SIÈGE DE JOTAPATA

 

ÉPISODE DE LA RÉVOLTE DES JUIFS (66-70 DE NOTRE ÈRE)

PAR AUGUSTE PARENT.

PARIS - LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER ET Cie. - 1866

 

INTRODUCTION.

L'histoire de la terre sainte n'est pas seulement remarquable par les grands événements qui ont accompagné la fondation de la religion du Christ, et l'émotion que l'on éprouve en visitant les lieux mémorables, berceau de la foi nouvelle, n'est pas exclusive du souvenir sympathique qu'inspire la nation juive, dont chaque localité, chaque pierre, interrogées avec soin, racontent, et la grandeur et la fin si digne.

Sans doute tout voyageur en Judée subit une sensation profonde en parcourant les lieux où le Christ a vécu, les lieux surtout où, réformateur pacifique, il a prêché, avec cette douceur dont l'air semble encore imprégné, cette doctrine fraternelle qui a pour uniques bases la charité et l'amour.

Mais à côté de.ces souvenirs touchants se placent d'autres souvenirs qu'on ne pourrait refouler sans injustice : dans cette même contrée, un grand peuple a vécu. pendant des siècles, de sa vie propre, de sa vie de nation indépendante et libre, et ce peuple, après des vicissitudes sans nombre et des luttes gigantesques, y a perdu sa nationalité !

Si, à juste titre, on s'incline avec respect devant les grands souvenirs qui marquent le passage du Christ sur cette terre privilégiée qui a reçu la première semence du dogme chrétien, pourrait-on, d'autre part, ne point s'attacher à l'empreinte, vénérable aussi, qu'y ont laissée les derniers épisodes de l'autonomie d'une nation qui, comme la malheureuse nation polonaise de nos jours, n'a été détruite et vaincue que par des forces matérielles supérieures, contre lesquelles n'ont pu prévaloir ni le courage le plus téméraire, ni l'héroïsme poussé à ses dernières limites ?

Je publierai bientôt mon Voyage en Orient, en Terre-Sainte et autour de la mer Morte, et j'aurai l'occasion d'y redire toutes les observations faites, toutes les sensations éprouvées sur cette terre si fertile en émotions diverses.

Je détache aujourd'hui de mes notes d'exploration un incident, une étude spéciale, sortant quelque peu du cadre général que je me suis tracé. Elle forme une page distincte que j'ai tenu à livrer d'avance au public, comme un premier hommage à celui qui m'a fourni l'occasion de la tracer ; voici en quelles circonstances :

Avant d'entreprendre mon voyage, j'avais eu de nombreuses, de longues conférences avec le savant qui, à bon droit, est reconnu aujourd'hui comme la grande illustration parmi les voyageurs en terre sainte, avec M. de Saulcy, de la bienveillante amitié duquel je me sens heureux et honoré : parmi les localités à rechercher et à explorer, sur lesquelles il appela mon attention toute particulière, se trouvait le tell Djefat ou Djephtah, emplacement probable, selon lui, de Jotapata, ville célèbre dans la guerre des Juifs contre les Romains.

Je n'eus garde de perdre de vue ses pressantes et sympathiques recommandations, et je fus assez heureux pour réussir dans les tentatives que je fis afin de m'y conformer.

Voici la lettre que je pus adresser de Nazareth à M. de Saulcy :

Nazareth, 9 novembre 1864.

Mon cher ami,

Je quitte Nazareth demain matin, et je ne veux pas continuer ma route avant de vous remercier des bonnes nouvelles que votre dernière lettre m'a apportées, et sans avoir rempli la promesse que je vous avais faite avant mon départ.

Je me suis donc, dès mon arrivée ici, préoccupé de la question si souvent débattue entre nous, et je me suis efforcé de recueillir des données certaines sur le tell Djefat. Mes premières recherches n'ont guère été heureuses et le nom du tell paraissait même inconnu dans ces parages. Je commençais à désespérer, lorsque, dans une réunion de quelques cheikhs chez notre ami Mohammed-es-Safedy, j'entendis, dans un débat soulevé par mes demandes, prononcer le nom de tell Djephtah. — J'interrompis immédiatement la conversation, et je me fis répéter ce nom. Vous comprendrez facilement quelle fut ma joie, le mot Djephtah ne vaut-il pas cent fois le Jéfat de Robinson pour l'identification de la vallée de Djephtah-el de Josué ? Je donnai aussitôt l'ordre de départ pour le lendemain, après m'être muni de toutes les indications qui devaient faciliter mes recherches.

Mon exploration a pleinement réussi, et je m'empresse de vous en tracer à larges traits les résultats les plus saillants.

Nous nous sommes donc dirigés sur Kheïfa, en ayant soin de ne pas suivre la route ordinaire. Nous avons rencontré d'abord les belles ruines de Taïbeh, dont je vous entretiendrai à mon retour. Après Schefa-Amer, nous nous sommes retrouvés en présence de la Méditerranée, toujours si belle ; nous avons visité Kheïfa, le mont Carmel et logé au couvent, où s'est exercée à notre égard l'hospitalité la plus aimable et la plus généreuse.

La seconde journée de marche nous a conduits d'assez tonne heure à Saint-Jean d'Acre ; puis nous avons traversé là plaine d'Akka et atteint le tell Kison, au pied duquel se trouve une belle fontaine où se désaltéraient en ce moment une grande quantité de chameaux venus du Haouran. Nous avons passé là une heure au milieu du mouvement le plus extraordinaire, de l'animation la plus vive et de cette vraie existence orientale où apparaissent un à un tous les incidents de la vie biblique.

Laissant sur notre gauche plusieurs villages d'une apparence assez chétive, nous atteignons enfin, après avoir traversé un ouad d'une certaine importance,, le village de Tamrah : ce village, couché sur le plateau d'une colline, a un aspect riant ; il est bien bâti et il y règne une certaine propreté que l'on n'a pas souvent occasion d'admirer dans ce pays.

Personne de ma suite ne connaissait la direction de Kaoukab, où nous devions trouver nos tentes, directement envoyées de Nazareth vers cet endroit. Nous nous acheminons donc vers la demeure du cheikh qu'Ahmed, le fils aîné de Mohammed, connaissait très-bien. Il nous montre beaucoup de bonne volonté, beaucoup d'empressement même, mais il ne peut nous donner qu'à grand'peine un guide qui consente à nous faire découvrir notre campement. La récolte du coton vient d'être faite et tous les habitants travaillent à l'épluchage, opération qui se fait sur les terrasses de leurs maisons ; du reste, ces hommes, quelque peu sauvages, ne sont guère serviables, et on, ne peut s'attendre de leur part à aucune courtoisie. C'est que peu de voyageurs européens parcourent la contrée que nous venons de visiter et qui est située en dehors des sentiers habituels et des itinéraires des excursionnistes.

Le jeune homme qui nous sert de guide est un vigoureux montagnard ; un peu retenu dès l'abord, il finit par s'apprivoiser et il en arrive à remplir sa tâche avec un. vrai plaisir ; j'achève de faire sa conquête en lui donnant un peu de tabac. Aussitôt il se met à chanter et à danser tout en continuant son chemin et à nous guider avec une intelligence très-remarquable :.

La route que nous suivons à travers les rochers est très-difficile ; nos montures ont une peine infinie à suivre les pas de cet enfant du désert, marcheur infatigable et qu'aucun obstacle n'arrête. Notre lassitude en atteignant le plateau est grande, mais que de compensations, et combien le tableau féerique qui se déroule sous nos yeux, nous rémunère des fatigues. supportées ! Le panorama est vraiment émouvant : la mer, les cimes innombrables de diverses chaînes de montagnes, quelques villages coquets parsemés dans l'immense plaine boisée ou cultivée, et cette nature, déjà si belle, encadrée par le ciel bleu, limpide et transparent de la Syrie, par ce ciel qu'on ne se lasse jamais d'admirer. Plus d'une fois déjà j'avais regretté que vous fussiez loin de moi, mais en ce moment surtout que de pensées nous eussions échangées, pensées dont le souvenir ne se perd jamais et resserre plus étroitement encore les liens de l'amitié !

Je continue : la route, en atteignant le haut de la montagne, tout en étant encore difficile, n'offre plus d'obstacles dangereux ; la marche devient plus commode et plus rapide ; au coucher du soleil nous gagnons Kaoukab.

Les habitants sont si sauvages que c'est à peine si nous pûmes obtenir d'abord l'eau nécessaire. Ils s'apprivoisèrent cependant peu à peu. J'appris, dans une conversation que j'eus avec eux dans la soirée, que les noms de Djephtah ou Djefat étaient indistinctement donnés au tell que je devais visiter le lendemain. Nous passâmes une nuit délicieuse, et au point du jour nous fûmes sur pied.

J'expédiai lestement le café. J 'allumai mon compagnon inséparable, le tchibouk, et me mis en route. Je ne tardai pas à remarquer des traces très-nombreuses et parfaitement reconnaissables d'une ancienne route ; j'en suivis avec attention les vestiges jusqu'au tell Djephtah même. Ne serait-ce pas la route tracée en quatre jours par les Romains ? Je le pense ; et tous ceux qui examineront les lieux seront, je crois, de mon avis.

Le tell Djephtah répond bien exactement à la description qu'en fait Josèphe ; c'est un monticule rocheux, entièrement isolé, entouré de toutes parts de hautes montagnes qui le cachent à la vue. Il faut bien réellement être tout près pour le voir.

Le côté nord est relié à la montagne par une sorte de tertre, couvert de ruines ; c'est par ce côté que nous le gravissons ; le sommet du roc est empiétement dénudé ; mais j'y remarque quelques citernes.

Les deux ouads de l'est et de l'ouest se. rejoignent pour courir au sud, vers la plaine nommée Merdj-el-Battouf.

Le flanc sud en regard de cette plaine est également couvert de ruines ; quelques traces de rues existent encore ; cependant, en réalité, ces pierres n'offrent aucun caractère spécial, nettement déterminé.

Que sont devenues ces murailles et ces tours, cette citadelle, qui ont su résister quarante-huit jours aux Romains ? Que sont devenus ces immenses amas de terres réunies, pour former les aggeres et les retranchements ?

Toute la montagne est sillonnée de grottes très-étendues, que je visitai successivement : les unes sont de gigantesques citernes à plusieurs galeries, avec des puits ; elles portent encore des traces de leur destination primitive ; les autres contiennent des escaliers, conduisant à diverses galeries qui se suivent et se prolongent assez loin dans le cœur de la montagne ; ce sont bien certainement celles qui ont servi de refuge aux Juifs après leur défaite ; elles sont d'une éloquence indiscutable pour l'identification de ce lieu mémorable.

De tous les côtés, on rencontre de grands amas de tessons de poteries.

Je continuai ensuite ma route par Kana-el-Djelil, tell Roumieh, Safourieh, et je regagnai Nazareth vers le soir.

Je dois me borner, mon cher sénateur, à cette description rapide. Plus tard, je compléterai ces détails, et vous raconterai mes impressions.

Ma santé est parfaite ; je me mets en route demain pour Jérusalem, d'où je vous écrirai de nouveau. Cet admirable climat me donne énergie et forces que j'emploierai, je vous jure, à l'accomplissement de mon but : le toua' complet de la mer Morte par voie de terre !

A bientôt donc. etc.. etc.

Auguste PARENT.

L'identification des lieux décrits dans cette lettre avec l'ancienne Jotapata est incontestable. Schultz et Robinson les ont, du reste, reconnus avant moi. Il m'a paru intéressant de remettre en lumière les faits qui ont illustré cet endroit, devenu célèbre par la résistance des Juifs à la marche de Vespasien, venu en. Palestine pour les punir de leur révolte contre les Romains.

La Judée avait été conquise depuis environ soixante ans ; mais elle n'avait jamais été possédée réellement par les Romains ; le joug pesait trop lourdement à la nation subjuguée, qui, à chaque instant, cherchait à s'en affranchir.

C'est que la politique romaine, pour imposer et établir sa suprématie, était venue frapper à coups redoublés le peuple juif dans ce qu'il avait de plus cher, de plus précieux, dans ses traditions séculaires, dans sa foi.

Plusieurs faits parvenus jusqu'à nous démontrent que les grandes causes des soulèvements incessants de la Judée résidaient principalement dans des différends religieux sur lesquels les Juifs n'ont jamais transigé, malgré la puissance de Rome, malgré les expiations sanglantes que leur opposition provoqua chaque fois ; il suffit de citer quelques-fins des principaux incidents :

La loi religieuse défendait de placer, soit dans le temple ; soit même dans la ville de Jérusalem, des figures d'homme ou d'animal.

Or Hérode, vers la fin de sa vie, fit placer un aigle d'or sur la principale entrée du temple ; il en résulta une émotion profonde ; quelques jeunes gens n'hésitèrent pas, en plein midi et en présence d'une grande multitude, à attacher de gros câbles à l'emblème de la gloire romaine, à l'arracher, et à le mettre en pièces à coups de hache. Ceux qui avaient accompli cet acte de courage furent traités de sacrilèges par les Romains ; deux furent brûlés vifs, les autres eurent la tête tranchée ; un soulèvement eut lieu à la suite de ces faits, et trois mille Juifs furent massacrés ; il en resta un profond ressentiment dans tous les cœurs.

Plus tard, Pilate, envoyé par Tibère comme gouverneur de la Judée, fit entrer de nuit dans Jérusalem des étendards ornés d'images de l'empereur : grand émoi parmi le peuple ; les habitants de la campagne vinrent se joindre à ceux de la ville, pour protester contre cette insulte à la foi de leurs pères ; ils se rendirent devant la maison de Pilate, afin de le conjurer de porter ailleurs ces étendards ; ils restèrent cinq jours et cinq nuits, en suppliants, devant sa demeure ; sur l'ordre du gouverneur, les Juifs furent enveloppés de tous côtés par les soldats, ils furent menacés de mort, mais présentèrent vaillamment leur gorge et leur poitrine aux épées des Romains, préférant le trépas à la profanation de leur ville ; le gouverneur céda cette fois, et les étendards furent enlevés ; mais l'inquiétude, la crainte de nouvelles attaques, affligèrent toute la cité.

Les Juifs possédaient à Jérusalem un trésor sacré : Pilate y puisa pour exécuter des travaux d'utilité publique ; un soulèvement en fut le résultat ; des Juifs en grand nombre furent tués à coups de bâton, d'autres furent écrasés ; la sédition s'apaisa, mais le grief survécut.

Une grande multitude de peuple s'étant rendue à Jérusalem pour célébrer la Pâque, des soldats romains furent rangés autour du temple pour empêcher tout désordre ; l'un d'entre eux fit devant tous un geste impudique, en accompagnant cette action de paroles outrageantes ; vainement les Juifs supplièrent Cumanus, alors gouverneur, de punir ce méfait ; une révolte eut lieu, les Juifs quittèrent le temple, se poussant, se bousculant les uns les autres ; plus de dix mille périrent dans ce mouvement ; on cessa les prières, on abandonna les sacrifices ; ce ne furent que gémissements et plaintes ; la fête se changea en catastrophe.

