La conspiration de juillet datait, comme je l’ai dit, du serment fait à Londres par le comte d’Artois, de rétablir les jésuites s’il devenait roi. A son avènement il avait renouvelé ce serment. Celui d’anéantir la Charte et de replacer la France sous le bon plaisir de l’ancien régime datait solennellement du sacre de Reims, où Charles X jura le parjure de son règne. Depuis cette époque, il ne perdit pas de vue un seul moment le but de ses engagements criminels. Charles avait cru, et avec raison, trouver dans le ministère déplorable, dont il venait d’hériter, l’instrument convenable à l’exécution de ses desseins ; mais il n’avait pas pu prévoir que l’opposition, qui ne comptait alors qu’une vingtaine d’organes à la Chambre élective, trouverait, dans les fraudes électorales ourdies contre elle, un principe fécond de recrutement, et finirait, toute dédaignée qu’elle était par la cour, par se renforcer d’une défection royaliste et par renverser le ministère tout puissant. Charles X, voyant alors son parti débordé par l’invasion libérale, chercha à endormir, à-tromper l’opposition par le ministère Martignac, qu’il trompa également pendant dix-huit mois ; car, dès la chute du précédent, il en avait choisi un autre. Pressé enfin de terminer ce que depuis Coblentz, y compris l’Empire, il appelait la révolution 3 le roi de l’émigration fit perdre exprès à son conseil, en retirant brusquement la loi communale, la grande bataille de la session ; alors le champ lui devint libre pour livrer celle de la monarchie, et le prince de Polignac revint de Londres sous les auspices de Wellington, prédestiné qu’il était à consommer le vœu de Charles X au maître-autel de Reims. Depuis lors, le complot fut conduit par le roi tout seul comme une œuvre dramatique régulière. L’unité de temps y fut même observée, car une année n’est qu’un jour dans la vie d’une dynastie, dans l’histoire d’une nation. Le premier acte, qui exposait le sujet, fut le ministère Polignac ; le second, la dissolution delà Chambre avant sa convocation ; le troisième, l’expédition d’Alger ; le quatrième, la publication des ordonnances ; quant au cinquième, le dénouement fut imprévu. La combinaison de. Charles échoua : au lieu de la royauté, ce fut la liberté qui triompha, et son palais servit de théâtre à la révolution dont il avait juré la ruine. Plusieurs conseils de cabinet avaient eu lieu coup sur coup les jours précédents. Paris, éveillé par des demi-confidences, la cour impatiente et inquiète du succès, étaient également affectés d’une secrète agitation. La victoire électorale avait fait de l’opposition une véritable puissance, et la légitimité n’avait rien gagné aux trophées d’Alger, que l’opinion interprétait en ennemie décidée à tenter une autre victoire. D’un autre côté, Charles X s’efforçait de faire passer toute son irritation dans l’âme de chacun de ses ministres et de les déterminer à brusquer le coup d’Etat qu’il attendait vainement depuis tant d’années. On assure que le 23, M. de Peyronnet, mieux avisé que ses collègues, leur dit : Messieurs, ce n’est pas d’un changement de système dont il s’agit, mais d’un changement de dynastie. Le rapport avait été fait par M. de Chantelauze ; on remit au-lendemain la signature des ordonnances. Le roi, dont la ténacité ne se démentit pas un seul instant, informé de l’espèce d’incertitude que les paroles de M. de Peyronnet avaient pu laisser dans l’esprit do ses collègues, arriva au conseil, resta debout comme un maître qui ne permet pas la discussion, et dit : Signez y messieurs y et l’on signa. Tel fut le début du nouveau règne que ce prince voulait donner à la France. Peu de jours auparavant, la Dauphine s’était montrée si effrayée de ce qui se préparait que le roi lui ordonna de voyager dans l’intérieur ; mais avant de partir, cette princesse, en prenant congé du roi, s’était jetée à ses pieds et lui avait dit : Sire, vous savez combien notre famille a été malheureuse dans toutes les entreprises qu'elle a faites contre la Révolution ; veuillez, au nom de tant de souvenirs si cruels, renoncer à vos projets. Mais Charles s’était montré inflexible aux larmes de la princesse, et lui avait répondu : Ma fille, je sais ce que j’ai à faire, et ma résolution est inébranlable. Le rapport de M. de Chantelauze était un long acte d’accusation contre la Charte et contre la liberté ; il était basé sur ce singulier problème : Il faut sortir de la Charte pour y rentrer. La nation n’était pas assez souple pour se prêter à cette expérience, ni le ministère assez fort, assez puissant pour donner raison à cet étrange paradoxe. Les ordonnances parurent, et elles suffirent à elles seules pour éclairer la conscience nationale. La première détruisait la liberté de la presse ; elle était l’œuvre de M. de Chantelauze. La seconde dissolvait la Chambre non convoquée. Comme ce n’était qu’un acte brutal du pouvoir, elle fut l’ouvrage du roi tout seul. La troisième bouleversait tout le système électoral : M. de Peyronnet en était l’auteur ; c’était de sa part une affaire de représailles. Il ne manquait plus à la conspiration que l’excitation à la guerre civile : ce dernier crime ne devait pas se foire attendre. Charles X avait trouvé l’homme fatal ; il avait également sondé d’une manière hardie toutes les profondeurs de l’attentat qu’il allait commettre ; des tables de proscription contre des députés et des écrivains politiques avaient été dressées et remplies ; ils devaient seulement être reconnus et exécutés prévôtalement. Le 25 juillet, le duc de Raguse était nommé commandant de Paris et des troupes ; sa mission était d’établir par la force des baïonnettes le régime des ordonnances. Le général Belliard et un autre ami se rendirent près de lui et le conjurèrent de saisir cette occasion d’absoudre la trahison de Paris et de Napoléon par le salut de Paris et de la France. Marmont fut inébranlable. Charles avait le privilège de convertir en rocher ceux qu’il touchait. Belliard était cependant un témoin de 1814 que Marmont devait écouter, et il fut indigné d’entendre sortir de sa bouche les mots de fidélité à son serment. Tout était préparé de longue main : depuis longtemps les casernes de la garde royale étaient travaillées par des officiers dévoués dans le sens de l’appel à la force, à la valeur, à la loyauté du soldat contre les libéraux, qui méprisaient leur drapeau et menaçaient chaque jour la dynastie. Le 20, des ordres confidentiels avaient été envoyés aux différents corps pour se porter contre les attroupements que l’on allait provoquer. Rien n’avait échappé au conspirateur parjure, qui, au nom de saint Louis et de Henri IV, avait froidement organisé la trahison de la loi et le massacre de ses sujets. Le 26, le Moniteur produisit sur la population le même effet qu’avait produit celui qui publia les premières proscriptions de la terreur. Vingt mille ouvriers d’imprimerie et de librairie se trouvèrent tout à coup sans pain, eux et leurs familles. Le désespoir se grava sur leur front avec les traits de la famine. Un cri universel de détresse sortit de leurs rangs comme d’un vaisseau qui sombre sous voiles. La douleur de cette masse d’artisans fut électrique : elle se communiqua aux autres masses d’ouvriers ; dans la classe des travailleurs, où existe l’esprit d’association, la cause est bientôt commune et la compassion naturelle. Des rassemblements sans ordre et encore sans but réunirent la classe ouvrière de la capitale dans les rues, sur les places, au Palais-Royal ; mais, encore sous l’empire de la stupeur, ils avaient été facilement dissipés par les gendarmes et les patrouilles de la ligne. Cependant une énergique protestation, signée par cinquante rédacteurs de tous les journaux de l’opposition, commença l’instruction politique du peuple. Elle lui démontra que la dissolution de la Chambre, sans convocation préalable, était illégale ; que l’ordonnance contre la presse était une violation manifeste de la Charte, ainsi que celle qui détruisait le régime électoral, établi par une loi, et que la résistance légale était de droit. Cette doctrine, qui était loin d’être révolutionnaire, reçut encore un nouvel appui de la détermination prise parles banquiers, les négocions, les industriels, de cesser les escomptes, de fermer les comptoirs et les ateliers. Alors tous les artisans, tous les ouvriers comprirent que la loi elle-même leur commandait l’insurrection. Une conférence politique sur le danger public avait lieu, dans l’après-midi, chez l’honorable député de Paris M. Alexandre de Laborde, où plusieurs de ses collègues s’étaient réunis. Mais la population n’était pas encore, le 26 au soir, suffisamment remuée pour rien entreprendre ; elle semblait attendre de la journée suivante un autre signal que des violations de principes ou des refoulements brutalement opérés par des soldats. Le 27, au point du jour, les maisons sont désertes, et les rues occupées par une foule tumultueuse ; ses flots se poussaient indistinctement dans toutes les directions, se grossissaient les uns des autres, et