellement de refuge aux populations de leurs alentours. Des moines y venaient même de très loin chercher un asile contre les Normands, comme le firent, par exemple à Beauvais, ceux de Saint- Vaast en 887, à Laon, ceux de Saint-Quentin et ceux de Saint-Bavon de Gand en 881 et en 882[9].

Au milieu de l’insécurité et des désordres qui imprègnent d’un caractère si lugubre la seconde moitié du IXe siècle, il échut donc aux cités de remplir véritablement une mission protectrice. Elles furent, dans toute la force du terme, les sauvegardes d’une société envahie, rançonnée et terrorisée. Bientôt d’ailleurs elles ne se trouvèrent plus seules à jouer ce rôle.

On sait que l’anarchie du IXe siècle hâta la décomposition inévitable de l’État franc. Les comtes qui étaient en même temps les plus grands propriétaires de leur région, profitèrent des circonstances pour s’arroger une autonomie complète, pour faire de leurs fonctions une propriété héréditaire, pour réunir en leurs mains, au pouvoir privé qu’ils possédaient sur leurs domaines propres, le pouvoir public qui leur était délégué et pour amalgamer enfin sous leur domination, en une seule principauté, tous les comtés dont ils purent s’emparer. L’Empire Carolingien se morcela ainsi depuis le milieu du IXe siècle, en une quantité de territoires soumis à autant de dynasties locales et rattachés seulement à la Couronne par le lien fragile de l’hommage féodal. L’État était trop faiblement constitué pour pouvoir s’opposer à ce morcellement. Il s’accomplit incontestablement par la violence et la perfidie. À tout prendre cependant, il fut favorable à la société. S’étant emparés du pouvoir, les princes éprouvèrent aussitôt les obligations qu’il impose. Leur intérêt le plus évident était de défendre et de protéger les terres et les hommes qui étaient devenus leurs terres et leurs hommes. Ils ne faillirent pas à une tâche que le souci de leur avantage personnel eût suffi à leur imposer. À mesure que leur puissance grandit et s’affermit, on les voit se préoccuper de plus en plus, de donner à leurs principautés une organisation capable d’y garantir l’ordre et la paix publique[10].

Le premier besoin auquel il fallait faire face était celui de la défense, tant contre les Sarrasins ou les Normands, que contre les princes voisins. Aussi voit-on, à partir du IXe siècle, chaque territoire se couvrir de forteresses[11]. Les textes contemporains leur donnent les noms les plus divers : castellum, castrum, oppidum, urbs, municipium[12] ; la plus usuelle et en tout cas la plus technique de ces appellations est celle de burgus, mot emprunté aux Germains par le latin du Bas Empire et qui s’est conservé dans toutes les langues modernes (burg, borough, bourg, borgo).

De ces bourgs du haut Moyen Âge aucun vestige ne subsiste de nos jours. Les sources nous permettent heureusement de nous en faire une image assez précise. C’étaient des enceintes de murailles, parfois même, au début, de simples palissades de bois[13], d’un périmètre peu étendu, habituelle ment de forme arrondie et entourées d’un fossé. Au centre se trouvait une tour puissante, un donjon, réduit suprême de la défense en cas d’attaque.

Une garnison de chevaliers (milites castrenses) y était établie à poste fixe. Il arrivait souvent que des groupes de guerriers désignés parmi les habitants des alentours venaient la renforcer à tour de rôle. Le tout était placé sous les ordres d’un châtelain (castellanus). Dans chacun des bourgs de sa terre, le prince possédait une habitation (domus) où il résidait avec sa suite au cours des déplacements continuels auxquels la guerre ou l’administration le contraignaient. Le plus souvent une chapelle ou une église, flanquée des bâtiments nécessaires à la demeure du clergé, dressait son clocher au-dessus des créneaux du rempart. Parfois aussi se rencontrait à côté d’elle un local destiné aux assemblées judiciaires, dont les membres, à dates fixes, venaient de l’extérieur siéger dans le bourg. Ce qui ne manquait jamais, c’étaient enfin une grange et des caves où l’on conservait, pour subvenir aux nécessités d’un siège et pour fournir à l’alimentation du prince pendant ses séjours, le produit des domaines que celui-ci possédait aux environs. Des prestations en nature levées sur les paysans de la région, assuraient de leur côté la subsistance de la garnison. L’entretien des murailles incombait à ces mêmes paysans qui étaient tenus d’y travailler par corvées[14].

