L'INCENDIE DE ROME ET LES PREMIERS CHRÉTIENS

 

CARLO PASCAL.

Traduit de l'Italien sur la deuxième édition

PARIS - ALBERT FONTEMOING, ÉDITEUR - 1902

 

 

PRÉFACE.

Cette étude a soulevé partout de vives discussions ; elle devait naturellement en soulever, parce qu'elle amenait la question sur un terrain scabreux et hérissé de passions. Beaucoup de personnes même accoutumées, par habitude d'esprit et par l'austère sévérité de leurs sujets, à ne viser qu'aux raisons objectives, devaient nécessairement s'intéresser fort à l'argument, en voyant que l'on posait ici de hautes questions non seulement d'histoire, mais même de psychologie populaire, et que l'on en tentait, du mieux que l'on pouvait, la solution. Or, après de si longs débats, des raisons proposées par mes adversaires, il est temps que je reprenne la parole. Ma thèse se fonde sur quelques données de fait, dont l'évidence ne peut échapper à un examen impartial. Que l'on résume les raisons des deux partis entre lesquels se trouve en suspens l'accusation de l'incendie de Rome ? Si, d'une part, nous voyons un homme aussi scélérat que l'on voudra, de l'autre, nous trouvons une communauté secrète, dont quelques membres se sont adonnés au crime, d'après le témoignage des écrivains païens, et sont, par les apôtres eux-mêmes, déclarés indignes de prêcher le Christ. Mais cet homme, quand il apprit que sa maison brûlait, retourna à Rome, essaya d'arrêter les flammes, courut çà et là au milieu du peuple, sans gardes, prit toutes les mesures que lui conseillait l'immensité du désastre ; et, tandis qu'il tâchait d'y remédier, un nouvel incendie éclata. Quant aux autres, on sait que de temps en temps ils n'hésitaient pas à se révolter ; qu'ils prêchaient la conflagration du monde, qui devait être suivie du règne de la justice ; qu'ils attendaient ce règne après celui de l'Antéchrist, et pour eux l'Antéchrist c'était Néron ; qu'ils croyaient d'être réservés pendant leur vie au nouveau règne de la lumière et du bien ; que, pendant le cours de longs siècles, ils augurèrent encore pour Home la destruction et l'extermination, et qu'après la ruine de la puissance romaine ils attendaient leur triomphe. Faut-il donc s'étonner que tout cet ensemble d'attentes et d'espérances ait excité les esprits ignorants et fanatiques des misérables esclaves et les ait poussés à l'acte forcené ? Ajoutons à tout cela que les individus arrêtés avouèrent, ainsi que je crois l'avoir nouvellement démontré. — Dans tout mouvement de revendication sociale qui se produit parmi les masses, nous voyons bientôt deux partis se séparer : celui des plus exaltés, prêts à l'action immédiate, et celui des esprits plus calmes parvenant avec difficulté à refréner les premiers. Les hommes généreux qui, guidés par le rayon de leur foi, vinrent donner à la plèbe la conscience des droits humains, purent mal en réprimer les turbulences impétueuses, malgré tous leurs conseils de tempérance. Comment pourrait-on concevoir que la plèbe romaine, dont la vie, depuis des siècles, avait été toute une suite de convulsions et de frémissements, de séditions et de révoltes, fût devenue un troupeau d'agneaux, précisément à l'époque de Néron, alors que le spectacle des inégalités humaines était d'autant plus repoussant et que, plus que jamais dans son sein, tourbillonnaient les courants de revendication ! Loin de là ! Même dans cette multitude, il y avait de faux docteurs, dont parle la Secunda Petri, qui, promettant aux autres la liberté, étaient cependant eux-mêmes les serviteurs de la corruption (II, 2, 19) ; qui, après avoir échappé aux contaminations du monde par la connaissance de Jésus, s'étaient enveloppés de nouveau dans ces contaminations (II, 2, 20), et, selon les brutales images que nous y trouvons (II, 2, 22), étaient comme des chiens revenus à leur vomissement, comme des truies lavées qui se roulent de nouveau dans la boue. Lorsqu'il se détermine dans les masses un état d'attente impatiente et inquiète, il suffit d'une étincelle pour les pousser à des excès imprévus. L'annonce de la destruction par le feu, décrétée par Dieu pour leur génération, la croyance que le règne de Dieu n'arriverait pas si la puissance romaine n'était détruite, fut l'étincelle des flammes exterminatrices. Ces gens croyaient accomplir la volonté de Dieu, être les exécuteurs de la vengeance divine. En vain voudrait-on parler de significations allégoriques. En admettant même que les allégories, que l'on veut voir aujourd'hui sous l'idée du feu, fussent aussi aperçues par les premiers pères et qu'elles puissent s'expliquer comme telles (ce qui n'est pas), tout cela ne prouverait rien. Le peuple interprète les mots dans leur sens matériel ; quand on dit feu, c'est feu qu'il entend et non pas autre chose.

Une objection, grave à première vue, m'a été faite par un éminent critique : comment se fait-il qu'aucun écrivain, même païen, n'ait accusé les chrétiens de cet incendie ? Eh ! bien, je crois pouvoir en indiquer la raison. A mon avis, le nœud de la question réside en ceci : les exécuteurs matériels furent vraiment les esclaves de Néron, et, lorsqu'on leur demandait pourquoi ils lançaient les torches, ils répondaient qu'ils agissaient par instigation d'autrui. Il en résulta que la croyance dans la culpabilité de Néron s'enracina dans les consciences et cette croyance s'accrut encore clayon toge après sa mort. Il arrive, en effet, généralement qu'à ceux qui se signalent tristement par leurs turpitudes, le peuple attribue les autres crimes, dont on ne connaît pas les coupables avec certitude. L'accusation ou le soupçon durent naître par une réaction naturelle qui poussa à la pitié envers les condamnés, quelque temps après le désastre et le procès ; car, autrement, on ne s'expliquerait pas comment Néron n'eût pas été tué par la colère populaire, lorsqu'il alla, sans gardes, au milieu du peuple. Et ceux-ci durent se renforcer quand Néron ou ses adulateurs exprimèrent l'intention d'appeler de son nom la ville rebâtie, car l'ambition parut alors au peuple un motif suffisant pour expliquer l'extermination. D'autre part, comme c'est de l'incendie de Rome, vue par Néron, que celui-ci tira l'inspiration pour écrire le poème sur la ruine de Troie, poème que probablement il chanta sur le théâtre de sa maison reconstruite, il devait se faire jour plus tard, au milieu du peuple, l'opinion qu'il avait chanté sur les ruines de sa patrie.

Du reste, qu'il y eût des écrivains qui accusaient explicitement les chrétiens, je ne crois pas qu'on puisse le mettre en doute. Tacite lui-même, directement ou indirectement, a dû se servir de quelques-uns d'entre eux, comme on peut le démontrer ce me semble.

Il serait superflu de demander pourquoi ces écrits n'ont pas été conservés. Pendant plusieurs siècles a continué la destruction systématique de tout ce qui était contraire au christianisme. Les écrits contre la nouvelle religion ont péri ; les accusations que l'on lançait contre le christianisme, sauf quelques indications çà et là, nous ne les connaissons que par la bouche des défenseurs. Or, ces écrits apologétiques sont de quelques siècles postérieurs à Néron et chacun d'eux parle des doctrines et des mœurs des chrétiens de son temps ; nous ne pourrions donc pas nous attendre à y trouver quelque tentative de défense contre une accusation qu'on ne lançait plus, car désormais l'opinion qui accusait Néron avait pris pied même parmi les païens. Mais, s'il n'est plus question du fait déterminé, c'est-à-dire de l'incendie néronien, par contre on parle fort souvent de tendances révolutionnaires et destructrices. Ces tendances étaient peut-être un de ces crimes inhérents à la secteflagitia cohærentia nomini, dont parle Pline à propos des chrétiens de Bithynie. Mais, de la lettre de Pline, nous nous occuperons plus loin. L'accusateur des chrétiens dans l'Octavius de Minucius Felix raconte (chap. VIII) que ceux-ci, après avoir recueilli dans la lie du peuple les plus ignorants et les femmelettes crédules, instituent une plèbe de conjurés sacrilèges ; et plus loin (chap. XI) qu'ils menaçaient d'incendier (et c'est de conflagration cosmique qu'il s'agit) la terre et même l'univers, les étoiles, et qu'ils complotaient un bouleversement. Octave les en défend (chap. XXXIV) et sa défense est aussi fort instructive pour nous. C'est, selon lui, une vulgaire erreur que de croire que l'incendie vengeur ne peut pas venir improvisément ; les sages mêmes de l'antiquité, dit-il, et les poètes ont parlé de la conflagration cosmique, du fleuve de feu et du marais du Styx, pour la punition des pervers. Mais aucun — ajoute-t-il (chap. XXXV)sans être sacrilège, n'estime que l'on punisse avec de tels tourments, pour mérités qu'ils soient, ceux qui ne reconnaissent pas Dieu, comme les impies et les injustes. — Hélas ! doux philosophe ancien, l'histoire postérieure t'a donné tort ! — N'est-ce point là une réponse aux accusations et aux craintes que l'on nourrissait à l'égard des chrétiens Si donc, pour les raisons que nous venons d'exposer, on ne parle plus de l'accusation particulière regardant l'incendie néronien, on ne peut pas dire que tout écho de l'accusation générique se soit tu à jamais.

Une autre objection m'a été faite à propos du criterium qui a guidé mes recherches. Vous vous en tenez, m'a-t-on dit, au jugement des écrivains païens pour ce qui concerne la moralité des premiers chrétiens. Or, pendant de longs siècles les accusations contre les chrétiens ont continué et ce furent les plus atroces et les plus terribles. Les apologistes chrétiens y ont opposé des démentis formels. Pourquoi ne pas croire que les accusations lancées contre les chrétiens des premiers temps soient également des calomnies ? Nous dirons, qu'à propos de ceux-ci, les accusations ne partent pas seulement des païens, mais même des écrivains chrétiens, dans des passages dont l'interprétation ne peut être douteuse. Au surplus, ce sujet ne regarde pas toute la communauté entière. Personne ne nie qu'il y eut des esprits supérieurs, brûlant de l'amour divin du bien. Mais les nouveautés, et surtout des nouveautés comme celles que le christianisme annonçait dans l'ordre social, devaient attirer les esprits les plus turbulents et les plus exaltés, qui ne demandent pas mieux que de couvrir d'un noble étendard la licence de leurs propres actes. Et si nous regardons bien, même toutes les horribles accusations faites ensuite aux chrétiens, les rites du meurtre de l'enfant, de la promiscuité lubrique après le repas et autres, trouvent là leur explication. Les écrivains catholiques reconnaissent eux aussi que ces calomnies sont dues à toutes ces sectes de Carpocratiens, de Nicolaïstes, de Gnostiques, qui pratiquaient ces horribles rites et s'arrogeaient le nom de chrétiens. Que l'Église ait pu repousser de son sein ces misérables et qu'elle se soit peu à peu épurée, cela revient certainement à sa gloire. Mais cela même nous porte à être fort circonspects, quand nous voulons nier a priori que, dans les premiers temps de l'Église, il pût y avoir une multitude de scélérats, prêts à interpréter à leur manière les nouvelles doctrines et à en venir aux pires excès.