hissaient échapper de ces voix rares et orageuses qui annoncent la tempête populaire. Sans armes encore, les faubourgs descendirent spontanément, et se portèrent, par la pente naturelle des insurrections et des habitudes parisiennes, sur le centre de la capitale. Le quartier Saint-Roch vil se confondre, s’unir, se fédérer, par le sentiment d’une commune haine contre l’ennemi commun, les ouvriers de tous les quartiers. Le Palais-Royal retrouva ses orateurs, ses lecteurs populaires. Les anciens de la révolution, mêlés dans les groupes, leur parlaient avec orgueil de ( leurs jeunes années et de ces hauts faits révolutionnaires sortis des mêmes lieux, des mêmes hommes ; grands crimes, grandes actions qui avaient renversé les trônes et l’aristocratie, et donné la liberté ù la France. A ces vieux récits des témoins, des acteurs de ces scènes fameuses, les jeunes esprits du peuple s’enflammaient. Les vieillards de la révolution étaient de plus énergiquement frappés de la coïncidence, à ce même jour, de ses deux plus notables anniversaires ; l’un, celui du traité de Pillnitz, le 27 juillet 1791, qui leur retraçait la cause ancienne du parjure actuel de Charles X ; l’autre, celui de la chute de Robespierre, le 27 juillet 1794, qui leur prophétisait celle du chef de la seconde terreur. La foule, où s’étaient mêlés de jeunes avocats, des étudiants, des élèves de toutes les écoles, recueillait avec enthousiasme les paroles de ces nouveaux doctrinaires, et, par son tumulte favorable, les reportait aux temps si chers encore à leurs souvenirs. De tous côtés s’élevèrent de chaleureux improvisateurs. Les tribunes à ciel ouvert, les feuilles publiques reprirent le rôle qu’elles avaient joué avec tant de succès depuis 98 jusqu’au Directoire. On s’arrachait les journaux ; ils étaient lus, déclamés par les voix les plus retentissantes, et causaient de ces indicibles émotions qui trahissent soudain l’âme d’un peuple. Le National, le Temps, avaient été envahis par les sbires de Mangin ; ils avaient opposé à ses violences et inspiré aux Parisiens cette résistance légale qui était la raison d’État du moment et qui devint le caractère de la révolution naissante. Ce sentiment généreux était subitement descendu dans les classes les plus obscures. Les journalistes du temps avaient refusé d’ouvrir leurs demeures aux sommations extra-légales de la police, et les serruriers du quartier, requis par elle, avaient refusé de forcer les portes, parce que le domicile du citoyen est inviolable. Mangin dut alors envoyer, pour consommer cet infâme exploit, le misérable qui rivait les fers des galériens. Le suppôt fut digne de son chef. Le siège des bureaux du Temps avait duré sept heures, en présence de la multitude indignée. D’autres exécuteurs avaient brisé les presses du National ; celles du Figaro, du Journal du Commerce avaient été saisies et mises sous le scellé de l’inquisiteur Mangin, qui, ainsi que le plébicide Marmont, recevait directement les ordres du prince de Polignac. Mais les colonnes de ces feuilles, échappées aux saisies de Mangin, prêchaient éloquemment au peuple la justice de sa cause ; huit mille exemplaires du National, répandus dans Paris, réclamèrent de toutes les classes de la société le dévouement à l’empire de la loi et la résistance à l’oppression du trône. Il y avait assez long-temps que l’on conspirait dans la rue ; le temps d’y combattre allait arriver. Le peuple ne savait plus que faire de ses émotions ; il était impatient de les satisfaire. Il voyait de tous côtés les troupes circuler par gros détachements, et il lui était facile de juger qu’elles ne cherchaient que l’occasion de sévir contre les citoyens. Ceux-ci reconnaissaient d’ailleurs dans les rues ces mêmes agents de la policé de Mangin qui les avaient tant de fois provoqués et livrés aux armes des soldats. Le prince de Polignac cependant revenait de Saint-Cloud, où il était allé prendre l’ordre de la guerre civile. Aussi, à trois heures, le duc de Raguse ordonna une attaque générale sur le Palais-Royal et les faubourgs Saint-Jacques et Saint-Antoine. Le peuple, qui ne songeait pas à attaquer, le peuple, toujours sans armes, fut indignement sabré et fusillé dans les rues de Richelieu et Saint-Honoré. Dans celle-ci une malheureuse femme fut frappée à mort à la porte de sa maison ; un ouvrier saisit son corps tout sanglant, le porta dans la rue, et le déposa place des Victoires, aux pieds de la statue de Louis XIV, où le cadavre reçut le serment des vengeances ; on le jurait aussi sur un autre cadavre à la place de la Bourse. Le corps-de-garde de la gendarmerie venait d’y être incendié. Paris retentit tout à coup de ce cri terrible : Aux armes ! de cet autre : Vive la liberté ! Ces deux acclamations remettaient soudain en regard les deux plus redoutables éléments de la révolution française. Résumée, ressuscitée par ces deux mots magiques et vengeurs, elle reparut tout entière menaçante, déchaînée, et le drapeau noir flotta sur la foule. Dans le faubourg Saint-Antoine, on se ralliait déjà au drapeau tricolore, qui reçut les charges meurtrières des cuirassiers, et tomba rougi du sang de citoyens sans défense. Beaucoup de jeunes gens des écoles étaient descendus des faubourgs avec les ouvriers qui avaient été repoussés du Palais-Royal ; chacun s’était armé de tout ce que sa main avait pu saisir, perches, pavés, bâtons, couteaux, outils, instruments de ménage, débris de gouttières, débris des canaux de fonte, balcons des fenêtres, tout devint l’arme du moment. Pressés, décimés qu’ils étaient par le fer et le feu des soldats, ils n’avaient pu chercher d’autres armes. La force, la valeur, le désespoir, la vengeance, suppléaient à leur inégalité. Bientôt quelques coups de pistolet partirent des rangs populaires ; bientôt les armuriers ouvrirent leurs arsenaux à cette défense héroïque, toute nationale ; et les sabres, les épées, les fusils, les pistolets, les armes de guerre, de luxe ou de plaisir, brillèrent dans les mains belliqueuses des artisans. Nous vous les rendrons, dirent-ils aux armuriers, nous vous les rendrons quand nous vous aurons vengés. Deux jours après, ils étaient vainqueurs et rapportèrent les armes. A peine armés, ils se précipitèrent sur les troupes royales, et terminèrent la journée par de sanglantes représailles. Cependant, au milieu de ce tumulte sublime d’un peuple qui s’est levé pour s’affranchir par les armes, une assemblée de députés, de notables, avait lieu chez M. Casimir Perrier, et fut transportée le lendemain chez M. Audry de Puyraveau, dont la maison présentait plus de sécurité contre les proscriptions royales. On agitait dans ces réunions la question du salut public, mais uniquement par le retrait des ordonnances et le renvoi des ministres. Le peuple mitraillé, sans pain, sans travail, avait déjà résolu une réparation plus complète. Il se battait aux cris de : vive la Charte, comme jadis aux cris de vive Napoléon. Mais, couvert de son sang et de celui de ses compatriotes, il avait dû prononcer un arrêt plus terrible, celui de la vengeance sans appel, de la liberté sans phrase. Quant au prince de Polignac, il n’avait pas perdu sa journée. Le roi lui avait donné carte blanche pour la guerre de Paris. Sur sa demande, un juge d’instruction lui avait délivré une quarantaine de mandats d’arrestation contre les hommes les plus influents, et il déclara le soir à son salon que Paris était mis en état de siège. Ainsi la justice par cours prévôt aies et le gouvernement par ordonnances composaient le système intérieur de la France ! Telle était la raison d’Etat d’un vieux roi. Son digne ministre réunissait les attributions du ministre de la guerre depuis l’absence de Bourmont. Il était dans son hôtel, comme dans une place forte, entouré de régiments de la garde et d’une artillerie nombreuse, réunissant en lui seul tous les pouvoirs, ayant pour instruments Marmont et Mangin, et jurant par le roi qui jurait par lui : couple fatal, uni depuis quarante années pour la ruine do la France ! Le 28, l’aurore trouva debout la vengeance parisienne. La ville s’était levée aux cris de : Haine à la royauté, mort à Charles X. Le gouvernement, la royauté, de leur côté, n’avaient plus d’autre pensée que la mise en état de siège de la capitale. Le prince de Polignac l’ordonnait, le duc de Raguse l’exécutait à la tête de 18.000 hommes et d’une artillerie formidable. Les ministres avaient fermé leurs bureaux, et ne se croyaient plus responsables. Les tribunaux civils et de commerce avaient seuls conservé les lois au peuple, qui combattait pour elles. Ils s’honorèrent par de généreuses délibérations et des jugements qui flétrissaient le pouvoir. La magistrature était donc le seul pouvoir reconnu du peuple. Ainsi de la part de la cour, de la part de ce roi qui trônait à Saint-Cloud au milieu de 12.000 hommes, il n’y avait qu’un décret d’extermination. II en était de môme du côté du peuple, qui commença l’exécution de la monarchie sur tout ce qui dans Paris offrait aux regards les insignes de la royauté et