Si de pays à pays le spectacle que l’on vient de décrire différait naturellement dans le détail, les traits essentiels s’en rencontrent partout les mêmes. L’analogie est frappante entre les bourgs de la Flandre et les boroughs de l’Angleterre anglo-saxonne[15]. Et cette analogie prouve sans doute que les mêmes nécessités ont entraîné partout des mesures semblables.

Tels qu’ils nous apparaissent, les bourgs sont avant tout des établissements militaires. Mais à ce caractère primitif s’est ajouté de très bonne heure celui de centres administratifs. Le châtelain cesse d’être uniquement le commandant des chevaliers de la garnison castrale. Le prince lui délègue l’autorité financière et judiciaire dans un district plus ou moins étendu autour des murailles du bourg et qui, dès le Xe siècle, prend le nom de châtellenie. La châtellenie dépend du bourg comme l’évêché dépend de la cité. En cas de guerre, ses habitants y trouvent un refuge : en temps de paix, ils s’y rendent pour assister aux réunions de justice ou pour s’y acquitter des prestations auxquelles ils sont soumis[16]. Au reste, le bourg ne présente pas le moindre caractère urbain. Sa population ne se compose, outre les chevaliers et les clercs qui en forment la partie essentielle, que des hommes employés à leur service et dont certainement le nombre a été très peu considérable. C’est là une population de forteresse, ce n’est point une population de ville. Ni commerce, ni industrie ne sont possibles ni même concevables dans un tel milieu. Il ne produit rien par lui-même, vit des revenus du sol avoisinant et n’a d’autre rôle économique que celui d’un simple consommateur.

À côté des bourgs construits par les princes, il faut mentionner encore les enceintes fortifiées que la plupart des grands monastères firent élever au cours du IXe siècle pour se protéger contre les barbares. Par elles, ils se transformèrent à leur tour en bourgs ou en châteaux. Ces forteresses ecclésiastiques présentent d’ailleurs, à tous égards, le même caractère que les forteresses laïques. Elles ne furent comme elles que des lieux de refuge et de défense[17].

On peut donc conclure, sans crainte de se tromper, que la période qui s’ouvre avec l’époque carolingienne n’a connu de villes ni au sens social, ni au sens économique, ni au sens juridique de ce mot. Les cités et les bourgs n’ont été que des places fortes et des chefs-lieux d’administration. Leurs habitants ne possèdent ni droit spécial, ni institutions propres et leur genre d’existence ne les distingue en rien du reste de la société.

Complètement étrangers à l’activité commerciale et à l’activité industrielle, ils répondent en tous points à la civilisation agricole de leur temps. Leur population est d’ailleurs de bien minime importance. Il n’est point possible, faute de renseignements, de l’évaluer avec précision. Tout indique cependant que celle des bourgs les plus considérables n’a consisté qu’en quelques centaines d’hommes et que les cités n’ont jamais sans doute renfermé plus de 2 à 3.000 habitants.

Les cités et les bourgs ont joué pourtant, dans l’histoire des villes, un rôle essentiel. Ils en ont été, pour ainsi dire, les pierres d’attente. C’est autour de leurs murailles qu’elles se formeront dès que se manifestera la renaissance économique dont on surprend les premiers symptômes au cours du Xe siècle.

 

 

 



[1] Voyez plus haut chapitre I.

[2] Sur cette institution voyez L. Huberti, Studien zur Rechtsgeschichte der Gottesfrieden und Landfrieden (Ansbach, 1892).

[3] Ceci est surtout vrai pour le Nord de l’Europe. Dans le Sud de la France et en Italie, au contraire, où l’organisation municipale romaine a moins complètement disparu, les comtes habitent ordinairement dans les cités.

[4] Les cités du IXe et du Xe siècle n’ont pas encore été suffisamment étudiées. Ce que j’en dis ici et plus bas est emprunté à divers passages des capitulaires ainsi qu’à certains textes épars dans des chroniques et des vies de saints. Pour les cités de l’Allemagne, naturellement beaucoup moins nombreuses et moins importantes que celles de la Gaule, il faut consulter l’intéressant travail de S. Rietschel, Die civitas auf deutschem Baden bis zum Ausgange der Karolingerzeit (Leipzig, 1894).

