LES VILLES DU MOYEN-ÂGE

 

CHAPITRE II. — LA DÉCADENCE COMMERCIALE DU IXe SIÈCLE.

 

 

On n’a pas, en général, suffisamment remarqué cette immense portée de l’invasion de l’Islam dans l’Europe Occidentale[1]. Elle eut, en effet, pour conséquence de placer celle-ci dans des conditions qui n’avaient jamais existé depuis les premiers temps de l’histoire. Par l’intermédiaire des Phéniciens des Grecs et enfin des Romains, l’Occident avait toujours reçu sa civilisation de l’Orient. Il avait vécu, pour ainsi dire, de la Méditerranée : le voici pour la première fois, forcé de vivre de sa propre substance. Son centre de gravité placé jusqu’alors aux bords de la mer, est repoussé vers le Nord et il en résulte que l’État franc, qui n’y avait encore à tout prendre, joué qu’un rôle historique de second ordre, va devenir l’arbitre de ses destinées. Il est impossible de ne voir qu’un jeu du hasard dans la simultanéité de la fermeture de la Méditerranée par l’Islam et de l’entrée en scène des Carolingiens. À envisager les choses de haut, on aperçoit nettement entre l’une et l’autre un rapport de cause à effet. L’Empire franc va jeter les bases de l’Europe du Moyen Âge. Mais la mission qu’il a remplie a eu pour condition essentielle le renversement de l’ordre traditionnel du monde ; rien ne l’y aurait appelé si l’évolution historique n’avait été détournée de son cours et, pour ainsi parler, désaxée par l’invasion musulmane. Sans l’Islam, l’Empire franc n’aurait sans doute jamais existé, et Charlemagne, sans Mahomet, serait inconcevable[2].

Pour se persuader qu’il en fut bien ainsi, il suffit de relever l’opposition que présentent l’une avec l’autre, l’époque mérovingienne, pendant laquelle la Méditerranée conserve sa millénaire importance historique, et l’époque carolingienne, où cette influence cesse de se faire sentir. Partout on observe le même contraste : dans le sentiment religieux, dans la politique, dans la littérature, dans les institutions, dans la langue et jusque dans les caractères de l’écriture. De quelque point de vue qu’on l’examine, la civilisation du IXe siècle atteste une rupture très nette avec la civilisation antérieure. Le coup d’État de Pépin le Bref est bien autre chose que la substitution d’une dynastie à une autre dynastie. Il marque une orientation nouvelle du cours suivi jusqu’alors par l’histoire. Certes, en se parant du titre d’Empereur romain et d’Auguste, Charlemagne a cru renouer la tradition antique. En réalité, il l’a brisée. L’ancien Empire, réduit aux possessions du basileus de Constantinople, devient un Empire Oriental juxtaposé et étranger au nouvel Empire d’Occident. En dépit de son nom, celui-ci n’est romain que dans la mesure où l’Église Catholique est romaine. Au surplus, les éléments de sa force résident surtout dans les régions du Nord. Ses principaux collaborateurs en matière religieuse et culturelle ne sont plus, comme jadis, des Italiens, des Aquitains, des Espagnols, ce sont des Anglo-Saxons, un Saint Boniface ou un Alcuin, ou des Souabes comme Éginhard. Dans l’État, coupé désormais de la Méditerranée, les gens du Midi ne jouent plus qu’un rôle secondaire. L’influence germanique commence à y dominer dans le même moment où, bloqué vers le Sud, il s’étend largement sur l’Europe septentrionale et pousse ses frontières jusqu’à l’Elbe et aux montagnes de Bohême.

L’histoire économique fait ressortit d’une façon particulièrement frappante la divergence de la période carolingienne et des temps mérovingiens[3]. Durant ceux-ci, la Gaule constitue encore un pays maritime et c’est grâce à la mer que s’y entretiennent la circulation et le mouvement. L’Empire de Charlemagne, au contraire, est essentiellement terrien. Il ne communique plus avec l’extérieur, c’est un État clos, un État sans débouchés, vivant dans une situation d’isolement presque complet.

Sans doute, la transition ne s’est pas faite d’une époque à l’autre avec la brusquerie et la netteté d’une coupure. On observe que, depuis le milieu du VIIe siècle, le commerce marseillais décline à mesure que les Musulmans progressent dans la Méditerranée. La Syrie, conquise par eux en 634- 636, cesse la première d’y envoyer ses bateaux et ses marchandises. Puis bientôt, l’Égypte passe à son tour sous le joug de l’Islam (640) et le papyrus ne parvient plus en Gaule. Il est tout à fait caractéristique que, depuis 677, la chancellerie royale cesse de l’employer[4]. L’importation des épices se maintient encore durant quelque temps puisque, en 716, les moines de Corbie croient utile de se faire ratifier pour la dernière fois, leur privilège au tonlieu de Fos[5]. Une cinquantaine d’années plus tard, la solitude s’est faite dans le port de Marseille. La mer nourricière s’est fermée devant lui et la vitalité économique qu’elle avait entretenue par son intermédiaire dans les régions de l’intérieur, est définitivement éteinte. Au IXe siècle la Provence, jadis la contrée la plus riche de la Gaule, en est devenue la plus pauvre[6].

De plus en plus d’ailleurs, les Musulmans affermissent leur domination sur la mer. Dans le courant du IXe siècle, ils s’emparent de la Corse, de la Sardaigne, de la Sicile. Sur les côtes d’Afrique, ils fondent de nouveaux ports : Kairouan (670), Tunis (698-703), plus tard El Mehdiah au sud de cette ville, puis Le Caire en 969. Palerme, où s’élève un grand arsenal, devient leur base principale dans la mer tyrrhénienne. Leurs flottes y naviguent en maîtresses, flottes de commerce transportant vers Le Caire, d’où ils sont réexpédiés vers Bagdad, les produits de l’Occident, ou flottes de pirates dévastant les côtes de Provence et d’Italie, y incendiant les villes après les avoir pillées et en avoir capturé les habitants pour les vendre comme esclaves. En 889, une bande de ces pillards s’empare même de Fraxinetum — Garde-Frainet, dans le département du Var, non loin de Nice —, dont la garnison durant près d’un siècle soumet les populations voisines à des razzias continuelles et menace les routes qui, à travers les cols des Alpes, vont de France en Italie[7].