les armes des Bourbons. Cette guerre aux images donna par sa vigueur l’idée de celle que l’on allait faire à ceux à qui elles étaient consacrées. Des artistes en tous genres faisaient disparaître des boutiques, ou des monuments, ou des réverbères, ou des inscriptions, tout ce qui avait trait à la dynastie. La nuit avait été employée à s’armer, à fondre en balles les gouttières des maisons, à confectionner des cartouches, à nettoyer des armes ; les femmes, les en-fans, les vieillards élevaient dans toutes les rues des barricades avec des pavés, des tonneaux, des charrettes, et le surplus des pavés était transporté sur les toits et dans les étages des maisons avec tout ce que l’on pouvait trouver de plus meurtrier contre les troupes royales. Les portes Saint-Denis et Saint-Martin, converties en forteresses, étaient garnies d’intrépides assaillants qui les avaient couvertes de projectiles de toute nature. Le jour de la grande guerre était arrivé. Paris, à peu près armé, ne songeait qu’à attaquer et non plus à se défendre. Sur la rive gauche de la Seine, devait être décidée la lutte qui allait mesurer le peuple de Paris armé avec les soldats royaux. On doit le dire, le 5 e de ligne avait donné, dès la veille, par la langueur et l’incertitude de son feu, un témoignage non suspect de sa répugnance pour cette guerre impie. Il n’avait pas tiré où il pouvait, comme l’avait ordonné le chef du conseil, mais où il voulait, et les combattants de la rue Saint-Honoré ne l’avaient pas oublié. Les drapeaux tricolores flottaient dans toutes les rues, au-dessus de chaque bataillon, qui se composait en marchant, d’abord des voisins, ensuite des habitants des rues qu’il traversait. Les chefs de ces troupes s’improvisaient, ou d’eux-mêmes, en criant : En avant, marche ! ou par le choix des citoyens. Une résolution inébranlable de se délivrer à tout prix de la tyrannie recruta toute cette armée parisienne. Hier, il n’y avait dans les rues que les artisans, les étudiants et des curieux ; aujourd’hui, ce sont toujours les artisans, les étudiants et les curieux de la veille ; mais ceux-ci, propriétaires, marchands, banquiers, magistrats, élèves de l’École polytechnique, de celles de Médecine, de Droit, d’Alfort, anciens officiers, voyageurs, étrangers, tous ont pris les armes ou vont les enlever aux ennemis. On vit les enfants se glisser courageusement dans les rangs des soldats et leur dérober leurs cartouches. Des masses flottantes d’habitants de tout sexe, de tout âge, circulent dans les rues, sur les boulevards, et accueillent, poursuivent par les cris de vive la Charte ! vive la liberté ! à bas Charles X ! les troupes en marche vers leurs positions. Aucune provocation, aucun outrage ne semblent à ces acclamations qui, chemin faisant, ébranlent, éclairent la fidélité passive des soldats. Le matin, le duc de Raguse dut sentir tout son danger Que pouvaient faire les dix-huit mille hommes bloqués, assaillis de tous côtés par toute la population ? Réduit déjà par cela seul à la défensive, il fut obligé de renfermer ses troupes entre les boulevards intérieurs, la rue Saint-Antoine, les quais de la rive droite et la place Louis XV. Dans cette enceinte sont deux points culminants, et dès long-temps rivaux, dont la double possession doit seule assurer la victoire au peuple, l’Hôtel-de-Ville et le château des Tuileries. Ces deux monuments ont été les témoins, les acteurs des plus graves événements de notre révolution : l’un a condamné la royauté, l’autre l’a vu mourir. Le peuple sait donc par quelle conquête il doit commencer ; son choix lui est donné par sa propre mémoire : c’est toujours de l’Hôtel-de-Ville qu’une révolution marche au château. D’ailleurs l’Hôtel-de-Ville est la capitale politique des Parisiens, comme le château est celle de la cour. L’attaque de l’Hôtel-de-Ville est résolue. Une troupe d’ouvriers sans armes de guerre débouche des halles sur la place du Châtelet, s’empare du corps-de-garde des gendarmes, s’en partage les fusils, les sabres, et poursuit sa course vers la place de Grève. La gendarmerie occupe l’Hôtel-de-Ville : placée sur ses degrés, elle en défend l’entrée avec avantage. Les patriotes ont bientôt épuisé leurs rares munitions, leurs poches sont vides, mais la baïonnette, le sabre, les piques leur sont restés. Us s’élancent sous le feu des gendarmes, les renversent et les épargnent. L’Hôtel-de-Ville est la première conquête de la révolution de juillet ; mais un fort détachement de la garde paraît tout à coup et attaque les vainqueurs : ceux-ci, grossis de citoyens accourus des rues voisines, soutenus aussi par la guerre des fenêtres et des toits, ont repoussé les troupes royales. Dans leur retraite, elles sont encore attaquées par une colonne du faubourg Saint-Jacques, qui s’élance du pont Notre-Dame. Vainement elles cherchent à s’ouvrir un passage à la baïonnette, ce détachement disparaît entre les deux chocs. Aussitôt que Marmont apprend celte victoire, il sent vivement toute l’influence qu’elle doit donner à la cause populaire, et veut reprendre à tout prix l’Hôtel-de-Ville. Bientôt des troupes de toutes armes, Suisses, garde royale, gendarmerie, cuirassiers, lanciers, artillerie, engagent et reçoivent un terrible combat ; il dure deux heures. Les patriotes, n’ayant plus de munitions, durent abandonner momentanément l’Hôtel-de-Ville ; mais la bataille ne faisait que changer de terrain, et le drapeau tricolore arboré sur les tours de Notre-Dame apprit à l’ennemi que la rive gauche de la Seine avait aussi son trophée. Le bruit du tocsin fit taire un moment l’artillerie à la Grève. Celte place était restée couverte de tirailleurs intrépides et des vainqueurs de l’Hôtel-de-Ville, à qui les munitions avaient été rapportées : de toutes les maisons une fusillade assurée moissonnait les soldats de Charles X. C’était surtout aux Suisses que la mort était envoyée. On avait horreur de ces étrangers qui assassinaient leurs hôtes. Aux vibrations du tocsin de Notre-Dame, si fameux dans les guerres de Paris, et dont l’ancien emploi est d’appeler les habitants à l’Hôtel-de-Ville, de nombreux renforts, dociles à cet appel, se précipitent le long des quais, se glissent par les petites rues et inondent le champ de bataille. A la même voix, qui annonce au maréchal un nouveau péril, de fortes colonnes de troupes couvrent les deux rives de la Seine. La rivière partage deux batailles qu’unissent les ponts qui la divisent. Les ouvriers, les artisans, les citoyens de la rive gauche ont été réunis, armés, ralliés par les étudiants, par les élèves de l’École polytechnique. Ils étaient arrivés au secours de la rive droite, chargés des dépouilles de l’Abbaye, de l’hôtel des gendarmes, de la poudrière d’Ivry et du Musée d’artillerie, dont les vieilles arquebuses, encore poudreuses des combats de la Ligue, reparurent aux mêmes lieux, mais pour une plus noble cause. La bataille s’engagea depuis le Pont-Neuf jusqu’au pont suspendu de la Grève. La Seine en reçut d’horribles débris. On se battait sur les quais, on se battait sur les ponts. Depuis la rue Saint-Antoine jusqu’au Louvre, toutes les rues, tous les quais se hérissent de barricades, postes imprenables élevés par de faibles mains qui surent combattre de tous les étages des maisons pendant que les hommes croisaient la baïonnette avec le soldat. Dans l’intérieur de Paris, entre la bataille du boulevard et celle des quais, les gardes nationaux avaient reparu en uniforme et en armes, ralliant à leurs drapeaux tricolores, à leur tambour, les patriotes isolés, s’emparant des postes de la ligne ou de la gendarmerie, et aux cris vive la liberté ! à bas Charles X ! se joignit celui de vive la garde nationale ! La guerre des faubourgs était un tumulte héroïque ; celle de l’intérieur de Paris présenta celui d’une révolution politique ; tous les premiers citoyens des quartiers riches et populeux se réunirent spontanément, et s’associèrent au mouvement général de la défense publique. Cependant, les députés assemblés chez M. Audry de Puyraveau s’étaient constitués les dépositaires du salut public, et avaient résolu de tenter une démarche en faveur du peuple et de la monarchie. Une députation composée de MM. Laffitte, Casimir Perrier, Mauguin, des généraux Gérard et Lobau, se rend au Carrousel auprès du maréchal Marmont. M. Laffitte porte la parole, et l’adjure, au nom de l’honneur et de la patrie, de faire cesser l’effusion du sang français et d’empêcher une révolution. L’honneur militaire est l’obéissance, dit le maréchal. L’honneur civil, répondit M. Laffitte, est de ne point égorger les citoyens, et il l’invite à rendre promptement compte au roi de la démarche des députés. Marmont leur demande d’user de leur influence pour faire rentrer le peuple dans la soumission. On lui répondit qu’avant tout les ordonnances devaient être rapportées et le ministère changé ; et que, si cette satisfaction n’est pas donnée, tous les députés présents à Paris se jetteront dans le mouvement. Le maréchal promit de faire connaître au roi ces propositions, ajoutant