Sous Néron, le gouvernement de Jérusalem tomba entre les mains de Gessius Florus. Son administration fut fatale aux Juifs ; il foulait ostensiblement aux pieds les plus simples préceptes de la justice ; ses actes arbitraires semblaient prouver qu'au lieu d'être venu pour gouverner une province, il était envoyé comme un bourreau pour exécuter des criminels.

Cestius Gallus, alors gouverneur de la Syrie, vint à Jérusalem à l'époque de la Pâque ; tout le peuple le conjura d'avoir pitié de ses malheurs, et de remplacer Florus. Cestius resta sourd à ces plaintes ; il se contenta de promettre que Florus agirait à l'avenir avec plus de modération ; mais les exactions, les cruautés, loin de, diminuer, devinrent plus nombreuses et plus terribles.

L'irritation s'était emparée de tous les esprits ; d'implacables ressentiments germaient au fond de tous les cœurs ; chaque grief, chaque injustice, accumulaient la haine et la soif de la vengeance ; une étincelle encore, et la foudre devait éclater avec furie.

L'étincelle brilla à Rome même, car vers le même temps où se commirent en Judée tous ces excès, un différend religieux survenu entre les Grecs et les Juifs, ayant été porté devant l'empereur, fut résolu contre ces derniers ; le mécontentement alors ne connut plus de bornes. La révolte éclata ouverte, générale ; elle ne se fit pas seulement à Jérusalem et dans les environs de la sainte cité, elle gagna toute la Palestine ; la guerre commença au mois de mai dans la douzième année du règne de Néron.

Les Juifs parvinrent, pour un moment, à chasser les usurpateurs et à se soustraire aux douloureuses étreintes de l'aigle romaine ; la vengeance malheureusement ne devait pas se faire attendre.

Le siège de Jotapata forme le premier et un des plus terribles épisodes de l'œuvre de répression qu'entreprirent les Romains.

J'ai puisé les éléments de mon récit dans l'histoire de la guerre des Juifs, œuvre de Flavius Josèphe, témoin de tous les événements qu'il raconte.

Il était, en effet, mieux à même que personne pour écrire l'histoire de la résistance des Juifs dans Jotapata ; envoyé en Galilée par les chefs de Jérusalem pour organiser la défense de cette province, il s'enferma dans la place ; il en combina et en dirigea la défense ; il est donc un des principaux acteurs dans cette guerre, et, ainsi que je le ferai ressortir plus tard, son écrit est entouré de toutes les garanties désirables de véracité.

Aussi, en ce qui concerne les faits et tous les détails qui les accompagnent, je m'en suis strictement tenu au récit de l'auteur, sans modifier en quoi que "ce fût aucune des circonstances qui ont rendu si intéressant le siège mémorable de la ville dont il m'a été donné de reconnaître les restes. La forme seule m'appartient dans cette page d'histoire ; en semblable matière, toute addition, comme toute modification au fond du récit, serait une sorte de sacrilège, dont ne se rendent pas coupables ceux qui ont le culte des vieilles traditions.

 

SIÈGE DE JOTAPATA.

La révolte des Juifs et le succès de leurs armes contre Cestius, gouverneur de Syrie, furent considérés à Rome comme des événements de la plus haute gravité. L'empereur Néron ne put les apprendre sans un vif ressentiment.

L'exemple donné par la Judée pouvait avoir des conséquences funestes pour la grandeur de l'empire. N'était-il pas à craindre que les autres nations de l'Orient, encouragées par le triomphe de la révolte, ne fussent tentées à leur tour de secouer le joug des Romains ?

La dignité de l'empire porta Néron à attribuer l'échec de ses légions bien plus à l'incapacité du gouverneur chargé de les commander, qu'à la valeur de ses ennemis ; aussi fit-il choix, pour châtier les révoltés, de Vespasien, général d'une expérience et d'un courage éprouvés, dans lequel l'empereur avait une entière confiance ; il venait de se couvrir d'une gloire nouvelle par la manière remarquable dont il avait conduit la guerre contre la Bretagne[1], et paraissait le plus capable de remplir le but auquel devait servir l'expédition contre les Juifs.

Vespasien, investi du commandement suprême, prit avec intelligence et promptitude toutes les mesures nécessaires pour l'organisation de son armée ; il envoya son fils Titus à Alexandrie, afin d'y rallier la cinquième et la dixième légion, et lui-même, après avoir traversé l'Hellespont, se rendit par terre en Syrie. Il rassembla les troupes romaines et les troupes auxiliaires des rois voisins. Profitant avec adresse de toutes les alliances basées sur la crainte ou sur la sympathie, il s'adjoignit à Antioche le roi Agrippa et son armée ; de là il se rendit à Ptolémaïs, où les habitants de Sepphoris vinrent en toute hâte protester de leur dévouement à la cause romaine ; ils lui demandèrent une garnison de cavalerie et d'infanterie assez importante pour leur permettre de résister à leurs compatriotes, dans le cas où ceux-ci viendraient les attaquer.

Vespasien profita avec empressement de ces dispositions favorables ; il fit occuper Sepphoris, une des places les plus fortes de la Galilée, par mille cavaliers et six mille fantassins, sous le commandement de Placidus, qui reçut l'ordre de tenir la campagne et de harceler sans cesse, sans leur laisser ni repos ni trêve, les habitants de toutes les localités voisines.

Pendant que s'exécutaient ces dispositions, Titus vint rejoindre son père à Ptolémaïs ; grâce aux légions qu'il amena et au secours des rois Antiochus, Agrippa, Sohème et de l'Arabe Malchus, l'armée romaine se composait de soixante mille hommes, non compris les valets, qui, habitués à la guerre et à ses fatigues, pouvaient au besoin servir de soldats.

Quelle était en ce moment la situation des Juifs ? de quels moyens disposaient-ils pour résister à des forces aussi considérables ?

La victoire qu'ils avaient remportée sur Cestius leur avait donné beaucoup de confiance. Résolus désormais à ne plus plier sous le joug des Romains, ils organisèrent la défense de tout le pays ; ils instituèrent des gouverneurs militaires et les investirent des pouvoirs les plus étendus.

Le gouvernement de la haute et de la basse Galilée, auquel on adjoignit Gamala, la plus forte place de la contrée, échut à Josèphe.

La position des Romains lui fit prévoir qu'il serait attaqué tout d'abord, et que les troupes réunies sous ses ordres auraient à supporter le premier choc de l'envahisseur ; il se hâta donc de prendre toutes les dispositions capables de pourvoir à la sûreté du territoire soumis à son commandement.

Il fit fortifier les principales villes, et entre autres Jotapata.

Il enrôla cent mille Galiléens des plus jeunes et des plus robustes, leur fit donner une instruction militaire sommaire, les divisa en compagnies avec des officiers et des sous-officiers.

Cette organisation, calquée sur celle adoptée pour la formation des légions romaines, devait, dans sa pensée, assurer les résultats les plus avantageux : le chef juif s'était convaincu que la discipline des légions était des plus sévères, que les chefs exerçaient un grand prestige sur elles ; il prescrivit, à son tour, à ses cohortes une obéissance aveugle et absolue.

Malheureusement ces mesures si sages, si prudentes et si nécessaires, ne reçurent qu'un médiocre accueil ; au lieu de se soumettre patriotiquement à toutes les exigences d'une situation en quelque sorte désespérée, les Juifs se sentirent rongés par les jalousies les plus mesquines et tous les moyens furent mis en œuvre pour perdre le premier organisateur de leurs forces.

Un certain Jean de Giscala surtout, que l'historien, dans son dépit, et à cause peut-être des entraves qu'il apporta à l'accomplissement de son mandat important, traite de chef de voleurs, manœuvra avec une habileté si perfide qu'il parvint à circonvenir, à gagner les principaux gouverneurs placés sous les ordres de Josèphe ; il les ameuta contre leur chef, qui courut pendant un instant les plus grands dangers, et qui, sur les instigations (le son adversaire, fut accusé de trahison à Jérusalem : spectacle désolant, au moment où toutes les forces réunies du peuple juif ne suffisaient peut-être point pour se mesurer dignement avec le colosse, dont les aigles triomphantes avaient déjà assujetti tant de nationalités.

Josèphe, au lieu de pouvoir se vouer sans préoccupation à sa grande et noble tâche, dut déployer son zèle, son énergie dans des luttes personnelles ; il eut à se défendre contre ceux qu'il avait mission de protéger ; il ne se maintint dans son gouvernement que par beaucoup d'habileté, par de nombreux stratagèmes, voire même par des mesures violentes.

Les deux armées se trouvèrent ainsi bientôt en présence dans des conditions toutes différentes ; l'une disciplinée, aguerrie, unie dans un but commun et constant : la conquête, confiante dans le savoir de son chef qu'elle vénère et aux ordres duquel elle se soumet avec enthousiasme ; elle est fortifiée par sa réputation d'être invincible. L'autre, au contraire, composée d'hommes rassemblés en hâte, sans discipline, pour ainsi dire dépourvus d'armes, tous originaires de localités habituées depuis longtemps à se jalouser, est conduite par des chefs en butte aux intrigues incessantes de l'envie, divisés entre eux, n'inspirant ni confiance, ni prestige.

D'un côté se range l'armée d'un grand peuple, vainqueur du monde ; de l'autre, des révoltés affaiblis déjà par des divisions intestines.

La lutte ne s'engage donc pas dans des conditions égales ; mais le danger commun fera disparaître ces causes d'infériorité, et la vaillante bravoure, la froide énergie, le mépris sublime de la mort dont les Juifs feront preuve pour défendre la patrie envahie, rachèteront noblement ces premières mais déplorables fautes.

De part et d'autre on fut bientôt prêt au combat. Vespasien n'avait cessé de présider de Ptolémaïs, sa résidence, à l'organisation complète de son armée ; Placidus parcourait continuellement la campagne, portant partout la désolation et la mort. Les Juifs se renfermèrent en partie dans les villes fortifiées par les soins de Josèphe ; Jotapata en reçut un grand nombre et se prépara à une défense héroïque.

Placidus se décida à l'attaquer ; il crut pouvoir s'en emparer facilement à la suite d'une simple démonstration ; il se promettait de se couvrir de gloire par ce fait d'armes, aux yeux de ses chefs, qui pourraient en tirer un grand profit pour le reste de la campagne.

En réalité, ce projet exécuté avec vigueur et la tentative de Placidus couronnée de succès eussent produit un résultat incalculable ; peut-être même la fin de la guerre en eût-elle été la conséquence ; en effet, une fois la forteresse réputée la plus solide de la Galilée, tombée entre les mains de l'ennemi à l'origine de la guerre, et par un de ces coups de foudre, comme en savaient frapper les Romains, les autres villes n'eussent i3u continuer une lutte au-dessus de leurs moyens, et dès lors irrévocablement stérile.

Les espérances et les calculs du lieutenant de Vespasien ne devaient pas se réaliser ; à peine les habitants de Jotapata furent-ils informés de ces projets, à peine l'aigle romaine avança-t-elle vers leur cité qu'ils firent une sortie ; pleins d'ardeur, ils marchèrent à la rencontre de l'armée ennemie et lui opposèrent une résistance opiniâtre ; ils combattaient pour la patrie, pour le salut de leurs femmes, de leurs enfants ; la nécessité de sauver tout ce qui leur était cher leur fit accomplir des prodiges de valeur, ils repoussèrent les Romains, en blessèrent plusieurs, mais ne parvinrent à en tuer que sept.

Ce nombre restreint des morts et des blessés s'explique par une double circonstance : les Romains, malgré l'attaque impétueuse des Juifs, s'étaient retirés en bon ordre ; ils n'étaient du reste vulnérables qu'à la tête, par suite de leur équipement ; d'autre part, les Juifs armés en troupes légères n'avaient pu lancer leurs traits que de loin, et sans oser en venir aux mains avec des soldats pesamment armés. Les Juifs eurent trois morts et quelques blessés dans ce premier engagement.

La démonstration contre Jotapata était donc avortée, et les habitants de cette ville, plus confiants, se préparèrent à d'autres luttes.

Pendant que son lieutenant préludait ainsi assez malheureusement à la grande guerre qui devenait imminente, Vespasien s'avançait à la tête de toute l'armée, et vint camper sur la frontière de la Galilée ; ce mouvement offensif d'une armée aussi formidable jeta l'effroi parmi les Juifs, ils fuirent épouvantés, abandonnant Josèphe, campé à Garis, à la tête de ses bataillons recrutés à la hâte ; il en fut réduit à rentrer presque seul à Tibérias. Tristes résultats que retira Josèphe de toutes ses peines pour l'organisation d'un corps de troupes capables de résister aux Romains, mais qui prouvent qu'une armée régulière, en état de tenir la campagne, ne s'improvise pas ; les Juifs, vaillants jusqu'à l'héroïsme, lorsqu'il s'agissait de se défendre derrière leurs remparts, ne pouvaient pas, inexpérimentés, entrer en lice dans des combats pour lesquels la bonne organisation était toute la force.

La première ville que le conquérant voulut soumettre était Gadara ; il y entra presque sans coup férir ; elle avait été évacuée par la plupart des hommes en état de porter les armes ; les vainqueurs massacrèrent sans pitié tous ceux qui avaient l'âge de puberté ; ils incendièrent non-seulement Gadara, mais toutes les localités d'alentour.

Jotapata attira ensuite l'attention du général romain ; il savait que cette ville était devenue le refuge d'un grand nombre d'ennemis, et qu'elle passait pour la plus forte place de guerre de la Galilée ; d'ailleurs ses habitants ne venaient-ils pas de se porter vis-à-vis des légions romaines, forcées à reculer, à un de ces actes que Rome ne pardonnait jamais ? Vespasien annonça donc sa résolution de s'en rendre maitre et de la raser.

Seulement les approches de Jotapata étaient difficiles, les chemins impraticables ; la marche d'une armée régulière y était impossible. De semblables obstacles n'arrêtaient pas les Romains : Vespasien envoya des fantassins et des cavaliers, avec la mission d'aplanir la route rocheuse dans la montagne et d'enlever toutes les entraves qui embarrassaient l'accès de la forteresse. Ce. travail s'exécuta, et en quatre jours la route devint accessible à toute l'armée.

Une pensée vient ici naturellement à l'esprit : comment les Juifs, dont tout l'espoir consistait précisément dans la difficulté des abords de Jotapata, ont-ils laissé exécuter paisiblement ce travail ? comment ont-ils assisté impassibles et inactifs à l'ouverture d'une route praticable pour l'armée qui venait les assiéger et les détruire ?

Josèphe s'est chargé de répondre à l'objection, en nous laissant le précieux document qui traite de l'ordre d'une armée romaine s'avançant en pays ennemi.

Vespasien, dit-il, décidé à envahir la Galilée, quitta Ptolémaïs, et ordonna à ses légions de se porter en avant d'après l'habitude des Romains ; il plaça en tête les archers et les troupes auxiliaires, légèrement armées, afin de pouvoir arrêter au besoin les attaques imprévues de l'ennemi, et de fouiller les bois suspects et propres aux embuscades. Une partie de la cavalerie et de l'infanterie pesamment armée suivait. Dans cette dernière, on avait choisi dix hommes par centurie, qui devaient porter, outre leurs armes, tout ce qui était nécessaire à l'établissement d'un camp ; après eux se rangeaient les pionniers, ayant pour tache de redresser et d'aplanir les chemins, de couper les bois qui obstruaient le chemin, afin de ne pas fatiguer l'armée dans des routes difficiles ; venaient ensuite les bagages de Vespasien et de ses officiers, sous une bonne escorte de cavalerie ; il marchait lui-même aussitôt après, entouré de troupes choisies dans l'infanterie, là cavalerie, les hastaires, etc., le reste de l'armée venait ensuite.