Les efforts de Charlemagne et de ses successeurs pour protéger l’Empire contre les agressions des Sarrasins furent aussi impuissants que ceux qu’ils cherchèrent à opposer aux invasions des Normands. On sait avec quelle énergie et quelle habileté les Danois et les Norvégiens exploitèrent la Francia, durant tout le cours du IXe siècle, non seulement par la Mer du Nord, la Manche et le Golfe de Gascogne, mais parfois même par la Méditerranée. Tous les fleuves furent remontés par ces barques d’une construction si adroite, dont des fouilles récentes ont mis au jour les beaux spécimens conservés à Oslo (Christiania). Périodiquement, les vallées du Rhin, de la Meuse, de l’Escaut, de la Seine, de la Loire, de la Garonne et du Rhône, furent l’objet d’une exploitation systématique conduite avec un remarquable esprit de suite[8]. La dévastation fut si complète, qu’en bien des points la population elle-même disparut. Et rien n’illustre mieux le caractère essentiellement terrien de l’Empire franc, que son impuissance à organiser, tant contre les Sarrasins que contre les Normands, la défense de ses côtes. Car cette défense, pour être effective, aurait dû être une défense navale, et l’Empire n’avait point de flottes, ou n’eut que des flottes improvisées[9].

De telles conditions sont incompatibles avec l’existence d’un commerce de réelle importance. La littérature historique du IXe siècle renferme, il est vrai, quelques mentions de marchands (mercatores, negaciatores)[10], mais il faut se garder de toute illusion sur leur portée. Si l’on tient compte du grand nombre des textes qui nous ont été conservés de cette époque, on remarque qu’elles sont, en réalité, singulièrement rares. Les capitulaires, dont les stipulations touchent à tous les côtés de la vie sociale, sont d’une indigence frappante relativement au commerce. On en doit conclure que celui-ci n’a joué qu’un rôle tellement secondaire qu’il est négligeable.

C’est seulement dans le Nord de la Gaule que, durant la première moitié du IXe siècle, il témoigne encore d’une certaine activité. Les ports de Quentovic — localité disparue près d’Étaples, département du Pas-de-Calais — et de Duurstede — sur le Rhin, au Sud-Ouest d’Utrecht — qui, dans la monarchie mérovingienne trafiquaient avec l’Angleterre et le Danemark, demeurent jusqu’à leur destruction par les Normands (834-844)[11] les centres d’une navigation assez étendue. On peut supposer que c’est grâce à eux que la batellerie des Frisons sur le Rhin, sur l’Escaut et sur la Meuse a présenté une importance que l’on ne rencontre nulle part ailleurs pendant le règne de Charlemagne et de ses successeurs. Les étoffes tissées par les paysans de la Flandre, et que les textes du temps désignent sous le nom de manteaux frisons (pallia fresonica), fournissaient à cette batellerie, avec les vins de l’Allemagne rhénane, la matière d’une exportation qui semble avoir été assez régulière[12]. On sait, au surplus, que les deniers frappés à Duurstede ont eu un cours très étendu. Ils ont servi de prototypes aux plus anciennes monnaies de la Suède et de la Pologne[13], preuve évidente qu’ils pénétrèrent de bonne heure, sans doute par l’intermédiaire des Normands, jusque dans la Mer Baltique. On peut encore signaler comme ayant fait l’objet d’un commerce de quelque étendue, le sel de Noirmoutiers, où sont signalés des vaisseaux irlandais[14]. Le sel de Salzbourg, de son côté, était transporté par le Danube et ses affluents vers l’intérieur de l’Empire[15]. La vente des esclaves, malgré les prohibitions dont elle fut l’objet de la part des souverains, était pratiquée le long des frontières orientales, où les prisonniers de guerre faits sur les Slaves païens, trouvaient de nombreux acheteurs, qui les transportaient vers Byzance ou au-delà des Pyrénées.

À côté des Frisons, dont le commerce fut anéanti par les invasions normandes, on ne trouve plus d’autres marchands que les Juifs. Ils étaient encore nombreux, et l’on en trouve dans toutes les parties de la Francia. Ceux du Sud de la Gaule étaient en rapports avec leurs coreligionnaires de l’Espagne musulmane, auxquels on les accuse de vendre des enfants chrétiens[16]. C’est de l’Espagne, ou peut-être aussi de Venise, que ces Juifs recevaient les épices et les étoffes précieuses dont ils faisaient le négoce[17]. Au reste, l’obligation à laquelle ils étaient soumis de présenter leurs enfants au baptême, doit en avoir fait de très bonne heure émigrer un grand nombre au-delà des Pyrénées, et leur importance commerciale a été sans cesse en déclinant au cours du IXe siècle. Quant à celle des Syriens, jadis si considérable, il n’en est plus question à cette époque[18].

On est donc forcé de conclure que le commerce des temps carolingiens se réduit à bien peu de chose. Monopolisé presque tout entier aux mains de Juifs étrangers après la disparition de Quentovic et de Duurstede, il ne consiste plus que dans le transport de quelques tonneaux de vin ou de sel, dans le trafic prohibé des esclaves, et enfin dans le colportage de produits de luxe venus de l’Orient.