qu’il a peu d’espoir qu’elles soient écoutées, et qu’il enverra la réponse à M. Laffitte. Il propose cependant à la députation de voir M. de Polignac : elle y consent. Le maréchal sort, mais revient déclarer qu’ayant instruit le président du conseil de ses propositions, celui-ci avait jugé l’entrevue inutile. Alors la députation quitta le maréchal, et alla rendre compte à ses commettants. La réunion Puyraveau attendit vainement jusqu’à minuit la réponse du roi. Le maréchal l’avait reçue verbalement par le retour de son aide-de-camp et n’avait osé la transmettre. Charles lui faisait dire qu’il eût à bien se tenir ; qu’il fallait désormais réunir toutes les troupes sur le Carrousel, sur la place Louis XV, ET NE PLUS AGIR QU’AVEC DES MASSES. On ne sera tranquille, avait-il dit la veille en faisant son wisk, que quand on aura jeté 50.000 de ces gens là sur le carreau ! Les députés s’étaient bien doutés du refus de Charles X. Us avaient donc décidé, en se séparant à minuit, qu’ils se mettraient le lendemain à la tête de la révolution. Bonsoir, mes amis, dit le général Lafayette ; relevons demain le drapeau tricolore, ou mourons glorieusement avec le peuple. Aussitôt après le départ de la députation, le prince de Polignac, jaloux de prévenir les intentions de son maître, ordonna au maréchal de faire une attaque générale. Toutes les troupes furent mises en mouvement. Les Suisses sortirent du Louvre, mais ils furent arrêtés par la barricade delà rue des Prouvaires et repoussés avec perle sur leur position. Le marché des Innocents, fortifié par les patriotes, ferme également la route aux troupes qui, après avoir beaucoup souffert, durent se reployer sur le Palais-Royal. Celles qui marchaient sur la place des Victoires, trouvèrent les patriotes aux Petits-Pères, en position devant ces généreux bataillons du 5e de ligne, dont l’alliance secrète n’était plus douteuse. Engagées dans les rues voisines, les troupes du général Wall eurent à soutenir la guerre des rues et celle des maisons, et abandonnèrent le champ de bataille. La cour Mandar vit anéantir une troupe de Suisses. Ce quartier, que les fusillades de M. de Villèle avaient rendu implacable, s’en souvint, et se vengea. Il en fut de même sur la place de la Bourse : la garde nationale, victorieuse sur tous les points de l’attaque, resta maîtresse du terrain. Sur le boulevard intérieur le combat fut encore plus violent. Le général Saint-Chamand y conduisait quelque mille hommes de toutes armes qui purent opérer leur marche jusqu’à la Bastille, où depuis le boulevard Poissonnière le champ resta libre à scs troupes ; mais elles eurent beaucoup à souffrir de la petite guerre dont les patriotes ne cessèrent de les fatiguer et qui leur fut très-meurtrière. Dispersés en tirailleurs, ils s’étaient postés sur leurs flancs, ou bien ils les précédaient, et, embusqués dans les portes, aux débouchés des rues, derrière une palissade, ils ajustaient les soldats : ceux-ci tombaient, étaient dépouillés et leurs armes saisies par de nouveaux combattants. Mais quand le soir le général voulut de la Bastille ramener ses troupes au Carrousel, par les rues, on leur fit une guerre si acharnée dans le quartier Saint-Antoine qu’elles durent rétrograder et opérer leur retraite par le pont d’Austerlitz. Une trêve avait été demandée pendant cette terrible journée par le maréchal Marmont : elle avait eu lieu. Il en avait profité pour aller rendre compte au roi de l’état des choses. Le dauphin l’avait appelé traître, s’était blessé en voulant lui arracher son épée, et Charles X avait dû intervenir auprès du maréchal en lui offrant les excuses de son fils. Marmont put se souvenir alors des instances du général Belliard. Il était revenu désespéré à Paris, avait chargé lui-même à la tête des troupes dans la rue Joquelet, n’avait pu s’y maintenir ni s’y faire tuer ; il avait été obligé de battre en retraite. A dix heures se termina dans Paris celte bataille multiple qui avait commencé avec le jour, avait fait triompher le drapeau tricolore sur les deux rives de la Seine, et l’avait rendu maître des sept huitièmes de la capitale. A minuit, le duc de Raguse n’occupait que le quartier que l’on peut nommer le quartier royal, c’est-à-dire, la place Vendôme, les Tuileries, le Louvre, le palais d’Orléans et la route de Saint-Cloud. A minuit aussi, le tocsin des paroisses ordonnait aux patriotes le repos de la nuit et la bataille du lendemain. La nuit du 28 au 29 fut une nuit toute guerrière, même pour le sommeil de ceux qui avaient combattu pendant dix-huit heures. Les hauts faits de l’Hôtel-de-Ville, plusieurs fois pris et repris, et resté enfin à leur valeur ; le drapeau national planté sur les tours de Notre-Dame ; son beffroi, qui sonnait encore la charge ; le drapeau du pont d’Arcole, rougi du sang d’un enfant ; la Seine, coulant entre deux rives de feu ; l’armée royale décimée par le fer et par une généreuse défection ; la royauté de Paris et de la France, circonscrite entre la colonnade du Louvre et le Pont-Tournant, toutes ces images de vengeance et de gloire agitèrent le repos des héros parisiens. Toutefois, le peuple, qui cherche et voit toujours le fond des choses, s’indignait autant de l’imperturbable apathie de ce roi qui était allé passer l’été à Saint-Cloud, que de celle avec laquelle il continuait d’ordonner son massacre. Il connaissait le message de Charles à Marmont ; il savait aussi que Charles avait dit que, pour être désormais tranquille, il fallait tuer 30.000 de ces factieux. Le peuple jurait de lui faire acheter son repos un peu plus cher. Il ne comprenait pas non plus que quand lui, peuple, petit peuple, artisan, ouvrier, mercenaire, sans autre domicile que l’atelier, sans autre avenir que le travail, se battait avec furie pour une si chétive existence, le dauphin, le héros du Trocadéro ne venait pas lui-même combattre pour son trône à la tête de son armée ; le mépris de la race parjure en égalait la haine, et voilà pourquoi le 29, à la première lueur du jour, le peuple de Paris jura d’en finir avant le coucher du soleil. Il débuta par s’emparer de tous les postes en avant du Louvre et des Tuileries, où il renferma la garde royale et les Suisses. Une partie de la ligne couvrait déjà les avenues de Saint-Cloud. Tous ces postes, conquis au point du jour, avaient donné aux vainqueurs des prisonniers qu’ils protégeaient, et des armes pour achever leur ouvrage. Leur humanité fut égale à leur valeur, leur tempérance à leur désintéressement. Les Suisses, refoulés par le peuple, avaient pris position dans le Louvre, et du haut de sa colonnade, faisaient pleuvoir sur lui une grêle de balles. Les patriotes, placés de l’autre côté de la rivière, dans le palais de l’Institut, répondaient aux Suisses par une terrible fusillade, et ceux qui occupaient les quais de la rive droite faisaient le coup de fusil avec les postes qui défendaient les grilles. Mais bientôt une colonne victorieuse arriva du faubourg Saint-Germain ; elle venait d’assiéger et de prendre la caserne de la rue de Babylone où trois cents Suisses s’étaient défendus jusqu’à la mort. Tout étant fini sur la rive gauche, ces combattants vinrent renforcer ceux de la rive droite à l’attaque générale du Louvre. Bientôt l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, qui défend la façade du Louvre, est conquise par les patriotes. Les rues du Coq, Fromenteau, de l’Échelle, retentirent soudain de ce hourra général, qui attaque à la fois tous les côtés de ce vaste palais où la barbarie de Charles X rappelait celle de Charles IX. Les fortes patrouilles qui occupent les rues, les bataillons qui défendent le Louvre, tout cède en un moment à la furie des patriotes, et le château des Tuileries, où s’est retranchée la garde, est le dernier asile des Suisses. Cependant, entre sept et huit heures du matin, dans le commencement de l’attaque du Louvre, deux pairs de France, animés du plus généreux dévouement, les comtes d’Argout et de Sémonville sont parvenus, après des efforts inouïs, au milieu des terribles mouvements dont les quais et les ponts étaient le théâtre, à arriver sur la place du Carrousel et à pénétrer jusqu’à l’état-major, où ils trouvent le prince de Polignac avec les ministres. Là, M. de Sémonville prend la parole, et adjure vivement le président du conseil, en sa qualité de dictateur, et au nom du salut de la France et du trône, de publier sans tarder, la révocation des ordonnances et la démission des ministres. M. de Polignac répondit en osant justifier le roi et le ministère, et sortit. Ce fut alors que M. de Sémonville proposa au duc de Raguse de faire arrêter les ministres, s’offrant ainsi que M. d’Argout d’en signer l’ordre au nom de la Chambre des pairs. Marmont paraissant consentir : Eh bien ! décidez-vous, lui dit M. de Sémonville. — Mais cet habit, répond le maréchal : il y a sur cet habit 1814 ! — Oui, reprend le noble pair, il y a de la boue sur cet habit ; mais la boue ne se lave pas avec du sang. Dans le moment ils apprirent le départ, pour Saint-Cloud, du