Et la lettre de Pline (X, 96), observe-t-on, n'est-elle point un témoignage de l'innocence chrétienne ? Passons, si l'on veut, de Rome en Bithynie, des temps de Néron à ceux de Trajan. La lettre demande à l'empereur si l'on doit punir la secte comme telle ou les crimes commis par elle ; et elle ajoute que quelques-uns des individus interrogés déclarèrent, à plusieurs reprises, être chrétiens, et, sans vouloir savoir ce que cela signifiait, Pline, à cause de leur obstination, les envoya au supplice ; d'autres nièrent d'avoir jamais été chrétiens ; d'autres affirmèrent de l'être, puis le nièrent, en disant l'avoir été et ne l'être plus ; tous ceux-ci maudissaient le Christ et vénéraient l'image de l'empereur. Toutefois, ils déclaraient que, du temps où ils étaient chrétiens, ils n'avaient fait que se recueillir, vénérer le Christ, comme si c'était un Dieu et s'obliger par serment, non pas à commettre des crimes, mais à n'en pas commettre. Deux servantes mises aux tourments ne révélèrent qu'une superstitio prava, immodica. — Si ces malheureux étaient envahis par la peur au point de désavouer leur foi et de maudire le Christ, pourrait-on s'attendre à les voir révéler quelque chose qui pût leur nuire ? — Mais, en admettant même que les chrétiens de Bithynie du temps de Trajan aient été complètement innocents, qu'est-ce que cela prouve pour certaines factions des chrétiens de Rome du temps de Néron ?

 

Nous avons cru opportun de mettre en avant ces considérations au sujet des raisons générales qui nous ont inspiré et de la méthode que nous avons suivie. Aux autres observations sur chaque point, nous répondrons dans les notes et même dans le texte[1]. Il n'eût pas été possible de réfuter séparément tous les écrits parus. Ce travail serait devenu un volume avec peu de fruit pour les lecteurs et pour les études. Du reste, il n'aurait pas été décent de soumettre à la considération des lecteurs des écrits, dans la plupart desquels la forme passionnée convient mal à l'aspérité de la matière et où, des ambages du raisonnement jaillissent le blâme et l'injure.

J'ai tenu compte des faits et des raisons apportées ; je ne me soucie pas des blâmes et des injures et je n'en conserve pas rancune. Mais je suis conforté par le consentement à peu près unanime de ceux qui forment la gloire des études italiennes. Au milieu de leurs voix et des voix de ceux qui, tout en étant d'un avis contraire, ont su garder la mesure, s'est élevé le chœur criard des voix insolentes. Des personnes, rendues fanatiques par l'ardeur religieuse, se sont lancées contre moi pour contaminer la pureté de mes intentions. Dans cette entreprise, l'ignorance et la mauvaise foi ont été poussées aux extrêmes. Mais les intempérances des autres ne me feront pas perdre le calme. Ce même chœur a toujours accompagné toute œuvre de vérité et de lumière. Tandis que la tempête frappait à ma porte, je pensais tristement à ce qui avait pu susciter dans tous les esprits de si vives colères contre moi. Il y avait dans ces cœurs affligés comme le déchirement d'une vision chère qui s'évanouit, et d'une zone lumineuse sur laquelle se répandraient inopinément les ténèbres. Pauvres âmes désolées, ivres de radieuses espérances, je n'ai pas offensé votre foi. Pourriez-vous soutenir que, même quand une grande partie du monde a été gagnée à la lumière et à l'amour de votre idée, le fanatisme et l'erreur aient aussitôt disparu de la terre et que les convoitises aveugles et les haines basses n'aient plus agité les esprits ? Pourquoi devrait-il donc répugner à votre foi d'admettre qu'il en ait été ainsi même au commencement de la nouvelle ère chrétienne, au milieu de gens dont les âmes avaient hérité des rancunes séculaires ?

 

L'INCENDIE DE ROME ET LES PREMIERS CHRÉTIENS.

La première question qui se présente à l'esprit de l'historien est celle-ci : L'incendie fut-il ordonné par Néron ? Parmi les écrivains anciens, Suétone et Dion Cassius l'affirment et ils nous ont même exposé les raisons de leur conviction ; aussi l'information donnée par eux n'a de valeur qu'en tant qu'en peuvent avoir ces raisons[2], ce que nous verrons bientôt[3]. Tacite se sert de diverses sources, mais il ne semble pas avoir cherché à rendre son récit cohérent ; empruntant ses informations tantôt à un auteur, tantôt à un autre, il parvient à inspirer au lecteur tantôt une opinion, tantôt une autre. Il se montre d'abord hésitant entre deux autorités de sources : celles qui attribuaient le désastre au hasard et celles qui l'attribuaient à Néron ; mais l'hypothèse du hasard devait tomber pour lui qui, peu après, raconte comme un fait certain que personne n'osa s'opposer à la violence du feu, parce que des hommes menaçants défendaient d'éteindre les flammes et même les ravivaient, en prétendant agir sur le conseil d'autrui. Il est vrai que Tacite ajoute, qu'on ne sait s'ils agissaient ainsi pour pouvoir s'abandonner sans frein au pillage ou vraiment par ordre ; mais il est évident que la première de ces raisons ne peut pas se soutenir. En effet, s'ils parvenaient à s'imposer par les menaces au point d'empêcher toute tentative d'extinction, ils pouvaient bien exercer le saccage en toute liberté, sans avoir besoin d'alléguer un ordre.

Et, du reste, le fait que la chose se répétait, avec les mêmes détails, dans tout Rome, n'indique-t-il pas l'obéissance à un mot d'ordre ? Cela exclut le hasard, qui est exclu aussi par le fait qu'aussitôt après l'extinction du premier incendie, il en éclata un second, qui partit des jardins de Tigellin et ravagea une autre partie de la ville. D'ailleurs, Tacite semble ne pas avoir réduit à l'unité de pensée cette partie de son œuvre, et avoir plutôt esquissé des notes provenant de sources disparates. Nous verrons, en effet, qu'il est fort probable qu'une de ses sources accuse explicitement les chrétiens[4]. — Suétone, nous l'avons vu, accuse Néron et il fonde l'accusation sur trois faits. Dans un banquet, un convive aurait dit en grec : Quand je serai mort, que la terre se mêle avec le feu ! Et Néron aurait ajouté : Et même, quand je suis vivant ! En outre, plusieurs consulaires surprirent dans leurs propriétés des esclaves impériaux avec de l'étoupe et des torches, et, par crainte, ne les dérangèrent même pas. Enfin, Néron, désirant avoir se le Palatin la place occupée par quelques greniers construits en pierre, les fit d'abord abattre et, ensuite, il y fit mettre le feu. Dion Cassius aussi est explicite, et, comme preuve de son accusation, il avance deux faits : à savoir que Néron avait fait vœu de voir la destruction de Rome et du palais royal, et qu'il déclara Priam heureux d'avoir vu périr sa patrie.

 

En vérité, si ce sont là les fondements d'une accusation séculaire, l'historien impartial doit rester bien perplexe, avant de la confirmer. Certes, Néron commit tant de féroces scélératesses qu'il n'y a pas à craindre de charger trop le fardeau de ses crimes en y ajoutant un autre méfait : toutefois, si l'on juge sans préventions, il est facile de reconnaître la vacuité des raisons avancées par les anciens pour l'inculper à celui-ci. Que les esclaves de Néron aient été surpris en train d'incendier, le fait a toute vraisemblance, mais il s'explique bien autrement, comme nous le dirons plus loin. Quant aux greniers du Palatin, il est naturel que, lorsque tout était détruit autour d'eux, Néron, en voyant ces restes informes, les ait fait abattre et incendier pour déblayer l'emplacement de sa future somptueuse demeure[5]. D'autre part, l'anecdote racontée par Dion Cassius, qu'il avait fait vœu de voir la destruction de la ville et du palais, est infirmée par le fait qu'il rentra à Rome à peine eut-il appris que le feu s'approchait du palais impérial ; et cependant on ne peut pas empêcher — dit Tacite — que le Palatin et le palais et tous les lieux environnants ne fussent la proie des flammes[6]. Restent deux autres anecdotes, celle de Priam et celle du banquet. Il n'est pas improbable que Néron se comparât à Priam, qui dut voir la destruction de sa patrie et nous admettons même qu'il se proclamât heureux d'avoir vu une chose unique au monde : mais ce n'est pas là une preuve pour affirmer que l'ordre partit de lui. Et l'on ne peut pas non plus tirer une telle déduction des mots d'esprit, que, selon Suétone, il aurait échangés avec un convive dans un banquet. Au contraire, si l'on y fait bien attention, l'interprétation de ces mots est toute différente. En effet, si le convive a dit : Έμοΰ θανόντος γαΐα μιχθήτω πυρί, c'est ce qu'il voulait évidemment dire : pourvu que je sois mort, que la terre se mêle avec le feu et, en d'autres termes : pourvu que je n'ai plus à courir de risques, le monde peut bien tomber ! Il est donc naturel que Néron ait répondu : au contraire, pourvu que je continue à vivre, (immo inquit, έμοΰ ζώντος). Nous nous sommes arrêtés sur ces détails anecdotiques, non point pour conclure d'après ces seuls détails que l'accusation a été injuste, mais simplement pour affirmer qu'il ne nous est point donné de rechercher la vérité dans de pareilles sources. Ces écrivains ont peu de discernement critique. Lorsqu'ils recueillent des faits, ils nous offrent des matériaux précieux, lorsqu'ils les interprètent ou en tirent des déductions, ils laissent apparaître toute leur faiblesse. Nous devons donc suivre une autre voie. Nous devons examiner tous les détails du désastre en rapportant tout au caractère et aux actes de Néron[7]. Nous devons voir quel pouvait être pour lui le mobile qui le poussât à donner cet ordre malheureux et quels pouvaient être ses moyens pour mettre à exécution ce monstrueux dessein.

 

Que Néron fût capable de commettre des crimes, c'est hors de toute discussion ; et si nous ne devions avoir recours qu'à cela, la question ne subsisterait plus. Mais il y a des tempéraments et des caractères différents dans la criminalité : d'aucuns sont nés pour les audaces les plus forcenées, pour les scélératesses les plus téméraires ; d'autres commettent les crimes avec des embûches couvertes, avec des pièges cachés. Néron, tel qu'il résulte de tous les actes de sa vie, fut insidieux et lâche ; soupçonneux de tout et de tous ; toujours à l'affût, pour s'attirer la faveur du peuple par des fêtes et des largesses ; assailli parfois par des crises convulsives et, dans la crainte de la vengeance divine, superstitieux comme un enfant. Quand l'incendie éclata, il était à Antium[8] L'incendie aurait éclaté sur son ordre ! Mais alors son triste secret dut être confié non pas à un ou deux de ses intimes, mais à des centaines, peut-être à des milliers d'esclaves et de prétoriens ! En effet, c'est dans tout Rome qu'étaient disséminés ceux qui empêchaient toute tentative d'extinction[9] et, ainsi que le rapporte Dion Cassius, il y avait aussi des gardes et des soldats qui ravivaient le feu. Supposons même que ceux-ci, dans l'ivresse effrénée de ces nuits infernales, aient obéi sans hésiter à un ordre qu'on leur disait envoyé de loin par l'empereur. Mais lorsque l'Empereur retourna et tenta d'arrêter les flammes (Tac., Ann., XV, 39) à qui obéissaient les gens qui, du jardin de Tigellin, firent éclater un nouvel incendie[10].