D’une activité commerciale régulière et normale, d’une circulation constante et organisée, d’une classe de marchands professionnels, de leur établissement dans les villes, bref de tout ce qui constitue l’essence même d’une économie d’échange digne de ce nom, on ne trouve plus de traces depuis la fermeture de la Méditerranée par l’invasion islamique. Le grand nombre de marchés (mercata, mercatus) que l’on relève au IXe siècle ne contredit en rien cette affirmation[19]. Ils ne sont, en effet, que de petits marchés locaux, institués pour le ravitaillement hebdomadaire des populations au moyen de la vente en détail des denrées alimentaires de la campagne. Il serait également inutile d’alléguer en faveur de l’activité commerciale de l’époque carolingienne, l’existence à Aix-la-Chapelle, autour du palais de Charlemagne, ou à côté de certaines grandes abbayes, telles que, par exemple, celle de Saint-Riquier, d’une rue habitée par des marchands (vicus mercatorum)[20]. Les marchands dont il est question ici ne sont nullement, en effet, des marchands professionnels. Chargés de pourvoir à l’entretien de la Cour ou à celui des moines, ce sont, si l’on peut ainsi dire, des employés du ravitaillement seigneurial, ce ne sont en rien des négociants[21].

Nous possédons d’ailleurs une preuve matérielle de la décadence économique qui a atteint l’Europe occidentale du jour où elle a cessé d’appartenir encore à la communauté méditerranéenne. Elle nous est fournie par la réforme du système monétaire, commencée par Pépin le Bref et achevée par Charlemagne. On sait que cette réforme a abandonné la frappe de l’or pour y substituer celle de l’argent. Le sou, qui avait constitué jusqu’alors, conformément à la tradition romaine, la monnaie par excellence, n’est plus qu’une monnaie de compte. Les seules monnaies réelles sont désormais les deniers d’argent, pesant environ 2 grammes et dont la valeur métallique, comparée à celle du franc, peut être fixée approximativement à 45 centimes[22]. La valeur métallique du sou d’or mérovingien étant d’environ 15 francs, on appréciera toute la portée de la réforme. Incontestablement, elle ne s’explique que par un prodigieux affaissement de la circulation et de la richesse.

Si l’on admet, et on est obligé de l’admettre, que la réapparition au XIIIe siècle, de la frappe de l’or, avec les florins de Florence et les ducats de Venise, caractérise la renaissance économique de l’Europe, il est incontestable que l’abandon de cette même frappe au IXe siècle atteste en revanche une profonde décadence. Il ne suffit pas de dire que Pépin et Charlemagne ont voulu remédier au désordre monétaire des derniers temps de l’époque mérovingienne. Il leur eût été possible, en effet, d’y remédier sans renoncer à frapper des monnaies d’or. Ils n’y ont renoncé incontestablement que par nécessité, c’est à dire par suite de la disparition du métal jaune dans la Gaule. Et cette disparition n’a d’autre cause que l’interruption du commerce de la Méditerranée. Cela est tellement vrai que l’Italie méridionale, restée en contact avec Constantinople, conserve comme celle-ci la monnaie d’or à laquelle les souverains carolingiens se voient forcés de substituer la monnaie d’argent. Le poids très faible de leurs deniers témoigne d’autre part de l’isolement économique de leur Empire. Il n’est pas concevable qu’ils eussent pu réduire l’unité monétaire à la 30e partie de sa valeur antérieure, s’il s’était conservé le moindre rapport entre leurs États et les régions méditerranéennes où le sou d’or continuait d’avoir cours[23].

Mais il y a plus. La réforme monétaire du IXe siècle ne correspond pas seulement à l’appauvrissement général de l’époque qui l’a vue se réaliser, elle va de pair avec une circulation dont la lenteur et l’insuffisance sont également frappantes. En l’absence de centres d’attraction assez puissants pour attirer de loin la monnaie, elle demeure pour ainsi dire stagnante. Charlemagne et ses successeurs ont vainement ordonné de ne fabriquer des deniers que dans les ateliers royaux. Dès le règne de Louis le Pieux, il faut accorder à des églises l’autorisation de frapper monnaie, vu l’impossibilité dans laquelle elles se trouvent de se procurer du numéraire. À partir de la seconde moitié du IXe siècle, l’autorisation par les rois d’instituer un marché est presque toujours accompagnée de l’autorisation d’y établir un atelier monétaire[24]. Ainsi, l’État ne peut conserver le monopole de la frappe du numéraire. Il va s’éparpillant sans cesse. Et cela encore est une manifestation non équivoque du déclin économique. Car l’histoire constate que plus la circulation commerciale est puissante, plus le système monétaire se centralise et se simplifie. La dispersion, la variété et pour tout dire l’anarchie dont il donne de plus en plus le spectacle à mesure que l’on descend le cours du IXe siècle, achève donc de confirmer de la manière la plus significative, l’impression d’ensemble que nous cherchons à dégager ici.

On a prétendu cependant attribuer à Charlemagne une politique économique à larges vues. C’est là lui prêter des idées que, si grand qu’on suppose son génie, il est impossible qu’il ait eues. Personne ne peut soutenir avec quelque vraisemblance que les travaux qu’il fit commencer en 793 pour joindre la Rednitz à l’Altmühl et faire communiquer ainsi le Rhin avec le Danube, aient dû servir à autre chose qu’au transport des troupes, et que les guerres contre les Avars aient été provoquées par le désir de s’ouvrir une route commerciale vers Constantinople. Les stipulations, d’ailleurs inopérantes, des capitulaires sur les monnaies, les poids et les mesures, les tonlieux et les marchés se rattachent intimement à ce système général de règlementation et de contrôle qui est celui de la législation carolingienne. Il en est de même des mesures prises contre l’usure et de la défense faite aux membres du clergé de se mêler de négoce. Leur but est de combattre la fraude, le désordre, l’indiscipline et d’imposer au peuple la morale chrétienne. Seule une idée préconçue peut les envisager comme destinées à stimuler le développement économique de l’Empire.