Les pionniers, obligés de faire disparaître les obstacles qui eussent empêché le déploiement du gros des troupes, étaient donc protégés par une avant-garde solidement organisée, capable de résister à une attaque, et ayant à sa disposition des troupes de toutes armes.

Le lendemain même du jour où la route romaine fut achevée, c'est-à-dire le vingtième jour du mois d'Artémisius, Josèphe quitta aussitôt Tibérias ; il informa le gouvernement établi à Jérusalem de la situation exacte, en le mettant au courant des événements qui venaient de s'accomplir, et il lui demanda des secours. Il fit son entrée à Jotapata, et releva le courage déjà affaibli de la garnison.

Un transfuge vint alors donner avis à Vespasien de l'entrée du chef juif dans la ville, en lui conseillant de l'attaquer sans retard.

Cette nouvelle avait de quoi charmer le général romain : s'emparer de Josèphe en même temps que de la place, n'était-ce pas se rendre maître de toute la Galilée ?

Aussi Vespasien éprouva-t-il une joie sans bornes, et, supposant que les dieux se chargeaient eux-mêmes de lui livrer le plus habile de ses ennemis, il se hâta de dépêcher Placidus avec mille cavaliers, ainsi que le décurion Ebutius, aussi brave qu'expérimenté, avec l'ordre d'entourer la ville et d'empêcher Josèphe de l'évacuer.

Il les suivit le lendemain avec toutes ses troupes, et après une marelle qui se prolongea fort avant dans la soirée, il arriva devant Jotapata[2]. Il conduisit son armée vers le nord de la ville, campa sur une hauteur éloignée de sept stades (environ 1.295 mètres) des murailles, dans le dessein de frapper ses ennemis de terreur, rien qu'en se montrant ainsi à l'improviste en masses innombrables.

Cette prévision du général romain se réalisa exactement ; la crainte s'empara si vivement des Juifs que personne n'osa plus sortir de l'enceinte. De leur côté, les Romains, fatigués de leur longue route, s'abstinrent ce jour-là de toute attaque, se bornant à prendre des précautions contre une surprise ; à cet effet, ils entourèrent la forteresse d'un double cordon de troupes ; renforcées par un corps de cavalerie, et fermèrent ainsi toute issue aux Juifs.

Les malheureux assiégés commencèrent à désespérer, mais comme rien ne rend l'homme plus terrible au combat que l'impossibilité de l'éviter, les Juifs, entourés de toutes parts, serrés de près, et menacés d'être massacrés sans miséricorde, s'inspirèrent de leur désespoir même, reprirent courage, et se préparèrent à la lutte.

D'après le récit qu'a laissé Josèphe de ce siège mémorable, il est évident que les Romains ne comptaient pas sur une longue résistance ; nous savons du reste qu'ils méprisaient les Juifs et se considéraient, à juste titre, comme infiniment supérieurs dans l'art militaire ; aussi ne prirent-ils aucune des précautions commandées par les circonstances.

Le lendemain de son arrivée devant la ville, Vespasien ordonna l'assaut ; d'un côté s'avancèrent tous les gens de trait, lançant force projectiles : de l'autre, le général lui-même et ses fantassins gravirent un monticule par lequel l'escalade de la muraille semblait plus facile ; mais les Juifs en masse firent une sortie, refoulèrent, culbutèrent les Romains, et se distinguèrent par de nombreuses actions d'éclat.

Les pertes, dit Josèphe, furent les mêmes de part et d'autre, car si le désespoir animait les Juifs, l'amour-propre excitait les Romains ; l'adresse et le courage soutenaient, les uns, l'audace et la fureur exaltaient les autres. La lutte dura toute la journée, et la nuit seule put séparer les combattants ; les Romains eurent un grand nombre de blessés et treize morts, tandis que les Juifs comptèrent dix-sept morts et six cents blessés.

On ne saurait méconnaître que l'attaque fut téméraire ; évidemment Vespasien avait trop compté sur la terreur qu'inspirait généralement le seul aspect d'une armée romaine. On a peine à concevoir comment un général dont la renommée justement acquise s'étendait dans tout l'empire, comment un général aussi circonspect, aussi expérimenté, put se décider à livrer un assaut, sans employer aucun des formidables engins d'attaque dont il disposait, contre une place aussi solidement établie que Jotapata.

Mais les Romains, habitués à vaincre partout où ils portaient leurs étendards, procédèrent en cette circonstance comme en tant d'autres, avec cet entrain énergique et cette fougue irrésistible qui ne connaissaient' aucun obstacle, et ne redoutaient aucun danger.

Les légions, véritables ouragans accoutumés à balayer tout sur leur passage, ne pouvaient se faire aux lenteurs d'un siège en règle ; ensuite Vespasien lui-même, toujours victorieux, sûr du succès, pouvait-il s'attendre à un échec en face des Juifs peu faits à la guerre, et tremblant d'avance devant lui ?

Dans de semblables circonstances, on ne prend plus vis-à-vis d'un ennemi méprisé les précautions toujours indispensables, et sans lesquelles les troupes les plus valeureuses conduites par les chefs les plus habiles, peuvent subir des échecs sanglants, qui ternissent parfois les renommées militaires les mieux établies[3].

Quoi qu'il en soit, Vespasien, irrité de la résistance contre laquelle il s'était heurté, ordonna une seconde attaque pour le lendemain.

Les Juifs de leur côté, encouragés par l'issue favorable d'un premier combat, firent une nouvelle sortie et se précipitèrent résolument sur leurs ennemis. Josèphe constate qu'ils se signalèrent par des actions bien plus éclatantes encore que celles de la veille.

Ils reconnurent cependant que les Romains se montraient plus ardents à la lutte, l'amour-propre chez eux étant devenu de la colère ; car ils se considéraient comme vaincus s'ils n'étaient immédiatement vainqueurs.

Pendant cinq jours encore les Romains donnèrent de continuels assauts ; de leur côté les Juifs ne cessèrent d'effectuer leurs sorties, et ils résistèrent en outre, du haut de leurs murailles, à toutes les tentatives des assaillants.

Ainsi, pendant sept jours consécutifs, Vespasien s'obstina à ne pas vouloir commencer un siège ; il perdit beaucoup d'hommes, tout en tuant, il est vrai, un grand nombre d'ennemis ; mais le siège n'avançait pas, les murs restaient toujours infranchissables ; chaque échec des assiégeants relevait le moral des Juifs, habitués maintenant au combat ; stimulés par le succès de leur résistance, ils ne craignaient plus la forcé de leurs adversaires, et se défendaient plus vigoureusement, à mesure qu'ils constataient le succès de leurs sorties ; dans leur exagération orientale, ils en arrivèrent bien vite, non pas seulement à ne plus se laisser effrayer au seul aspect des légions, mais à se croire les égaux des Romains et à considérer leur ville comme inexpugnable.

Elle était du reste admirablement établie pour la défense ; Josèphe en donne la description suivante : Jotapata, dit-il, est située sur un roc presque à pic et entourée de toutes parts de vallées si profondes, que le regard n'en peut atteindre le fond ; elle n'est accessible que par le nord, direction dans laquelle la ville s'étend sur le flanc de la montagne. Josèphe entoura cette partie de la place dune muraille, lorsqu'il la fortifia, afin que le sommet qui la dominait ne pût être occupé par l'ennemi. Elle était entourée de montagnes de toutes parts, et on ne pouvait l'apercevoir avant d'y être parvenu.

Cette description concorde bien avec celle que je fais du tell Djephtah dans la lettre que j'adressais de Nazareth à M. de Saulcy, lettre reproduite plus haut ; le tertre qui se trouve au nord est couvert de ruines et répond à la partie que Josèphe couvrit d'une enceinte ; le reste de la ville faisant face au Merdj-el-Battouf devait être dominé par la citadelle, tandis que le sommet même du tell, sur lequel j'ai constaté la présence de citernes, est un plateau de roc ; il n'y a là aucune apparence ni de constructions, ni de ruines, et ce doit être ce sommet que Josèphe craignait de voir occuper par l'assiégeant. Quant à ces vallées profondes que le regard ne pouvait pénétrer, il y a là évidemment une grande exagération dont Robinson et Schultz ont déjà fait justice.

Il résulte de tout ce qui précède que la place était naturellement assez forte pour résister à une surprise, et même pour soutenir un long siège.

Aussi Vespasien ne tarda-t-il pas à reconnaître qu'il avait trop compté sur la fougue romaine, sans apprécier à leur juste valeur ni le courage des Juifs, résolus à se défendre jusqu'à la mort, ni la force naturelle de Jotapata.

Le général romain réunit ses officiers et tint un conseil de guerre ; il y fut résolu de pousser le siège plus vigoureusement et d'élever des aggeres, là où le mur paraissait plus facile à atteindre.

L'agger était une grande plate-forme en terre, pierres et troncs d'arbres, élevée jusqu'à la hauteur des murailles de la ville assiégée, et sur laquelle on 'plaçait les machines de guerre, parfois même des tours qui dominaient la ville. L'assiégeant se trouvait de cette façon au niveau de l'assiégé, et les traits qu'il lançait portaient par conséquent directement. On commençait d'ordinaire la construction de l'agger à une certaine portée des murs, mais insensiblement on cherchait à l'agrandir dans la direction de ceux-ci ; la distance qui séparait assiégeants et assiégés se raccourcissait sans cesse, jusqu'à ce qu'enfin l'agger, touchant pour ainsi dire aux murailles, rendît possible l'emploi de nouveaux, de plus redoutables moyens d'attaque.

L'agger était une des admirables inventions du génie militaire des Romains. La grande difficulté consistait dans sa construction sous l'action de l'ennemi ; les travailleurs, en effet, devaient se trouver en butte aux sorties et aux projectiles des assiégés, qui pouvaient faire parmi eux des ravages d'autan.. plus désastreux, qu'ils dominaient leurs adversaires du haut de leurs murailles.

Voici comment s'y prirent les Romains pour l'établissement de l'agger devant Jotapata :

Toute l'armée fut envoyée pour s'approvisionner de bois, et lorsque les montagnes voisines eurent été dépouillées de leurs arbres, et que le bois et les pierres eurent été accumulés en quantités suffisantes, une partie des troupes, se mettant à l'abri des coups dominants, au moyen de claies qu'ils étendaient sur le vallum, travaillèrent en sécurité à l'édification de l'agger ; elles n'avaient ainsi à souffrir que dans de très- faibles proportions des traits qui leur, étaient lancés de la muraille ; l'autre partie de l'armée exploitait sans cesse les collines voisines, apportant sans interruption de la terre aux travailleurs, et comme ils étaient répartis en trois ateliers, personne ne restait oisif.

Les Juifs n'assistèrent pas impassibles à la construction de ces ouvrages ; tantôt ils envoyaient aux Romains une pluie de traits ; tantôt, soulevant de grosses pierres, ils les jetaient sur les mantelets. Sans doute leur chute ne transperçait pas toujours les claies et ne les détruisait jamais complètement, mais ces masses, en roulant, incommodaient et inquiétaient les travailleurs.

Ces pierres provenaient évidemment du rocher même sur lequel Jotapata était assise, et il est probable que les Juifs les extrayaient des grottes qu'ils agrandissaient par la même occasion ; quelques-unes d'entre elles, que j'ai pu visiter en détail, sont très-étendues. composées de galeries successives, et ont dû servir d'habitation ou de retraite en prévision de l'entrée de l'ennemi dans la place.

Vespasien, voyant ses travailleurs harcelés sans relâche, répondit aux attaques des Juifs en faisant mettre en batterie les cent soixante machines de trait qu'il avait eu la précaution d'amener avec lui, et qui ne cessèrent de tirer sur les défenseurs des murailles. Ces machines étaient vraiment formidables. Les unes, les catapultes, projetaient de grandes lances en produisant un sifflement aigu ; les autres, les balistes, chassaient de grosses pierres du poids d'un talent (60 kilogrammes) ; et tandis que ces machines meurtrières inondaient les assiégés de leurs projectiles, des archers arabes, des frondeurs et des soldats armés de javelots jetaient sans interruption des flèches dont l'extrémité, entourée d'étoupes trempées dans la poix et allumées au moment du tir, portait partout les plus grands ravages ; ces redoutables engins,.non-seulement empêchèrent les Juifs de se maintenir aux murailles, mais pénétrèrent jusqu'à l'intérieur de la ville et mirent le feu en divers endroits.

Les assiégés, désespérés de n'être plus en mesure de combattre avec succès du haut de leurs murailles, irrités de ne pouvoir arrêter les travaux d'approche, eurent recours à des moyens de défense plus efficaces : ils se divisèrent par bandes, firent des sorties, se précipitèrent avec furie sur les assiégeants, arrachèrent leurs abris, massacrèrent tous les ennemis qu'ils parvinrent à atteindre, et quand ils réussirent à rester momentanément maîtres du terrain, ils détruisirent en hâte les aggeres et incendièrent les claies protectrices et les palissades du vallum.

Vespasien, d'abord étonné du succès extraordinaire de ces sorties, en rechercha la cause et découvrit la faute commise par les siens : des espaces avaient été laissés entre les. diverses parties de l'ouvrage d'attaque, espaces qui permettaient aux Juifs de les aborder.

Il y porta aussitôt remède en reliant entre eux tous les abris, tous les travaux d'approche, sans laisser le moindre intervalle libre ; il forma en outre des détachements chargés spécialement de surveiller et de repousser les sorties.

La lutte, on le voit, devient de jour en jour plus sérieuse ; le champ clos où se mesurent les vainqueurs du monde et un peuple inexpérimenté dans l'art de la guerre, mais combattant pour la défense de ses foyers, s'élargit sans cesse ; des deux côtés on se pénètre davantage de l'immense résultat qu'il s'agit d'atteindre, et l'ardeur grandit en même temps que s'accroît la conviction de l'importance du but. Le triomphe des Romains sera le signal de la chute irrévocable de la nationalité juive ; en effet, que pourront encore tenter les Juifs quand Jotapata l'inexpugnable, défendue comme elle l'est, sera tombée au pouvoir des Romains ? — Et l'issue contraire, l'avortement du siège ne serait-il pas la délivrance de la Galilée ? Que les habitants de Jotapata parviennent à repousser les légions romaines, et ils auront donné le temps à leurs concitoyens de s'organiser, d'entourer et d'écraser leurs ennemis. La situation dès lors changerait complètement ; d'autres soulèvements ne tarderaient pas à se produire parmi les divers peuples de l'Orient ; Rome se verrait assaillie par tous, et le prestige acquis par les premiers vainqueurs de cette lutte gigantesque leur assurerait à jamais la suprématie dans ces contrées.