Et si Néron avait donné l'ordre, serait-il retourné[11] ? Un ordre, répandu parmi tant d'esclaves et de soldais, ne pouvait rester un secret pour le peuple. Aurait-il donc affronté la plèbe ivre de colère et de terreur[12] ? Au surplus, pourquoi l'aurait-il donné cet ordre ? Parce que, répond-on, il ne souffrait pas les rues tortueuses et irrégulières avec leurs exhalaisons pestilentielles et qu'il ambitionnait d'être appelé le fondateur de Rome ; ou bien parce qu'il voulait jouir du spectacle des flammes et chanter l'incendie. Il en est d'autres qui répondent : il donna l'ordre dans un accès de folie.

Or, la raison des rues tortueuses et irrégulières ne peut vraiment pas se soutenir. Le feu fut mis à toutes les régions les plus nobles et les plus somptueuses de Rome : les temples anciens, les bains, les promenades, les lieux de délices, les maisons les plus riches furent détruits. Les régions des pauvres, le sombre Transtevere, le centre de la communauté judaïque et chrétienne furent respectés. Pourtant, même au Transtevere, Néron avait ses jardins de Domitius et son cirque, qu'il pouvait désirer de voir débarrassés des masures et des ruelles qui les environnaient[13]. — Il voulait jouir du spectacle des flammes ! Mais il aurait quitté tout de suite Antium : le retard pouvait lui ôter l'occasion de jouir de ce spectacle ! Il aurait donc ordonné l'incendie dans un accès de folie ! Mais lorsqu'il retourna à Rome, et comme rapporte Tacite (Ann., XV, 39), il chercha de s'opposer au feu ; lorsqu'il ouvrit pour dédommager le peuple le champ de Mars, les portiques et les thermes d'Agrippine, ses propres jardins, et fit construire des cabanes provisoires, lorsqu'il diminua le prix du blé, il était certainement dans la pleine possession de ses facultés. Et alors qui donc renouvela l'incendie dans les jardins de Tigellin[14] ? — Il y a encore deux autres observations à faire : Néron voulait sauver sa maison, et en effet il employa tous ses efforts dans ce but, à peine de retour à Borne : aurait-il donc pu ordonner que l'on commençât à mettre le feu précisément à cette partie du cirque qui était contiguë au Palatin[15] ? — Néron aimait à se croire et à se faire croire un fin artiste au bon goût grec. N'aurait-il donc pas fait mettre en sûreté les plus belles œuvres de sculpture, les monuments des plus grands artistes, les chefs-d'œuvre de l'art grec ? Tous furent détruits et Néron envoya ses émissaires à travers l'Asie et l'Achaïe pour en dérober de nouveaux. — Plus l'on considère l'accusation lancée contre Néron, et plus elle paraît incohérente et contradictoire. Mais alors, par qui fut ordonné l'incendie ? Quels furent les incendiaires ? Quel fut leur but ? Qui a accusé les chrétiens ? Et qu'étaient les chrétiens à cette époque ?

 

Pour bien exposer notre sujet, nous devons commencer par la dernière de ces questions et remonter jusqu'à la première, en passant par les autres.

Sur la première communauté chrétienne à Rome nous possédons fort peu de documents ; mais ils suffisent à nous apporter quelque lumière. Si l'on imaginait les chrétiens du temps de Néron et même des temps antérieurs occupés à byzantiniser sur des questions de dogme, on ne pourrait s'expliquer l'agrégation continuelle de nouveaux prosélytes à la parole évangélique. Tacite dit que les chrétiens étaient alors une immense multitude et il n'y a aucune raison pour diminuer la valeur de ce témoignage[16]. Or une immense multitude ne pouvait s'émouvoir pour une controverse concernant seulement le dogme judaïque, comme celle de savoir si le Messie était déjà venu et devait revenir, ou s'il n'était pas venu et si on devait encore l'attendre. Il faut bien autre chose pour émouvoir les foules. Si ces questions avaient formé le seul objet de la prédication évangélique, il est probable que les païens auraient répondu comme le proconsul Corinthius répondit aux Juifs qui accusaient Paul : Ce sont là des questions de mots ; c'est à vous d'y penser. Le christianisme, au contraire, dut prendre bien vite à Rome une forme sociale et économique. Nous ne voulons pas par là nier l'existence de cette période de transition, indiquée généralement sous le nom de christianisme judaïque, et dont la reconstruction historique et doctrinale est due à l'école de Tubingue. Nous entendons simplement affirmer que les Romains étaient entièrement étrangers à de pareils dissentiments dogmatiques. Ce qui leur importait, c'était l'ensemble des aspirations et des revendications messianiques, c'était la douce parole, qui, pour la première fois, affirmait l'égalité humaine, et promettait l'extermination des impies et le règne prochain de la justice. Or, cette soif ardente de revendications humaines était commune au judaïsme aussi bien qu'au christianisme. La différence consistait en ce que, pour le christianisme, le Messie était déjà venu, mais devait bientôt revenir pour disperser les puissances malfaisantes sur la terre ; le judaïsme ne savait pas se plier à l'idée d'un Messie, qui n'aurait pas levé son épée de feu sur les impies, assuré la suprématie de son peuple, élu et établi l'empire dans la divine Jérusalem, belle par l'or, les cyprès et les cèdres. Mais au fond de l'attente, d'une part comme de l'autre, un prochain renouvellement humain y avait un contenu social ; et, en considérant du dehors l'attente des uns et celle des autres, il était facile de les confondre. C'est pour cela que Joseph Flavius et Justus de Tibériade ne distinguent pas les chrétiens des Juifs ; et Tacite, dans un passage (Hist., V, 5), confond les uns et les autres ; de même Suétone, lorsqu'il dit (Claud., 25) Juædos impulsore Christo assidue tumultuantes Roma expulit — et quelque étrange interprétation que l'on ait donnée à ce passage — par Judæi entend évidemment les chrétiens, en s'imaginant que le Christ était encore vivant aux temps de Claude et même qu'il excitait les Juifs dans leurs tentatives de soulèvement[17]. — Que plus tard la conscience humaine se soit portée vers le christianisme et non pas vers le judaïsme, la raison en est manifeste. Le judaïsme en effet restait fermé dans son rigide particularisme de race, tandis que le christianisme embrassait l'univers dans son amour. L'un exaltait le peuple élu du Seigneur et destiné au triomphe ; l'autre, en prêchant l'égalité humaine, exerça sa propagande parmi les païens. En outre, les uns déplaçaient indéfiniment les termes de la douce promesse ; les autres, en annonçant l'imminence du retour désiré, semblaient satisfaire l'impatience de renouvellement humain si caractéristique chez la société romaine du Ier siècle.

 

Il est facile d'imaginer la diffusion large et immédiate que le christianisme eut parmi les esclaves, qui se sentaient plus que jamais obsédés par le désir de revendications et qui, depuis des siècles, éclataient de temps en temps en révoltes. D'autre part, comme cela arrive dans tous les mouvements humains, aux idées nouvelles s'ajoutait ce substratum ténébreux de la société, qui sort seulement aux jours de troubles et qui parvient aux pires excès, poussé par les passions basses et par les rancunes longtemps étouffées. Ces hommes jetaient une lumière blafarde sur l'Église tout entière. Tacite, en parlant des chrétiens, dit qu'ils étaient détestés pour leurs crimes et qu'ils méritaient les peines les plus exemplaires (Ann., VI, 44) ; et Suétone en parle comme de gens malfaisants (Nér., 16). Tacite et Suétone se font, des vertus et des erreurs humaines, la même conception que nous nous en faisons nous-mêmes. Lorsqu'ils parlent de crimes et de méfaits, il n'est pas possible de prendre ces mots dans une acception autre que celle qui est usuelle. La chasteté, la tempérance, la renonciation aux plaisirs, la haine pour les turpitudes, étaient des qualités même pour eux et elles auraient rempli leur âme d'une admiration respectueuse. On pourrait penser que l'on eût répandu intentionnellement des calomnies dans le peuple. Mais il faut cependant remarquer que, même dans les sources chrétiennes, nous trouvons la preuve que nombreux étaient ceux qui étaient indignes de prêcher la croix du Christ. Paul lui-même, dans l'épître écrite de Rome aux Philippiens, parle de la façon suivante de certains individus qui s'étaient ralliés à la nouvelle foi : Plusieurs de nos frères en notre Seigneur, étant rassurés par mes liens, osent annoncer la parole de Dieu plus hardiment et sans crainte. Il est vrai que quelques-uns prêchent le Christ par envie et par un esprit de dispute, mais d'autres le font au contraire par bonne volonté. Les uns annoncent le Christ par un esprit de dispute, et non pas purement, croyant ajouter de l'affliction à mes liens ; mais les autres le font par charité, sachant que je suis établi pour la défense de l'évangile. A combien d'interprétations ces paroles ont-elles donné lieu ! Cependant, il nous semble qu'on peut en trouver une explication dans celles que Paul ajoute un peu plus loin : Soyez mes imitateurs, mes frères, et considérez ceux qui marchent ainsi... Car il y en a plusieurs qui marchent d'une telle manière, comme je vous ai souvent dit, et maintenant je vous dis encore en pleurant qu'ils sont les ennemis de la croix du Christ ; leur fin est la perdition, leur Dieu est le ventre, leur gloire est dans leur confusion et ils n'ont de pensée et d'affection que pour les choses de la terre. Mais nous, nous vivons dans les cieux, comme dans notre cité, d'où nous attendons encore le Sauveur[18]. Et plus loin : Que votre douceur soit connue de tous les hommes. Le Seigneur est près. Ne vous inquiétez de rien[19]. Le Seigneur est près. Donc, dit-il, soyez doux, ne vous abandonnez pas des mouvements déréglés ; attendez avec calme et confiance. La semence jetée avait porté ses fruits par tout : c'était de la semence d'amour et elle eut pour fruit la révolte. Et à Rome, quels étaient ceux qui prêchaient le Christ par envie et par esprit de dispute ? C'étaient ceux qui pensaient aux choses de la terre, qui avaient envie des biens d'autrui, et se soulevaient en disputes et ; en émeutes ; c'étaient ceux-là qui ajoutaient de l'affliction aux liens de Paul. En effet, il devait être jugé par César et il avait tout intérêt à ce que sa doctrine n'apparût pas comme perturbatrice de l'État ; dans le simple champ religieux, l'acquittement était certain, car Rome, en fait de religion, n'avait jamais connu l'intolérance. L'Église chrétienne naissante dès lors était déjà scindée en factions. En dehors des disputes dogmatiques, qui devaient tant agiter la noble vie de Paul, il y avait dans le christianisme primitif un vif dissentiment entre ceux qui cherchaient à inculquer l'attente confiante de la justice divine, et ceux qui voulaient tourner les nouvelles doctrines vers des buts de revendications matérielles immédiates. Les auteurs modernes ont amplement étudié en quoi consistaient les dissentiments dogmatiques ; mais ce n'est pas une raison pour croire que les divisions de la première Église se réduisaient à ces seuls dissentiments. Au contraire, si l'on y fait bien attention, on verra que même ceux qui étaient d'avis contraire dans des questions de dogme s'accordaient pour réprouver le parti des revendications sociales. Et si, d'une part, Paul déplore qu'il y ait dans l'Église des gens qui sont ennemis de la croix du Christ, parce que leur Dieu est le ventre et leur affection est pour les choses de la terre, d'autre part, Pierre parle longuement de ceux d'entre les chrétiens, qui sont esclaves de leur sensualité, qui, comme des bêtes brutes, suivent l'impulsion de la nature et sont destinés à périr par leur propre corruption, qui aiment à être tous les jours dans les délices et ne cessent jamais de pécher, en attirant les âmes qui se laissent flatter et en ayant le cœur exercé dans l'avarice (II de Pierre, 2). De même que Paul, Pierre aussi, dans sa 1re épître (dont l'attribution est certaine) exhorte les chrétiens à se soumettre aux autorités, aux souverains, aux gouverneurs et à les considérer comme des envoyés de Dieu, chargés de punir les malfaiteurs et de récompenser ceux qui font le bien (1, 2, 13-14).