On est tellement habitué à considérer le règne de Charlemagne comme une époque de renaissance que l’on est inconsciemment porté à y supposer dans tous les domaines un progrès identique. Malheureusement, ce qui est vrai de la culture littéraire, de l’état religieux, des mœurs, des institutions et de la politique ne l’est pas de la circulation et du commerce. Toutes les grandes choses que Charlemagne a accomplies l’ont été, soit par sa puissance militaire, soit par son alliance avec l’Église. Or, ni l’Église, ni les armes ne pouvaient maîtriser les circonstances en vertu desquelles l’Empire franc se trouvait privé de ses débouchés vers l’extérieur. Il a bien fallu s’accommoder d’une situation qui s’imposait inéluctable. L’histoire est forcée de reconnaître que, si brillant qu’il apparaisse par ailleurs, le siècle de Charlemagne, à le considérer du point de vue économique, est un siècle de régression.

L’organisation financière de l’Empire franc achèvera de nous en convaincre. Elle est, en effet, aussi rudimentaire qu’il est possible. L’impôt public, que les Mérovingiens avaient conservé à l’imitation de Rome, n’existe plus. Les ressources du souverain ne consistent que dans le revenu de ses domaines, dans les tributs levés sur les peuples vaincus et dans le butin fourni par la guerre. Le tonlieu ne contribue plus à alimenter le trésor, attestant ainsi la décadence commerciale de l’époque. Il devient une simple exaction brutalement prélevée en nature sur les rares marchandises transportées par les fleuves ou le long des routes[25]. Ses maigres produits, qui devaient servir à entretenir les ponts, les quais et les chemins, sont accaparés par les fonctionnaires qui les perçoivent. Les Missi dominici, créés pour surveiller l’administration, sont impuissants à faire disparaître les abus qu’ils constatent, car l’État, incapable de payer ses agents, est incapable aussi de leur imposer son autorité. Il est obligé de les prendre dans l’aristocratie, qui, grâce à sa situation sociale, peut seule lui fournir des services gratuits. Mais ce faisant, le voilà contraint, faute d’argent, de choisir les instruments de son pouvoir au sein d’un groupe d’hommes dont l’intérêt le plus évident est la diminution de ce pouvoir. Le recrutement des fonctionnaires dans l’aristocratie a été le vice fondamental de l’État franc et la cause essentielle de sa dissolution si rapide après la mort de Charlemagne. Au vrai, rien n’était plus fragile que cet État dont le souverain, tout puissant en théorie, dépendait en fait de la fidélité d’agents indépendants de lui. Le système féodal est en germe dans cette situation contradictoire. L’Empire Carolingien n’eût pu subsister que s’il avait possédé, comme l’Empire Byzantin, ou l’Empire des Khalifes, un système d’impôts, un contrôle financier, une centralisation fiscale et un trésor pourvoyant aux traitements des fonctionnaires, aux travaux publics, à l’entretien de l’armée et de la flotte. L’impuissance financière qui causa sa chute est la démonstration évidente de l’impossibilité où il s’est trouvé de maintenir sa structure administrative sur une base économique qui n’était pas à même de la supporter.

Cette base économique de l’État comme de la société, c’est désormais la propriété foncière. De même que l’Empire Carolingien est un État terrien sans débouchés, de même aussi, il est un État essentiellement agricole. Les traces de commerce que l’on y relève encore ne sont qu’une quantité négligeable. Il ne connaît plus d’autre fortune que la fortune foncière, d’autre travail que le travail rural. Et, sans doute, cette prédominance de l’agriculture n’est pas un fait nouveau. On la rencontre déjà très marquée à l’époque romaine et elle s’est continuée en se renforçant encore à l’époque mérovingienne. Dès la fin de l’Antiquité, tout l’Occident de l’Europe était couvert de grands domaines appartenant à une aristocratie dont les membres portaient le nom de Sénateurs (Senatores). De plus en plus la petite propriété allait disparaissant pour se transformer en tenures héréditaires, pendant que les anciens fermiers libres se transformaient eux-mêmes en colons attachés à la glèbe. L’invasion germanique n’altéra point très sensiblement cet état de choses. On a renoncé définitivement à se représenter les Germains sous l’apparence d’une démocratie égalitaire de paysans. Les contrastes sociaux étaient très grands parmi eux lorsqu’ils pénétrèrent dans l’Empire. Ils comprenaient une minorité de riches et une majorité de pauvres. Le nombre des esclaves et des demi-libres (liti) y était considérable[26].

L’arrivée des envahisseurs dans les provinces romaines n’entraîna donc aucun bouleversement. Les nouveaux venus conservèrent, en s’y adaptant, la situation qu’ils y trouvèrent. Quantité de Germains reçurent du roi ou acquirent par violence, par mariage ou autrement de grands domaines qui firent d’eux les égaux des Sénateurs. L’aristocratie foncière, loin de disparaître, s’enrichit au contraire d’éléments nouveaux. La disparition des petits propriétaires libres continua en s’accélérant. Dès le début de la période carolingienne, il semble bien qu’il n’en existait plus en Gaule qu’un très petit nombre. Charlemagne prit vainement quelques mesures pour sauvegarder ceux qui subsistaient[27]. Le besoin de protection les faisait irrésistiblement affluer vers les puissants, au patronage desquels ils se subordonnaient corps et biens.

La grande propriété ne cessa donc de s’étaler de plus en plus largement depuis la période des invasions. La faveur dont les rois entourèrent l’Église contribua encore à ses progrès, et, il en alla de même de la ferveur religieuse de l’aristocratie. Les monastères, dont le nombre se multiplie avec une rapidité si frappante depuis le VIIe siècle, reçurent à l’envi d’abondantes donations de terre. Partout domaines ecclésiastiques et domaines laïques s’enchevêtrèrent les uns dans les autres, englobant non seulement les champs cultivés, mais les bois, les bruyères et les terrains vagues.