Aussi toute la guerre se concentrait-t-elle pour le moment devant Jotapata : les deux chefs se pénétraient de plus en plus de la grave responsabilité qu'ils avaient assumée. A côté, au-dessus du combat entre les deux armées, se livrait un autre combat, celui des deux capitaines, qui tour à tour déployaient leur génie et inventaient les stratagèmes les mieux faits pour assurer leur supériorité ; ils s'étudiaient, se cherchaient, se devinaient, guettaient leurs faiblesses réciproques et s'efforçaient d'en profiter ; à peine avait-t-on d'une part préparé une attaque, que d'autre part la riposte s'exécutait avec vigueur et adresse ; c'était un grand duel d'intelligence et de force, dont l'enjeu était le sort de la Galilée et l'avenir de toute une nation.

L'agger est enfin terminé ; il atteint la hauteur des créneaux : les Romains viennent de faire ainsi un progrès immense et dont les conséquences peuvent être désastreuses pour la ville assiégée. Que fera Josèphe pour en amortir, pour en annihiler l'effet ? Il réunit ses compatriotes et leur ordonne de surélever immédiatement le mur ; sur leur objection qu'ils ne pourront travailler tant qu'ils seront en butte à la prodigieuse quantité de projectiles que leur envoient les machines ennemies, il s'inspire du système employé par les Romains pour garantir leurs ouvrages d'attaque : lui aussi garantira ses travailleurs par un abri tutélaire et la muraille sera haussée en dépit des traits des assiégeants. A cet effet, il fait planter des pieux de distance en distance et étend sur ces soutiens des peaux de bœufs toutes fraîches ; il forme ainsi un bouclier impénétrable derrière lequel se meuvent les travailleurs, à l'abri des pierres lancées par les machines et de tous les autres projectiles ; ils sont préservés même contre les javelots incendiaires : l'humidité des peaux, rendant stérile cette arme terrible, empêche l'élément destructeur de s'étendre. Les Juifs travaillent ainsi nuit et jour, surélèvent le mur à la hauteur de 20 coudées[4], y établissent de nombreuses tours et de solides créneaux.

Ce travail ingénieux, preuve si évidente de la grande intelligence de l'historien-général, ce travail exécuté sous les yeux des assiégeants réduits à l'impuissance, alors que grâce à leur agger ils se croyaient déjà maîtres de la place, produisit une vive impression sur l'esprit des Romains ; le découragement s'infiltra dans leurs rangs, non pas tant à cause du courage réel des Juifs, contre lequel ils pouvaient lutter par leur propre- bravoure, que par suite de l'habileté désormais incontestée de leur chef.

Vespasien lui-même fut frappé du stratagème employé et ne put, s'empêcher d'en reconnaître le plein succès ; il se sentit en face d'un adversaire sérieux, digne de lui, et qu'il n'avait plus le droit de traiter avec dédain ; il devint plus prudent et eut recours à d'autres moyens.

Les Juifs, pleins de confiance depuis la construction des nouveaux remparts, ne manquèrent plus un jour de sortir par bandes compactes, d'attaquer l'ennemi, de lui faire subir des pertes de tous genres et de mettre le feu aux ouvrages qu'ils réussirent à atteindre.

Le général romain changea alors complètement de tactique. Au lieu de faire infructueusement de continuelles attaques, il va se servir du bélier, afin de faire une brèche qui. lui ouvrira la place et lui permettra de livrer enfin un combat corps à corps ; et comme ce système demande toujours un certain temps, les provisions feront défaut dans la ville et peut-être prendra-t-il les assiégés par la famine. Dans la pensée de Vespasien, les privations jointes au manque d'occasion de combattre, et, comme conséquence, le défaut de surexcitation, ne peuvent tarder de décourager les Juifs, d'éteindre leur enthousiasme, d'amollir leur courage ; il se promet ainsi de se rendre bientôt maître de la place, et il se contente d'en faire surveiller avec soin les diverses issues.

Seulement le chef romain ne tenait point un compte suffisant ni des ressources réelles que pouvaient posséder les Juifs, ni de l'habileté vraiment extraordinaire de leur chef.

Les habitants de Jotapata avaient en abondance du blé et tous les approvisionnements nécessaires ; mais, chose assez extraordinaire, ils manquaient de sel ; en outre l'eau s'épuisait rapidement, et cette circonstance pouvait amener des conséquences désastreuses. Il n'y avait point de fontaine dans la ville ; les habitants ne disposaient que d'eau de pluie, et 'malheureusement les pluies sont rares dans ce pays en été, saison pendant laquelle se faisait la guerre ; la crainte de la soif jeta le découragement dans leurs rangs, et il se produisit des mécontentements, comme si déjà l'eau faisait complètement défaut.

Josèphe, prenant en considération que tous les autres approvisionnements étaient encore considérables, et ayant désormais la certitude que les Juifs, pleins d'ardeur et de courage, se battraient vaillamment, désira traîner le siège en longueur au delà de l'attente des Romains ; il se décida à rationner l'eau aux habitants ; mais cette précaution indispensable fit croire à une disette plus prochaine qu'elle ne l'était en réalité ; elle fit augmenter lès murmures et sembla aiguiser d'autant plus fortement la soif des Juifs, qu'ils ne purent plus boire à leur volonté.

Les Romains ne tardèrent pas à deviner cette situation ; ils virent en effet, par-dessus les murs, les Juifs se réunir chaque jour au même endroit pour y recevoir l'eau par ration. Ce point de réunion, d'après la connaissance des lieux que nous a donnée ce qui précède, devait être le sommet du tell, où se trouvent encore actuellement les citernes ; les traits lancés par les machines des assiégeants et qui portaient jusqu'à cette grande réunion d'hommes, y causèrent de nombreux ravages.

Vespasien s'imagina que les citernes ne tarderaient pas à être taries, et supposa que nécessairement, fatalement, la ville devrait se rendre sans autre délai considérable.

Mais Josèphe ne lui laissa pas longtemps cette illusion : il fit mouiller un grand nombre de vêtements et les fit suspendre tout ruisselants aux créneaux, de sorte que l'eau en découla avec abondance et humecta les murs de tous les côtés.

A cette vue la consternation fut très-grande parmi les Romains ; eh quoi ! ceux qu'ils croyaient réduits aux dernières extrémités, et qui, d'après leurs calculs, devaient périr par là soif ou se rendre, pouvaient jeter tant d'eau par plaisanterie et comme pour les narguer ! Le général romain en fut vivement affecté et, désespérant de s'emparer de la ville par la famine, il eut de nouveau recours aux armes et à la force.

Cette résolution, accomplissement du vœu le plus cher des Juifs, fit entrer la joie dans leur camp ; ils préféraient mourir les armes à la main que périr de soif et de misère.

Encouragé par l'heureux résultat de sa dernière ruse, Josèphe eut recours à d'autres stratagèmes : il y avait du côté occidental de la ville un petit sentier rocailleux d'une extrême difficulté, ce qui avait empêché les Romains de le comprendre dans leur surveillance incessante. 'Le chef juif envoya par ce chemin, pour ainsi dire impraticable, quelques-uns de ses fidèles dont il était parfaitement sûr ; il leur fit porter des lettres à des Juifs restés au dehors ; il établit, par cette voie, des communications régulières avec l'extérieur, et parvint à se procurer en abondance les provisions les plus indispensables.

Comme mesure extrême de précaution, il recommanda à ceux qui faisaient le trajet et transportaient les approvisionnements, de se couvrir d'une peau de bête, de ramper à plat ventre toutes les fois qu'ils passeraient à côté des sentinelles, afin que ces dernières, si elles les apercevaient dans l'obscurité, les prissent pour des chiens.

Les Romains toutefois finirent par découvrir la ruse ; ils redoublèrent de précautions et placèrent des gardes même aux endroits tout à fait impraticables.

La situation devint alors extrêmement critique. Josèphe lui-même s'en inquiéta, il eut peur, et malgré l'habileté de la forme qu'il emploie lorsqu'il exprime cette pensée, il en fait l'aveu aussi naïvement que possible. Le passage de son livre où perce ce sentiment découvre trop bien le fond du caractère du personnage, pour que je puisse négliger de le transcrire textuellement :

Dès lors Josèphe, persuadé que la ville ne pourrait plus faire une longue résistance, et convaincu que, s'il restait, son propre salut serait très-compromis, concerta sa fuite avec les notables de la ville. Mais aussitôt que le peuple eut connaissance de ce projet, il courut vers lui, l'entoura, en le suppliant de ne pas abandonner les assiégés, leur confiance, disaient-ils, ne reposant qu'en lui seul. Du reste, tout espoir de sauver la ville n'était point perdu, car, tant qu'il resterait parmi eux, tous combattraient avec ardeur pour sa cause ; dans le cas contraire, au milieu des angoisses de la défaite, sa présence serait une consolation pour eux ; d'ailleurs, il ne pouvait point lui convenir de, fuir devant l'ennemi ; il était impossible qu'il songeât à abandonner ses amis ; ce serait comme, si, dans la tempête, il désertait le navire sur lequel on était monté ensemble pendant le calme ; car en quittant ceux qui avaient mis en lui leur confiance, il submergeait, il perdait la ville, car personne n'oserait plus songer à résister.

Vient ensuite la réponse de Josèphe, elle est charmante de finesse ; à première vue on serait disposé à admettre les raisons qu'il invoque, pour justifier son départ, s'il pouvait être jamais permis à un général de quitter son armée au milieu du danger. Nous suivrons encore ici fidèlement le narrateur :

Josèphe, craignant que les habitants n'en arrivassent à s'imaginer qu'il n'avait en vue que son salut personnel, leur dit que c'était dans leur propre intérêt qu'il voulait partir. En effet, tant qu'ils seraient en sûreté, sa présence leur serait d'un médiocre secours ; si au contraire la ville était prise, il était inutile qu'il mourût avec eux. Que s'il parvenait à sortir de la ville assiégée, il pourrait les seconder efficacement ; car il rassemblerait aussi vite que possible les Galiléens du pays et, par des diversions, forcerait les Romains à lever le siège ; tandis que maintenant il ne voyait guère le bien que sa présence pourrait faire à ses concitoyens ; peut-être même exciterait-elle encore plus les Romains à presser le siège, dans l'espoir de s'emparer de sa personne ; si, au contraire, ces derniers apprenaient sa fuite, ils se relâcheraient beaucoup dans leurs attaques.

Ce discours ne produisit pas tout l'effet qu'en avait espéré Josèphe ; les Juifs, qui probablement apprécièrent les vrais motifs du désir du général, motifs.que l'historien a grand soin de ne pas consigner dans son récit, ne se laissèrent pas toucher par ces raisons, et l'entourèrent au contraire de plus près :

Les jeunes gens et les vieillards, les femmes et les enfants se jetèrent en larmes à ses pieds ; ils embrassèrent ses genoux, le supplièrent en sanglotant de rester avec eux et de partager leur sort.

Spectacle vraiment étrange et touchant que toute cette population en larmes, suppliant son chef de ne pas tenter de sauver sa tête, au moment où leur vie à tous se trouve compromise !

Un semblable fait est en opposition directe avec toutes nos idées, avec tous les errements actuels sur la dignité d'un chef d'année ; le général qui, de nos jours, laisserait seulement deviner une défaillance de cœur semblable à celle que Josèphe exprime et discute avec persistance, serait convaincu de lâcheté et envoyé devant un conseil de guerre.

Les mœurs du temps, l'appréciation du courage civique, n'étaient donc évidemment pas les mêmes à l'époque où fut écrite la relation dont nous détachons cette page. Si une idée désavantageuse avait pu s'attacher à la conduite du général-historien, aurait-il inscrit sa propre honte dans le livre mémorable qui devait transmettre à la postérité le récit de sa vie et celui de la bravoure de sa nation ?

Quoi qu'il en soit, Josèphe fut profondément ému devant les supplications de la foule qui l'entourait : Il ne pense pas que ce soit par jalousie de le voir en sûreté ; mais les assiégés avaient confiance en lui, et croyaient que rien de mal ne leur arriverait tant que Josèphe serait avec eux.

Et après avoir cédé ainsi quelque peu à la vanité, en faisant ressortir et son mérite et la haute opinion qu'en ont conçue ses concitoyens, il ajoute la réflexion suivante :

En se rendant volontairement à leurs vœux, il leur laissait la croyance que c'était à cause de leurs prières qu'il cédait ; si, au contraire, il avait dû rester par la force, c'eût été comme prisonnier. D'un autre côté, il eut une grande pitié des lamentations que provoqua son projet de départ ; aussi résolut-il de rester.

Ce passage est de nature à mettre le lecteur sur ses gardes, et à lui faire peser avec maturité tous les faits cités par l'historien, en ce qui concerne sa conduite personnelle ; Josèphe est resté à Jotapata, contraint et forcé, et les supplications, les pleurs des Juifs, tout porte à le croire, sont une invention de l'auteur, placée là pour cacher les vrais mobiles de sa conduite.

La réserve est d'autant plus nécessaire que d'autres faits, qui ont surgi plus tard, mettront encore mieux en évidence la tendance du héros à se faire la part très-belle dans son récit, recommandable d'ailleurs à tant d'autres titres.

Une fois la résolution de Josèphe bien prise ; la continuation énergique de la défense de la place fut décidée ; il ordonna à tous de prendre les armes et lança la proclamation suivante :

Maintenant, dit-il, qu'il n'y a plus aucun espoir de salut, il est temps de livrer le combat, et comme il est plus beau d'acquérir de la gloire en mourant que de conserver la vie, faisons-nous remarquer par des actions d'éclat dont parlera la postérité.

Ce langage a dû paraître étrange dans la bouche de celui qui, pour sauver sa vie, voulait déserter la défense de son foyer et le poste de l'honneur. Cependant, réglant sa conduite sur ses paroles, il se mit aussitôt à l'œuvre ; il fit une nouvelle sortie avec les plus courageux de ses hommes ; ils refoulèrent les sentinelles et pénétrèrent en grand. nombre jusque dans le camp des Romains. L'ouragan vivant se déchaîna avec furie sur les ouvrages des assiégeants ; tout ce qui lui faisait obstacle fut saccagé et détruit ; les abris protecteurs élevés avec tant de peine furent arrachés, mis en pièces ; l'incendie s'alluma de toutes parts, et le feu consuma tous les autres ouvrages.

Le succès complet de cette tentative audacieuse traça aux Juifs leur règle de conduite ; ils avaient trop gagné en quittant l'enceinte de leur cité, et en portant le trouble dans les rangs ennemis, pour ne point adopter cette tactique évidemment inquiétante et désastreuse pour les Romains.

Pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, ils ne cessèrent de faire des sorties, et de combattre corps à corps. A chaque lutte, ils causèrent de grands dommages à l'ennemi, dont ils arrêtèrent les travaux d'approche.

Les Romains ne pouvaient empêcher l'œuvre de destruction de s'accomplir jour par jour, sans que les ouvrages d'attaque pussent jamais se fortifier, se consolider. Ils faisaient, il est vrai, tous leurs efforts pour arrêter ces avalanches, véritables foudres destructeurs ; mais le poids énorme de leurs armures les empêchait de poursuivre l'assaillant dans sa retraite précipitée, retraite qui ne s'opérait jamais avant que les dégâts ne fussent accomplis. Les Juifs subissaient donc des pertes peu considérables, eu égard au mal causé par ces irruptions incessantes.