Cette exhortation prouve précisément que parmi les chrétiens il y avait une faction turbulente. (Voir la 1re épître à Timothée, 6, 3-4.) Il doit s'agir, comme le pense Renan (Saint Paul, p. 475), de ces sectes chrétiennes qui niaient la légitimité de l'impôt et prêchaient la révolte contre l'empire, qu'ils identifiaient même avec le règne de Satan. La plupart des membres de l'Église primitive auront été des personnes dominées par l'amour du bien et par la charité fraternelle, mais la turbulence frémissait dans cette masse et la parole évangélique ne réussissait pas toujours à la refréner. Or il convient de rappeler ici ce que, comme nous l'avons vu plus haut, rapporte Suétone : à savoir que, sous Claude, les chrétiens s'agitaient et se révoltaient et qu'ils furent expulsés de Rome. Ce passage aussi a donné lieu à bien des interprétations ! Toutefois, pour confirmer la nôtre, il suffit de rappeler ce passage de Tacite (Ann., XV, 44) : Cette pernicieuse superstition étouffée pour le moment éclatait de nouveau ; ce qui nous laisse entendre qu'il dut y avoir plus d'une tentative pour étouffer le christianisme naissant[20]. Pourquoi donc l'étouffer, s'il n'avait pas un caractère révolutionnaire ? A Rome, tous les cultes vivaient à la lumière du jour[21]. Et l'on peut déduire de l'épure même de Paul aux Romains que le christianisme avait à Rome ce caractère. Il s'efforce de toutes façons d'inspirer le respect dû à l'autorité ; il va jusqu'à faire croire que la puissance terrestre est divine : Que toute personne soit soumise aux puissances supérieures ; car il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu et les puissances qui subsistent sont ordonnées de Dieu. C'est pourquoi celui qui résiste à la puissance résiste à l'ordonnance de Dieu ; et ceux qui y résistent feront tomber la condamnation sur eux-mêmes, etc. (Rom., 13). Ainsi l'on s'explique également pourquoi l'on accusait les chrétiens de professer la haine du genre humain. Tacite dit même que l'accusation fut prouvée (Ann., XV, 44), odio humani generis convicti sunt[22]. On a essayé d'interpréter ce passage, en alléguant la renonciation aux biens et aux plaisirs de la vie, que les chrétiens professaient. Vains efforts ! Le monde classique avait vu dans ce genre les aberrations extrêmes de l'école cynique, et, dans son sein, était encore florissant l'idéal de la vertu stoïque. Mais toute revendication d'une classe sociale contre l'autre devient nécessairement lutte et par suite haine de classe. Étrange destinée ! Le Christ et ses apôtres enseignaient l'amour ; mais leur parole, jetée au milieu des multitudes, était au contraire une semence qui produisait la haine humaine.

 

Parmi ces bandes, aigries par les douleurs séculaires, avides de revendications ardemment désirées, passa la figure douce et consolatrice de Paul. Il poursuivit son œuvre opiniâtrement et avec une ferveur divine ; il dirigea par la douceur ces cœurs tumultueux et convertit le plus de prétoriens et d'esclaves de Néron qu'il put (Aux Philip., I, 13 ; IV, 22). Après que le procès qu'on lui avait intenté se fût terminé par l'acquittement, il n'est pas certain qu'il soit resté à Rome (63 après J.-C.)[23]. C'est l'année suivante qu'éclata l'incendie.

Le Seigneur est près ! avait annoncé Paul ; et toute la littérature évangélique contient ce cri d'angoisse et d'attente : Je vous dis en vérité que quelques-uns de ceux qui sont ici présents ne mourront pas avant d'avoir vu le Fils de l'homme venir dans son royaume.

Je vous dis que cette génération ne périra pas avant que tout cela n'arrive. Le ciel et la terre périront, mais mes paroles ne périront pas. Ainsi s'expriment Matthieu, Marc et Luc dans leurs évangiles. Et l'épître de Jacques : Soyez patients, fortifiez vos cœurs, la venue du Seigneur est prochaine. Et l'épître aux Hébreux : Encore un peu de temps, et celui qui doit venir viendra et il ne tardera pas. Et Paul lui-même aux Romains : La nuit est avancée et le jour est proche. On sait que le dogme postérieur déplaça indéfiniment l'espérance de cet événement divin ; mais les chrétiens d'alors l'attendaient pour leur génération. Paul dans sa première épître aux Thessaloniciens dit : Nous qui vivrons et resterons à la venue du Seigneur. Et les opprimés, les méprisés, s'extasiaient à l'idée du prochain accomplissement de la douce promesse. Mais quand donc retournera-t-il le libérateur pour soulever les humbles et punir les impies ? Quand vous verrez l'abomination de la désolation, qui a été prédite par Daniel le prophète, être établie où elle ne doit point être..., répondaient les évangiles (Marc, XIII). En ces jours-là, il y aura une telle affliction, qu'il n'y en a point eu de semblable depuis le commencement de la création des choses que Dieu à créées, jusqu'à maintenant, et il n'y en aura jamais qui l'égale. Et si le Seigneur n'eût abrégé ces jours-là, il n'y aurait pas une âme sauvée ; mais pour ses élus, le Seigneur les a abrégés... Alors si quelqu'un vous dit : Voici le Christ ! ou bien : Le voilà ! ne le croyez point... En ces jours-là, après cette affliction, le soleil sera obscurci et la lune ne donnera point sa clarté ; et les étoiles tomberont et les vertus qui sont dans les cieux seront ébranlées. Et ils verront alors le Fils de l'homme venant sur les nuées, avec une grande puissance en une grande gloire. Ainsi l'idée du prochain retour du Christ était jointe à celle de la fin du monde, qui devrait être suivie du renouvellement des choses et de la régénération de l'humanité. Le Christ lui-même, en indiquant les superbes palais de Jérusalem avait dit : Vois-tu ces grands édifices ? Il ne sera pas laissé de pierre sur la pierre. Et Jean avait annoncé : Enfants, c'est la dernière heure. (I, Jean, 2, 18). Et Pierre : La fin des choses est proche. La fin est proche ? Mais l'abomination de la désolation dont avait parlé le prophète, n'était-ce donc pas l'époque de Néron[24] ? Et le Seigneur n'avait-il pas promis que ces jours seraient abrégés, parce qu'autrement personne ne se sauverait ? Et après la destruction, le renouvellement ; après les injustices séculaires, l'égalité et la paix. L'individu récemment converti trouvait dans le fond obscur de sa conscience les restes du paganisme, qui y persistaient avec ténacité ; donc, pensait-il, le stoïcisme ne se trompait point, et, même à travers notre monde, avait pénétré un rayon de vérité ; il y avait pénétré par les oracles des sibylles, par les prédictions étrusques, par les doctrines des stoïciens ; tous annonçaient la fin des choses et la nouvelle génération humaine ; tous annonçaient le prochain règne d'Apollon, qui régénérerait l'univers, et Virgile lui-même l'avait chanté (Ecl., IV, 10). Mais c'était surtout le stoïcisme, qui semblait donner à ces âmes troublées le sombre conseil ; le stoïcisme, qu'elles ne savaient pas distinguer substantiellement du christianisme par son contenu moral, et qui, comme contenu social, avait les mêmes aspirations de renouvellement humain. Or le stoïcisme prêchait l'ecpyrosis ou combustion cosmique, comme la fin du monde et le commencement de la nouvelle ère humaine (voir Zeller, Gr. Philosoph. III Th. 139 et suiv.).

Pour quelques stoïciens, cette combustion devait être précédée par le déluge, selon l'idée ancienne d'Héraclite (voir le fragment dans Clément, Strom., V, 599). Telle est aussi l'idée de Sénèque, chez qui le désir de renouvellement est si ardent, que quelques-unes de ses paroles semblent sorties de la bouche d'un apôtre (Nat. Qu., III, 28-30). Lui aussi annonce ténébreusement : La destruction ne tardera pas longtemps !