[5] Je ne cherche naturellement qu’à caractériser la situation générale. Je n’ignore pas qu’elle comporte de nombreuses exceptions ; mais elles ne peuvent modifier l’impression d’ensemble qui se dégage de l’examen des faits.

[6] Rietschel, Die Civitas, p. 93.

[7] A. Blanchet, Les enceintes romaines de la Gaule (Paris, 1907).

[8] L. Halphen, Paris sous les premiers Capétiens, p. 5 (Paris, 1909).

[9] L. H. Labande, Histoire de Beauvais et de ses institutions communales, p. 7 (Paris, 1892) ; W. Vogel, Die Normannen und das Fränkische Reich, p. 135, 271.

[10] La plupart des bourgs ou châteaux furent construits en France par les princes laïques. Les derniers Carolingiens en érigèrent pourtant quelques-uns. En Allemagne, où le pouvoir royal se conserva plus robuste, non seulement les souverains élevèrent des châteaux, mais ils possèdent même, seuls en théorie, le droit d’en élever. Les évêques auxquels ils constituent des principautés territoriales tant en Allemagne qu’en Italie, en bâtissent naturellement comme les princes laïques.

[11] Avant l’arrivée des Normands, il n’y avait pas ou presque pas de localités fortifiées en dehors des cités épiscopales. Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, éd. F. Lot, p. 118 (Paris, 1894). Cf. R. Parisot, Le royaume de Lorraine sous les Carolingiens, p. 55 (Paris, 1899). En Italie, la construction des bourgs (castra) fut provoquée par les incursions des Hongrois. (F. Schneider, Die Entstehung von Burg und Landgemeinde in Italien, p. 263, Berlin, 1924), en Allemagne, par celles des Hongrois et des Slaves, dans le Sud de la France, par celles des Sarrasins. Brutails, Histoire des classes rurales dans le Roussillon, p. 35.

[12] Sur le sens de ces mots voyez K. Hegel, Neues Archiv der Gesellschaft für ältere deutsche Geschichtskunde, t. XVIII (1892), et G. Des Marez, Le sens juridique du mot oppidum. Festschrift für H. Brunner (Berlin, 1910).

[13] E. Dümmler, Geschichte des Ostfränkischen Reiches, 2e édit., t. III, p. 156 (Leipzig, 1888).

[14] H. Pirenne, Les villes flamandes avant le XIIe siècle (Annales de l’Est et du Nord, t. I [1905], p. 12). Voyez le plan du bourg de Bruges tel qu’il existait au commencement du XIIe siècle dans mon édition de Galber de Bruges.

[15] W. Maitland, Township and Borough (Cambridge, 1898). Cf. l’étude de M. C. Stephenson, The origin of the English towns, qui paraîtra prochainement dans l’American historical Review. Il faut aussi comparer les bourgs occidentaux avec ceux élevés au Xe siècle contre les Slaves, le long de l’Elbe et de la Saale, par Henri l’Oiseleur. C. Kœhne, Burgen, Burgmannen und Städte (Historische Zeitschrift, t. CXXXIII, 1925). — Pour le rôle social des bourgs, je me borne à citer le texte suivant qui me paraît tout à fait caractéristique ; il est question de la fondation en 996 du Cateau-Cambrésis ut esset obstaculum latronibus præsidiumque libertatis circum et circa rusticanis cultoribus. Gesta episcoporum Cameracensium, Mon. Germ. Hist. Script., t. VII, p. 450. Voyez un exemple analogue dans Kœhne, loc. cit., p. 11, n. 5, où il est question de l’érection d’un bourg dans l’évêché de Hildesheim ad municionem… contra perfidorum incursionem et vastationem Sciavorum.

[16] W. Blommært, Les châtelains de Flandre (Gand, 1915).

[17] Voyez les détails très vivants donnés par les Miracula Sancti Bertini. Mon. Germ. Hist. Script., t. XV, p. 512, sur le castellum construit en 891 autour de l’abbaye de Saint-Bertin. Il se compose d’un fossé au bord duquel s’élèvent des remparts de terre couronnés de palissades en bois.