Vespasien, préoccupé du résultat sanglant de ces luttes, ordonna à ses soldats, trop pesamment armés, de refuser le combat, et leur défendit d'en venir aux mains avec des hommes qui,. dans leur horrible désespoir, ne recherchaient que la mort, mais une mort qu'ils vendraient cher à leurs ennemis. Cet ordre du général romain est digne de remarque, à cause de l'abnégation qu'il dénote ; pour assurer le salut de ses cohortes et. sauver la vie de quelques-uns des guerriers dont le sort lui est confié, il semble reculer devant le courage de ses adversaires. Noble prudence, plus grande devant l'ennemi que la plus bouillante témérité !

Par cette réserve, par cette inertie de ses soldats, Vespasien compte ralentir l'ardeur belliqueuse des Juifs, il se promet que leur rage tombera à l'égal d'un incendie qui s'éteint faute d'aliment.

Et ce système d'abstention suivant lequel les assiégeants se borneront exclusivement à la défense la plus froide, la moins énergique possible, peut d'autant mieux convenir aux Romains, qu'ils ne combattent point, eux, par nécessité et pour la conservation de lieux sacrés à leurs yeux ; ils ne sont que les exécuteurs sévères et implacables de la politique de Rome, venant frapper des : révoltés. Or, l'issue suprême de la lutte ne peut être douteuse, ni pour le chef, ni pour ses soldats ; la révolte sera finalement et impitoyablement punie, et la puissance des Romains, déjà si grande, en sera encore augmentée !

D'ailleurs la tactique, toute de prudence de Vespasien, mg l'empêcha pas de faire agir ses archers arabes, ses frondeurs syriens, tous ceux enfin qui étaient habiles à lancer des projectiles. En outre, un grand nombre de machines jetèrent des traits sans interruption et maltraitèrent les Juifs au point de les forcer souvent à battre en retraite avec des pertes considérables.

Ces derniers, frappés ainsi de loin, tentèrent des efforts extraordinaires pour se rapprocher de leurs ennemis retranchés à distance, et lorsqu'ils parvinrent à leur portée, ils se ruèrent sur eux avec une vigueur irrésistible. Ils prodiguèrent leur vie avec un mépris si absolu de la mort, qu'ils étonnèrent les vétérans eux-mêmes, habitués depuis si longtemps à exposer la leur avec courage et insouciance.

Les attaques des Juifs s'effectuaient avec un ordre admirable, et chaque sortie nouvelle dénotait sous ce rapport un immense progrès ; la tactique des Romains, observée avec soin, adoptée avec empressement, était aussi devenue la tactique des assiégés ; ainsi, lorsque les Juifs de la première ligne, après des prodiges de valeur, se sentaient fatigués, reculaient et se retiraient, ceux qui venaient après eux se hâtaient de prendre la tête et de livrer de nouveaux combats.

Les Juifs, grâce à ces sorties continuelles et à leur bravoure, gagnèrent un temps précieux. Vespasien ne put s'empêcher de s'en émouvoir, et les rôles semblèrent changés complètement ; les assiégés devinrent les assiégeants, harcelèrent chaque jour leurs ennemis, et portèrent le trouble jusque dans leur camp. Les conséquences d'une semblable situation devaient à la longue devenir fâcheuses pour les Romains ; Vespasien ne put le méconnaître plus longtemps, aussi prit-il d'énergiques mesures, afin d'en finir avec cette défense si exceptionnellement héroïque.

Il fit hâter par tous les moyens en son pouvoir, et nonobstant les attaques, la construction de l'agger aussi près que possible des murailles de la ville, et dès que ce travail fut assez avancé pour devenir efficace, il fit amener le bélier.

Cette machine de guerre se composait d'une grosse poutre, assez semblable au mât d'un navire ; à l'une de ses extrémités se trouvait solidement fixée une énorme masse de fer, façonnée en tête de, bélier, d'où l'origine de son nom.

Dans son usage primitif, cette machine était portée sur les bras d'un certain nombre d'hommes, et heurtée, sans autre secours que leurs forces réunies, contre les murailles ; elle subit successivement divers perfectionnements ; telle qu'elle fut employée contre Jotapata, ses effets devaient être bien plus destructeurs.

La poutre avec le bélier était suspendue par son milieu, au moyen de cordes, à une autre poutre transversale, placée elle-même au haut de deux vigoureux poteaux solidement étançonnés, L'engin de guerre balançait ainsi librement et pouvait être dirigé dans diverses directions.

Un grand nombre d'hommes, unissant leurs forces, tiraient tous ensemble le bélier en arrière, aussi loin que le per ; mettaient les cordes, puis le lançaient en avant contre le mur avec une impulsion vigoureuse ; une fois le coup porté le bélier revenait par son balancement naturel au point de départ ; il était retenu, retiré de nouveau et lancé ainsi chaque fois avec une force sans cesse renaissante.

Rappelons-nous aussi que les murailles frappées par ce formidable engin de guerre ne pouvaient être fort solides, puisque Josèphe les avait fait construire en très peu de temps ;.sous les attaques de l'ennemi et jusqu'à une hauteur de 20 coudées ; or, la construction nouvelle était élevée, on se le rappelle, au-dessus des premières murailles pour empêcher les effets que devait produire l'agger des Romains.

Cet instrument redoutable, sous les coups duquel devaient tomber les remparts les plus épais et les tours les plus solides, allait donc causer des ravages terribles sur les murs à peine achevés et imparfaitement établis de Jotapata.

En mettant en œuvre cette machiné de guerre, un des plus grands moyens de destruction parmi ceux inventés par les Romains, Vespasien va modifier complètement la situation réciproque des deux armées ; les légions romaines, au lieu de se laisser attaquer plus longtemps par les assiégés, sortant presque impunément de leurs murs, entreront dans la ville ennemie par la brèche, aussitôt que celle-ci sera praticable ; elles iront attaquer à leur tour, corps à corps, leurs adversaires acharnés.

Avec le bélier, le général romain fit avancer les catapultes et autres machines de guerre, les archers et les frondeurs ; l'attaque se fit sur tous les points et par tous les moyens à la fois ; elle eut fiel' avec un ensemble étourdissant : machines de guerre et soldats lancèrent sans interruption leurs traits et leurs instruments de mort ; ils frappèrent tous ceux qui, du haut de leurs murailles, essayèrent de s'opposer aux tentatives des Romains : les ravages furent tels que bientôt il ne resta plus personne pour garnir les remparts. Le bélier put donc être placé tout à J'aise ; il fonctionna sans obstacle, surtout après que les Romains l'eurent protégé par une série de claies recouvertes de peaux, de telle sorte que, non-seulement la machine, mais tous ceux qui la manœuvraient se trouvèrent parfaitement à l'abri.

Le premier choc fut si violent qu'il ébranla le mur ; le bruit en fut si terrible que les assiégés stupéfaits poussèrent. de grands cris ; ils crurent 'déjà l'ennemi dans la ville.

Josèphe porta toute son attention sur le foudroyant effet de cet instrument fatal, et s'ingénia à trouver un moyen de parer à ce nouveau mode d'attaque : ayant remarqué que tous les coups portaient à la même place, il essaya d'un expédient qui, s'il réussissait, annihilerait les effets destructeurs de la machine : il fit apporter des sacs remplis de paille et les suspendit au moyen de cordes, le long de la muraille, à l'endroit même où le bélier venait sans cesse la frapper. Les sacs très-compressibles amortirent les chocs qui dès lors ne produisirent presque plus de résultats.

Les Romains, quelque peu décontenancés par ce stratagème, furent exaspérés de se voir ainsi sans cesse retardés dans leurs efforts ; Ils tentèrent en vain de porter les coups du bélier à une autre place : partout où la tête de fer cherchait à frapper, elle rencontrait immédiatement les sacs de paille lancés, avec adresse par-dessus la muraille, qui n'était plus même entamée.

Ce ne pouvait être là un obstacle sérieux pour les assaillants : leur génie inventif ne tarda pas à leur indiquer le moyen de faire disparaître la nouvelle entrave ; ils rassemblèrent de longues lances à l'extrémité desquelles, ils fixèrent solidement des fers de faux et se hâtèrent de couper les cordes qui tenaient les sacs suspendus.

Le bélier reconquit ainsi toute son action destructive, et les assiégeants purent croire enfin qu'ils ne tarderaient plus à ouvrir une brèche.

Les Juifs ne perdent point leur temps à se lamenter inutilement sur cette nouvelle déconvenue ; ils ont recours à leur premier mode de défense ; seulement leurs attaques, par suite des mesures prises, seront plus terribles dans leurs conséquences : ils rassemblent tout ce qu'il y a de bois sec dans la place, en forment des fagots qu'ils mélangent de bitume, de poix et de soufre ; ils se divisent ensuite en trois bandes, mettent le feu à leurs brandons, se précipitent hors des beurs, se ruent sur l'ennemi et incendient les machines, les claies et jusqu'aux aggeres des Romains.

Ces sorties audacieuses causent des pertes incalculables dans les rangs ennemis ; la flamme, avivée par tant de matières dévorantes, s'étend avec une rapidité effrayante et consume en une heure ce qui avait coûté tant de travail aux assiégeants ; ceux-ci ne peuvent opposer aucun remède à cette œuvre de dévastation.

L'historien raconte quelques incidents particuliers, quelques faits d'armes remarquables survenus pendant ces sorties :

Un certain Éléazar, fils de Saméas, né à Gaab en Galilée, s'illustra entre tous. Soulevant par-dessus le mur un énorme quartier de roc, il le lança, dit Josèphe, avec une telle force sur le bélier, en brisa la tête. Il sauta ensuite au bas du rempart, enleva le morceau de fer et remonta sur le sommet de la muraille. Les Romains, étonnés, stupéfaits pendant un instant de ce coup d'audace, firent pleuvoir sur le Juif une grêle de traits, et comme aucune cuirasse ne le protégeait, il fut percé de cinq flèches ; il n'y fit guère attention et continua à gravir le mur ; il parvint au sommet, exposé toujours à la vue de ses ennemis, qui admiraient son courage extraordinaire ; enfin, vaincu par la douleur il tomba, mais sans avoir abandonné la tête du bélier, trophée précieux conquis avec tant de gloire.

Ce récit, tout en faisant la part de l'exagération enthousiaste de l'historien, renferme des indications très-intéressantes, de nature à nous permettre de bien déterminer la situation des Romains au moment où se passa cet épisode devant les murs de Jotapata. Nous avons déjà vu que, pour couper les cordes au moyen desquelles les assiégés tenaient suspendus les sacs de paille qui devaient amortir les coups du bélier, les assaillants avaient dû faire usage de longues lances auxquelles ils avaient fixé des faux ; d'un autre côté, Éléazar se jeta en bas du mur et le remonta sans qu'il pût être autrement atteint que par des projectiles lancés à distance. L'agger élevé par les Romains n'était donc point parvenu jusque contre les murailles de la ville ; il avait été commencé, comme les parallèles dans les guerres modernes, à une certaine distance de la place ; on avait comblé de plus en plus l'espace libre interposé, mais il existait toujours un vide entre l'agger et le rempart battu eu brèche.

En outre, il résulte de ce fait que la surélévation du mur, exécutée sous les traits des Romains, n'avait pas pu être construite d'une manière bien régulière et de façon à présenter une escarpe sensiblement verticale ; dans cette nouvelle construction devaient exister des anfractuosités qui en permettaient l'ascension ; Éléazar, sans cela, n'aurait pas pu sauter de toute la hauteur du rempart surélevé de 20 coudées, c'est-à-dire de plus de 10 mètres ; il se serait vu surtout dans l'impossibilité absolue de remonter vers la crête du mur, s'il n'avait point rencontré un talus fortement incliné ou pour mieux dire une véritable rampe.

Peut - être aussi les 20 coudées dont parle Josèphe n'étaient-elles en réalité que des demi-coudées, c'est-à-dire la mesure hébraïque nommée djamed ; il lui arrive fréquemment en effet d'indiquer une mesure pour l'autre, et la dernière dimension semblerait s'accorder mieux avec les faits.

L'explication que je propose paraît d'autant plus rationnelle, qu'il n'existe aucune trace du mur élevé par les ordres de Josèphe. Dans l'exploration que j'ai faite de l'endroit où s'élevait jadis la ville si vaillamment défendue par les Juifs, il m'a été impossible de retrouver des vestiges quelconques d'une muraille aussi prodigieuse. Nous verrons plus tard, il est vrai, que Vespasien a fait détruire jusqu'aux dernières traces, non-seulement des ouvrages de défense, mais encore de ceux, d'attaque. Seulement la destruction d'un mur régulier et cimenté n'eût jamais pu être si complète qu'il ne s'en fût point conservé le moindre débris, ou tout au moins des arasements. L'absence de tout vestige de ce genre, rapprochée des détails de l'action d'éclat d'Éléazar, prouve donc bien l'imperfection des remparts précipitamment élevés en terre et en pierres amoncelées.

Quoi qu'il en soit, cet acte de courage devint un stimulant pour les autres Juifs : dans une des nombreuses sorties, deux frères, Netiras et Philippos, du village de Roumas, également en Galilée, voulurent rivaliser avec Éléazar ; ils se précipitèrent au milieu de la dixième légion, se ruèrent sur les soldats avec tant de force et d'impétuosité qu'ils rompirent les rangs serrés de l'ennemi et mirent en fuite tous ceux qu'ils attaquèrent. Josèphe, les voyant ainsi isolés au milieu des assiégeants, se porta à leur secours afin, tout en les dégageant, de profiter du désordre dans lequel leur attaque téméraire avait jeté les légionnaires romains. Il avança avec un grand nombre des siens, et tandis que les uns, porteurs de brandons, incendiaient les machines, les retranchements et tous les travaux de la cinquième légion et de la dixième déjà mise en fuite, les autres, restant en arrière, enfouirent à la hâte les machines de guerre et de grandes quantités de bois de construction.

Les Romains toutefois ne tardèrent pas à se rallier, et forcèrent les Juifs à rentrer dans la ville ; ils rétablirent un bélier qui fonctionna de nouveau vers le soir, à l'endroit où le mur était déjà en partie ébranlé.

Au moment même où recommença le travail de la brèche, Vespasien reçut une blessure à la plante du pied ; heureusement la distance assez grande qui le séparait de celui qui avait lancé le javelot affaiblit la force du coup, et la blessure ne fut que légère. Ce fait ne produisit pas moins un certain trouble parmi les Romains : ceux qui se trouvaient le plus près du général, au seul aspect de son sang, et sans se donner le temps de juger de la gravité de l'atteinte, jetèrent de hauts cris et répandirent le bruit de l'événement dans toute l'armée. Or, comme dans les circonstances de cette nature, surtout lorsqu'elles surviennent au milieu des ténèbres, on est toujours enclin à l'exagération, et que l'impression grandit-et augmente à mesure que s'élargit le cercle où elle se produit, l'effet de cet incident ordinaire prit bientôt d'incroyables proportions. Les soldats, consternés, épouvantés, abandonnent le siège, accourent vers leur chef et l'entourent avec amour ; Titus, dans son inquiétude, devance tous les autres. Le fils par son anxieuse tendresse, les soldats par leur affection alarmée, présentent autour de Vespasien l'image saisissante de la désolation ; celui-ci rassure bientôt la sollicitude de son fils et dissipe les craintes de son armée. Montrant à tous sa blessure, et surmontant la douleur qu'elle lui cause, il profite de l'incident pour exciter les siens et les engager à en finir avec ce siège déjà si long et si pénible. Ivres de fureur et se croyant les vengeurs de leur général, ils courent tous aux armes, s'avancent vers la ville, s'encouragent.les uns les autres par des cris de vengeance et de mort. L'attaque est générale, impétueuse, effroyable.