L’organisation de ces domaines demeura conforme dans la Gaule franque à ce qu’elle avait été dans la Gaule romaine. On conçoit qu’il n’en pouvait aller autrement, les Germains n’ayant aucun motif et étant d’ailleurs incapables de lui substituer une organisation différente. Elle consistait, en ce qu’elle a d’essentiel, à répartir l’ensemble des terres en deux groupes, soumis à deux régimes distincts. Le premier, le moins étendu, était directement exploité par le propriétaire ; le second était réparti, à titre de tenures, entre les paysans. Chacune des villas dont se composait un domaine comprenait ainsi une terre seigneuriale (terra dominicata) et une terre censale, divisée en unités de culture (mansus) occupées à titre héréditaire par les manants ou les vilains (manentes, villani) moyennant la prestation de redevances en argent ou en nature et de corvées[28].

Aussi longtemps qu’il exista une vie urbaine et un commerce, les grands domaines possédèrent un marché pour l’excédent de leurs produits. On ne peut douta que durant toute l’époque mérovingienne c’est grâce à eux que les agglomérations urbaines furent ravitaillées et que les marchands s’approvisionnèrent. Mais il dut en aller autrement lorsque l’Islam dominant sur la Méditerranée et les Normands sur les mers du Nord, la circulation disparut et avec elle la classe marchande et la population municipale. Les domaines subirent le même sort que l’État franc. Comme lui, ils perdirent leurs débouchés. La possibilité de vendre au dehors n’existant plus, faute d’acheteurs, il devint inutile de continuer à produire au-delà du minimum indispensable à la subsistance des hommes, propriétaires ou tenanciers, vivant sur le domaine.

À l’économie d’échange se substitua une économie de consommation. Chaque domaine, au lieu de continuer à correspondre avec le dehors, constitua désormais un petit monde à part. Il vécut de lui-même et sur lui-même, dans l’immobilité traditionnelle d’un régime patriarcal. Le IXe siècle est l’âge d’or de ce que l’on a appelé une économie domestique fermée et que l’on appellerait plus exactement une économie sans débouchés[29]. Cette économie, dans laquelle la production ne sert qu’à la consommation du groupe domanial, et qui, par conséquent, est absolument étrangère à l’idée de profit, ne peut être considérée comme un phénomène naturel et spontané. Ce n’est point volontairement que les grands propriétaires ont renoncé à vendre les produits de leurs terres : c’est parce qu’ils n’ont pas pu faire autrement. Il est certain que si le commerce avait continué de leur fournir régulièrement les moyens d’écouler ces produits au dehors, ils n’eussent point manqué d’en profiter. Ils n’ont pas vendu parce qu’ils ne pouvaient pas vendre, et ils ne pouvaient pas vendre parce que les débouchés leur faisaient défaut. L’organisation domaniale telle qu’elle apparaît à partir du IXe siècle, est donc le résultat des circonstances extérieures, on n’y remarque rien d’une transformation organique. Cela revient à dire qu’elle est un phénomène anormal.

Il est possible de s’en convaincre d’une manière tout à fait frappante en comparant au spectacle que nous fournit l’Europe carolingienne, celui que nous offre à la même époque, la Russie méridionale[30].

On sait que des bandes de Normands Varègues, c’est à dire de Scandinaves originaires de Suède, établirent, au cours du IXe siècle, leur domination sur les Slaves du bassin du Dniéper. Ces conquérants, que les vaincus désignèrent sous le nom de Russes, durent naturellement se grouper pour pouvoir se maintenir au milieu des populations soumises par eux. Ils construisirent à cet effet des enceintes fortifiées, appelées gorods en langue slave, et où ils s’installèrent autour de leurs princes et des images de leurs dieux. Les plus anciennes villes russes doivent leur origine à ces camps retranchés. Il, y en eut à Smolensk, à Sousdal, à Novgorod : la plus importante se trouvait à Kief, dont le prince possédait la prééminence sur tous les autres princes.

La subsistance des envahisseurs était assurée par les tributs levés sur les populations indigènes. Il eût donc été possible aux Russes de vivre sur place, sans chercher au dehors un supplément aux ressources que le pays leur fournissait en abondance. Ils l’eussent fait sans doute et se fussent contentés de consommer les prestations de leurs sujets, s’ils s’étaient trouvés, comme leurs contemporains de l’Europe Occidentale, dans l’impossibilité de communiquer avec l’extérieur. Mais la situation qu’ils occupaient devait bientôt les engager à pratiquer une économie d’échange.

La Russie méridionale était placée, en effet, entre deux domaines de civilisation supérieure. À l’Est, au delà de la Mer Caspienne, s’étendait le Khalifat de Bagdad ; au Sud, la Mer Noire baignait les côtes de l’Empire Byzantin et conduisait vers Constantinople. Les barbares éprouvèrent tout de suite le rayonnement de ces deux puissants foyers. Sans doute, ils étaient au plus haut point énergiques, entreprenants et aventureux, mais leurs qualités natives ne firent que mettre à profit les circonstances. Des marchands arabes, juifs et byzantins fréquentaient déjà les régions slaves quand ils en prirent possession. Ces marchands leur indiquaient la voie à suivre, et ils n’hésitèrent pas à s’y lancer sous l’aiguillon de l’amour du gain, aussi naturel à l’homme primitif qu’à l’homme civilisé. Le pays qu’ils occupaient mettait à leur disposition des produits particulièrement propres au trafic avec des Empires riches et de vie raffinée.

Ses immenses forêts leur fournissaient en quantité le miel, précieux à cette époque où le sucre était encore inconnu, et les fourrures, dont la somptuosité est requise, même dans les climats du midi, pour le luxe des vêtements et du mobilier. Les esclaves étaient plus faciles encore à se procurer, et grâce aux harems musulmans et aux grandes maisons ou aux ateliers byzantins, d’un placement aussi certain que rémunérateur. Ainsi, dès le IXe siècle, tandis que l’Empire Carolingien se trouvait confiné dans l’isolement depuis la fermeture de la Méditerranée, la Russie méridionale au contraire était sollicitée d’écouler ses produits vers les deux grands marchés qui exerçaient sur elle leur attraction. Le paganisme des Scandinaves du Dniéper les affranchissait des scrupules religieux qui empêchaient les chrétiens d’Occident de communiquer avec les Musulmans. N’appartenant ni à la foi du Christ, ni à celle de Mahomet, ils ne demandaient qu’à s’enrichir indifféremment avec les adeptes de l’une et de l’autre.