prince de Polignac. Alors MM. d’Argout et de Sémonville se décidèrent à aller traiter la question avec le roi. M. de Glandèves, gouverneur des Tuileries, leur fit donner une chaise de poste. Arrivés à Saint-Cloud, M. de Sémonville demanda d’urgence à parler au roi. Il est introduit, non sans difficulté ; car le 29 comme les jours précédées, l’étiquette la plus minutieuse et la plus sévère continua son empire sur ce prince qui perdait sa couronne. M. de Sémonville trouva dans son propre caractère et dans le devoir qu’il s’était imposé les moyens de surmonter tant d’obstacles. Ce fut après un long et secret entretien avec le monarque, qu’à force d’instances, de prières, de prédictions menaçantes, déjà réalisées par le peuple, que M. de Sémonville obtint du prince la réunion d’un conseil, où le rapport des ordonnances et le renvoi du ministère seraient prononcés. Pendant celte utile négociation, les Parisiens avaient assiégé les Tuileries, forcé le château, passé au fil de l’épée tous les Suisses, à qui ce palais rappelait alors si cruellement la journée du 10 août, et forcé les troupes royales à opérer une retraite précipitée sur les Champs-Élysées. Deux régiments de ligne, le 5e et le 55e n’attendaient que cette retraite, à laquelle ils assistèrent sur le quai, l’arme au bras, pour se réunir aux patriotes. A une heure après midi, le drapeau tricolore, après quinze ans d’exil, reparaissait aux acclamations du peuple de Paris sur ce palais des Tuileries qui avait vu tomber le trône et la tête de Louis XVI, tomber la dictature et la tête de Robespierre, tomber deux fois l’étoile et l’aigle de Napoléon ! il flottait triomphant, oriflamme de la liberté conquérante, comme aux jours de ses grands périls, mais planté par des mains pures de tout excès. Le mot de guerre du matin avait été : Il faut en finir ; celui de la victoire fut : Il est trop tard. En effet, une réunion de députés avait eu lieu chez M. Laffitte, et on avait résolu de prendre la direction de la révolution. Celte dictature, improvisée par des députés nommés et révoqués par des décrets de Charles X, n’était pas une des moindres nécessités d’une commotion soulevée par la dictature des ouvriers de Paris : celle-ci, terminée défait par leur victoire, ne pouvait être remplacée que par une autre qui assurât le succès. Il fallait ces deux usurpations également légitimes et populaires pour juger en dernier ressort l’usurpation de Charles X sur la Charte et prononcer son arrêt. La réunion Laffitte donna au général Lafayette le commandement en chef des troupes, et au général Gérard la direction des opérations actives. Une commission municipale fut également formée ; elle était composée des députés Laffitte, Mauguin, Audry de Puyraveau, de Schonen, Lobau et Casimir Périer ; elle s’installa à l’Hôtel-de-Ville, où la révolution de juillet trouva un asile naturel dans sa première conquête. Ce fut là que MM. d’Argout et de Sémonville apportèrent le résultat du conseil privé de Saint-Cloud. Les ordonnances étaient rapportées. M.de Mortemart présidait le conseil, Casimir Périer était ministre des finances, et le général Gérard de la guerre. Il est trop tard, répond la commission. Ce fut ainsi que Charles X cessa de régner. Huit mille Français, dont deux mille quatre cents tués et les autres blessés, payèrent de leur sang la chute de la dynastie que les patriotes avaient condamnée la veille aux mêmes lieux où leurs commissaires la repoussaient : quatre mille barricades attestaient ce qu’une population qui veut être libre pouvait faire en quarante-huit heures. Jamais révolution 11e fut plus complète ; car, du moment oii le peuple en eut fini avec la dynastie, il abdiqua tous ses pouvoirs. Lui seul avait gouverné, administré, combattu, maintenu pendant trois jours la sécurité de chacun au milieu d’une guerre civile acharnée ; il consacra encore la journée du 5o à assurer par de fortes patrouilles l’ordre qu’il avait établi, et quand la voix du général Lafayette rappela au service du peuple la garde nationale de Paris, les vainqueurs lui remirent le dépôt de la cité, et reprirent leurs rangs parmi ses plus humbles habitants. Les mairies de Paris reparurent régénérées sous la direction de bons citoyens qui y remplacèrent les maires de Charles X. Ces élections, toutes populaires, prouvaient et entretenaient la confiance des patriotes. Pendant que les habitants de Paris veillaient sur leurs intérêts domestiques, dès le matin, la réunion Laffitte s’occupait d’intérêts plus graves. Il fallait consolider l’œuvre des trois immortelles journées, et apprendre en même temps à la France la victoire et son résultat. Il convenait à l’honorable M. Laffitte de prendre l’initiative d’une position aussi importante, car il ne fallait laisser survivre aucune incertitude au triomphe accompli. Ni la révolution ni la couronne ne pouvaient rester vacantes un jour de plus. Il était urgent de constituer à la fois le peuple et le monarque, de créer une loi qui établît leur souveraineté indivisible, et mît à jamais le trône sous la sauvegarde de la nation. Il était donc question, et il était temps, d’organiser un gouvernement, afin que du même jet un trône eût été renversé, et un autre élevé. Il fallait également que le candidat fût tellement populaire qu’à la manière des anciens chefs des Gaules, il fût élu par acclamation. Charles X, dans sa fuite, avait oublié son successeur. Lié depuis la restauration avec le duc d’Orléans par les relations d’une honorable intimité, M. Laffitte proposa de confier à ce prince les destinées de la France. Il dit que c’était le seul homme qui, par sa conduite patriotique aux armées républicaines, par les proscriptions dont il avait été l’objet de la part des princes et des émigrés, par les connaissances qu’il avait dûment acquises dans ses longs voyages, par les gages qu’il avait donnés à l’opinion libérale en plaçant ses fils dans le collège de Henri IV, et enfin par les habitudes de sa vie publique et privée, que c’était le seul homme qui pût sauver la France et se trouver en harmonie complète avec la révolution nouvelle. La gravité d une telle question inspira naturellement à l’honorable député la convenance qu’elle imposait au caractère de ses collègues. Ce n’est point ici, dit-il, c’est à ta Chambre, c’est dans le sanctuaire des lois que doivent être discutés le salut de la patrie et l’établissement de son gouvernement ; et l’on se rendit à la Chambre. La séance dura quatre heures. Un message fut résolu au duc d’Orléans, par lequel ce prince était invité à venir prendre les fonctions de lieutenant-général du royaume. Le duc partit de Neuilly, et arriva à Paris à onze heures du soir. Le 31, les journaux constitutionnels apprirent de bonne heure aux Parisiens le message de la Chambre au duc d’Orléans, et la proclamation de ce prince leur apprit aussi son arrivée et son acceptation. Les Chambres vont se réunir, disait la proclamation, et aviseront aux moyens d’assurer le règne des lois et le maintien des droits de la nation : La Charte désormais sera une vérité. »Ces mots accueillis, répétés avec enthousiasme par le public, devaient être aussi la vérité du règne qui allait commencer. La première proclamation de l’Hôtel-de-Ville débutait aussi par des mots non moins populaires : Charles X a cessé de régner. La seconde pariait du message de la Chambre annonçant l’acceptation du duc d’Orléans et des garanties politiques réclamées par la France. En attendant, elle sait que le lieutenant-général du royaume, appelé par la Chambre, fut un des jeunes patriotes de 89, un des premiers généraux qui firent triompher le drapeau tricolore. La commission municipale se bâtait d’organiser un ministère provisoire qui répondît aux besoins des intérêts généraux suspendus depuis quatre jours. Elle nomma MM. Dupont de l’Eure à la justice, Louis aux finances, Rigny à la marine, Gérard à la guerre, Guizot à l’instruction publique, Bignon aux affaires étrangères, et de Broglie à l’intérieur. Elle s’occupa également de la formation de vingt régiments de gardes nationales mobiles, mais cette institution n’eut aucun résultat. Cependant, les députés s’étaient réunis de nouveau sous la présidence de M. Laffitte. Lecture avait été faite de la proclamation du duc d’Orléans ; des applaudissements unanimes l’avaient accueillie. Le président avait pris la parole et ouvert l’avis qu’une proclamation de la Chambre rendît compte à la France de ce qu’elle avait cru devoir faire pour le salut public, bien que la légalité de sa mission eut été détruite par les ordonnances. Cette proposition avait été adoptée. Labbey de Pompières avait demandé et obtenu que la proclamation des députés portât l’hommage d’une reconnaissance solennelle au peuple de Paris ; mais, pendant que les secrétaires s’occupent de la rédaction de la proclamation, le président apprend qu’une grande agitation s’est élevée à cause de la proclamation du duc d’Orléans, il en informe la Chambre. Une démarche éclatante et immédiate paraît indispensable de la part du prince