Les Juifs, frappés par les traits des catapultes. et des balistes, tombent les uns sur les autres ; on dirait un vaste champ que ravage une grêle d'orage ; ils ne reculent ni ne fuient ; loin d'abandonner leurs murailles, ils repoussent avec une énergie furieuse et un courage indompté leurs ennemis, et les atteignent soit avec leurs armes, soit avec des pierres et des brandons enflammés qu'ils lancent ensuite sur les claies servant d'abri à ceux qui font mouvoir le bélier.

Malheureusement, ce terrible moyen de défense doit tourner contre eux : les flammes qu'ils portent éclairent le théâtre de tant de valeur et de tant de carnage ; les murs se montrent comme en plein jour, et les Romains, distinguant, au milieu de la lumière projetée par les feux, la silhouette des juifs, peuvent les viser et les atteindre sûrement ; les assiégés doivent jeter leurs projectiles au hasard, les machines meurtrières qui attaquent la place, assez loin du théâtre de l'incendie, restant dans l'ombre ainsi que ceux qui les servent.

Cette nuit fut terrible, désastreuse pour les Juifs ; les traits des scorpions et des catapultes dont ils ne purent se garantir, arrivèrent au milieu des groupes, et transpercèrent plusieurs hommes à la fois ; les pierres projetées avec un bruit épouvantable détruisirent les créneaux des murailles, et brisèrent les angles des tours. Ces pierres, tant à cause de leur force d'impulsion que de leur grosseur, renversaient des rangées d'hommes jusqu'à la dernière ligne.

Il est regrettable que Josèphe, qui met ordinairement tant de précision dans ses descriptions, n'ait point donné le détail de la construction de ces machines, dont la force de projection devait être si puissante. Cette omission est d'autant plus fâcheuse, que ces détails n'ont été fournis avec exactitude par aucun auteur, et que les dessins conservés sur certains monuments publics ne permettent pas de se faire une idée complète de la manière dont ces machines étaient manœuvrées. S'il a négligé de parler d'une façon un peu étendue de leur mode de structure, l'historien a tenu par contre à faire connaître quelle était au juste leur puissance ; il cite deux faits tellement extraordinaires, qu'on ne saurait se défendre, à leur lecture, d'une grande défiance ; ces deux faits se seraient passés pendant la nuit, si horrible pour les Juifs, dont nous venons de faire le récit :

La tête d'un des hommes qui se tenaient aux remparts, dit Josèphe, fut emportée par une pierre, et son crâne fut lancé, comme s'il eût été projeté par une fronde, à trois stades de là.

Le stade olympique équivalait à 185 mètres, d'où il résulte que la tête, violemment arrachée du corps, aurait été emportée à 555 mètres ; l'exagération est évidente, et on ne peut conclure du fait cité qu'une chose : la force irrésistible des machines employées par les Romains.

L'autre épisode mentionné par Josèphe porte l'empreinte de la même exagération :

Une femme enceinte reçut en sortant de chez elle une pierre sur le ventre ; l'enfant, arraché de ses entrailles, fut envoyé à un demi-stade, c'est-à-dire à plus de 90 mètres ; et l'historien achève son récit par cette exclamation : Si grande était l'action des balistes !

Ces exagérations mêmes disent très-clairement dans quel trouble excessif devait se trouver la population pendant la nuit terrible au début de laquelle Vespasien fut blessé. La vengeance des soldats romains doit avoir été épouvantable. Le tableau que l'historien trace de cette nuit a quelque chose de sinistre.

Les morts tombaient des murs, et s'amoncelaient les uns sur les autres ; le bruit des machines, au moment où elles jetaient leurs projectiles, se joignait au sifflement des traits, les clameurs désespérées des femmes, à l'intérieur de la cité, répondaient aux gémissements des blessés gisants au dehors ; toute la place autour de laquelle avait lien le combat ruisselait de sang, et l'on eût pu gravir la muraille en montant sur des monceaux de cadavres ! Les montagnes voisines répercutaient tous ces bruits dans de lugubres échos et en augmentaient l'horreur ; rien ne manqua dans cette nuit effroyable pour inspirer la terreur par tous les sens.

Les conséquences en furent décisives ; outre les pertes irréparables subies par les Juifs en blessés et en tués, ils s'aperçurent, dès la première veille du matin, que le mur commençait à céder sous les coups répétés du bélier ; la brèche ne tarda pas à être faite, et se montra béante à l'ennemi.

Jotapata cependant n'est pas prise ; les Juifs n'abandonnent pas encore la sainte tâche qu'ils se sont imposée, et avant que l'envahisseur ne foule le sol de leur cité aujourd'hui ouverte, il faudra d'autres, de plus nombreuses victimes. Les foyers de ce peuple malheureux seront envahis et souillés par tous les excès ; pas un de ces nombreux combattants n'échappera à l'arrêt inflexible de Rome ; mais avant de tomber sous le fer exterminateur, ils se vengeront par anticipation, et les assaillants vont payer chèrement encore leur dernier triomphe !

A peine le bélier a-t-il rendu la brèche praticable, qu'une nouvelle défense s'organise ; avant que les Romains aient pu placer leurs ponts d'assaut, voilà un autre rempart qui surgit ; ceux parmi les Juifs qui sont revêtus de cuirasses s'avancent résolument en masse compacte, impénétrable ; ils se groupent, s'entrelacent les uns aux autres, et, mur vivant, mais redoutable, ils referment la brèche.

Vespasien entrevoit de nouvelles luttes, de nouveaux combats ; il accorde quelque repos à ses troupes harassées de fatigue et prend avec cette intelligence froide et ce coup d'œil qui caractérisent les grands guerriers toutes ses dispositions pour l'attaque de la place. Sans doute, il peut espérer cette fois, grâce à l'indomptable énergie, à la fougue traditionnelle des Romains, une prompte solution du drame de sang qui se prolonge déjà depuis si longtemps ; mais les Juifs ont donné tant de preuves de leur bravoure, ils ont, dans leur désespoir, fait des prodiges si extraordinaires de valeur, qu'on peut s'attendre encore à une résistance acharnée, exceptionnelle, maintenant que sonne pour eux l'heure suprême de la défaite ; dans cette prévision, le général romain ne veut négliger, aucune précaution, et croit devoir déployer toutes les ressources que lui fournissent son génie et son expérience.

Il tient avant tout à éloigner de la brèche les défenseurs intrépides qui forment une barrière infranchissable de leurs corps et de leurs armures ; à cet effet, il ordonne aux plus braves de sa cavalerie de descendre de leurs chevaux ; il les divise en trois corps distincts, et les place en face même de la brèche. Ces hommes, bardés de fer, et armés de longues lances, doivent s'élancer en avant dès qu'on aura pu jeter les ponts, et entrer ainsi les premiers dans l'enceinte de la cité.

Vespasien fait, en outre, un choix des hommes d'élite de son infanterie, dans le but de faire soutenir au besoin cette première colonne.

Le reste de la cavalerie est déployée tout autour et à proximité des murailles, avec ordre de surveiller étroitement la place et d'empêcher les assiégés de sortir et de s'enfuir dans la campagne, au cas où l'attaque réussirait.

Immédiatement derrière eux sont rangés tous les gens de trait, archers et frondeurs, qui épuiseront leurs munitions pour soutenir les soldats chargés de monter à l'assaut ; toutes les machines de guerre doivent fonctionner sans interruption.

Enfin un grand nombre de soldats sont munis d'échelles, qu'ils doivent appliquer, dans les diverses directions, aux parties restées intactes de la muraille ; ils ont pour mission d'opérer des diversions, en attirant de, leur coté un certain nombre de Juifs, qui, dans la crainte  de voir envahir la ville, tenteront naturellement de s'opposer à leur entrée ; le général romain espère, de cette façon, voir une grande partie des défenseurs de la brèche abandonner ce poste vulnérable, pour courir à la défense des autres points menacés ; il compte se rendre maître de cette entrée, en accablant de traits ceux qui resteront et en les abordant avec des troupes supérieures en nombre.

Rien ne manque à cet investissement de Jotapata, dont les bases serviraient encore de nos jours à l'assaut de toute place fortifiée, réduite aux mêmes extrémités et se trouvant dans des conditions analogues.

Mais Josèphe, de son côté, ne reste point inactif ; il observe avec attention tous les mouvements que provoquent parmi les assiégeants les ordres de son adversaire ; il en devine bientôt le but, et prend toutes ses mesures en conséquence ; il ne dispose le long des murs que les- vieillards et ceux de ses hommes qui, ayant soutenu le choc toute la nuit, sont trop fatigués en ce moment pour résister à de' sérieux combats ; il fait choix à son tour des plus braves et des plus robustes pour la défense exclusive de la brè9he ; on tire au sort pour désigner les six soldats chargés de se tenir devant les autres et de recevoir le premier choc des assaillants ; le sort désigne Josèphe lui-même comme un des six élus.

Il fait aux défenseurs de la brèche diverses recommandations importantes ; ils doivent se boucher les oreilles et ne se laisser intimider ni épouvanter par les clameurs que les légions romaines poussent d'habitude lorsqu'elles courent à l'assaut ; — se couvrir de leurs boucliers et se baisser autant que possible, afin de laisser passer la nuée de traits au-dessus de leurs têtes ; — reculer peu à peu jusqu'à ce que les archers ennemis aient épuisé leurs carquois ; — mais une fois que les Romains auront jeté les ponts, ils doivent tous ensemble se précipiter en avant, et s'opposer de toutes leurs forces à leur passage.

Josèphe trouva dans cette circonstance des paroles bien faites pour exciter l'ardeur de ses troupes, et les préparer à une résistance aussi désespérée que cruelle : Considérez, leur dit-il, votre ville comme perdue, et vengez d'avance cette perte ; il leur représenta le massacre des vieillards, des femmes, des enfants, qui suivrait leur défaite si la ville tombait entre les mains des assaillants, et il chercha à faire tourner contre les auteurs de la dévastation qui était proche, toute la rage, toute la fureur que cette dévastation causerait aux Juifs, s'ils devaient y assister.

Cependant la foule inoccupée des femmes et des enfants vit la ville- entourée d'une triple ligne d'assaillants ; elle comprenait qu'après avoir tiré le glaive, l'ennemi allait se précipiter vers la brèche ; les armes étincelantes couvraient les hauteurs voisines, et les flèches des archers arabes remplissaient l'air ; désespérée comme si les malheurs qui la menaçaient étaient déjà arrivés, elle s'exhala en plaintes bruyantes et poussa des gémissements sur la ruine de Jotapata.

Josèphe fit immédiatement enfermer les femmes et les enfants, et sous les plus -fortes menaces leur ordonna de se taire ; dans la crainte que la pitié des siens, pour tant et de si malheureuses victimes, n'affaiblît leur courage et ne diminuât leurs forces, au moment où ils en auraient un si pressant besoin. Il revint ensuite se placer à la brèche, à l'endroit qui lui avait été assigné par le sort. Il observa avec une attention soutenue le résultat du jet des traits, sans s'inquiéter des hommes qui appliquaient leurs échelles aux diverses parties des murailles.

Enfin les trompettes des légions romaines donnent le signal de l'assaut ; l'armée entière s'ébranle en poussant d'immenses clameurs ; la lumière du jour est obscurcie par l'énorme quantité de traits envoyés de tous les côtés à la fois.

Mais les Juifs, se souvenant des pressantes recommandations de leur chef, restent impassibles devant le bruit assourdissant et s'accroupissent afin de se garantir de cette masse de projectiles.

Les Romains s'avancent ; ils jettent leurs ponts : à ce moment les Juifs se redressent soudain, se précipitent en avant, envahissent les ponts avant que les assaillants aient pu y mettre le pied. Un combat corps à corps s'engage, combat acharné, signalé par des prodiges de valeur qui prouvent de part et d'autre un égal courage, une égale vigueur, une égale adresse. Les deux armées assistent de loin à cette lutte ; tous les regards sont portés sur le point décisif où assiégeants et assiégés se mesurent dans une dernière étreinte. La conscience de combattre devant des juges si compétents et si intéressés devient un stimulant énergique. Tantôt les Romains font un pas en avant, ils sont vainqueurs ; mais les Juifs reconquièrent la supériorité, ils avancent à leur tour et retardent pour quelques instants encore la fin de la lutte.

Les Juifs montrèrent dans ce péril suprême un admirable entrain ; ils ne livrèrent passage à l'ennemi qu'au moment où, mortellement frappés et criblés de blessures, la force physique de résistance leur fit complètement défaut ; mais aussitôt d'autres défenseurs les remplacèrent.

Malheureusement leurs rangs étaient décimés et leur nombre restreint ne leur permit pas toujours de suppléer par des troupes fraîches à celles qui s'épuisèrent à repousser constamment les Romains. Ces derniers au contraire se pressèrent en nombreuses phalanges et s'arrangèrent toujours de telle façon que de nouveaux corps prirent la place des assiégeants repoussés ou fatigués.

Les Romains vont profiter de cette situation désavantageuse de leurs adversaires ; ils se rapprochent les uns contre les autres, serrent leurs rangs, se forment en masse inébranlable et, se couvrant de leurs boucliers, ils marchent en colonne serrée, comme un rempart de fer. Ce corps impénétrable s'avance, refoule les Juifs, traverse les ponts et met enfin le pied sur le rempart.

Tout semble perdu et les Juifs en sont bien réduits cette fois à la dernière extrémité ; mais Josèphe, dont le désespoir a aiguisé la perspicacité, a préparé une dernière, une plus épouvantable défense. Pendant que les Juifs et les Romains se disputaient les ponts, il a ordonné de réunir toute l'huile que renfermait la ville et l'a fait bouillir.

Dès qu'elle est préparée aux fins qu'il se propose, il la fait apporter devant la brèche et les Juifs, s'en saisissant, la jettent violemment et à l'improviste sur la masse de soldats qui se tiennent inséparablement liés sous leurs boucliers formés en tortue ; 'l'huile bouillante est projetée en grande quantité dans toutes les directions et avec elle les vases brûlants qui l'ont contenue.

Cette attaque soudaine produit le plus foudroyant effet ; les Romains, atrocement brûlés, hurlent de rage, rompent leurs rangs ; la douleur les rend ivres de colère ; leurs cuisantes blessures les forcent à se jeter pêle-mêle en bas des murs déjà escaladés ; l'huile s'est infiltrée sous l'armure des assaillants ; elle a attaqué toutes les parties de leurs corps ; tous ces hommes épouvantés se sentent dans une fournaise ardente ; embarrassés de leurs armures et de leurs casques, ils ne peuvent échapper aux flots de feu que les Juifs continuent à répandre ; terrifiés, éperdus, ou bien ils sautent au dehors en abandonnant la brèche, ou bien, se tordant à terre dans des convulsions atroces, ils tombent du haut des ponts ; quelques-uns, voulant se soustraire à l'horrible destruction, cherchent à fuir et à retourner au camp ; mais les Juifs, profitant de cette facile victoire, les tuent ou les blessent impitoyablement par derrière.