L’importance du trafic qu’ils entretinrent tant avec l’Empire Musulman qu’avec l’Empire Grec, nous est attestée par le nombre extraordinaire des monnaies arabes et byzantines découvertes en Russie et qui y marquent comme d’un pointillé d’or la direction des voies commerciales. De la région de Kief elles suivaient vers le Sud le cours du Dniéper, vers l’Est, celui de la Volga et vers le Nord, la direction marquée par la Duna et les lacs qui aboutissent au golfe de Botnie. Les renseignements de voyageurs juifs ou arabes et d’écrivains byzantins complètent heureusement les données des fouilles archéologiques. Il suffira de résumer brièvement ici ceux que nous rapporte au Xe siècle, Constantin Porphyrogénète[31]. Il nous montre les Russes assemblant chaque année, après la fonte des glaces, leurs bateaux à Kief. La flottille descend lentement le Dniéper, dont les nombreuses cataractes lui opposent des obstacles qu’il faut tourner en traînant les barques le long de la rive. La mer atteinte, on cingle le long des côtes vers Constantinople, but suprême du lointain et périlleux voyage. Les marchands russes y possèdent un quartier spécial et des traités de commerce, dont le plus ancien remonte au IXe siècle, règlent leurs rapports avec les habitants de la capitale. Beaucoup d’entre eux, séduits par ses attraits, s’y fixent à demeure et y prennent du service dans la garde impériale, comme jadis les Germains dans les légions de Rome. La ville des empereurs (Tsarograd) exerçait sur les Russes un prestige dont l’influence s’est conservée à travers les siècles. C’est d’elle qu’ils reçurent le christianisme (957-1015) ; c’est à elle qu’ils empruntèrent leur art, leur écriture, l’usage de la monnaie et une bonne partie de leur organisation administrative. Il n’en faut pas davantage pour attester le rôle joué par le commerce byzantin dans leur vie sociale. Il y occupe une place si essentielle que sans lui, leur civilisation demeurerait inexplicable. Sans doute, les formes suivant lesquelles il s’exerce sont très primitives, mais ce qui importe ce ne sont pas les formes de ce trafic, c’est l’action qu’il a exercée.

Or, on peut dire qu’il a vraiment déterminé chez les Russes du haut Moyen Âge, la constitution de la société. Par un contraste frappant avec ce que l’on constate parmi leurs contemporains de l’Europe carolingienne, non seulement l’importance, mais l’idée même de la propriété foncière leur est inconnue. Leur notion de la richesse ne comprend que les biens meubles, dont les plus précieux sont les esclaves. Ils ne s’intéressent à la terre que dans la mesure où, par la domination qu’ils exercent sur elle, ils peuvent s’en approprier les produits. Et si cette conception est celle d’une classe de guerriers conquérants, on ne peut guère douter qu’elle se soit maintenue si longtemps parce que ces guerriers étaient en même temps des marchands. Ajoutons que la concentration des Russes dans les gorods, motivée au début par nécessité militaire, s’est trouvée, elle aussi, correspondre admirablement à la nécessité commerciale. Une organisation créée par des barbares en vue de maintenir sous le joug des populations conquises, s’est donc adaptée au genre de vie qui devint le leur dès qu’ils furent soumis à l’attirance économique de Byzance et de Bagdad. Leur exemple montre qu’une société ne doit pas nécessairement passer par l’agriculture avant de s’adonner au commerce. Ici, le commerce apparaît comme le phénomène primitif. Et s’il en est ainsi, c’est que, dès le début, les Russes, au lieu de se trouver, comme les habitants de l’Europe occidentale, isolés du monde extérieur, ont été poussés au contraire ou pour mieux dire entraînés à correspondre avec lui. De là les oppositions si violentes que l’on relève en comparant leur état social à celui de l’Empire Carolingien : au lieu d’une aristocratie domaniale, une aristocratie commerçante ; au lieu de serfs attachés à la glèbe, des esclaves considérés comme des instruments de travail ; au lieu d’une population vivant à la campagne, une population agglomérée dans des villes ; au lieu enfin d’une simple économie de consommation, une économie d’échange et une activité commerciale régulière et permanente.

Que ces oppositions si flagrantes soient le résultat des circonstances qui ont donné des débouchés à la Russie tandis qu’elles en privaient l’Empire Carolingien, l’histoire le démontre avec une surprenante évidence. L’activité du commerce russe ne s’est maintenue, en effet, qu’aussi longtemps que les chemins de Constantinople et de Bagdad lui sont demeurés ouverts. Elle ne devait point résister à la crise que les Petchenègues firent fondre sur elle, au XIe siècle. L’invasion de ces barbares aux bords de la mer Caspienne et de la Mer Noire y entraîna des conséquences identiques à celles que l’invasion de l’Islam dans la Méditerranée avait eues au VIIIe siècle pour l’Europe Occidentale.