pour calmer l’effervescence des esprits et éclairer la multitude. L’on propose et l’on adopte d’aller en masse au Palais-Royal, chez le prince, et de l’accompagner à l’Hôtel-de-Ville, quand les secrétaires viennent soumettre à la Chambre la proclamation dont la rédaction lui a été confiée. Ce manifeste, car cet acte solennel déclarait les principes d’une Charte nouvelle, non moins que la volonté, au nom du peuple, de les rendre la condition de l’autorité suprême, ce manifeste était le programme du gouvernement que la France allait consacrer. Il présentait les garanties voulues par la nation et celles données par le prince. Le duc d’Orléans est dévoué à la cause nationale et constitutionnelle ; il en a toujours défendu les intérêts et professé les principes ; il respectera nos droits, car il tiendra de nous les siens... Français, le duc d’Orléans a déjà parlé, et son langage est celui qui convient à un pays libre. Les quatre-vingt-dix députés composant l’assemblée votent d’enthousiasme la proclamation, la signent, et, se levant en masse, se dirigent vers le Palais-Royal. La foule se réjouit de cette démarche solennelle, qui lui prouve que c’est la nation qui exerce ses droits. Elle accompagne les députés de ses applaudissements. Admis chez le prince, M. Laffitte porte la parole au nom de la Chambre : Donnez-moi ce discours, dit le duc ; il sera la plus belle pièce de mes archives ! Messieurs, je suis on ne peut plus touché du haut témoignage d’estime et de confiance que vous venez de m’accorder, tout en déplorant les circonstances douloureuses auxquelles je le dois. Les paroles qui exprimaient si simplement toute la position du prince, produisirent sur l’assemblée la plus vive impression. On était avide, de part et d’autre, de donner une sanction toute populaire aux liens qui venaient d’être contractés. C’était à l’Hôtel-de-Ville, résidence de la royauté parisienne, à ratifier les engagements de la Chambre et du Palais, et le prince ayant les députés pour cortège, pour costume l’uniforme de lieutenant-général, pour unique décoration la grande étoile de la Légion-d’Honneur, traversa pendant ce long trajet les flots d’une multitude empressée à saluer par ses acclamations cette première ovation de la liberté ! Le prince et l’assemblée furent reçus au bas du grand escalier par les membres de la commission municipale et le général Lafayette, qui tint le prince long-temps embrassé, signalant ainsi, par cette touchante démonstration, l’adoption politique dont le prince était l’objet. Les députés et les commissaires étant réunis dans la grande salle de l’Hôtel-de-ville, sous la présidence du duc d’Orléans, M. Viennet, député de l’Hérault, fit lecture de la proclamation de la Chambre. Le prince répondit : Je déplore, comme Français, le mal fait au pays et le sang qui a été versé : comme prince, je suis »heureux de contribuer au bonheur de la nation. Le prince parut alors au balcon, où il embrassa de nouveau le général Lafayette, et salua le peuple avec le drapeau national. De vives acclamations accueillirent cette scène touchante de patriotisme, et le prince, retournant au Palais-Royal avec le double cortège de la Chambre et de la commission de l’Hôtel-de-Ville, eut la satisfaction de le voir grossi d’une population nombreuse. Le 1er août parurent les premiers actes du lieutenant-général du royaume. Le ministère était modifié : M. Guizot passait à l’intérieur, M. Bignon à l’instruction publique, le maréchal Jourdan était nommé aux affaires étrangères. Les autres ordonnances rendaient à la France les couleurs nationales, convoquaient les deux Chambres pour le 5 août, et prononçaient la mise en liberté des détenus pour délits de la presse. Cependant, l’ex-roi, suivi de sa famille et de ce peu de courtisans qui restent aux souverains malheureux, que ce soit Napoléon ou Charles X, avait quitté Saint-Cloud le 31 et s’était dirigé sur Rambouillet avec douze mille hommes de belles troupes et de l’artillerie. Le dauphin avait paru vouloir essayer une sorte de défense. Une brigade avait été placée en avant du pont de Sèvres et du côté de Versailles ; son artillerie était en position. Le dauphin parla aux troupes, et dès ce moment commença, pour lui et sa famille, ce morne silence qui les suivit jusqu’à l’embarquement de l’exil au milieu des populations. Nous défendrez-vous ? dit-il à un canonnier. — Nous ne tirerons ni sur vous ni sur nos concitoyens, répondit le soldat. Beaucoup d’hommes des différents corps se débandèrent. Bientôt on entendit des coups de fusil du côté de Paris. La brigade du prince rentra dans le parc, silencieuse, les tambours derrière. Le dauphin, avec ses officiers, fermait la marche de cette pompe funèbre delà monarchie. C’étaient des gardes nationaux de Meudon et des environs qui attaquaient le palais de Saint-Cloud. La troupe postée au pont de Sèvres avait refusé de le défendre, elle s’était dispersée, et quatre pièces de canon étaient au pouvoir des assaillants. Le drapeau tricolore flotta sur le château ; mais à cinq heures du soir, honteux d’avoir fui devant une troupe de villageois, le dauphin ordonna l’attaque du palais, y rentra, replaça le drapeau blanc, et pour la seconde fois, fut forcé d’évacuer cette inutile conquête de la vanité devant un détachement parisien. Charles X, aussi mal inspiré que son fds, avait chargé la veille M. de Mortemart de traiter avec le gouvernement provisoire de son abdication et de celle de son fils en faveur du duc de Bordeaux. Ce fut sous de tels auspices qu’il parlait. Versailles avait été repris la veille par les troupes qui avaient campé sous les murs et au bois de Boulogne. Après une heure de repos à Trianon, le convoi royal continua sa roule sur Rambouillet, où il arriva à neuf heures du soir. Charles X avait raison de ne pas compter sur les troupes. Le 2e régiment de grenadiers à cheval continua la défection. Elle avait de nombreux exemples même parmi les premiers gentilshommes de la chambre, qui quittèrent le roi pour se rendre à la Chambre des pairs. Charles put se convaincre aussi du peu d’attachement que, pendant les trois journées, lui avaient conservé ceux qu’il avait, ainsi que son frère, comblés d’honneurs et de largesses, et qui n’avaient cessé de jurer de défendre le trône quand il n’était pas attaqué. Pendant que ce prince prenait à Rambouillet des mesures de séjour, le lieutenant-général du royaume ordonnait au général Lafayette de faire marcher 8000 hommes de gardes nationales afin de hâter par cette démonstration le départ de la famille déchue, et d’imprimer aux mouvements populaires qui surgissaient de toutes les communes une direction salutaire. Jaloux de concilier à la fois ses devoirs envers la nation et le respect dû au malheur, le duc d’Orléans avait nommé trois commissaires, le maréchal Maison, MM. de Schonen et Odilon-Barrot ; ils étaient chargés de garantir jusqu’à l’embarquement la sûreté de Charles X et de sa cour. Le 3 août la place de la Concorde présentait inopinément une des scènes les plus curieuses de cette merveilleuse révolution. Par l’une de ses issues se rendaient à la salle du Corps législatif, pour l’ouverture des Chambres, le lieutenant-général et toute sa famille, accompagnés d’un grand cortège, au milieu d’une multitude innombrable ; par l’autre, une armée de quarante à cinquante mille volontaires des barricades affluait, parmi une foule de spectateurs des deux sexes, sur l’avenue des Champs-Élysées aux cris : Marchons sur Rambouillet. La nation, représentée au Corps législatif par ses députés, continuait de l’être aussi par les héros de juillet. Ceux-ci, aussitôt qu’ils avaient appris l’ordre donné à la garde nationale, s’étaient écriés : Cela nous regarde aussi ; et par cet élan à la fois vigoureux et intelligent, qui caractérise éminemment la population parisienne dans les grandes journées, croyant à l’instar des grands hommes et des grands peuples, n’avoir rien fait s’il leur restait quelque chose à faire ; ces braves, rassemblés par un indéfinissable instinct de tous les quartiers de Paris, avaient inondé la place Louis XV et les Champs Élysées, comme à un rendez-vous dès long-temps arrêté. Les commissaires du lieutenant-général avaient précédé de quelques heures l’armée parisienne ; ils étaient parvenus à décider Charles à quitter Rambouillet, ce que dans son inconcevable aveuglement il avait refusé la veille. Le départ de la cour fugitive épargna une page de sang à notre histoire. On ne peut se dissimuler que l’armée royale en position, bien approvisionnée, et inspirée par un dernier péril, n’eût fait payer cher aux Parisiens l’attaque de Rambouillet. Tandis que les vainqueurs de juillet prenaient la route de Rambouillet, se recrutant des renforts des gardes nationales de la Normandie, accourues au secours de la capitale, l’ouverture de la séance recevait, de la présence du chef inauguré par les baïonnettes parisiennes, une solennité, qui parlait autrement aux âmes que celle imposée quinze ans plus tôt par la restauration et les baïonnettes étrangères. Le