A peine toutefois la première surprise est-elle passée que les Romains se rallient et reforment leurs rangs ; le cœur rempli de rage, domptant les souffrances de leurs terribles brûlures, ils se massent de nouveau et se précipitent sur l'ennemi ; telle est leur ardeur que chaque combattant maudit celui qui le devance, comme s'il faisait obstacle à sa vengeance.

Le nouvel effort accompli sous une semblable impression semble irrésistible ; les assaillants déploient toutes leurs forces, toute leur agilité ; les Juifs ne peuvent plus conjurer l'ouragan qui fond sur eux, ni résister à cette tentative suprême ; mais le génie inventif de leur chef retardera de quelques heures -encore la chute de Jotapata et l'aigle romaine ne planera pas encore sur les murs de la ville saccagée.

Josèphe, en effet, a fait bouillir du fenugrec ; il a formé ainsi une matière très-gluante, très-glissante qu'il fait jeter en quantité considérable sur les ponts ; il en résulte un nouvel obstacle pour les Romains ; forcés de faire de grands efforts afin de monter à l'assaut, les voilà qui glissent à chaque pas, retombent les uns sur les autres, se heurtent, se poussent, se précipitent ; les uns fuient, les autres sont foulés aux pieds dans le désordre produit par tant de secousses ; un grand nombre tombent des ponts et font des chutes horribles en rebondissant sur les aggeres, ou sont tués par les Juifs : ces derniers, n'ayant plus à soutenir de lutte corps à corps, libres de leurs mains et de leurs mouvements, peuvent, sans avoir rien à redouter, viser leurs ennemis avec sang-froid et les tuer à coup. sûr.

Josèphe, sans enregistrer exactement les pertes de cette journée du côté des Romains, accuse pour les siens six morts et environ trois cents blessés ; les Romains, dit-il, eurent un grand nombre de tués et un nombre encore plus considérable de blessés.

Cette lutte, si désavantageuse pour les Romains, a duré jusqu'au soir. Vespasien fait alors sonner la retraite ; ses troupes harassées ont beaucoup souffert, et cette issue fâcheuse leur parait d'autant plus affligeante qu'elle était tout à fait inattendue. Les résultats de la nuit leur avaient fait espérer une victoire facile ; la brèche étant ouverte, ils croyaient ne plus devoir rencontrer d'obstacles sérieux à l'accomplissement de leur mission vengeresse.

Vespasien considère le résultat de cette triste journée comme une véritable défaite pour ses légions, dont il croit devoir parcourir les rangs, dans le but de relever le moral de ses soldats.et de leur inspirer une nouvelle ardeur. Il les trouve tous, au contraire, enflammés de colère, mais humiliés, prêts à recommencer la lutte ; au lieu d'attende des encouragements, ils réclament à grands cris l'ordre de retourner au combat ; ils sont impatients de laver dans le sang de leurs ennemis la honte que viennent de subir leurs aigles invincibles et vénérées.

Le général romain, toutefois, ne consultant que sa prudence, ne voulut plus, dans la situation respective des deux armées, exposer ses légions. ; il ne voulut plus courir lui-même les risques d'un nouvel échec que pourrait lui préparer la subtilité des moyens de défense employés par les Juifs : il tint cette fois à profiter de tous les avantages de la stratégie romaine.

Il fit donc élever les aggeres encore plus haut, puis y construisit trois grandes tours de cinquante pieds de hauteur. Ces tours furent revêtues au dehors de plaques de fer, afin d'une part de les rendre plus stables par leur poids, et d'autre part de les garantir des atteintes du feu.

Il fit défendre ces tours par des arc bers et des soldats bien munis de javelots ; il y établit ses machines de guerre les plus légères et y ajouta les frondeurs les plus adroits.

Ces tours offraient ainsi le double avantage de dominer l'ennemi combattant pour la défense des murailles, par conséquent de pouvoir atteindre tous ceux qui s'y montraient, et de permettre à ceux qu'elles renfermaient de se tenir cachés derrière les créneaux où les Juifs ne pouvaient ni les apercevoir, ni les frapper.

Les assiégés firent des efforts stériles pour détruire ces nouveaux moyens d'attaque. En présence des pertes que leur firent subir les traits lancés d'en haut, ils cherchèrent bien à leur tour à se venger de ceux qui leur envoyaient la mort, mais leurs traits, lancés à la main, atteignaient à peine la hauteur des constructions romaines et venaient, impuissants, frapper les parois des tours. Ne pouvant non plus détruire ces engins bardés de fer, par le feu qui leur avait si souvent et si bien réussi, les Juifs ne tardèrent pas à abandonner les murs, se contentant d'observer tous les mouvements de l'ennemi et de repousser de toutes leurs forces chaque nouvelle tentative d'assaut.

La conduite des assiégés, dans l'extrémité où ils se trouvaient réduits, fut réellement extraordinaire et leur bravoure éclata encore une fois d'une façon indiscutable : les nouvelles dispositions prises par les Romains avaient changé complètement la situation respective des deux armées ; les légions de Vespasien recueillirent tout l'avantage d'une stratégie savante, appuyée par les machines de guerre les plus perfectionnées ; tous les jours ils firent subir des pertes considérables à leurs adversaires, mis dans l'impossibilité de les atteindre, et cependant la fermeté des Juifs ne s'amollit pas, leur ardeur resta la même et leur résistance ne fut ni moins énergique ni moins acharnée qu'au commencement du siège. Chaque fois qu'ils purent engager une action corps à corps, ils firent repentir les Romains de leur témérité, et se dédommagèrent avec furie et d'un seul coup du mal que leurs adversaires leur causaient en détail. Chaque assaut fut repoussé avec de grandes pertes pour les Romains.

Cette défense héroïque de Jotapata produisit une profonde impression dans tout le pays : les autres Juifs, enhardis par cet exemple magnifique et terrible à la fois, reprirent courage et se préparèrent, eux aussi, à secouer le joug de Rome. Ceux de Japha entre autres donnèrent le signal de la révolte.

Vespasien s'en inquiéta sérieusement : aussi résolut-il d'agir avec vigueur pour couper le mal dans sa racine ; il détacha d'abord de son armée Trajan, à la tête de deux mille fantassins et de mille cavaliers, avec ordre de marcher en toute hâte sur Japha. Trajan rencontra douze mille des Juifs de cette ville, venus pour s'opposer à son passage ; le combat ne fut pas longtemps douteux : inexpérimentés, peu habitués à la guerre, privés d'un bon chef, les Juifs se débandèrent presque sans avoir combattu, et reprirent la direction de leur ville. Seulement le lieutenant romain les poursuivit de si près qu'il entra, ses troupes pêle-mêle avec les vaincus, dans la première enceinte ; et telle fut la frayeur des habitants qu'ils fermèrent précipitamment les portes de la seconde enceinte, abandonnant ainsi leurs malheureux concitoyens à la merci des ennemis : pas un des douze mille Juifs n'échappa au massacre.

La punition de cette lâcheté ne se fit pas longtemps attendre pour Japha. Trajan, sûr désormais du succès, fit prier Vespasien de lui envoyer son fils, afin de laisser à ce jeune guerrier l'honneur de s'emparer de la place. Aussitôt après l'arrivée de Titus, les Romains, divisés en deux colonnes d'attaque, donnèrent l'assaut et entrèrent dans la ville, sans avoir rencontré une résistance sérieuse ; mais pendant six heures un combat sanglant eut lieu dans les rues ; les Romains enfin restèrent maîtres du terrain ; ils passèrent au fil de l'épée tous les hommes en état de porter les armes, et réduisirent en esclavage les femmes et les enfants.

De leur côté, les Samaritains s'étaient réunis en masse sur le Garizim, dans le but de concerter les moyens de se soustraire à la domination étrangère. Vespasien, dès qu'il eut connaissance de leurs projets, envoya contre eux le tribun Cerealis avec six cents cavaliers et trois mille fantassins ; les révoltés furent enfermés dans une contrevallation gardée avec soin ; au bout de quelques jours ils manquèrent de provisions, et le lieutenant de Vespasien les réduisit à la plus affreuse misère ; il- les força, les uns à se rendre, les autres à se tuer ; il fit massacrer impitoyablement tous ceux qui opposèrent la moindre résistance. Il en mourut onze mille six cents.

Pendant que se faisaient ces expéditions, les Romains ne cessaient de poursuivre avec vigueur les travaux du siège de Jotapata ; la ville, en dehors de toute attente, avait résisté pendant quarante-sept jours à tous leurs efforts ; la lutte avait été héroïque de part et d'autre ; les Juifs avaient supporté toutes les souffrances et défendu leurs foyers avec une ardeur patriotique dont on citerait peu d'exemples dans les annales des conquêtes de Rome. Mais tout siège conduit avec intelligence et pour lequel on dispose et de troupes suffisantes et d'engins d'attaque convenables, doit avoir une fatale issue.

Le quarante-septième jour les nouveaux ouvrages d'attaque des Romains étaient complètement achevés : les aggeres étaient partout élevés au-dessus de, la hauteur des murs de la ville et en état de fonctionner avec ensemble ; un nouvel et formidable assaut était donc imminent.

Le même jour un traître vint faciliter aux Romains leur dernière tentative. Fatigué sans doute des luttes qu'il avait dû subir et voulant se sauver des horreurs qui allaient accompagner la prise de la ville, il était parvenu à s'échapper de l'enceinte et à passer à Vespasien. Il traça au général romain le tableau fidèle de la situation : les Juifs n'étaient plus qu'en petit nombre ; les veilles continuelles et les combats incessants et meurtriers les avaient tellement épuisés, qu'ils ne pouvaient plus opposer une longue résistance. On pourrait donc les prendre par la ruse, si on voulait le tenter : tous les matins, en effet, lorsqu'ils voyaient l'attaque se ralentir après les efforts stériles de leurs ennemis et que le danger leur apparaissait moins imminent, ils profitaient de ce temps de répit pour réparer leurs forces épuisées ; les sentinelles elles-mêmes s'endormaient vers la dernière veille ! et le traître conseilla aux Romains de mettre ce moment à profit pour tenter l'invasion de la place.

Vespasien suspecta tout d'abord la bonne foi et la sincérité du transfuge ; il connaissait l'extrême fidélité des Juifs les uns envers les autres et leur peu de disposition à trahir des secrets qui intéressaient le sort de la communauté ; il en avait eu une preuve convaincante peu de jours avant cet incident. Un prisonnier juif, qui ne voulait point faire connaître la situation réelle des assiégés, avait supporté toutes les tortures ; il persista dans son silence obstiné malgré l'épreuve du feu ; il fut crucifié et railla la mort au milieu des plus horribles souffrances.

Cependant, le rapport de cet homme parut vraisemblable, et il n'y avait aucun inconvénient sérieux, aucun risque à tenter contre Jotapata un coup •de main, dans ces conditions nouvelles. Vespasien ordonna, en conséquence, de garder le traître à vue, et fit tous les préparatifs d'une suprême attaque au moment désigné comme propice.

De grand matin donc, après une nuit où les Juifs avaient été exceptionnellement harcelés, les légions s'avancent dans le plus profond 'silence jusqu'au pied des murailles ; Titus a l'honneur d'y monter le premier ; il est suivi du tribun Domitius Sabinus, et de quelques soldats de la quinzième légion ; ils égorgent d'abord les sentinelles, pénètrent sans bruit jusque dans l'intérieur de la ville ; immédiatement après eux, le tribun Sextus Cerealis et Placidus introduisent dans la place les soldats sous leurs ordres.

La citadelle est occupée, les ennemis sont au cœur de la ville, et il fait grand jour déjà qu'aucun des malheureux habitante n'a encore connaissance de la catastrophe ; brisés par la fatigue, ils se sont abandonnés à un sommeil réparateur. Quelques-uns sortent de leurs demeures, mais ne distinguent rien d'extraordinaire, à cause d'un épais brouillard qui couvre la ville, comme d'un linceul anticipé ; ils n'ont réellement conscience de leur malheur que lorsque l'armée tout entière a envahi la place ; ils se préparent à de nouveaux combats pour défendre la brèche, quand déjà ils sont au bord de la tombe.

Les Romains se remémorent tout ce que leur a fait souffrir la résistance opiniâtre des Juifs ; blessures matérielles et morales, douleur physique et honte subie, tout va être vengé à la fois ; aussi, dans leur fureur vengeresse, ils n'épargnent rien, n'ont pitié de personne, ils frappent en aveugles, et se livrent à un épouvantable massacre.

Les abords de la citadelle offrent des difficultés de terrain telles, que des malheureux qui ont encore la force de tenir leurs armes ne peuvent faire aucune résistance ; pressés les mis contre les autres dans des sentiers étroits, ou glissant sur des pentes trop raides, ils sont égorgés, précipités du haut de la citadelle par les soldats romains, qui se ruent sur leurs victimes avec une impulsion irrésistible, et les achèvent dans un horrible carnage.

Les gardes de corps de Josèphe furent bientôt convaincus que toute résistance serait vaine, stérile ; ils aimèrent mieux se donner la mort que la recevoir des mains de leurs ennemis ; ils se retirèrent donc dans la partie la plus éloignée de la ville, et là s'entre-tuèrent jusqu'au dernier ; ils prouvèrent ainsi une fois de plus et leur courage à toute épreuve, et l'immensité de leur désespoir.

Quelques-unes des sentinelles, s'apercevant de la venue des Romains, et ne pouvant plus apporter aucun obstacle à l'envahissement, se replièrent en toute hâte, et s'enfermèrent dans une des tours du nord. Ils doutaient encore du succès complet de la surprise, ils se défendirent avec acharnement dans leur nouveau refuge, espérant toujours quelque secours ; accablés par le nombre, ils demandèrent à capituler ; mais cette demande fut repoussée ; ils se livrèrent et se laissèrent dès lors tuer avec joie.

L'entrée des Romains dans Jotapata s'était accomplie sans qu'ils eussent perdu aucun des leurs ; seulement un centurion du nom d'Antonius fut mortellement frappé par un homme indigne de sa pitié, et dans des circonstances qui, quelque blâmables qu'elles puissent être, prouvent encore une fois toute la haine des Juifs contre les dominateurs, et tout leur dédain de la vie. Un de ces malheureux retiré dans une des nombreuses cavernes creusées sous le sol, demanda à Antonins sa main, d'abord comme gage qu'il aurait la vie sauve, ensuite aussi pour remonter plus facilement hors du puits ; le centurion s'avança sans méfiance, et pendant qu'il aidait le prisonnier, celui-ci lui enfonça son javelot dans l'aine, et l'étendit mort devant lui.

Les Romains, de leur côté, ne mirent aucune limite, aucun frein à leur vengeance ; ils ne se bornèrent pas, dans l'effervescence de la victoire, à massacrer, pendant la première journée, tous ceux qu'ils découvrirent, mais pendant plusieurs jours de suite, et alors déjà que leur ardeur bouillante devait être attiédie par tant de sang versé, ils fouillèrent toutes les retraites et mirent à mort tous ceux qui leur tombaient sous la main ; ils ne tinrent aucun compte de l'âge, et n'épargnèrent absolument que les femmes et les enfants ; ils en réunirent douze cents, qu'ils réduisirent en esclavage.