De même que celle-ci avait coupé les communications de la Gaule avec l’Orient, elle coupa les communications de la Russie avec ses marchés extérieurs. Et, de part et d’autre, les résultats de cette interruption coïncident avec une exactitude singulière. En Russie comme en Gaule, le transit disparaissant, les villes se dépeuplent et la population, étant obligée de trouver sur place les moyens de pourvoir à sa subsistance, une période d’économie agricole se substitue à la période d’économie commerciale. En dépit des différences de détail, des deux côtés c’est le même spectacle. Les régions du Midi, ruinées et inquiétées par les barbares, le cèdent aux régions du Nord. Kief tombe en décadence comme l’avait fait Marseille ; le centre de l’État russe se transporte à Moscou, de même que le centre de l’État franc, avec la dynastie carolingienne, s’était déplacé vers le bassin du Rhin. Et pour achever de rendre le parallélisme plus significatif encore, on voit se constituer, en Russie comme en Gaule, une aristocratie foncière et s’organiser un système domanial dans lequel l’impossibilité d’exporter ou de vendre réduit la production aux besoins du propriétaire et de ses paysans. Ainsi, de part et d’autre, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Mais elles ne les ont pas produits à la même date. La Russie vivait du commerce à l’époque où l’Empire carolingien ne connaissait plus que le régime domanial, et elle inaugura ce régime au moment même où l’Europe occidentale ayant trouvé de nouveaux débouchés, rompait avec lui. Nous aurons à examiner plus loin comment cette rupture s’est accomplie. Il nous suffit pour le moment d’avoir justifié par l’exemple de la Russie, l’idée que l’économie de l’époque carolingienne ne provient pas d’une évolution interne mais qu’il faut l’attribuer, avant tout, à la fermeture de la Méditerranée par l’Islam.

 

 

 



[1] H. Pirenne, Mahomet et Charlemagne (Revue belge de philologie et d’histoire, t. I, p. 86).

[2] On pourrait objecter que Charlemagne a conquis en Italie le royaume des Lombards et en Espagne la région comprise entre les Pyrénées et l’Ebre. Mais ces poussées vers le Sud ne s’expliquent aucunement par le désir de dominer les rivages de la Méditerranée. Les expéditions contre les Lombards ont été provoquées par des causes politiques et surtout par l’alliance avec la papauté. L’occupation de l’Espagne du Nord n’avait d’autre but que d’établir une solide frontière contre les Musulmans.

[3] H. Pirenne, Un contraste économique. Mérovingiens et Carolingiens (Revue belge de philologie et d’histoire, t. II, p. 223.)

[4] L’importation, cependant, n’en avait pas encore complètement cessé à cette date. La dernière mention que l’on connaisse de l’usage du papyrus en Gaule est de 787. M. Prou, Manuel de paléographie, 4e édit., p. 9. En Italie, on continua de l’employer jusqu’au XIe siècle. Giry, Manuel de diplomatique, p. 494. Il y était importé soit d’Égypte, soit plus probablement de Sicile, où les Arabes en avaient introduit la fabrication par le commerce des villes byzantines du Sud de la péninsule ou par celui de Venise, dont il sera question au chapitre IV. — Il est caractéristique aussi de constater qu’à partir de l’époque carolingienne, les fruits d’Orient, encore si largement représentés dans l’alimentation des temps mérovingiens disparaissent complètement. Si l’on consulte les tractoriæ fixant l’approvisionnement des fonctionnaires, on voit que les missi carolingiens en sont réduits à des menus de paysans : viande, œufs et beurre. Voyez Waitz, Verfassungsgeschichte, t. II 2, p. 296.

[5] Même phénomène à Stavelot où les moines ne se font plus confirmer l’exemption du tonlieu que Sigebert III leur a consentie au passage de la Loire, c’est à dire sur la route de Marseille. Halkin et Roland, Cartulaire de l’Abbaye de Stavelot-Malmédy, t. I, p. 10.

[6] F. Kiener, Verfassungsgeschichte der Provence, p. 31. — Il est caractéristique d’observer qu’au IXe siècle, les routes qui franchissaient les Alpes en direction de Marseille ne sont plus fréquentées. Celle du Mont Genèvre est abandonnée. Il n’y a plus de circulation que par les cols s’ouvrant vers le Nord : Mont Cenis, petit et grand Saint-Bernard, Septimer. Voyez P. H. Scheffel, Verkehrsgeschichte der Alpen (Berlin, 1908-1914).

[7] A. Schulte, Geschichte des Mittelalterlichen Handels und Verkehrs zwischen Westdeutschland und Italien, t. II, p. 59 (Leipzig, 1900).

[8] W. Vogel, Die Normannen und das fränkische Reich (Heidelberg, 1906).

[9] Ch. de la Roncière, Charlemagne et la civilisation maritime au IXe siècle (Le Moyen âge, t. X [1897], p. 201).

[10] A. Dopsch, Die Wirtschaftsentwicklung der Karolingerzeit, t. II, p. 180 et suiv., en a relevé avec une très grande érudition un nombre considérable. Il faut pourtant remarquer que beaucoup d’entre elles se rapportent à la période mérovingienne et que beaucoup d’autres sont loin d’avoir la signification qu’il leur attribue. Voyez aussi J. W. Thompson, The Commerce of France in the ninth century (The Journal of political economy, t. XXIII [1915], p. 857).

[11] Quentovic fut détruit par les incursions de 842 et de 844, Duurstede, ravagé en 834, 835. Vogel, op. cit., p. 88, 66. Cf. J. De Vries, De Wikingen in de lage landen bij de zee (Harlem, 1923).

[12] H. Pirenne, Draps de Frise ou draps de Flandre ? (Vierteljahrschrift für Sozial und Wirtschaftsgeschichte, t. VII [1909], p. 308).

[13] M. Prou, Catalogue des monnaies carolingiennes de la Bibliothèque Nationale, p. 10.

[14] W. Vogel, Die Normannen und das Fränkische Reich, p. 62.

[15] Capitularia regum Francorum, éd. Boretius, t. II, p. 250.

[16] Voyez la lettre d’Agobard, citée p. 21 n. 2. Pour l’ensemble des textes, cf. Aronius, Regesten zur Gesckickte der Juden im fränkischen und deutschen Reiche bis zum Jahre 1273 (Berlin, 1902).

[17] À la différence des chrétiens, les juifs d’Espagne restaient en rapports avec l’Orient grâce à la navigation musulmane. Voyez des textes significatifs sur leur commerce d’étoffes grecques et orientales dans C. Sanchez-Albornoz, Estampas de la vida en Leon durante et siglo X, p. 17 et suiv., dans Discursos leidos ante la real Academia de la Historia (Madrid, 1926).

[18] L’ingénieuse démonstration de M. J. W. Thompson pour prouver le contraire, dans son travail cité plus haut, soulève des difficultés philologiques qui empêchent de l’admettre. L’origine grecque du mot Cappi, sur laquelle elle se fonde, ne peut être acceptée.

[19] K. Rathgen, Die Entstehung der Märkte in Deutschland, p. 9 (Darmstadt, 1881).

[20] Imbart de la Tour, Des immunités commerciales accordées aux églises du VIIe au IXe siècle (Études d’histoire du Moyen âge dédiées à Gabriel Monod [Paris, 1896], p. 71).

[21] On pourrait être tenté à première vue de voir de grands marchands dans les marchands du palais que mentionne une formule de 828 (Zeumer, Formulæ, p. 314). Mais il suffit de constater que ces marchands doivent rendre compte de leurs affaires à l’empereur et qu’ils sont soumis à la juridiction de magistri spéciaux fixés au palais, pour ne voir en eux que les agents du ravitaillement de la cour. Les marchands de profession sont devenus si rares que leur condition est comparée à celle des iudei. D’ailleurs le fait que quantité d’abbayes se chargent d’envoyer des serviteurs acheter sur place les denrées nécessaires à leur alimentation (vin, sel et, dans les années de disette, seigle ou froment) prouve l’absence d’un ravitaillement normal par le commerce. Pour établir le contraire, il faudrait montrer que les quartiers marchands existant dans les villes à l’époque mérovingienne s’y rencontrent encore au IXe siècle. — J’ajouterai encore que l’étude comparée du tonlieu à l’époque mérovingienne et à l’époque carolingienne atteste, comme je me réserve de le montrer ailleurs, la décadence profonde du commerce au IXe siècle.

[22] M. Prou, Catalogue des monnaies carolingiennes de la Bibliothèque Nationale, p. XLV.

[23] Le fait que la disparition de la monnaie d’or est une conséquence de la décadence économique des temps carolingiens est confirmé par l’existence d’une petite frappe d’or subsistant en Frise et à Uzès, c’est à dire précisément dans les régions de l’Empire où d’une part les ports de Quentovic et de Duurstede et de l’autre les Juifs d’Espagne entretenaient encore un certain commerce. Pour cette frappe, voyez Prou, op. cit., p. XXXI.

[24] G. Waitz, Deutsche Verfassungsgeschichte, 2e édit., t. IV (1885), p. 112 ; F. Lot, Un grand domaine à l’époque franque. Ardin en Poitou, contribution à l’étude de l’impôt dans Cinquantenaire de l’École des Hautes Études. Mélanges publiés par la Section des Sciences historiques et philologiques, p. 109 (Paris, 1921).

[25] Waitz, loc. cit., p. 54. En 818 et 831, il n’existe plus de tonlieux relevant directement de l’empereur que ceux de Quentovic, de Duurstede et du Mont Cenis (Clusas).

[26] W. Wittich, Die Grundherrschaft in Nordwestdeutschland (Leipzig, 1896) ; H. Pirenne, Liberté et propriété en Flandre du IXe au XIIe siècle. (Bulletin de l’Académie de Belgique, Classe des Lettres, 1906) ; H. Van Werveke, Grands propriétaires en Flandre au VIIe et au VIIIe siècle (Revue belge de philologie et d’histoire, t. II [1923], p. 321).

[27] Capitularia regum Francorum, éd. Borétius, t. I, p. 125.

[28] Le polyptyque de l’abbé Irminon est la source principale pour la connaissance de cette organisation. Les prolégomènes de Guérard dans l’édition qu’il en a donnée en 1844 sont encore à lire. On consultera aussi sur ce sujet le fameux Capitulare de Villis. K. Gareis en a donné un bon commentaire : Die Landgüterordnung Karls des Grossen (Berlin, 1895). Pour les controverses récentes sur la portée et la date du Capitulaire, voyez M. Bloch, L’origine et la date du Capitulare de Villis (Revue Historique, t. CXLIII [1923], p. 40).

[29] Certains auteurs ont cru pouvoir admettre que les produits domaniaux étaient destinés à la vente. Voyez par exemple : F. Keutgen, Aemter und Zünfte, p. 58 (Iéna, 1903). Il est incontestable que dans des cas exceptionnels et par exemple en temps de famine, des ventes ont eu lieu. Mais en règle générale, on ne vendait certainement pas. Les textes allégués pour prouver le contraire sont en trop petit nombre et trop ambigus pour pouvoir emporter la conviction. Il est évident que toute l’économie du système domanial du haut Moyen Âge est en opposition flagrante avec l’idée de profit. Il n’y eut de ventes qu’exceptionnellement, lorsque, par exemple, une année particulièrement favorable fournissait aux domaines d’une région un surplus qui attirait vers eux les gens des régions souffrant de disette. C’est là un commerce purement occasionnel tout à fait différent du commerce normal.

[30] Pour ce qui suit, consulter : M. Rostovtzev, Iranians and Greeks in South Russia (Oxford, 1922) et The origin of the Russian State on the Dnieper (Annual Report of the American Historical Association for 1920, p. 163, Washington, 1925) ; V. Thomsen, The relations between ancient Russia and the origin of the Russian State (Oxford, 1877 ; édit. allemande : Der Ursprung des Russischen Staates, Gotha, 1879) ; B. Kloutchevski, Curs Russkoi Istorii, t. I, p. 180 (Moscou, 1916) ; J. M. Kulischer, Istoria Russkoi torgovli, p. 5 (Petrograd, 1923).

[31] De administrando imperio (écrit vers 950). Il faut consulter sur ce texte l’admirable commentaire de V. Thomsen, op. cit., 4.