Le vieil Héraclite, suivi plus tard par les écoles stoïciennes, symbolisait dans le feu l'âme divine de l'univers et avait dit (Hippolyte, IX, 10) : Le feu, attaquant tout, jugera et envahira ! De même, dans le dogme chrétien, on attribuera à l'incendie du monde un rôle de purification et de jugement final. Les anciens prophètes d'Israël frémissaient tous en attendant anxieusement l'heure du châtiment. Il semble que dans l'âme d'Isaïe aient été accueillies toute la protestation des malheureux, la honte pour la domination assyrienne, et la haine pour ceux qui causaient la ruine du peuple. Il s'écrie en menaçant : Vous serez comme un chêne dont les feuilles sont tombées, comme un jardin sans eau. L'homme fort deviendra de l'étoupe ; son œuvre une étincelle ; l'une et l'autre seront brûlées ensemble ; il n'y aura personne pour éteindre le feu (I, 30-31). Ces frémissements d'indignation, nous les retrouverons plus tard dans l'Apocalypse chrétienne. L'idée de la combustion du monde se joignit aussi, dans le dogme chrétien, à celle de la seconde venue du Christ : Les cieux et la terre sont réservés par la même parole, étant gardés pour le feu au jour du jugement et de la destruction des hommes impies. Mais vous, mes biens-aimés, n'ignorez pas ceci : qu'un jour est pour le Seigneur comme mille ans, et mille ans comme un jour. Le Seigneur ne retarde point l'exécution de sa promesse, comme quelques-uns estiment ; mais il est patient envers nous, ne voulant point qu'on périsse, mais que tous viennent au repentir. Or le jour du Seigneur viendra comme le larron en la nuit ; et en ce jour-là les cieux passeront avec un bruit sifflant de tempête et les éléments seront dissous par l'ardeur du feu, et la terre et toutes les œuvres qui sont en elle brûleront entièrement. Donc, puisque toutes ces choses se doivent dissoudre, quels ne devez-vous pas être par une sainte conduite et par des œuvres de piété, en attendant et en hâtant, par vos désirs, la venue du jour de Dieu, auquel les cieux étant enflammés seront dissous, et les éléments se fondront par l'ardeur du feu ? (voir la IIe épître de Pierre, III, 7-12 ; la même idée se trouve dans les Carm. sibyll., IV, 172 et suiv. ; VII, 118, suiv.) — Assurément ces apôtres de la doctrine auront fait tous leurs efforts pour prouver que le feu était divin et non pas humain, et pour exhorter au calme et à l'attente confiante de Dieu. Cela résulte des paroles que nous avons citées et même de toute la littérature apostolique, qui est remplie de conseils de modération. Mais l'impatience de quelques-uns est aussi évidente. Jetez au milieu d'une foule d'esclaves, de gladiateurs, d'opprimés, une semblable doctrine de feu imminent, qui doit punir tous les jouisseurs de la terre, et vous verrez l'âme de chacun se manifester d'une manière différente ; les uns se recueilleront en proie à la crainte et à l'angoisse ; d'autres, les plus violents, les plus méchants par nature, s'empresseront de satisfaire leurs derniers désirs de vengeance. Lorsque les liens et les freins humains sont brisés, l'âme des méchants se révèle et les pousse à satisfaire hardiment les passions d'abord réprimées ou cachées. Les vengeances, les violences, le saccage, sont les formes habituelles auxquelles se livrent, dans de pareilles conditions d'esprit, les foules forcenées. Quelques-uns peut-être, illusionnés ou fanatiques, auront cru trouver une justification dans la parole divine même. Le Christ avait dit : Je suis venu porter le feu sur la terre ! (Luc, 12.) Ils croyaient être les exécuteurs de la vengeance divine : ils devaient commencer l'œuvre de rédemption. Les masses, exaltées par le fanatisme, dédaignent les conseils de modération et de douceur. Dans ces consciences excitées, fermentent toutes les colères et toutes les rancunes ; lorsque toute réserve est perdue, lorsque les craintes ont disparu, les âmes en arrivent aux derniers excès.

Dans quelle autre communauté romaine de ce temps pouvait-il y avoir une impulsion plus vive vers l'acte forcené ? Certes, les Juifs aussi souhaitaient l'extermination de Rome ; mais ils n'attendaient pas les flammes vengeresses pour leur génération ; à la cour de Néron, ils étaient bien vus ; ils ne voyaient pas en lui l'Antéchrist, le monstre, l'homme du péché, annonçant le prochain règne de Dieu. Il n'y avait que les dernières couches sociales, auxquelles on avait apporté la parole d'égalité et d'amour, qui pouvaient se livrer à l'œuvre de destruction. Ces dernières couches sociales étaient abreuvées de haine contre tout ordre de choses établi. Les apôtres, il est vrai, leur donnaient des conseils d'obéissance à leurs maîtres ; mais de leurs paroles mêmes, il résulte que quelques-uns prêchaient des doctrines bien différentes. Voyez la Ire épître de Paul à Timothée (VI, I-5) : Que tous les serviteurs qui sont sous le joug sachent qu'ils doivent à leurs maîtres toute sorte d'honneur, afin qu'on ne blasphème point le nom de Dieu et sa doctrine. Que ceux aussi qui ont des maîtres fidèles, ne les méprisent point sous prétexte qu'ils sont leurs frères ; mais plutôt qu'ils les servent parce qu'ils sont fidèles et bien aimés de Dieu, étant participants de la grâce. Enseigne ces choses et exhorte. Si quelqu'un enseigne autrement et ne se soumet point aux saines paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ et à la doctriné qui est selon la piété, il est enflé d'orgueil ne sachant rien ; mais il est malade après des questions et des disputes de paroles, d'où naissent des envies, des querelles, des médisances et des mauvais soupçons, de vaines disputes d'hommes corrompus d'entendement et privés de la vérité, qui estiment que la piété est un moyen de gagner. Comme le regard profond de Paul sait scruter les ténèbres de l'âme ! L'amour universel, qu'il avait annoncé, devenait naturellement pour le peuple une prétention de revendications : la piété devenait un moyen de gagner. Et ce n'était pas seulement la question de secouer le joug séculaire qu'on agitait comme il résulte indubitablement des paroles de Paul que nous venons de citer ; c'était contre toute l'organisation sociale, contre l'empire même, que les haines étaient tournées. Dans le dogme primitif, il était même dit que l'incendie du monde et, par suite, le règne de la justice arriverait, quand finirait l'empire. C'est sous cette forme que nous trouvons plus tard le dogme dans Tertullien : Nous prions, dit-il (Apolog., 32), pour l'empire et pour l'État romain, nous qui savons bien que la plus grande ruine qui menace l'univers entier, c'est-à-dire la fin de notre ère avec ses horribles calamités, sera retardée d'autant que sera prolongé l'empire romain. (De même dans le Liber ad Scapulam, chap. II.)

Dans ce temps-là l'approche de l'événement extrême est une cause de terreurs, comme en l'an 1000 ; à l'époque de Néron, on l'attendait avec un désir fervent et l'on accusait Dieu du retard de la promesse (II, Petri, 3, 9). Plusieurs passages de la littérature apostolique affirment le ferment des esprits et la désireuse attente de l'heure finale. Pour les exciter davantage, on faisait même courir de fausses apocalypses (II, Thessal., 2, 2). On s'explique ainsi comment, à l'époque de Néron seulement, put éclater l'impatience de l'acte forcené. — Et même à l'époque néronienne s'unissaient les deux idées de la fin du monde et de la fin de l'empire, comme on le déduit de ce que nous avons vu plus haut, à savoir que le règne de Dieu devait être précédé du règne du monstre (II, Thessal., 2, 3-12) ; le monstre, c'était Néron.

Si donc la destruction de l'empire, l'anéantissement de l'Antéchrist devait être le commencement de la justice divine, il faudra, à mon avis, une volonté bien ferme pour nier encore que ces pauvres fanatiques, poussés peut-être par de malignes excitations, aient voulu en finir avec l'empire et avec Rome. Le feu, le feu dévastateur, aurait mis fin à l'abomination et régénéré l'humanité dans l'innocence. De même que la puissance de la lumière était précédée par celle des ténèbres et le règne de Dieu devait l'être par celui du monstre, de même le feu divin serait précédé par le feu humain, qui aurait anéanti le siège même de l'empire[25].

 

Et maintenant, après avoir examiné quelles passions frémissaient dans le cœur d'une partie de cette communauté chrétienne, quelles doctrines exaltaient leur esprit, revenons au récit de l'incendie. Parmi tant de centaines de soldats et d'esclaves incendiaires, est-il possible qu'aucun d'eux n'ait été reconnu ? Ce n'est pas possible, car on savait, au contraire, que c'étaient les esclaves du cubiculum impérial et les soldats du prétoire. Et lorsqu'ils furent reconnus et arrêtés, pourquoi n'auraient-ils pas invoqué l'ordre de Néron ? Et Néron, devant le peuple, aurait couru le risque de cette terrible épreuve ? Au contraire, les premiers arrêtés avouèrent. D'abord on commença le procès, dit Tacite (Ann., XV, 44), contre ceux qui avaient avoué ; puis, plusieurs individus arrêtés sur la dénonciation de ceux-ci, furent convaincus coupables, non pas autant d'avoir mis le feu que de haïr le genre humain[26] ; (selon d'autres : d'être haïs !) La culpabilité fut donc prouvée en partie par la première accusation ; la seconde accusation, celle plus générique, fut prouvée pour tous. Les premiers arrêtés, les exécuteurs matériels, avouèrent et dénoncèrent leurs compagnons (indicio eorum). Alors on ne voulut plus rien savoir d'autre ; on arrêta les chrétiens en masse et aucun d'eux ne désavoua sa foi. Cependant, ces derniers déclarèrent ne pas avoir pris part à l'incendie comme les premiers ; mais c'était la même chose ; ils étaient tous coupables de cette haine humaine, qui avait armé les mains de torches : ils furent tous condamnés.

Comme on voit, Tacite a tiré ces détails d'une source qui accusait les Chrétiens, et il a cru devoir les enregistrer comme des faits certains, tout en tâchant d'amortir les teintes et d'employer des expressions un peu obscures, pour ne point nuire à son but de jeter tout soupçon sur Néron. Les mots suivants le révèlent : On avait pitié (des chrétiens condamnés aux supplices), bien qu'il s'agit d'hommes coupables méritant les peines exemplaires les plus inouïes.

Mais pourquoi les premiers arrêtés auraient-ils dénoncé leurs compagnons ? Et à ce propos, indépendamment de la raison déjà indiquée de la reconnaissance inévitable de quelques-uns des incendiaires, on peut penser à une autre circonstance. Dans l'ardeur du fanatisme, ils auront cru le miracle immédiat. Dieu allait venir, puisqu'il avait promis de retourner après l'extrême désolation : leurs jours ne finiraient pas avant que Dieu ne fût retourné. Et ils avouaient, glorieux, et ils dénonçaient pour faire participer d'autres à leur gloire[27]. On peut s'imaginer ces exaltés déployant leur œuvre, leur foi : l'égalité des droits humains voulue de Dieu ; la destruction de toutes choses, nécessaire pour son avènement. Les Romains s'aperçurent alors que cette foi avait un contenu social et était un danger pour l'État. Ils la qualifièrent de doctrine de haine contre le genre humain. C'était, au contraire, la revendication des opprimés, des esclaves, mais ceux-ci n'étaient pas des hommes.