Un fait des plus remarquables est consigné par l'historien. Ne voulant laisser aucune trace d'un siège qui avait coûté tant de peine aux Romains, et tenant à faire disparaître jusqu'au dernier vestige de la défense si héroïque et si glorieuse des Juifs, Vespasien ordonna la destruction complète de la ville, et fit mettre le feu aussi bien aux ouvrages de défense qu'à ceux d'attaque.

L'ordre du général romain a dû être exécuté avec un soin scrupuleux, car rien n'indique de nos jours, sur le terrain où se trouvait jadis Jotapata, l'existence ni d'une ville importante, ni des formidables ouvrages élevés tant par les assiégés que par les assiégeants.

La prise de cette cité eut lieu dans la treizième année du règne de Néron, le premier jour du mois de Panemus (1er juillet 67).

Vespasien toutefois, quoique maître de la ville, n'avait pas atteint complètement son but ; l'œuvre du conquérant restait inachevée tant que Josèphe n'était pas en son pouvoir ; mort ou vif, il fallait le découvrir ; car le chef des Juifs vivant et libre serait un danger continuel que le général romain ne voulait point laisser subsister. On le chercha donc partout, même parmi les morts.

Or, Josèphe, profitant du désordre général inséparable de la prise de la ville, surtout dans les circonstances où elle s'était produite, Josèphe avait eu le bonheur de passer inaperçu au milieu des ennemis et de pouvoir descendre dans un puits, dont le fond se trouvait en communication avec une caverne spacieuse ; l'ouverture de la galerie conduisant à la caverne, dissimulée au fond du puits, était invisible pour ceux qui venaient examiner cette excavation d'en haut.

En entrant dans ce réduit, Josèphe y trouva une quarantaine de Juifs, réfugiés comme lui, dans ce souterrain, avec l'espoir d'y rester cachés, et d'échapper de cette manière à la vengeance des Romains ; ils avaient eu la précaution de se munir de provisions, et restèrent dans leur situation anxieuse deux jours consécutifs, n'osant se risquer au dehors que la nuit, et seulement pour se rendre compte de la position et des mouvements de l'ennemi. La troisième nuit, une femme qui était sortie de la caverne, ayant été surprise et arrêtée, dénonça la retraite des Juifs, et signala la présence, de Josèphe parmi eux.

Vespasien lui dépêcha aussitôt deux tribuns, Paulinus et Gallicanus, avec la promesse qu'il aurait la vie sauve, s'il voulait se rendre. Josèphe refusa dans la crainte que Vespasien, voulant se venger du mal qu'il avait fait aux Romains, ne tînt pas sa parole, et ne le livrât au supplice dès qu'il serait en son pouvoir. Vespasien lui envoya un autre tribun, Nicanor, connu personnellement de Josèphe ; il porta à ce dernier de nouvelles paroles de pardon et le renouvellement de la première assurance donnée par le vainqueur ; Josèphe hésita encore, et les soldats romains, irrités de cette résistance injurieuse, voulaient jeter du feu au fond du puits, et étouffer ainsi tous ceux qui étaient renfermés dans le souterrain. Vespasien les retint, tant était grand son désir d'avoir le chef des Juifs vivant entre ses mains. Nicanor insista donc avec force, et parvint à convaincre le captif.

Mais hélas ! cette résolution de se rendre lui fit courir un danger plus grand que tous ceux qu'il avait eus à redouter jusque-là ; ceux qui se trouvaient avec lui dans la caverne l'environnèrent aussitôt d'un air menaçant, lui reprochèrent de tenir plus à la vie qu'à l'honneur et à la liberté, d'oublier les lois de son pays et la haine qu'il avait jurée aux ennemis de sa religion et de sa patrie. Ils étaient résolus à se donner la mort plutôt que de devenir esclaves, et ils annoncèrent nettement leur intention de sacrifier Josèphe avec eux, en le tuant comme lâche et traître.

Dans cette extrémité, Josèphe eut recours à toute sa finesse, à toute son habileté :

Ce serait une folie véritable, dit-il, de vous donner la mort, lorsque vos propres ennemis veulent vous sauver la vie ; pourquoi séparer le corps de l'âme, quand la nature les a si fortement unis ? L'instinct de la vie est inné chez tous les animaux ; ils se défendent, ils combattent pour l conserver ; c'est offenser Dieu que d'aller à l'encontre de ce sentiment : plutôt mourir que de devenir esclaves, dites-vous, mais l'esclavage n'est-il pas préférable à l'état où nous nous trouvons ? N'offensons pas Dieu par une action qui serait digne de sa colère, espérons dans la clémence des Romains ; et alors même qu'elle ne s'exercerait pas à notre égard, ne serait-il pas plus beau de mourir de leurs mains, comme prisonniers, que de commettre une action lâche au fond, car c'est uniquement la crainte des supplices qui nous porterait à nous frapper nous- mêmes ?

Ces arguments n'eurent aucun succès auprès des Juifs ; loin de les déterminer à renoncer à leur projet, les paroles de leur chef les irritèrent davantage ; ils se précipitèrent sur lui, l'épée à la main. Calmant l'un par des paroles, l'autre avec le geste en détournant ses coups, Josèphe conserva son sang-froid, et, au milieu même du péril, il trouva un nouveau stratagème pour prolonger son existence, et se sauver peut-être.

Mourons, puisque vous le voulez, dit-il, mais du moins n'offensons pas Dieu, en nous tuant nous-mêmes. Tirons au sort pour savoir quel sera le premier qui recevra la mort de celui que le sort désignera après lui ; et ainsi de suite jusqu'au dernier survivant qui sera du moins seul à se frapper.

Le projet fut accepté avec enthousiasme ; on tira au sort, et le massacre commença. Le hasard ou la volonté particulière de Dieu, dit l'historien, voulut que Josèphe restât le dernier avec un autre Juif, qu'il n'eut pas de peine à convaincre, en lui promettant la vie sauve, et qui renonça avec lui à la mort.

Josèphe se rendit donc à Nicanor, qui le mena au général romain. Il y eut quelque chose de vraiment extraordinaire dans la manière dont le chef des Juifs échappa, et au ressentiment des Romains et aux dangers qu'il courut au milieu de ses compagnons ; pendant qu'il cheminait pour arriver jusqu'à Vespasien, les soldats. se précipitèrent au-devant de lui, les uns pour le voir de plus près, les autres menaçant de le tuer pour le punir des souffrances qu'il leur avait fait endurer et pour. venger ceux des Romains qui étaient tombés pendant ce siège si long et si difficile.

Josèphe cependant inspira une grande commisération à Titus : ce jeune guerrier, à idées généreuses comme le sont généralement celles de la jeunesse, éprouva une véritable sympathie pour le chef qui avait su faire une aussi grande résistance aux ennemis de sa patrie ; il prit en pitié l'homme que la mauvaise fortune venait de faire captif et de réduire, de Maître qu'il était, à l'état d'esclave ; ces sentiments bienveillants ne tardèrent pas à être partagés par Vespasien lui-même et par les autres chefs de l'armée romaine.

Dès lors Josèphe suivit les légions conquérantes dans tous leurs autres combats ; il fut soigneusement gardé à vue, mais toujours traité avec les plus grands ménagements.

 

CONCLUSION.

Tel est le récit du siège mémorable et de la prise de Jotapata par les Romains, fait d'armes qui forme comme la première étape sanglante sur la voie douloureuse dont l'issue, après bien d'autres luttes, fut la perte de la nationalité, de l'autonomie des Juifs.

L'histoire écrite par Josèphe, en ce qui concerne ce siège, présente tous les caractères de la vérité ; elle est entourée des garanties nécessaires pour que, dans sa généralité, on puisse l'accepter sans grande discussion.

Il faut tenir compte seulement de ce fait, qu'elle a été écrite pendant que l'historien, devenu prisonnier, était favorisé de toutes les sympathies des Romains, et en conclure que, si son récit pouvait s'écarter en quelques endroits de la plus stricte impartialité, l'écart n'a jamais lieu au détriment de ses nouveaux amis.

Les faits généraux, la marche courante du siège, ses principaux incidents doivent donc être admis sans contestation ; les contemporains de ces actes, les guerriers qui y avaient participé existaient encore en grand nombre quand le livre de Josèphe fut écrit ; il n'eût donc pas osé fausser l'histoire, certain qu'il devait être à l'avance de provoquer des contradictions et des protestations qui eussent enlevé toute valeur à son écrit et l'eussent forcé à des rétractations.

Seulement, si le contrôle des combattants romains pouvait s'exercer librement, il n'en était malheureusement pas de même de celui des compatriotes, des coreligionnaires de l'écrivain ; tous les défenseurs de Jotapata n'ont-ils pas été massacrés ou ne se sont-ils pas détruits eux-mêmes ?

Aussi, tout en acceptant sans réserve la généralité des faits, éprouve-t-on quelques scrupules et certains doutes, lorsqu'on s'arrête à des détails pour lesquels l'auteur est lui-même en cause, et involontairement on arrive à constater sa tendance incessante à se mettre personnellement en évidence, et à se faire la part trop belle devant la postérité. Sans doute, il fait connaître les noms de trois de ses malheureux compatriotes qui se sont illustrés par des actions d'éclat ; mais que de fois Josèphe lui-même est-il cité dans l'histoire de cette grande guerre, et peut-on raisonnablement admettre que tous les moyens si divers de résister aux Romains aient été trouvés et appliqués par lui, sans le concours d'aucun autre Juif ?

Ainsi, pour ne citer qu'un exemple : le sort le désigne, lors « du premier assaut de la brèche, à occuper une place au premier rang des défenseurs de la muraille, et tandis qu'il y résiste à l'impétueuse attaque des cavaliers romains et qu'il s'y couvre de la gloire du soldat, il trouve moyen, en général expérimenté et rusé, de faire réunir toute l'huile de la place, de la faire bouillir et de la faire servir à jeter l'épouvante et la mort dans les rangs de l'ennemi.

Il faut tenir grand compte de ces exagérations du mérite personnel de l'auteur, et on doit les regretter d'autant plus que, tout le dit dans la conduite tenue par les Romains envers le vaincu, notre historien devait être en réalité un homme remarquable pour son temps.

Josèphe ne se borne pas à faire le récit du siège que nous venons de remettre en lumière ; il raconte toute la guerre des Juifs et des Romains. Mais la suite de l'histoire change complètement de caractère : d'autres auront à le faire ressortir en détail[5], nous n'avons qu'à l'indiquer d'une manière générale ; mais un fait frappe de la façon la plus évidente : à partir du jour où il fut accueilli avec faveur dans le commerce des chefs romains, Josèphe n'a plus que de l'admiration pour ses anciens ennemis ; il exalte leur valeur, leur courage, leur caractère ; il approuve, il applaudit à tous leurs actes, il dit bien dans sa préface que son unique but en écrivant l'histoire de cette guerre est de rétablir les faits tels qu'ils se sont passés, sans vouloir flatter les Romains, tout au contraire de ceux qui avaient décrit cette guerre par flatterie des Romains et par haine des Juifs ; mais le récit lui-même est en opposition constante avec ce beau programme ; après Jotapata il n'a plus que des éloges pour ses nouveaux amis ; ses concitoyens, ses coreligionnaires deviennent à ses yeux les hommes les plus méprisables ;.la force des choses l'amènera bien parfois à rendre hommage à leur courage, à leur résistance héroïque ; ce qu'il cherchera à ternir, ce qu'il calomniera, c'est le caractère même de la nation ; les Juifs deviennent, pour le favori des Romains, des voleurs, des brigands, des assassins, et les sympathies de l'ancien défenseur de Jotapata sont exclusivement acquises à ceux qui, envahissant son pays, viennent fouler aux pieds les lois et les traditions de ses ancêtres, souiller les foyers de ses compatriotes, brûler leur temple et détruire jusqu'à leur nationalité !

Que de motifs cependant n'aurait pas eus Josèphe de se montrer plus équitable ?

L'histoire, en effet, n'offre aucun exemple plus remarquable de patriotisme que celui donné par les Juifs ; jamais une nationalité n'est tombée plus dignement. Le spectacle de la résistance de ce peuple est vraiment grandiose, et on ne visite pas sans une profonde émotion ces lieux historiques où une population entière, plutôt que de se laisser subjuguer par l'étranger, se fait détruire et se détruit elle-même jusqu'au dernier homme. Fidèles à eux-mêmes, et fidèles à leur patrie, ils bravent les Romains jusqu'à la mort ; et si leurs murailles tombent en ruines, ils ont au moins arrosé leur sol du sang de l'envahisseur et vengé ainsi la profanation autant qu'il était en eux.

Dans quelles conditions acceptèrent-ils et soutinrent-ils la lutte ? — Représentons-nous exactement la situation.

Les légions romaines arrivent en grand nombre ; elles sont bien armées, pourvues de tout un attirail guerrier qui est à lui seul un sujet d'épouvante ; elles ont pour chefs les capitaines les plus illustres, les plus expérimentés. Supposez que, par des efforts surhumains, on parvienne à arrêter les aigles triomphantes, à vaincre des légions jusqu'alors invincibles, Rome n'est-elle pas toujours là avec les ressources immenses que lui donne son empire sur une grande partie du monde, et le triomphe d'un jour sur les armées romaines ne serait-il pas puni au décuple ? Ce n'est donc pas à proprement parler une guerre qu'on aura à subir, c'est à une extermination complète qu'on doit s'attendre ; il n'y a de salut que dans la soumission, dans la sujétion.

La sujétion ! à ce mot les Juifs se redressèrent terribles, et la lutte fut glorieuse pour eux ; ils ne perdirent pas seulement leurs institutions et leur autonomie, ils disparurent eux-mêmes avec elles ; ils périrent écrasés par le nombre ; mais ils périrent en hommes libres, et le joug romain ne blessa pas leurs fières épaules. Ils tombèrent, mais l'impartiale histoire constate qu'ils tombèrent noblement, grandement, et que le souvenir de leur nationalité doit être entouré d'un pieux respect.

 

FIN DE L'OUVRAGE.

 

 

 



[1] L'Angleterre de nos jours.

[2] Il résulte de cette donnée que le point de départ de Vespasien pour se rendre devant Jotapata devait être éloigné de cette ville d'au moins 12 lieues ; d'où la conséquence que la Gadara précitée devait être celle dont on trouve les restes à Omm-Keis. La nécessité de détruire une des métropoles de la Pérée peut seule expliquer ce mouvement de l'armée romaine, laissant derrière elle des places telles que Jotapata, Tibérias, Tarichées, etc.

[3] La même faute, tenant à la fougue des assaillants, a été naguère commise devant Zaatcha, misérable bicoque du désert algérien.

[4] L'amah ou coudée hébraïque = 0m,525 ; la nouvelle muraille, s'il s'agit réellement de coudées entières dans le récit de Josèphe, aurait donc eu 40m,50 d'élévation au-dessus des murs primitifs de la forteresse. Il y a là une exagération évidente.

[5] Entre autres M. de Saulcy, dans un grand travail qu'il prépare en ce moment sur le siège de Jérusalem, travail qu'il publiera d'ici à peu de temps.