duc d’Orléans parla comme devait parler l’élu de la nation... Le vœu de mes concitoyens s’est tourné vers moi, dit-il. Ils m’ont jugé digne de concourir avec eux au salut de la patrie. Ils m’ont invité à exercer les fonctions de lieutenant-général du royaume. Leur cause m’a paru juste, le péril imminent, la nécessité impérieuse, mon devoir sacré. Je suis accouru au milieu de ce vaillant peuple, suivi de ma famille, et portant ces couleurs qui, pour la seconde fois, ont marqué parmi nous le triomphe de la liberté... Ces paroles simples, accueillies avec l’enthousiasme de la confiance, avaient porté la conviction dans l’âme de tous les assistants. Le lieutenant-général termina son discours par la déclaration des garanties politiques qu’il assurait à la France. De nombreux applaudissements partirent des bancs législatifs et des tribunes. Après le départ du duc d’Orléans et des ducs de Chartres et de Nemours, il fut donné connaissance aux Chambres de l’abdication de Charles X et du Dauphin. Elle avait été adressée au lieutenant-général du royaume. Charles X s’exprimait dans cet acte comme si la négociation du trône était restée à son arbitrage Vous aurez donc, en votre qualité de lieutenant-général du royaume, à faire proclamer l’avènement de Henri V à la couronne. Vous prendrez d’ailleurs toutes les mesures qui vous concernent pour régler la forme du gouvernement pendant la minorité du nouveau roi. Ici je me borne à faire connaître ces dispositions ; c’est un moyen d’éviter encore bien des maux. Vous communiquerez mes intentions au corps diplomatique, et vous me ferez connaître le plus tôt possible la proclamation par laquelle mon petit-fils sera reconnu roi sous le nom de Henri V. Nous réglerons ensuite les autres mesures qui seront la conséquence du changement de règne. Qu’aurait pu dire et prescrire de plus Charles X si, en temps ordinaire, trouvant le fardeau de la couronne trop lourd pour lui et son fils, il eût, de son plein gré, abdiqué la couronne en faveur de son petit-fils sous la régence naturelle du premier prince du sang ? Cette étrange abdication prouve suffisamment que Charles X ne comprenait pas la révolution qui le détrônait. Dans le même moment, où la lecture de cet acte excitait la
pitié et le mépris de l’assemblée, Charles X, en route pour Dreux, licenciait
son infanterie et son artillerie, ne gardant avec lui que deux pièces de
canon, les gardes-du-corps à cheval et un régiment de chasseurs. En recevant
les adieux des troupes, la Dauphine ne put s’empêcher de dire à haute voix
aux officiers de la garde : Croyez bien, messieurs, que je ne suis pour rien
dans ce qui nous sépare Le 16 août, après quatorze jours de route, la famille
déchue s’embarqua à Cherbourg pour l’Angleterre. Elle
avait traversé avec une profonde stupeur un peuple immense et muet accouru
sur son passage. Dans les villes, les gardes nationales bordaient la haie sans
armes. Les couleurs nationales, fraîchement et à l’envi pavoisées dans toutes
les communes, étaient la seule mais éloquente expression de cet arrêt éternel
d’un exil que, depuis Saint-Cloud, prononçait chaque jour le silence des
populations. Le 5 août, Paris retentit d’un vif mouvement d’allégresse. L’armée de Rambouillet revient, traînant à sa suite les débris des pompes royales, traverse tout Paris, le long des quais, et arrive sur la place de l’Hôtel-de-Ville, où le général Lafayette passait en revue les gardes nationales du Havre. Des cris unanimes de joie retentissent de toutes parts, et au milieu des clameurs d’une allégresse toute populaire, on entend des voix politiques s’écrier : Citoyens, enfin ils sont partis. La Chambre élective s’était déclarée eu permanence, pour achever la vérification des pouvoirs et constituer l’État dans le plus bref délai. Il fallait que le passage du provisoire à un gouvernement fût aussi rapide que l’avait été celui de la tyrannie à la liberté ; il fallait surtout que celle-ci fût tellement établie qu’aucune secousse intérieure ne pût en ébranler le principe ni en arrêter les conséquences. Toutefois, on était loin de craindre, de la part d’un prince aussi populaire et aussi dévoué à la cause de la liberté, aucun projet d’envahissement sur les droits de la nation, dont la souveraineté venait d’être reconquise par elle-même. En effet, personne n’ignorait, même parmi le peuple que Louis-Philippe n’avait point ambitionné le trône où il allait être appelé. On savait même, à n’en pouvoir douter, que son acceptation à la lieutenance-générale du royaume avait été de sa part un sacrifice réel fait aux nécessités de la patrie. Cependant il y eut quelque tentative en faveur de la république. Ceux qui soutenaient cette cause ne savaient pas qu’elle n’avait prévalu, en 1792, même après quatorze siècles d’oppression, que par les continuelles trahisons de la cour de Louis XVI depuis 1789. Or, en 1830, la république devait paraître et parut en effet un remède trop violent à des maux que trois journées venaient de faire disparaître. Les partisans de la république oubliaient également que quatre jours plus tôt ils n’osaient pas même aborder un changement de dynastie. Il importe de constater la vérité. Pendant les deux premières journées, on ne s’était battu que contre les ministres et les ordonnances, et ce fut le résultat de la généreuse démarche de M. Laffitte et de ses collègues auprès du prince de Polignac qui tourna irrévocablement contre le roi la guerre parisienne. Ce n’était encore qu’une affaire de personnes et non de principes. La république n’avait été pour rien dans le soulèvement des masses. Il ne s’agissait donc plus après la victoire, après la condition remplie de la déchéance de la race ennemie, après la déférence au duc d’Orléans du gouvernement provisoire du royaume, que de placer le nouveau pacte social de la patrie sur des bases tellement nationales que le faisceau de la souveraineté du nouveau peuple et du nouveau roi fût indissoluble, car tel avait été le but et telle était restée la condition de la victoire qui devait à son tour l’imposer à la couronne. La séance du 6 plaça dans son plus haut jour cette grande question. Le député Bérard se leva, et avant de développer l’importante proposition qu’il allait Soumettre à la Chambre, il débuta par poser les principes rigoureux du nouveau droit public que Paris venait de conquérir, et tracer le tableau des partis contraires. Messieurs, dit-il, un pacte solennel unissait le peuple français à son monarque ; ce pacte vient d’être brisé. Le violateur du contrat ne peut à aucun titre en réclamer l’exécution. Charles X et son fils prétendent en vain transmettre un pouvoir qu’ils ne possèdent plus. Ce pouvoir s’est éteint dans le sang de plusieurs milliers de victimes. L’acte d’abdication dont vous avez eu connaissance est une nouvelle perfidie... Les véritables ennemis de notre pays.... s’agitent de toutes parts ; ils revêtent toutes les couleurs, ils proclament toutes les opinions. Un désir de liberté anticipé s’empare-t-il de quelques esprits généreux, ces messieurs s’empressent d’exploiter un sentiment qu’ils sont incapables de comprendre, et des royalistes ultras se présentent sous l’habit de républicains rigides ; quelques autres affectent pour le fils oublié du vainqueur de l’Europe un hypocrite attachement qui se changerait en haine, s’il pouvait être question d’en faire un chef de la France. La proposition de M. Bérard, relative à la modification,
ou à la suppression, ou au remplacement de vingt-cinq articles de la Charte,
avait pour but d’élever la révolution et le trône populaire sur une base
inattaquable aux partis, dont la coalition si imprévue était dès-lors un fait
presque accompli. Celte proposition si importante, accueillie par de nombreux
suffrages, fut suivie de celle de plusieurs projets de lois destinés à
compléter l’œuvre du peuple et à caractériser sa révolution. Ces dernières
propositions étaient précédées de celle qui déclarait nulles et non avenues
toutes les promotions et créations de pairs faites sous le règne de Charles
X. L’admission de la Charte ainsi modifiée, et de ces nouveaux projets de
loi, était la condition du trône offert au duc d’Orléans. La Chambre, étant en permanence, envoya la proposition
Bérard à l’examen d’une commission spéciale, et la soirée du même jour vit
s’élever cette discussion sur la destinée de la France. Elle honora au plus
haut degré la Chambre de la nouvelle alliance, soit par l’indépendance
laissée aux opinions, soit par l’élévation des principes et des sentiments
proclamés à la tribune. Le premier orateur inscrit, M. de Conny, déclara que
la force ne constituait aucun droit. Vous ne vous
laisserez pas subjuguer, dit-il, par des cris
qui retentissent autour de nous... et lorsque
des voix confuses appellent au trône le fils de Napoléon, invoquent la
république ou proclament le duc d’Orléans. Inébranlables dans vos devoirs,
vous vous rappellerez vos serments et vous reconnaîtrez les droits de
l’enfant royal, qu’après tant de malheurs la Providence a donné à la France...