Mais il y a plus encore ! Même plus tard, les chrétiens ne cessèrent point d'espérer les flammes vengeresses et d'en augurer le retour. Quelques années après, l'éclat sinistre de ces flammes allume la fantaisie de l'auteur de l'Apocalypse. Désormais, il est reconnu de tous, même des écrivains catholiques, que sous le nom de Babylone s'y cache celui de Rome. Or, écoutez le cri de malédiction et de vengeance sur Rome, bacchanale de toutes les turpitudes, qui se trouve dans la partie la plus ancienne de l'Apocalypse : Puis j'entendis une autre voix du ciel qui disait : Sortez de Babylone, mon peuple, afin que vous ne participiez point à ses péchés et que vous ne receviez point de ses plaies. Car ses péchés sont montés jusqu'au ciel et Dieu s'est ressouvenu de ses iniquités. Rendez-lui ainsi qu'elle vous a fait et payez-lui au double, selon ses œuvres et dans la même coupe où elle vous a versé à boire, versez-lui en au double. Autant qu'elle s'est glorifiée et qu'elle a été dans les délices, donnez-lui autant de tourment et d'affliction ; car elle dit en son cœur : je siège en reine et je ne suis point veuve et je ne verrai jamais de deuil. C'est pourquoi ses plaies, qui sont la mort, le deuil et la famine, viendront en un seul jour ; et elle sera brûlée par le feu, car le Seigneur Dieu qui la juge est puissant. Et les rois de la terre, qui ont commis fornication avec elle et qui ont vécu dans les délices, la pleureront et porteront son deuil, quand ils verront la fumée de son embrasement... et ainsi de suite, dans tout le chapitre XVIII, qui n'est qu'un frémissement de protestation, qu'un cri de vengeance contre la courtisane ivre du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus. Et dans le chapitre suivant, c'est avec une volupté frénétique que l'on éprouve la joie de sa prochaine ruine : Alléluia ! Le salut, la gloire, l'honneur et la puissance appartiennent au Seigneur notre Dieu ; car ses jugements sont véritables et justes, parce qu'il a fait justice de la grande prostituée qui a corrompu la terre par son impudicité et qu'il a vengé le sang de ses serviteurs versé de sa main... Alléluia ! Et sa fumée monte aux siècles des siècles !

Comme on voit, quelques années à peine après l'incendie, on revenait aux excitations forcenées et aux propos insensés. Et le rêve de Rome devenue la proie des flammes troubla même plus tard les esprits chrétiens. On le voit revenir avec une ténébreuse insistance dans cet étrange et lugubre mélange de fantaisies judaïco-chrétiennes, non exempts de quelques éléments païens, que l'on connaît sous le nom d'Oracles Sibyllins (VII, 113-114 ; VIII, 37-47 ; XII, 32-40) : Sur toi aussi, superbe Rome, la disgrâce céleste viendra d'en haut : tu baisseras d'abord la tête, tu seras détruite, le feu te consumera entièrement, abattue sur tes fondements ; ta richesse périra ; ton sol sera occupé par les loups et par les renards, tu seras alors déserte comme si tu n'avais jamais existé. Où sera alors ton Palladium ? Quel Dieu te sauvera ? Un Dieu d'or, de pierre ou de bronze ? Où seront alors les décrets de ton Sénat ? Où seront ceux de Rhea ou de Chronos ? Et la lignée de Jupiter et de tous les Dieux que tu adorais ?... Quoique le châtiment soit ici imaginé comme céleste, il n'est pas possible de ne point entendre la voix d'une vengeance humaine. Quand pourrai-je voir ce jour ? dit peu après (151) le poète. Et l'on retrouve le même vœu dans le plus ancien des poètes latins chrétiens, le pieux Commodien (Carm. apol., 923). Qu'est devenue la doctrine de là douceur et du pardon ? Les dispositions d'âme des premiers chrétiens étaient bien différentes. Comme on voit par les exemples susmentionnés, leur cri de menace semble encore résonner en des temps plus lointains. Si nous voulions nous venger, dit Tertullien (Apol., 37), il nous suffirait d'une nuit et de quelques torches. Et aussitôt il ajoute : Mais ce n'est pas avec le feu humain qu'il faut venger la secte divine[28].

Enfin, il faut remarquer que, si l'on attribue l'incendie aux premières bandes chrétiennes fanatiques et avides de leurs revendications, tous les détails de ce désastre s'expliquent, tandis que, comme nous l'avons vu, ils sont inexplicables selon la tradition commune. Bien plus, par les informations que nous possédons, il nous est même donné de discerner le plan de cette triste entreprise. D'abord on profita de l'absence de Néron de Rome : la surveillance était alors diminuée ; les principaux citoyens, dont les maisons étaient vouées au feu dévastateur, avaient suivi la cour impériale. Parmi les prétoriens et les esclaves de César les chrétiens étaient nombreux (Paul, Aux Philip., I, 13 et IV, 22) ; on décida que ceux-ci devraient mettre le feu et empêcher l'extinction ; ainsi tout le monde aurait cru qu'il s'agissait d'ordres impériaux et personne n'aurait osé s'y opposer. Si on leur demandait pourquoi ils lançaient les torches, ils répondraient qu'ils agissaient pour le compte d'autrui, sans dire de qui (Tacite, esse sibi auctorem vociferabantur) ; tous auraient interprété qu'ils avaient reçu l'ordre de César et qu'il leur était défendu de le nommer. Tous les portiques, les promenades, les œuvres d'art, qui avaient réjoui les loisirs des puissants, les temples où l'on adorait les idoles de la corruption et du mensonge, tout serait détruit. Le Transtevere, où avait été tout d'abord accueillie l'idée rédemptrice et les maisons de l'humble plèbe seraient épargnés. On commencerait par les magasins de matières inflammables près du Palatin ; la première maison qui brûlerait serait celle du monstre. Tel fut le plan effectué et réussi. Après le premier incendie, on devait encore mettre le feu à la maison de Tigellin, le second monstre de l'empire, le ministre des turpitudes impériales. Et de là se propagèrent nouvellement les flammes dévastatrices.

Pour ces fanatiques illusionnés, Néron, dans le paroxysme de la férocité, imagina des tourments incroyables. Il les fit crucifier, ou déchirer par les chiens ou condamner aux flammes. Ses jardins furent éclairés par ces torches humaines, au milieu des cris sauvages de la foule ivre et applaudissante. Mais de ces torches devait sortir plus fort le souffle de l'idée chrétienne. Depuis lors, cette idée, inoculée dans le sang de l'humanité, en a régi les destinées. Toute la trame de l'histoire humaine s'est déroulée autour d'elle. Gloire et bassesse, héroïsme et lâcheté, amour et férocité, voilà ce que fut cette idée ! Pour elle combien d'autre sang ne fut-il pas versé, combien d'autres fois la foule ne fut-elle pas entraînée à des mouvements forcenés ! Pourtant, un jour, la bonne parole résonna de nouveau parmi les hommes, l'amour plana sur les esprits et la piété du Franciscain sourit aux multitudes fatiguées. Ce jour-là, le Christ régna sur la terre.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] L'on a voulu faire croire que la critique moderne rapporte à des questions de dogme et de hiérarchie les passages connus de Paul, où il exhorte les chrétiens de Rome à l'obéissance et à la douceur. On a cité Renan à ce propos. Mais Renan dit, en parlant de ces passages (Saint Paul, p. 475) : Il semble qu'à l'époque où il écrivait cette épître (aux Romains) diverses Églises, surtout l'Église de Rome, comptaient dans leur sein soit des disciples de Juda le Gaulonite, qui niait la légitimité de l'impôt et prêchaient la révolte contre l'autorité romaine, soit des ébionites qui opposaient absolument l'un à l'autre le règne de Satan et le règne du Messie, et identifiaient le monde présent avec l'empire du Démon (Epiph. hær., XXX, 16 ; Homel. pseudo-clém., XV, 6, 7, 8). Voir aussi Saint Paul, pp. 477-478.

[2] On m'a objecté que ce critérium historique ne vaut rien, parce qu'un historien peut raconter une chose vraie, mais se tromper en en donnant les causes. C'est précisément ce que je pense moi-même et ce que je déclare aussi plus loin ; les détails de l'incendie, racontés par les historiens, ne sont certainement pas inventés par eux et ils sont vrais selon toute légitime présomption ; la cause de l'incendie, c'est-à-dire l'ordre de Néron, nous devons la juger d'après les raisons qu'ils donnent de leur conviction. En effet, quand on attribue l'incendie au hasard ou à l'ordre de l'un ou de l'autre, il s'agit d'une conviction ou d'une appréciation et non pas d'un fait.

[3] Pline l'Ancien l'affirme aussi ; mais sa simple indication (N. H., XVII, 1, 1 ; ad Neronis principis incendia, quibus cremavit Urbem) prouve seulement que, à ce temps-là, cette opinion avait déjà pris pied. Le récit de Sulpicius Sévère (II, 29) est pris entièrement dans Tacite, dont il reproduit beaucoup de phrases. Celui d'Orosius (VII, 7) est tiré de Suétone, avec quelque exagération des renseignements. L'inscription dans C. I. L., VI, 826, est : QUANDO URBS PER NOVEM DIES ABSIT NERONIANIS TEMPORIBUS. Une menace d'incendie est attribuée à Néron, par l'auteur de l'Octavius, v. 832.

On ne peut rien tirer des écrivains chrétiens, tels que Méliton de Sardi, Tertullien, Eusèbe, Lactance, Jérôme, Augustin, qui, sauf Eusèbe, ne font même pas allusion à l'incendie. Quelque différence de détail de la narration tacitienne se trouve dans la correspondance apocryphe de Sénèque et saint Paul, qui est du IVe siècle, où il y a une épître sur l'incendie (voir Ramorino, dans la Vox Urbis, 1901, n. 4).

Parmi les modernes, outre Aubé, Schiller et d'autres, Herstlet a nié absolument et avec quelques bonnes raisons que l'on dût attribuer l'incendie à Néron (Treppenwitz der Weltgesch, 5e édition, pp. 165 et suiv.). Beaucoup l'attribuent au hasard, entre autres Allard et Marucchi. Tous les détails de l'incendie sont contraires à cette hypothèse, et, pour l'admettre, il faudrait considérer comme faux tout le récit des écrivains anciens.

On trouve aussi quelques indications conformes aux opinions exprimées et développées par moi dans plusieurs auteurs qui me sont antérieurs comme le remarque Coen, dans Atene e Roma (1900, p. 300-301). Voir aussi Chirac, Revue socialiste (août 1897).

[4] Un autre indice que Tacite n'a pas résumé le fait historique dans une conception unique, mais qu'il a simplement réuni des informations disparates provenant de sources différentes, se trouve aussi dans la circonstance suivante. Il rapporte le bruit que Néron, au moment du désastre, chantait l'incendie de Troie, sur le théâtre domestique. Mais quel théâtre ? Lorsqu'il retourna d'Antium, le palais impérial brûlait ! Une autre contradiction se trouve dans ce qu'il raconte à la fin du chapitre 50 (livre XV), comme nous verrons bientôt. A ce propos, je dois dire que j'ai éprouvé une désagréable surprise, en voyant que l'on s'est plaint de mon jugement sur Tacite, comme d'un jugement fait tout exprès pour en diminuer l'autorité et pour en infirmer la foi. Après tant d'études faites depuis si longtemps sur le matériel historique de Tacite, sur sa sombre manière de voir, sur sa constante aversion pour quelques personnages, on serait en droit de prétendre qu'une telle masse de travail n'ait pas été faite en vain pour les gens d'étude.

[5] Ce passage de Suétone (Ner., 38) a dérouté bien des gens. Suétone parle de la démolition et de l'incendie des greniers, parce que cela sert à démontrer, selon lui, que Néron ne fit pas un mystère de l'ordre qu'il donna d'incendier Rome (incendit urbem TAM PALAM... ut bellicis machinis labefactata atque inflammata sint, etc.). Il est clair que cette argumentation ne vaut rien. Si Néron a donné sans mystère l'ordre d'abattre ces greniers, il a donc dû le donner à son retour d'Antium ; et alors tout était déjà dévoré par les flammes autour des greniers.

[6] Et c'était la maison somptueuse que lui-même avait fait démesurément agrandir, et qui comprenait alors tout l'emplacement du Palatin à l'Esquilin. Le nom de Domus Transitoria (Suét., Nér., 31) a étrangement induit en erreur Renan, qui a cru y voir l'intention de Néron de faire ensuite une maison définitive. Mais transitoria signifie seulement que cette maison mettait en communication, comme dit Tacite (Ann., XV, 39) le Palatium avec les jardins de Mécène.

[7] On m'a reproché d'avoir tiré ces détails de ces mêmes auteurs dont j'ai cherché à infirmer la foi. Mais les déclarations qui précèdent sont explicites ; les faits ne sont certainement pas inventés par les écrivains, mais les déductions qu'ils en tirent sont erronées. — On a dit aussi que mon système était de me débarrasser des textes qui ne me convenaient pas. Cela n'est pas juste. Les faits rapportés par les écrivains, je les considère comme vrais et je les accepte. Mais l'attribution de l'incendie à Néron est une appréciation et non pas un fait.

[8] Dans toutes les perfidies de Néron, on voit manifestement la recherche de cacher le méfait dans le secret de peu d'amis fidèles. Le fait d'envoyer l'ordre d'Antium à Rome à des centaines d'esclaves et de soldats et de retourner ensuite au milieu du peuple ferait supposer de la part de Néron un courage que nous ne pouvons pas lui attribuer. Et l'on ne peut pas admettre que Néron ait confié son ordre seulement à l'un de ses intimes. Celui-ci n'aurait pu que transmettre les ordres impériaux et Néron aurait compris que l'ordre avait été par conséquent communiqué aux esclaves et aux soldats comme émanant de lui.

[9] Pourquoi devaient-ils être des centaines ? on peut dire. Ne suffisait-il pas de peu de personnes pour incendier, puisque l'incendie commença par les boutiques remplies de matières inflammables et fut alimenté par le vent ? Du reste, Dion Cassius dit que quelques hommes furent envoyés en cachette dans les différentes parties de la ville : quelques-uns donc, et non pas beaucoup. — Le passage de Dion (XLII, 16) λάθρα γάρ τινας διαπέμπων regarde les individus chargés de mettre le feu et non pas ceux chargés d'en empêcher l'extinction et c'est de ceux-ci que je parle. Ils devraient eux-mêmes être au courant du secret, et pour pouvoir être répandus dans tout Rome, ils devraient être fort nombreux.

[10] Ils ne pouvaient certainement pas obéir à Néron, puisqu'ils recevaient de lui l'ordre d'arrêter les flammes et non pas de les rallumer. A cela l'on a répondu que la tentative d'arrêter les flammes pouvait être une fiction de la part de Néron. Mais en tout cas cette fiction ne pouvait pas avoir d'effet, si ce n'est avec des actes d'extinction. D'ailleurs, étant donné le caractère de Néron, on ne peut pas admettre qu'au milieu du désespoir du peuple, il se soit exposé au danger de renouveler l'ordre incendiaire. Et Tigellin n'aurait pas fait commencer par sa maison en laissant intact le Transtevere.

[11] On m'a objecté : s'il n'était pas retourné, il aurait accru les soupçons. Mais ces appréciations et ces calculs à froid sont contraires au caractère de Néron. Que l'on veuille examiner son attitude après le meurtre de sa mère (Tac., Ann., XIV, 10). De même, lorsqu'on lui annonça la défection de ses armées, il n'osa pas se présenter en public, craignant d'être mis en pièces (Suét., Ner., XLVII).

[12] Tacite lui-même affirme que Néron, dès la première nuit de son retour, se promenait sans gardes par la ville, lorsqu'il raconte que Subrius Flavius, bien avant la conjuration des Pisons, avait formé le projet de le tuer, cum ardente domo per noctem huc illuc cursaret incustoditus ! (Ann., XV, 50).

[13] Qui donc, m'a-t-on dit, pourrait régler la direction des flammes ? Mais certainement, si son but était de supprimer les ruelles étroites et les sales masures, il n'aurait pas eu recours aux flammes. Il suffisait qu'il énonçât son projet d'embellir Rome pour être exalté par tout le peuple, et pour avoir le concours de tous les citoyens.

[14] Il est aussi opportun de remarquer que le récit, d'après lequel Néron aurait chanté l'incendie de Troie sur les ruines de Rome, est, pour de bonnes raisons, considéré comme une légende. Voir Renan, l'Antéchrist (p. 147, n° 2), qui a probablement tiré ses arguments de la note de Fabricius à Dion Cassius, LXII, 18.

[15] Dire qu'une fois l'ordre reçu, on ne prit plus garde à rien, n'est pas une bonne raison. Il n'en est pas moins vrai que si le premier incendie partait de la maison de Néron et le second de celle de Tigellin, le feu dut être mis par des individus qui étaient ennemis de tout l'ordre social représenté par ces deux hommes.

[16] Le témoignage de Tacite est renforcé par celui de Clément Rom., Ad Cor., I, 6 (πολύ πλήθος) et par celui de l'Apocalypse, VII, 9 (όχλος πολύς), et par celui de Paul lui-même dans son épître aux Philippiens beaucoup de frères dans le Seigneur. Pour infirmer l'autorité de ces sources, on ne trouve pas une seule preuve de fait.

[17] Impulsore ne peut pas signifier à cause, mais bien sous l'excitation. Il faut confronter ce passage de Suétone avec un passage des actes des Apôtres où il est dit (XVIII, 2, 3) : [Paul], ayant trouvé un juif nommé Aquilas, originaire du pays du Pont qui, peu auparavant, était venu en Italie avec sa femme Priscille (parce que Claude avait commandé que tous les Juifs sortissent de Rome), il s'adressa à eux ; et comme il était de même métier il demeura avec eux. Or il est important de constater que Aquilas et Priscille étaient précisément chrétiens. (Voir Aux Rom., XVI, 3 ; I aux Corinth., XVI, 19 ; II à Timothée, IV, 19 ; Actes des Apôtres, XVIII, 2, 18, 26). Et qu'ils fussent chrétiens même avant de rencontrer Paul, on peut le déduire avec quelque probabilité du fait que c'est justement dans leur maison que Paul alla habiter à Corinthe. Paul (aux Rom., XVI, 3) les appelle ses coopérateurs. Voir aussi De Rossi, Bull. arch. crist., 1867, p. 43 et suiv., et 1888-89 p. 128 et suiv. et Allard, Histoire des Persécutions, I, p. 23. Il est donc probable que Claude ait chassé de la ville les Juifs chrétiens et non tous les Juifs ; d'autant plus que Dion Cassius (LX, 6) dit que Claude, jugeant dangereux de chasser les Juifs de la ville, à cause de leur nombre, se borna à en interdire les réunions. — Du reste, l'expulsion ordonnée par Claude ne devait pas regarder les Juifs proprement dits comme le prouve indirectement le fait que Joseph Flavius, généralement si bien informé de tout ce qui concerne ses compatriotes, ne mentionne que des actes de faveur de Claude envers les Juifs (Ant. Jud., XIX, 5, 2 ; XX, 1, 1).

[18] Par ces paroles, Paul faisait allusion non pas aux païens, mais aux chrétiens indignes du Christ, comme on peut le déduire par ce qu'il dit dans son épître aux Romains (16, 17-18) : Je vous exhorte, mes frères, de prendre garde à ceux qui causent des divisions et des scandales contre la doctrine que vous avez apprise, e1 de vous éloigner d'eux. Car ces sortes de gens ne servent point notre Seigneur Jésus-Christ, mais leur propre ventre ; et par de douces paroles et des flatteries, ils séduisent les cœurs des simples.

[19] Quelques auteurs ont dit que tous ces passages se rapportent à des schismes et à des divisions intérieurs de l'Église naissante, pour des questions de dogme et de hiérarchie. A vrai dire, je ne comprends pas quel rapport le dogme et la hiérarchie puissent avoir avec le ventre, dont parle Paul, avec la pensée et l'affection pour les choses de la terre. — Si au contraire l'on veut parler de schismes et de divisions concernant vraiment l'attachement aux biens de la terre, c'est-à-dire si l'on veut supposer que le nom de chrétien ait été pris par des hommes avides et envieux des biens d'autrui, nous sommes alors pleinement d'accord.

[20] Plus d'une, ai-je dit. Les paroles de Tacite sont : Auctor nominis ejus Christus, Tiberio imperitante, per procuratorern Pontium Pilatum supplicio adfectus fuerat ; repressaque in præsens ixitiabilis superstitio rursum erumpebat. Si Tacite avait voulu dire que la répression fut une seule, il aurait dit eruperat, tandis que erumpebat est un imparfait itératif en corrélation avec in præsens. La signification est donc : chaque fois qu'elle était réprimée, elle éclatait de nouveau.

[21] Les mesures répressives prises à Rome contre certains cultes et cérémonies furent déterminées par des raisons de moralité et de tranquillité publique (Voir Aubé, Histoire des persécutions, I, p. 77 ; et De Marchi, Rendiconti Istituto Lombardo, juin 1900). Si le christianisme n'avait eu qu'un caractère religieux, il aurait été toléré, comme était toléré et même quelquefois favorisé le judaïsme (Joseph, Ant. jud., XVI, 6, 2), qui prétendait aussi à l'exclusive vérité de son Dieu unique et avait également contre lui le sentiment public.

[22] Plus tard les apologistes parlent souvent de semblables accusations. Aussi croyons-nous que c'est en vain que l'on a tenté d'interpréter ainsi ce passage d'être haïs par le genre humain. Comment donc la haine d'autrui pourrait-elle être un grief contre quelqu'un ? Au surplus, pouvait-on affirmer sérieusement que tout le genre humain s'accordait pour haïr cette Église secrète et inconnue ? En tous cas, même si on traduisait la phrase de cette façon, on y gagnerait bien peu.

[23] Voir sur toute la chronologie de Paul, Harnack A. Die Chronologie der altchristlichen Litteratur, I, 231-243.

[24] Néron, pour les chrétiens, était vraiment l'Antéchrist, la bête noire (τό θηρίον, comme l'appelle l'Apocalypse), l'homme du péché, le fils de la perdition, dont parle l'épître II de Paul aux Thessaloniciens (2, 3). Son règne était donc l'annonce du règne imminent de Dieu (Voir la susdite épître de Paul, chap. II.) Voir aussi RENAN, S. Paul, p. 252 et suiv. L'objection que les chrétiens ne pouvaient avoir de haine contre Néron avant les persécutions tombe donc d'elle-même. L'épître II aux Thessaloniciens est de beaucoup antérieure à l'année 64 et il est clair que les haines chrétiennes s'adressaient à l'empereur non pas en tant que personne, mais en sa qualité d'empereur et de représentant de l'ordre constitué, à la tête duquel se trouvait Rome. Il serait vain de rechercher si les écritures citées par nous étaient déjà connues à Rome à l'époque de Néron. Qu'elles fussent connues ou non, il est certain que leur contenu devait former le sujet des prédications orales faites aux premiers chrétiens de Rome.

[25] Non pas à titre de preuve, mais comme élément de fait pouvant avoir quelque rapport avec notre argument, je crois opportun de mentionner une curieuse découverte faite en 1862 à Pompéi. Sur une muraille, on découvrit quelques lettres tracées au charbon. Kiessling (Bull. Ist. torr. arch., 1862, p. 92), qui fut le premier avec Minervini et Fiorelli à voir ce document, crut pouvoir lire : IGNI GAUDE CHRISTIANE. Les lettres s'effacèrent au contact de l'air. Deux ans plus tard, De Rossi ne vit plus rien et dut se contenter d'un fac-simile tracé par Minervini. Sur le fac-simile, il crut devoir lire : AUDI CHRISTIANOS ; et, avec d'autres fragments de lettres trouvées çà et là sur les murailles, il tenta toute une reconstruction, à dire vrai un peu romantique, contre laquelle Aubé a fait de justes observations (Histoire des perséc., I, p. 418).

[26] Dans l'interprétation de ce passage, la passion a trop souvent obscurci l'intelligence. Nous rapporterons tout le passage et nous examinerons les différentes expressions en nous servant en partie des preuves déjà apportées par H. Schiller dans les Commentationes in honore Th. Mommseni, p. 44 et suiv., bien que nous ne voulions pas arriver à ses conclusions exagérées.

Ergo, abolendo rumori, Nero subdidit reoset quæsitissimis pœnis affecit quos per flagitia invisos, vulgus christianos appellabat. Auctor nominis ejus Christus, etc. Igitur primum correpti qui fatebantur ; deinde indicio eorum multitudo ingens, haud perinde in crimine incendii quam odio humani generis convicti sunt.

Sur la signification de subdere reos, il faut voir ce que j'ai dit dans la Rivista di Filologia., Juil. 1901. Le vrai coupable est, pour Tacite, celui qui a ordonné le feu : Néron ; mais Néron fit, pour faire taire le bruit qui l'accusait d'avoir donné l'ordre, commencer tout de suite un procès contre ceux qui avaient exécuté l'ordre, à savoir, qui avaient allumé l'incendie.

Passons maintenant à cet autre membre de phrase : primum correpti qui fatebantur. Corripere dénote le commencement de la procédure pénale. (Voir Ann., II, 28 ; III, 49, 66 ; IV, 49, 66 ; VI, 40 ; XII, 42.) Si la procédure pénale fut commencée, elle dut l'être pour le crime dont il s'agissait, le crimen incendii ; elle ne put pas l'être pour une cause de religion, qui du reste aurait dû se traiter devant le Sénat (Tacite, Ann., II, 85 ; Suét., Tib., 36 ; Dion Cassius, LX, 6 ; Suét., Claude, 25). Néron était un scélérat, mais non pas un sot ; et c'eût été une sottise que d'accuser du crime d'incendie et de faire un procès de religion. Prétendre que Néron ait agi ainsi, ce serait supposer sans preuves qu'il eût introduit un nouveau crime dans la législation pénale ; et cela précisément au lendemain de l'acquittement de Paul, qui avait pu pendant deux ans prêcher le Christ en toute franchise et sans prohibition (Actes des apôtres, 28, 31). On poursuivit donc tout d'abord pour incendie ceux qui avouaient. Et qu'avouaient-ils ? Lorsque fateri ou confiteri sont employés dans un sens absolu par rapport à un procès, ils signifient se déclarer coupable de ce dont on est accusé (Voir Ann., III, 67 ; XI, 1 ; XI, 35 ; Cic. Mil. 15 ; Lig., 10). On veut au contraire sous-entendre se Christianos esse. Mais en ce cas te verbe employé par Tacite aurait été profiteri (Voir Hist., III, 51 ; III, 54 ; IV, 10 ; IV, 40 ; Ann., I, 81 ; II, 10, 42). Et si l'on devait juger de l'incendie, il était absurde de demander l'aveu d'une autre faute, dont le jugement était de la compétence exclusive du Sénat. Une autre faute ? Mais peut-on sérieusement affirmer que les Romains d'alors considéraient comme une faute de professer une religion quelconque ? En tout autre cas, comme il s'agit d'une accusation déterminée, celle de l'incendie, il ne serait jamais venu à l'esprit de personne que l'aveu des accusés pût se rapporter à autre chose qu'à l'incendie. Une telle hypothèse eût paru une énormité, comme par exemple si quelqu'un, dans le passage de Cicéron, Mil., 15 nisi vidisset posse absolvi eum qui fateretur, voudrait entendre fateretur avec une autre signification que celle de s'être avoué coupable d'homicide. Mais la passion explique n'importe quelle aberration. — Vient ensuite indicio eorum. Indicium, c'est la dénonciation secrète ou la révélation faite par des accusés ou des coupables contre d'autres coupables (Ann., VI, 3 ; XI, 35 ; XIII, 21 ; XIV, 44 ; XV, 51, 54, 55, 73). Et comme, dans notre cas, l'accusation était d'incendie, indicium doit se rapporter à cette accusation. Dans la lettre de Pline, X, 96, l'accusation est au contraire d'être chrétiens ; et index signifie donc délateur des chrétiens. — On a objecté que les chrétiens ne pouvaient pas dénoncer leurs frères. Cela voudrait dire que les dénonciateurs n'étaient pas de vrais chrétiens, mais faisaient partie du pauvre peuple ignorant, rallié au parti des nouveautés par esprit de révolte ; mais cela ne pourrait pas nous induire à substituer une interprétation fausse à une interprétation vraie. Les chrétiens de la Bithynie, interrogés par Pline, ne pouvaient pas non plus maudire le Christ, désavouer leur foi et vénérer l'image de Trajan ; pourtant, omnes et imaginem tuam deorumque simulacra venerati sunt et Christo male dixerunt (Pline, Ep., X, 96, 6). — Examinons maintenant cette autre phrase : haud perinde in crimine incendii quam odio humani generis convicti sunt. Haud perinde quam (haud proinde quam), non perinde quam signifient : non pas autant... que. (Voir Ann., V, 46 ; XV, 37 ; XV, 42). La seconde chose est affirmée dans des proportions plus grandes que la première, mais toutes deux sont affirmées. Dans notre cas, la preuve de la participation à l'incendie fut faite pour quelques-uns seulement, tous furent convaincus coupables (convicti sunt) de la haine du genre humain. Convaincus coupables, par qui ? m'a-t-on dit. Par les ministres de Néron. Ce n'est pas là la signification de convicti sunt, qui ne dénote pas la déclaration de culpabilité faite par un juge, mais la preuve irréfutable et qui ne peut être contredite même pas par l'accusé lui-même. Quelqu'un, au lieu de convicti a suggéré coniuncti, comme on trouve dans quelque code. Coniuncti a été mis par le copiste à cause de in crimine, qui ne semblait pas convenir à la construction de convicti. En tous cas, cela ne pourrait signifier autre chose que ils furent unis non pas autant dans l'accusation d'incendie que..., ce qui reviendrait à ce que je dis moi-même. Je dois ajouter que les paroles de Tacite (ibid.) : miseratio oriebatur, tamquam non utilitate publica sed in sævitiam unius absumerentur, ne signifient pas que Tacite crût les chrétiens innocents et ne sont par conséquent pas en contradiction avec tout ce qui précède. Tacite ne dit pas : nam... absumebantur ; il dit : on avait pitié (dans le peuple), comme si (tamquam) les chrétiens étaient mis à mort non pour l'utilité publique, mais pour satisfaire la cruauté d'un seul. Cela se rapporte aux bruits qui couraient dans le peuple et qui accusaient Néron. Lorsque le peuple vit parmi les condamnés les esclaves de Néron et les soldats du prétoire, il ne put pas ne pas soupçonner qu'ils eussent agi par ordre de l'empereur. Tacite parle des chrétiens comme de coupables, ou convaincus ou ayant avoué ; mais, distinguant évidemment les exécuteurs matériels de celui qui pouvait avoir donné l'ordre, il rapporte, non sans quelque complaisance, les bruits populaires accusant Néron. Ainsi dans les Annales (XV, 67) il lui fait adresser par Subrius Flavius l'accusation d'incendiarius. Tout d'abord, il émet deux seules hypothèses : forte an dolo principis ; paroles auxquelles on a voulu faire signifier que Tacite lui-même excluait tout soupçon au sujet des chrétiens. Cela n'est pas exact. Tacite distingue les exécuteurs matériels de l'incendie de celui qui pouvait l'avoir ordonné. Au sujet des Chrétiens il n'a aucun doute, puisqu'il parle d'eux comme d'individus ayant avoué ou convaincus et, résumant toute sa pensée, comme sontes et novissimæ exempla meritos. Il émet l'hypothèse du hasard, parce qu'il la trouve, comme il dit, dans une de ces sources ; mais il expose tout son récit de manière à exclure le hasard. Cette source ne connaissait donc pas tous les détails racontés plus tard par Tacite et par les autres auteurs. Tacite trouve dans une autre source (probablement les Histoires civiles de Pline l'Ancien, aujourd'hui perdues) que le soupçon tomba sur Néron et il répète l'accusation en termes dubitatifs. D'ailleurs ce soupçon tirait son origine du fait que les exécuteurs matériels furent vraiment les esclaves de Néron (voir Suétone) ; mais parmi les esclaves il y avait de nombreux chrétiens. — De même Tacite déclare, par exemple, qu'on ne peut pas inculper Tibère de la mort de Drusus et cependant il jette sur lui quelque ombre de soupçon. Il ne veut pas dire si Agricola est mort empoisonné par l'œuvre de Domitien et de temps en temps il l'insinue. Dans son Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 2e édit., Paris, 1892, Allard passe rapidement en revue les hypothèses auxquelles a donné lieu ce passage de Tacite (note à la page 44).

[27] Il répugne à l'esprit de penser que la malignité des factions de l'Église naissante, dont Paul, nous l'avons vu, se plaignait, les eût poussés à des accusations réciproques. Cependant, Clément Rom. (ad Cor., I, 3, 5, 6) dit que les malheurs des chrétiens furent l'effet de la jalousie (διά Ζήλον). Arnold aussi croit que les dénonciations contre les chrétiens aient été faites par des chrétiens dissidents (Voir Die neronische Christenverfolgung, Leipzig, 1888, p. 69 et 114).

[28] Dans les paroles de Tertullien résonne un cri de vengeance, suivi aussitôt d'un conseil de modération et non pas de pardon. On attend encore la vengeance, le châtiment et on les attend du feu divin.