Dynastie sacrée, recevez nos hommages ! Auguste
fille des rois... etc. Benjamin Constant : Je
vous le demande, y a-t-il une imagination qui puisse se représenter Charles X
rentrant dans cette ville dont les pavés sont encore teints du sang qu’il a
fait répandre ? Voyez-le passant à côté des tombeaux de nos braves à peine
recouverts d’un peu de terre. Une réconciliation ne peut se faire sur les cadavres
de nos défenseurs... Les événements ont été
glorieux et non pas funestes. La doctrine de la légitimité ne peut plus être
tolérée. Dans la circonstance actuelle, c’est le vœu du peuple, exprimé par
ses représentants, qui doit donner le trône. Hyde de Neuville : Je n’ai point trahi la fortune de ceux que j’ai servis depuis mon enfance avec un zèle que rien n’a pu décourager. Je ne trahirai pas leur malheur ; ce serait trahir ma vie et me déshonorer à vos propres yeux. C’est vous dire, messieurs, que, lors même que je pourrais croire que j’ai mission de briser un trône et de faire un roi, je laisserais à d’autres le soin de fixer par d’aussi grands changements la nouvelle destinée de la France... Alexandre Laborde : Que vient-on parler de légitimité quand les droits du peuple, quand l’existence des citoyens ont été violés ! Savez-vous quelle serait la conséquence de la légitimité d’un enfant ? ce serait d’obliger le prince vertueux que nous voulons mettre à la tête du pays à courber la tête devant un simulacre de roi, qui ne nous rappellerait que des crimes et des malheurs. Promenez-le dans ces murs : que lui montrerez-vous ? des cadavres, des hôpitaux obstrués de blessés, des veuves, des orphelins... La légitimité qu’on invoque a péri dans le sang des Français... De Lézardière : Je juge de
sang-froid ce qui s’est passé. De grands crimes ont été commis. Les indignes
conseillers de la couronne ont, le 20 juillet, légitimé peut-être les événements
qui ont suivi cette journée. J’applaudis, du fond de mon cœur, aux mesures
par lesquelles l’ordre a été maintenu ; comme tous les bons Français, je paie
un juste tribut de reconnaissance au prince lieutenant-général... mais je ne puis aller plus loin. Eusèbe Salverte : Des serments nous lient à la Charte, mais ces serments ont été brisés par le feu dirigé contre le peuple. Dès ce jour, le roi s’est déposé lui-même ; il s’est mis en hostilité contre le peuple ; il a cessé de régner, lui et sa race. Je ne parlerai pas de la légitimité qu’on veut faire reposer sur un enfant... je rappellerai l’histoire d’Angleterre. Là aussi était un enfant... Eh bien ! le parlement... s’empara du droit qui lui appartenait de donner à l’État un chef conforme au vœu du peuple : c’est ce que vous êtes appelés à faire, etc. Ce fut par de tels dialogues, empreints d’une telle franchise entre les amis et les ennemis de la révolution, que la Chambre préluda à la discussion des articles. La même liberté, Je même respect pour les droits de la tribune présidèrent à ces nouveaux débats. Vingt-deux articles de la Charte furent modifiés ; onze furent supprimés ; de ce nombre était le préambule. La déclaration de ces importants changements, délibérée et acceptée par la Chambre sur le rapport de M. Dupin l’aîné, au nom de la commission, commençait par proclamer que le trône était vacant défait et de droit et qu’il était indispensable d’y pourvoir ; elle finissait ainsi : Moyennant L'acceptation de ces propositions et dispositions, La Chambre des députés déclare que l’intérêt universel et pressant du peuple français appelle au trône S. A. R. Louis-Philippe d’Orléans, lieutenant-général du royaume, et ses descendants, à perpétuité, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture. En conséquence, Son Altesse Royale sera invitée à accepter et à jurer les clauses et engagements ci-dessus énoncés, l’observation de la Charte constitutionnelle et des modifications indiquées, et, après l’avoir fait devant les Chambres assemblées, à prendre le titre de roi des Français. Sur deux cent-cinquante-deux votants, deux cent dix-neuf furent pour la proposition, et trente-trois contre. Il était cinq heures du soir ; la Chambre se mit en marche au milieu de la garde nationale, et se rendit au Palais-Royal, sous la conduite de son président. Elle était attendue par le prince lieutenant-général, qui la reçut entourée de toute sa famille. M. Laffitte fit au prince la lecture de l’acte de constitution. Leduc d’Orléans répondit : Je reçois avec une profonde
émotion la déclaration que vous me présentez ; je la regarde comme l’expression
de la volonté nationale, et elle me paraît conforme aux principes politiques
que j’ai professés toute ma vie. Rempli de souvenirs qui m’avaient toujours
fait désirer de n’être jamais destiné à monter sur le trône, exempt
d’ambition »et habitué à la vie paisible que je menais dans ma famille, je ne
puis vous cacher tous les sentiments qui agitent mon cœur dans cette grande
conjoncture ; mais il en est un qui les domine tous, c’est l’amour de mon
pays : je sens ce qu’il me prescrit et je le ferai. Après ces mots, prononcés d’une voix altérée, l’émotion du prince le porte dans les bras de M. Laffitte, et les larmes coulèrent des yeux de tous les assistants. Jamais scène plus attendrissante n’avait terminé un drame plus héroïque. Ce qui lui manquait encore de solennel fut réservé au surlendemain. Cette véritable fête de famille, du 7 août, une des plus nationales de notre histoire, le devint encore davantage par les cris de la foule qui demandait la présence du prince. Le duc d’Orléans parut sur le balcon avec M. de Lafayette et la duchesse, présenta ses enfants au peuple. Mille voix proclamèrent à l’instant la royauté et l’adoption du prince et de sa famille. Alors M. de Lafayette prit la main du duc, la serra et lui dit : Nous avons fait de bonnes choses. Vous êtes le roi qu’il nous faut : c'est la meilleure des républiques. La déclaration de la Chambre des députés avait été discutée le même jour à la Chambre des pairs, où, sur 99 votes, 89 furent pour et 10 contre, sauf l’article concernant l’exclusion des pairs créés sous Charles X, article sur lequel la Chambre héréditaire déclara ne pouvoir délibérer. Le soir, la Chambre des pairs présenta au prince l’adresse de son adhésion, et les trois pouvoirs furent rendus à la nation. Le lendemain, la séance royale est annoncée par des salves d’artillerie. Le duc d’Orléans se rend à cheval à la Chambre des députés, convoquée en parlement, accompagné des ducs de Chartres, de Nemours et d’un grand cortège militaire. Les tribunes, les couloirs de la salle sont occupés par les patriotes les plus distingués de la capitale. L’ancienne administration, l’ancienne et la nouvelle armée, le barreau, la littérature, les beaux-arts, le commerce, l’industrie, ont fourni leur contingent à cette grande réunion de famille, dont la liberté est le patrimoine, et qui a tant de titres pour assister à la solennelle inauguration du trône populaire. Tous les intérêts, tous les vœux de la France sont représentés dans l’enceinte législative. Le corps diplomatique en entier légitime au nom de l’Europe, par sa présence, l’acte tout national qui va donner à Louis-Philippe la couronne des Français. L’arrivée de madame la duchesse d’Orléans, accompagnée de ses autres enfants et de madame Adélaïde, annonce celle du prince. Bientôt il paraît, précédé des maréchaux, et prend place entre ses deux fils sur l’estrade en avant du trône. Après la lecture des déclarations des deux Chambres, S. A. R. lit à haute voix son acceptation, se lève, et, la tête découverte, prête le serment à la Charte nouvelle. Soudain les cris de vive le roi des Français ! vive Louis-Philippe ! retentissent dans la salle. Il est beau ce spectacle de tant d’hommes de tous les âges, de toutes les conditions, applaudissant avec ivresse l’élu de la nation et saluant l’ère nouvelle de sa liberté ! Telle fut l’inauguration du roi des Français : ce n’était ni le pavois du Champ-de-Mars, ni le sacre de Reims ou de Notre-Dame ; ce gothique cérémonial du droit divin a disparu de nos usages ; le couronnement d’un roi constitutionnel est l’élection de la patrie et le serment qu’il lui prête dans le temple des lois. Le silence s’étant rétabli, le roi prononça, du haut du trône, le discours suivant : Messieurs les pairs, messieurs les députés, Je viens de consommer un grand acte. Je sens profondément toute l’étendue des devoirs qu’il m’impose. J’ai la conscience que je les remplirai. C’est avec une pleine conviction que j’ai accepté le pacte d’alliance qui m’était proposé. J’aurais vivement désiré ne jamais occuper le trône auquel le vœu national vient de m’appeler ; mais la France, attaquée dans ses libertés, voyait l’ordre public en péril. La violation de la Charte savait tout ébranlé. Il fallait rétablir l’action des lois, et c’était aux Chambres qu’il appartenait d’y pourvoir. Vous l’avez fait, messieurs ; les sages modifications que nous venons de faire à la Charte garantissent la sécurité de l’avenir, et la France, je l’espère, sera heureuse au dedans, respectée au dehors, et la paix de l’Europe de plus en plus affermie. Ce discours est accueilli par les plus vives acclamations. Il termine la séance royale. Le monarque quitte la salle, suivi de toute l’assemblée. La foule parisienne s’en empare, et c’est au milieu d’un peuple immense que le roi regagne son palais. Ainsi, après un demi-siècle, se termine, le 9 août 1830, le drame de la révolution française. Sept grandes époques divisent son action : l’Assemblée constituante, la Convention, le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Restauration et la Grande semaine de 1830. Notre révolution a commencé et fini par la victoire parisienne sur les troupes royales, par la prise de la Bastille et par celle du Louvre. De grands noms s’attachent aux phases de ces époques. Entre ceux de Mirabeau et du général Foy s’élève le nom de Napoléon, qui, avec celui de Charlemagne, domine toute l’histoire moderne. Trois hommes de la première époque se retrouvent en présence à la dernière : Charles X, Louis-Philippe et le général Lafayette. Ils partagent un moment les vœux de la capitale. Le peuple décide de cette rivalité en se proclamant souverain ; il prononce la déchéance de Charles et de sa race, honore Lafayette et couronne le duc d'Orléans. Les éphémérides de notre histoire présentent une singularité remarquable : l’inauguration de Louis-Philippe se trouve placée entre l’anniversaire de la formation du ministère Polignac et celui de la déchéance de Louis XVI. Ces deux faits si éloignés se rapprochent comme pour donner à la révolution nouvelle le caractère qui lui appartient, haine à la tyrannie populaire. FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME |