Le roi est mort : vive le roi ! Jamais paroles n’eurent d’effet plus magique, tant la cour se trouva à l’aise par la mort de Louis XVIII, à qui elle n’avait jamais pardonné l’octroi de la Charte. On se hâta d’aller renfermer ce prince dans les caveaux de Saint-Denis. Ce fut une cérémonie purement civile, purement royale, qui partit du château. Arrivée à l’église mortuaire, elle reçut du clergé de la cathédrale de Saint-Denis le caractère dont l’avait privée la répugnance invincible du feu roi pour les prêtres, la rancune de ceux-ci, et surtout le dissentiment burlesque et scandaleux de l’archevêque et du grand-aumônier. On assure que le jour même de son avènement, on rappela à Charles X le serment qu’il avait fait à Londres de rétablir les jésuites s’il devenait roi de France. La cérémonie du renouvellement de cet engagement sacré eut lieu, dit-on, avec le mystère quelle exigeait. On ajoute, et ici le roman paraît se joindre à l’histoire, que Charles X, en vertu d'une bulle du dernier pape, avait la faculté de célébrer lui-même la sainte messe, mais sans consécration de l’hostie, et que ce fut à l’une de ces messes matinales, en présence de quelques prélats et prêtres, que ce prince jura sur l’Évangile le rétablissement de l’ordre de Loyola. Quant à l’existence de cet ordre, malgré les dénégations de l’évêque d’Hermopolis, qui en faisait partie, elle n’était plus douteuse pour personne depuis quelques années ; car, à dater du congrès de Vérone, la faction apostolique avait tenu le vieux roi dans la tutelle la plus rigoureuse. Quoi qu’il en soit de cette anecdote, il fut facile de prévoir, par les entourages de Charles X, réunis au ministère Villèle, Corbière et Peyronnet, que le joug ultramontain et ultra-royaliste allait s’étendre sur la France. Le 27 septembre, Charles X fit dans Paris son entrée solennelle ; deux jours après, une ordonnance de joyeux avènement supprima la censure. Toutefois, en acceptant ce bienfait, la raison publique s’en méfia comme d’un piège jésuitique. Il n’y eut que les niais de l’opposition qui chantèrent victoire. La cour, de son côté, crut avoir gagné l’opposition, parce que les journaux libéraux ne profitèrent pas à l’instant de leur indépendance pour l’attaquer de nouveau ; mais, trois semaines après, l’évêque d’Hermopolis saisit l’occasion du panégyrique de Louis XVIII dans la basilique de Saint-Denis pour remettre à leur place les partis et les opinions. Il fit l’éloge du roi et le procès de la révolution ; il excusa le fondateur de la Charte sur la force des choses à laquelle sa prudence royale avait dû se ployer ; il attaqua les principes constitutionnels sur lesquels reposait ce pacte fondamental, et fit du panégyrique du feu roi le manifeste du nouveau règne. L’impression que produisit ce discours fut profonde, et elle devait l’être ; l’orateur faisait partie du cabinet, et bien qu’il fût ministre de l’instruction publique, il osa reprocher cette instruction aux classes inférieures de la société, comme ayant été la complice de l’attentat de Louvel. Il y avait tout un avenir de contre-révolution dans ce discours d’un évêque à la fois ministre des cultes et de l’instruction publique et jésuite. Aussi ce ne fut pas sans la plus grande défaveur que l’on recueillit, à l’ouverture de la séance royale de la session de 1825, ces paroles du roi, qui, annonçant la cérémonie de son sacre, dit : Prosterné au même autel où Clovis reçut Ponction sainte, et en présence de celui qui juge les peuples et les rois, je renouvellerai le serment de maintenir et de faire observer les lois de P État et les institutions octroyées par le roi, mon frère. Il est remarquable, et ce fut une petitesse très-significative de la faction du trône et de l’autel, que le mot Charte était soigneusement évité dans le discours du trône, comme il le fut dans le panégyrique de l’évêque Frayssinous. Ce prélat aurait cru profaner ses lèvres en prononçant le nom de la Charte en présence de celui qui succédait par elle seule à son fondateur. Ces maladresses étaient des gages donnés à la Sainte-Alliance, qui, avec raison, avait compté sur Charles X pour opérer la contre-révolution que préparait, depuis trois années, avec une action infatigable, le ministère dont il venait d’hériter. Charles X s’engageait donc, dans le discours du trône, à maintenir les institutions octroyées par le roi, son frère. Louis XVIII lui avait donné sous ce rapport de funestes exemples, quand, en violation de la Charte, il avait laissé voter deux budgets dans la même session, quand il avait souffert que la Chambre se déclarât septennale, et qu’il avait abandonné au machiavélisme du ministère Villèle les lois de finances, la liberté des élections et l’indépendance des députés. Charles X héritait d’un système tout corrompu, auquel le congréganisme allait bientôt ouvertement essayer de joindre les terreurs de l’inquisition. Ce roi-prêtre n’avait plus rien de français par lui-même. Sous le poids d’un serment apostolique, il était obligé de détruire ce qu’il s’engageait à conserver. A la même époque (le 10 décembre 1825), une plus grande solennité que celle d’un avènement héréditaire était décernée par les États-Unis à un simple citoyen par la reconnaissance de toute une nation. Après une séparation de quarante années, l’ami, le compagnon de Washington, le général Lafayette s’était rendu aux vœux du peuple américain, et, malgré son âge, ses infirmités, les liens d’une nombreuse famille, il était allé saluer la seconde génération de ceux avec lesquels il avait fondé l’indépendance du Nouveau-Monde. Heureuse la France d’avoir donné à l’histoire un épisode jusqu’alors inconnu ! Le général Lafayette reçut les honneurs d’un triomphe de plus d’une année, et le décret qui acquitta envers lui, en 1825, ta dette américaine, est le plus beau et le plus touchant monument de la justice humaine. Lafayette s’était jadis échappé des grandeurs de Versailles pour aller offrir à la cause de l’Amérique son sang et sa fortune : Washington avait accepté l’un et l’autre, et sa nation ne l’avait pas oublié. Qui eût osé dire alors au général français recevant, sur les bords de la Delaware, l’ovation des citoyens et des peuplades sauvages, que quatre ans après il recevrait le même triomphe, pour la même cause, sur les bords de la Seine ? Plutarque eût placé dans le livre de ses grands hommes quatre de nos contemporains, Washington, Napoléon, Lafayette et Bolivar. Pendant que Lafayette était proclamé l’HÔTE de l’Amérique du Nord, Bolivar était proclamé le libérateur de l’Amérique du Sud. Ces deux triomphes contemporains se partagent l’admiration et la reconnaissance du nouvel hémisphère ; ils reposent du misérable et hideux spectacle de trahisons et de violences de la vieille Europe. Aussi l’Espagne a reçu son châtiment, et celui du Portugal se prépare. L’Amérique se sent appelée, comme par l’inspiration de sa jeune nature, à se montrer plus grande, plus généreuse que l’Europe qui l’a dévastée, conquise et asservie. L’Angleterre se hâte habilement de reconnaître l'indépendance de l’Amérique espagnole, et d’assurer par un traité la prépondérance de sa politique et de son commerce dans ces belles contrées, sans lesquelles l’Espagne n’est plus qu’un royaume pauvre et dépendant. Le cabinet de France se garde bien d’imiter celui de Saint-James. Il serait bien juste cependant de dédommager la nation, par le commerce de l’Amérique espagnole, des trois cents millions que lui a coûtés le rétablissement du despotisme de Ferdinand ; mais le droit divin passe avant toute considération d’Etat ou de pays. Jamais la stupidité des préjugés d’une race sans valeur ne s’est mise avec plus d’éclat à la place des intérêts d’un grand peuple. Vainement la presse et la tribune avertissent le gouvernement des besoins et des droits de la France au commerce des nouvelles Pro-vinces-Unies, le roi reste sourd, le ministère inflexible ; Charles X ne veut pas voir d’utiles alliés dans les insurgents de l’Amérique du Sud, comme Louis XVI les avait reconnus et protégés dans ceux de l’Amérique du Nord. Les Mexicains, les Péruviens, les Brésiliens ne seront jamais pour lui que des esclaves révoltés, et la haute raison du ministère anglais n’est pour le sien qu’un nouveau grief contre l’insatiable avidité de l’Angleterre, à qui il pourrait si facilement disputer cette fortune nouvelle. Dans cette circonstance, le roi d’Angleterre fut à la fois juste et éclairé. Il devait recueillir les avantages de la protection qu’il accordait aux républiques fondées par Bolivar. Mais Charles X, roi de la congrégation et de la légitimité, est loin de comprendre les intérêts de sa couronne, et il regrette seulement de n’être pas assez puissant pour enlever à la Chambre législative la publicité de ses débats, comme l’empereur Alexandre vient de l’interdire à la diète de Pologne. Cependant de hautes déclarations émanées du gouvernement de Colombie apprennent à l’Europe le respect que méritent les nouveaux Etats de la Plata, et la faible Belgique, par son adhésion au système généreux de l’Angleterre, imprime une honte ineffaçable à la politique mesquine et malfaisante du grand royaume qu’elle regarda si longtemps comme sa mère-patrie ! Il tardait à la faction apostolique d’obtenir un gage de son roi, et de flétrir le gouvernement représentatif par une loi digne de la plus atroce barbarie du moyen-âge. Présentée aux Chambres par le chef de la magistrature, cette loi devait encore recevoir de son origine une sanction qui, en l’entourant d’un respect perfide, corromprait la conscience publique, et calomnierait à la fois ce qu’il y a de plus saint dans la civilisation, la religion et la magistrature. Cette loi fut la loi du sacrilège ; son auteur fut le garde-des-sceaux Peyronnet, qui lui donna son nom et en conserva l’odieuse célébrité. Le carcan, la peine de mort sans mutilation, la peine barbare du parricide, sont les degrés de sa pénalité ! Le dix-neuvième siècle devait voir cet audacieux attentat à la dignité constitutionnelle de la nation la plus tolérante et la plus éclairée de l’Europe ! Quand Ferdinand accepta le gouvernement des Cortès, il détruisit l’inquisition, et n’osa la rétablir qu’après avoir, pour la seconde fois, rejeté la Constitution.il n’y a pas trois mois que Charles X est sur le trône, et il veut changer en inquisiteurs les magistrats de son royaume. Sortie des délibérations de son conseil, la loi du sacrilège est son ouvrage ; elle est destinée à réaliser son serment occulte. C’est ainsi que ce prince prélude à la cérémonie de son sacre, qui va donner sa consécration à tous ses engagements secrets. Les criminelles manœuvres qui, par la fraude, la peur et l’or, ont peuplé la Chambre élective d’ennemis de la France se dévoilent le 20 avril 1825 ; sur trois cent cinq députés, deux cent dix votent la loi. A la Chambre des pairs, récemment recrutée des légitimistes et des absolutistes les plus ardents, sur deux cent vingt-sept votants, cent vingt-sept sont pour la loi. Chose remarquable ! l’opposition représente les deux cinquièmes dans la Chambre aristocratique, tandis qu’elle ne représente que les trois dixièmes dans la Chambre élective ! Ce rapprochement suffit pour prouver quelle eût été la force et le triomphe de l’opposition, si les élections n’eussent été perverties par d’infâmes machinations. Le dégoût, le cri public accueillent hautement cette production monstrueuse d’un règne qui commence, et la dévouent au mépris et à l’exécration de tous les hommes éclairés. La nation venait d’être outragée dans sa morale législative ; peu de jours après, elle devait l’être dans ses souvenirs et dans ses intérêts, afin que la royauté de Charles X eût doublement la tyrannie d'une réaction. Cette fois, ce n’est point Peyronnet, c est Villèle qui propose, qui enlève une autre loi non moins fatale. Le 27, une indemnité d’un milliard est accordée aux émigrés ou à leurs ayant-cause. La Convention, la toute puissante, l’ultra-absolutiste Convention, n’avait jamais osé payer le milliard quelle avait voté, au nom de la reconnaissance et de l’indépendance de la patrie, à ses quatorze armées ! et le ministère de Charles X, soutenu par quatre cents émigrés ou privilégiés des deux Chambres, octroie en une séance et par une sorte d’acclamation, à ceux qui ont attaqué la France, ce que la république n’avait pas payé à ceux qui l’avaient défendue ! Cette fois, les députés royalistes ne manquent point à la séance ; ils ont à prononcer dans leur propre cause. Cette loi est le type de la restauration, comme celle du sacrilège est le type du monarque. Une grande impudeur s’attache à cette proposition, car c’est au moment où la nation se montre si justement mécontente du sacrifice de trois cents millions pour la cause anticonstitutionnelle de Ferdinand qu’on lui impose le milliard pour l’émigration ! Mais M. de Villèle, qui préside le conseil, n’est pas encore satisfait de tant de gages donnés aux ennemis et à la ruine de la France. Un vaste plan a été conçu par cet implacable adversaire de la Constitution qu’il est chargé de défendre. Trois jours après est votée la loi sur la dette publique et l’amortissement, mesure frauduleuse comme financière et comme politique ; car, indépendamment de la plaie dont elle frappe le crédit public par l’intérêt du 3 pour cent et l’émission facultative de ces bons royaux si justement appelés les assignats de la restauration, elle tend encore à diminuer le nombre des électeurs et à concentrer dans l’aristocratie le droit électoral. Les lois de M. de Villèle ont toutes le caractère de lois de proscription : aussi sont-elles toutes des parties d’un vaste système ultramontain et ultra-royaliste. Un nouvel outrage était encore réservé à la France, à qui M. de Villèle avait à cœur de prouver que, sous son administration, elle était réduite à l’état de conquête et que la révolution avait été vaincue. Le 13 mars voit voter une loi qui accorde des pensions aux sous-officiers et soldats qui faisaient, en 1792, partie du régiment des gardes-suisses. Aucune occasion n’est négligée de remettre le peuple français en état d’accusation et d’expiation pour tout ce qu’il a fait et souffert pour sa liberté et son indépendance. L’effet de cette loi est de l’irriter encore davantage contre son gouvernement et contre le service étranger. Ainsi rien ne sera oublié de la part du ministère ni de la part de la nation. Les lettres closes qui parcourent la France pour le sacre du roi réveillent encore l’antipathie qu’on lui porte. Le clergé se garde bien de dissimuler son triomphe, et il va bientôt l’assurer par cette cérémonie. Le sacre s’annonce encore par une autre loi qui établit les congrégations et les communautés religieuses de femmes. La France va se couvrir de couvents, et une partie de ses trésors publics et privés alimentera ces asiles de l’oisiveté qui enlèvent à la nature, à la société et aux familles tant de victimes de la cupidité et du fanatisme de la faction apostolique. Le 29 mai, Charles X est sacré à Reims ; la sainte-ampoule, détruite en 93, reparaît comme par miracle à cette cérémonie. Il le fallait, afin que le sacre du roi très-chrétien fût distingué de celui de l’empereur des Français. Le Moniteur vint heureusement au secours de l’incrédulité et de la superstition publique ; il établit qu’en 1793 le curé de Saint-Remi, assisté de son marguillier, avait enlevé à la fiole sacrée, avant son brisement, une portion de l’huile sainte qui, depuis Clovis, n’avait cessé d’oindre les souverains de la France. Une telle prévoyance et son résultat étaient déjà un miracle qui eût fait la fortune d’un autre âge. Celui-ci manqua son effet, malgré les articles du Moniteur, qui respiraient et n’inspiraient point la foi des chroniques du bon vieux temps. Les Bourbons auraient peut-être fini par asservir la France, si, par une subite trahison de la nature ou de la destinée, elle avait à leur retour perdu la mémoire ; mais tout ce qu’ils faisaient était repoussé par un souvenir. En effet, que devenait pour elle le sacre du dévot Charles X au maître-autel de Reims, recevant à genoux la couronne héréditaire de la main d’un prélat, en comparaison du sacre du puissant Napoléon debout devant le pape dans la cathédrale de Paris, saisissant sa couronne impériale et la plaçant lui seul sur sa tête ! Charles X vient de jurer solennellement de rendre bonne justice à tous ses sujets, et de gouverner conformément aux Lois du royaume et à la Charte constitutionnelle : c’est donc officiellement du 29 mai 1825 que date le parjure de ce prince. L’ère de la trahison s’ouvre par l’exposition publique à Paris de la statue de Pichegru, qui, général et législateur, a doublement vendu sa foi et sa patrie à la maison de Bourbon. Cette statue est destinée à être placée dans le chef-lieu du département où est né Pichegru, et, afin que rien ne manque à l’illustration de ce monument de honte et d’infamie, il est le produit d’une souscription. Heureusement la qualification de nationale n’est point donnée à cette impudente manifestation de la victoire d’un parti ; mais un tel fait, revêtu d’une légalité authentique, prouve que ce qui est pour la France un signe de réprobation est un trophée pour son souverain. Après une année de séjour dans l’Amérique du Nord, le général Lafayette a revu le sol de sa patrie ; toute la population de Washington l’a suivi avec les acclamations d’un éternel adieu abord de la frégate que le gouvernement a fait construire pour le voyage de l’hôte de la nation. Cette frégate a reçu le nom de Brandywine, en commémoration de la bataille de ce nom, où Lafayette fut blessé. Ainsi l’hospitalité de l’affection, de la reconnaissance et de la gloire accompagne en France le héros des deux mondes ; mais à peine débarqué au Havre il ne lui en reste plus que le souvenir. L’ombrageuse police de Charles X lui prouve qu’il vient de mettre le pied sur une terre vraiment étrangère : enfin il revoit la capitale où lui était réservé le spectacle d’une tout autre ovation ; celle-ci est funèbre, le général Foy est mort, et c’est encore toute une nation qui se lève pour honorer l’hôte de l’immortalité. La capitale s’est chargée de représenter le deuil de la France. De solennelles funérailles, les honneurs du Panthéon ne sont point votés, comme pour Mirabeau, au héros de la tribune et de l’armée. Le corps législatif en deuil, les magistrats, la garde nationale, la garnison de Paris, des corps de musique ne formeront pas le cortège du député de l’Aisne, mais cent mille citoyens de toutes les classes se sont spontanément réunis pour les obsèques du grand citoyen. Une couronne de chêne et l'épée du champ de bataille sont les seuls ornements placés sur ses dépouilles. Malgré la rigueur du temps, les cent mille représentants de la France accompagnent nue tète et dans un religieux silence le convoi funèbre. L’autorité et ses agents se sont éloignés, par respect, du passage de cette sublime solennité, de ce triomphe national qu’aucune tyrannie n’aurait osé troubler. La marche imposante de cette armée du bien public était un avis assez éloquent pour le ministère de Charles X ; mais, au lieu de la considérer comme la grande députation du peuple français aux funérailles du premier orateur de sa représentation politique, le ministère ne vit que l’audace d’une faction qui bravait le trône et l’autel. Son aveugle haine n’eut pas d’autre expression quand cette faction prononça, au nom de la nation, l’adoption de la famille du général et la dota d’un million. Le voyage de Lafayette et les obsèques du général Foy sont les deux plus beaux triomphes populaires de l’histoire moderne. Leur pompe immense y attache une nationalité toute nouvelle, en ce qu’elle proclame en même temps et les intérêts du pays et sa reconnaissance pour leur plus illustre défenseur. Aussi la mort du général Foy n’a pas besoin d’anniversaire, et la mémoire de ses concitoyens est un Panthéon qui porte avec lui sa glorieuse inscription. On se demandait comment, par quelle création subite le général Foy était sorti des camps tout armé pour la tribune. C’est qu’il y reconnut la guerre, une guerre sacrée dont la nature lui avait donné les armes en lui donnant la conscience et la parole. Son éloquence si vive, si entraînante, si foudroyante quelquefois, naissait des propres périls de la liberté et de l’honneur de la France ; ses discours étaient l’éloquente inspiration de son âme à la fois brillante et élevée, généreuse et implacable. L’ascendant d’une telle nature ne se démentait dans aucune question, et la hauteur de son talent dépassait la lutte de ses adversaires de toute l’élévation de sa vertu. De tels esprits, de tels caractères sont rares : ils élèvent leur siècle. Le général Foy fit plus, il consola et vengea le nôtre. Aussi le veuvage de la tribune attrista longtemps la Chambre, et la piété de ses concitoyens ne trouva que son image pour orner sa tombe. Le jour même où l’orateur le plus puissant de la tribune
française recevait d’un peuple les honneurs funèbres, le monarque le plus
puissant du monde mourait dans une barque sur la mer de Scythie, sans secours
et presque sans témoins, si ce n’est peut-être les auteurs de sa mort. Les
Boyards lui avaient pardonné l’incendie de Moscou, mais non ses projets de
réformation pour la Russie, et encore moins le maintien de la paix avec les
Turcs. La conspiration militaire dont Alexandre avait pu être la victime, et
dont sa toute-puissance n’avait atteint que quelques complices, avait
conservé toute la vigueur de son organisation. La mort de ce prince était,
par rapport surtout à la guerre de Turquie, un châtiment national ; elle
était préméditée depuis longtemps et par les immuables de Moscou et par les
novateurs de Saint-Pétersbourg. L’histoire dira un jour à quelle faction ce
prince fut sacrifié ; mais elle ne s’étonnera point de l’héritage que Paul I
er lui avait laissé, et elle dira que sur le radeau du Niémen Alexandre osa
paraître devant Napoléon, accompagné de ce qui lui restait des meurtriers de
son père !! C’est le plus beau et le plus fourbe
des Grecs, dit Napoléon après l’entrevue d’Erfurth, où il fut de
la part de l’autocrate l’objet d’un culte public. Bourreau de Napoléon, après
avoir été gracié par le vainqueur, lui et son armée, à Austerlitz ; bourreau
du maréchal Ney et de Labédoyère, en violation de la convention qui lui avait
ouvert les portes de Paris, ce Grec du Bas-Empire, que ses immenses armées ne
virent jamais combattre, qui n’osa jamais croiser le fer avec Napoléon, ni à
Austerlitz, ni à Friedland, ni à Moscou, ni à Lutzen, ni à Leipzig, ni dans
les plaines de la Champagne, quelle place lui sera donnée par l’histoire ?
Diplomate à la suite de la guerre, guerrier dans les congrès, frappé d’un
mysticisme bizarre et d’une ambition incertaine, soumettant tantôt sa
dévotion à sa politique, tantôt sa politique à sa dévotion, n’étant ni
chrétien, ni philosophe, mais alliant la superstition à la morale, incapable
du bien, faux dans sa bonté, aveugle dans ses systèmes, opiniâtre,
impénétrable, absolu, froidement inexorable, n’ayant ni vertus, ni passions ;
parlant avec éclat de justice, d’humanité, de législation, de bonheur des
peuples, et rejetant à Laybach, à Vérone, où il dominait l’Europe, les
supplications des Grecs mourants pour sa cause et pour son culte, comme à
Vienne, en 1815, il avait présidé à la traite des Européens. Le nom de Sainte-Alliance que ce prince osa donner à la
confédération des rois contre les peuples le peint tout entier. Il en fut
l’inventeur, et le peu d’énergie dont il était doué ne se dévoila que pour la
tyrannie du droit divin. Ce ne fut que par inquiétude pour sa puissance qu’il
chassa les jésuites de ses États. Il craignait le catholicisme comme une
conspiration. Alexandre n’a dû qu’à Napoléon le rôle qu’il a joué depuis
1812. Il rêva, dit-on, un moment son héritage, mais ce prince était
visionnaire. Cet autocrate, dont le moindre signe ébranlait le nord de
l’Europe et de l’Asie, n’a laissé en mourant aucun vide, même dans son empire,
et encore moins dans cette Europe, qui tremble encore sous la cendre
atlantique de Napoléon. A la nouvelle de la mort d’Alexandre, le 9 décembre, les membres de la famille impériale, le conseil de l’empire, le sénat dirigeant, les ministres, les corps civils et militaires, et en leur présence le grand-duc Nicolas, prêtèrent serment de fidélité à l’empereur Constantin. Par l’ukase du sénat dirigeant, ce serment fut prescrit dans tout l’empire à tous les fidèles sujets mâles de l’empereur, mais non aux paysans ni aux serfs. Cette disposition prouve que cette immense population des paysans et des serfs, malgré les déclarations libérales du défunt empereur, n’était considérée cependant que comme une masse intermédiaire entre les sujets mâles et les bestiaux, comme une espèce tellement vile que l’empereur ne voulait pas même être reconnu en cette qualité par la majeure partie des habitants de son empire. Cette observation jette un jour véritable sur le caractère du feu czar et sur la foi que l’on eut la faiblesse d’accorder aux homélies philanthropiques dont il se plaisait à attendrir l’Europe sur l’affranchissement des esclaves. On y croyait, parce qu’il était raisonnable d’accorder au souverain qui proscrivait la traite des noirs le besoin de détruire la servitude de ses sujets. Cependant les ordres du sénat dirigeant furent exécutés, et jusqu’au 24 décembre 1825 le grand-duc Constantin fut empereur de toutes les Russies, roi de Pologne, grand-duc de Finlande, et reçut les hommages et les serments de ses frères et de ses peuples. Malheureusement, un voile impénétrable couvre encore les motifs qui engagèrent ce prince à rester à Varsovie. Mais, le 24, une scène, que l’histoire pourra qualifier un jour, avait lieu à Pétersbourg, où le nouvel empereur était probablement attendu. Un manifeste de l’empereur Nicolas annonce brusquement son avènement à l’empire de toutes les Russies, et c’est ici que commence le doute le plus tyrannique pour la confiance contemporaine. Le manifeste déclare que les premiers jours ont été donnés à pleurer Alexandre et à reconnaître Constantin... Nous venions d’acquitter ce devoir quand nous apprîmes par le conseil d’Etat qu’il avait été commis à sa garde, le 15 octobre 1823, un écrit revêtu du sceau du défunt empereur, avec une lettre autographe de S. M., par laquelle il recommandait au conseil d’État de conserver ce paquet jusqu’à nouvel ordre, en cas de mort de l’empereur ; d’ouvrir, avant toute résolution ultérieure, le paquet en séance extraordinaire ; que cet ordre venait d’être exécuté par le conseil d’État, et qu’on avait trouvé dans ce pli : 1° une lettre du grand-duc Constantin, en date du 14 janvier 1822, adressée au défunt empereur, par laquelle S. A. I. renonçait à la succession au trône à lui dévolue par le droit de naissance ; 2° un manifeste du 16 août 1823, avec la signature autographe de S. M. I., par lequel, en raison des motifs de renonciation présentés par le grand-duc Constantin et admis par S. M., elle arrêtait que nous, frère puîné du grand-duc renonçant, étions l’héritier du trône, conformément aux lois fondamentales de l’empire. Nous avons été informés depuis que le même acte avait été déposé entre les mains du sénat dirigeant dans le sacré synode et dans l’église métropolitaine de Moscou.... » Rien n’avait été négligé dans ce singulier manifeste ; on y trouvait une lettre du grand-duc Constantin à l’impératrice mère, où il renouvelait sa renonciation ; plus, une autre à son frère Nicolas, où il la réitérait, lui donnant le titre de Majesté impériale, ne se réservant que celui de césarowith et se disant le plus fidèle de ses sujets, etc. D’après les actes sus-mentionnés, et en conformité des lois existantes sur l’ordre de succession, nous, plein de respect pour les décrets impénétrables de la Providence, qui nous guide, nous montons sur le trône de toutes les Russies, ainsi que sur le trône de Pologne, qui en est inséparable, ainsi que le grand-duché de Finlande, et nous ordonnons, etc. Cet étrange document porte heureusement avec lui son commentaire. Alexandre mourut le 1er décembre et aborda mort à Taganrock. Le 9, la nouvelle de cette mort arriva à Saint-Pétersbourg, où elle était attendue d’après les derniers avis reçus de la maladie de l’empereur. Le manifeste est à la date du 24. Mais pourquoi le conseil d’État, le sénat dirigeant et le sacré synode n’avaient-ils pas, le lendemain au plus tard de la nouvelle de la mort d’Alexandre, c’est-à-dire le 10, publié l’écrit, la lettre autographe de ce prince et la renonciation du grand-duc Constantin, avant toute résolution ultérieure, c’est-à-dire, au lieu d’aller prêter foi et hommage au puîné d’Alexandre en présence du puîné de Constantin ? Il faut donc que les autorités dépositaires des volontés du feu czar, volontés qui changeaient l’ordre de succession à la couronne impériale, aient eu de bien fortes raisons pour 11e pas les accomplir et faire le contraire de ce qu’elles leur prescrivaient, et des raisons encore plus fortes durent le décider, quinze jours après avoir reconnu Constantin empereur, à proclamer en sa place son frère Nicolas. Comment aussi le grand-duc Constantin, qui dans cet espace de quinze jours avait du savoir à Varsovie qu’il était proclamé empereur, ne s’était-il pas hâté de déclarer dans cette ville, par la solennelle reconnaissance de son frère puîné, qu’il avait depuis trois années renoncé au trône de toutes les Russies ? et enfin, pourquoi l’empereur Alexandre, incertain de sa mort, comme tout homme, aurait-il laissé passer une année entre la renonciation de Constantin et la déclaration de la successibilité de Nicolas ? Certainement il fallut un motif bien puissant sur l’esprit du grand-duc Constantin pour garder le silence sur sa renonciation et se laisser proclamer ; mais on ne sait comment qualifier celui qui le décida tout à coup à devenir grand-duc ! Cet étrange mystère, toutefois, prouva une heureuse modification dans la politique du palais des czars, où l’ordre de succession fut tant de fois brisé par la violence et l’assassinat. Mais l’avenir dévoilera un jour ce que le temps présent nous cache, et sur la mort de l'empereur Alexandre, et sur l’avènement de l’empereur Nicolas. Mais en attendant cette précieuse révélation, un coin du voile a été soulevé par les soldats de la garde de l’artillerie du régiment de Moscou, qui, le 26 décembre, se sont déclarés les défenseurs de la légitimité et de l’ordre direct de succession au trône impérial. Voilà ce que fait le despotisme des hommes tout d’une pièce, qui n’admettent point les exceptions de la politique ni le désintéressement de l’héritier de la couronne. Pauvres gens qui se lèvent en masse, armés et menaçants, réclamant par des cris terribles la condition du knout plutôt sous tel maître que sous tel autre, et, se portant à cette querelle du droit divin avec autant d’impétuosité et d’audace qu’ils le feront un jour pour la conquête de leur liberté. Ils ont marché avec leurs drapeaux, refusant le serment à Nicolas, criant vive Constantin ! et leurs armes sont rougies du sang de leurs chefs. C’est dans cette attitude que, formés en bataille, ils se sont emparés de la place du sénat, encouragés par la foule, qui, comme eux, n’a que des idées simples et une volonté d’habitudes. On les somme de se soumettre, ils répondent à coups de fusil. Le gouverneur de Pétersbourg est tué à bout portant. Le nouvel empereur paraît ; c’est la cause de la guerre. Ce prince n’a que le temps de se dérober à leur fureur et d’ordonner leur destruction. Alors a lieu cette terrible lutte entre les partisans de Nicolas et les fidèles de Constantin : ceux-ci, écrasés par le nombre, par la mitraille, par la cavalerie, furent bientôt anéantis ; le sang de l’armée, de la garde impériale, ruissèle dans les rues. Après ce sacrifice, le Te Deum de l’avènement au trône n’en fut pas moins chanté solennellement au palais devant l’empereur. Une garde nombreuse bivouaqua autour de la résidence impériale pendant toute cette nuit, où une foule d’officiers de tout grade et de toute illustration furent arrêtés pour être jugés à mort ou déportés en Sibérie. Telle fut l’inauguration de la couronne de l’empereur Nicolas. Ce prince ne prit d’abord ce mouvement militaire que pour un démenti personnel à la renonciation de Constantin, tandis qu’il était un nouveau signal de cette révolution dans le système de gouvernement dont Alexandre venait probablement d’être la victime, et dont la menace frémit toujours sourdement sous le sol de l’empire des czars. Cette vérité ne lui fut dévoilée que par le résultat de l’enquête, où les hommes les plus nobles de l’empire, ceux qui avaient tué son grand-père, ou son père, ou son frère, furent reconnus coupables de cette vaste conspiration. La proscription fut active, immense, et ne se reposa qu’après les supplices. Ce barbare épisode de l’histoire de Russie termine l’année 1825, si funeste aux libertés de la France, si favorable aux envahissements du ministère Villèle et à la cupidité de ses trois cents Spartiates. Il distrait un moment la France du sentiment de sa misère et des causes de ses inquiétudes, bien que la contre-révolution ait pris pour nouvel étendard la loi du sacrilège, et que la dette publique soit accrue d’un milliard. Mais la France est bientôt ramenée à elle*même par la nomination du duc Mathieu de Montmorency à la place de gouverneur du duc de Bordeaux : le triomphe du jésuitisme est assuré par ce choix, ainsi que celui des doctrinaires de Vérone. Deux mois après, ce chef des jésuites, ce premier baron chrétien, tombe mort à Saint-Thomas-d’Aquin, le vendredi-saint, frappé d’une apoplexie foudroyante. Le gouverneur de l’enfant du miracle ne pouvait trouver une fin plus heureuse. Aussi, assura-t-on alors, Sa Sainteté, à cette nouvelle, trouva dans la réunion des circonstances, provenant de la personne, de la qualité, du lieu, qui signalèrent la mort du duc Mathieu, la raison, en sa faveur, d’une béatification d’urgence, avec dispense des cent années d’épreuve. Cet évènement, et sa conséquence surtout, intéressèrent diversement la capitale. La congrégation sentit toute sa perte ; ce fut un vrai deuil pour la cour. Mais bientôt les réponses des Chambres au discours du trône appelèrent l’attention publique et de plus graves pensées sur ce mauvais règne. Bientôt le garde-des-sceaux Peyronnet attacha un nouveau brûlot à la Charte, en présentant à la Chambre des pairs, sous le nom d’une loi sur les successions et les substitutions, la loi du droit d’aînesse, en faveur de l’aristocratie. Cependant un secours puissant et inespéré sortit des rangs de cette aristocratie pour venger à la fois la nation, le trône et l’autel. Ce fut le fameux Mémoire à consulter du comte Montlosier, dans lequel il dévoila l’existence des jésuites comme un attentat contre la monarchie, et prouva la complicité auxiliaire du parti ultramontain et du parti prêtre avec celui de la congrégation, ainsi que ses nombreuses affiliations dans la société, à la cour et dans les Chambres. Dans sa courageuse et généreuse dénonciation, l’auteur présente aussi le roi circonvenu de toutes parts par les moines, les prêtres, et les hommes de la vie dévote. Ce qui attriste la France chrétienne, qui ne veut être que chrétienne, attriste toute la France politique, qui veut rester constitutionnelle, et qui avec une garde de congréganistes, de jésuites et dé ultramontains, s obstine à croire sa Charte et sa liberté en danger. Cet écrit remplit toute sa mission ; il retentit dans toute la France, et frappa au cœur le congréganisme et la royauté. La cour y répondit, suivant son usage, par la suppression d’une pension dont l’auteur jouissait depuis l’avènement de Napoléon. Elle aurait bien voulu aussi supprimer l’ouvrage. Le parti libéral retira un avantage incalculable de l’écrit de Montlosier, qui lui-même était un parti, tenant aux hommes monarchiques par la religion et la légitimité, et aux hommes constitutionnels par ses souvenirs de l’Assemblée constituante et par ses principes. Il ne reste à la cour, contre l’opinion de toute la France, que le droit divin et le privilège. Indépendamment de ces deux instruments de la vieille monarchie, les jésuites opposent à l’orage, qui de toutes parts gronde sur leurs tètes, toute la puissance de la congrégation. Elle avait déjà envahi l’instruction publique par le ministère du jésuite Frayssinous ; elle s’attacha encore par un lien de plus, par un lien ecclésiastique, à l’éducation de l’héritier du trône. M. le duc de Rivière, jésuite, a remplacé comme gouverneur le duc de Montmorency, et monseigneur Tharin, aussi jésuite, évêque de Strasbourg, en est nommé le précepteur. Ainsi, la nation est à chaque instant avertie du besoin qu’elle a d’être délivrée d’une famille qui, chaque jour plus parjure à ses intérêts, ne se donne même plus la peine de déguiser sous quelle servitude l’hérédité de la couronne doit avilir la France. Dans le même moment où la France se voyait dégradée de toutes les espérances de sa liberté par les trahisons de son prince et de son ministère, le Portugal, échappé aux barbaries de don Miguel par son exil, et à l’incertitude de son sort par la mort de son souverain, recevait de son successeur, de don Pedro, empereur du Brésil, le bienfait d’une Constitution. L’Amérique rendait à l’Europe ce qu’elle en avait reçu. L’infante Isabelle avait été maintenue par son frère régente du royaume. Don Pedro, après avoir porté au Brésil, en expiation de la tyrannie de ses conquérants, les principes et le gouvernement d’un État libre, avait sanctionné son ouvrage par le généreux abandon de sa couronne d’Europe, dont il avait doté sa fille dona Maria. Malheureusement, ce prince avait attaché à l’union de son frère et de sa fille le sentiment du bonheur de sa patrie ; il avait dû croire que don Miguel encore si jeune, voyageant dans les cours de Paris et devienne, y puiserait des instructions salutaires, et assurerait à la fois la félicité de la princesse et celle de la nation. Cette erreur d’une âme tendre et élevée devait causer l’infortune du Portugal, et livrer un jour ce royaume, renaissant en 18a6 sous les auspices de la liberté, à la plus exécrable domination qui depuis Néron ait pesé sur l’espèce humaine. Don Pedro, cependant, n’a rien négligé dans l’acte de son abdication. La princesse Maria ne sera transportée en Portugal que lorsque la Constitution aura été jurée et le mariage conclu. Mon abdication, ajoute-t-il, et ma cession ne s’effectueront pas, s’il était manqué à l’une de ces deux conditions ; et au moment où j’écris, ce prince généreux, rappelé en Europe par les malheurs du Portugal, ayant abdiqué pour son fils la couronne impériale, est allé avec sa fille et quelques braves recevoir les serments d’une petite île restée fidèle à l’héritier des deux empires, et y préparer contre un frère parjure, et dénaturé, noble paladin de sa fille chérie, la conquête du royaume qu’il lui a donné. Les vœux de la France et de l’Europe civilisée accompagnent ce preux chevalier de l’amour paternel. L’histoire n’offre pas sans doute un autre exemple d’une pareille entreprise, formée par un père pour sa fille, contre un frère, contre un gendre usurpateur. Mais un tel événement, qui semble appartenir aux âges chevaleresques par son audace et par son but, n’est, dans le siècle de la révolution française, de Napoléon et de la Restauration, qu’un épisode dont le succès seul peut faire la fortune. Un autre événement bien plus important pour la cause de la liberté que l’introduction d’une Charte à Lisbonne ébranlait, le 23 avril, les rivages de la Grèce. Nous l’avons laissée répudiée, condamnée par le congrès de la Sainte-Alliance ; frappée de cette proscription, elle avait rempli son dernier serment, combattre et mourir. Depuis l’arrêt de Vérone, les Turcs, soutenus par la neutralité de la Russie, de l’Autriche, de la France et de l’Angleterre, avaient détruit la marine des Hellènes, et, maîtres alors de la mer, ils avaient pu soutenir les opérations de leurs nouvelles armées contre l’importante place de Missolonghi. Quatre mille Grecs la défendaient depuis dix-huit mois contre les forces ottomanes, comme le plus formidable rempart de leur indépendance, et voyaient avec orgueil les efforts du croissant se briser contre leur valeur inébranlable. Mais, privés par les croisières européennes de tout secours du côté de la mer, la faim vint joindre son horreur à leur désespoir. Ils épuisèrent toutes les ressources que les animaux les plus vils avaient pu leur offrir, et jusqu’à leurs propres cadavres, tout avait servi à apaiser l’atroce famine qui les dévorait. Mais à la fin, pressés par les assiégeants et par l’horreur de leur déplorable existence, trois mille d’entre eux, impatients de mourir ou de survivre pour la cause de la patrie, se décident à forcer les lignes ennemies, tandis que d’autres, plus dévoués encore, attireront sur eux, du haut des remparts, par une attaque soudaine, l’effort des Ottomans. Mais, vain espoir ! à peine ont-ils franchi les postes qu’ils sont tout-à-coup investis, et, malgré les prodiges du plus courageux désespoir, leurs amis les voient tous, des hauteurs de la citadelle, périr sous le fer ennemi. Ceux-ci alors ont pris une résolution digne de leurs ancêtres. Ils ne doivent point survivre à leurs frères qui sont morts, et rien de ce qui leur est cher ne subira le joug des infidèles. À l’instant, ils rassemblent au milieu d’eux ce qui reste à Missolonghi de vieillards, de femmes et d’enfants, et, se pressant autour d’eux comme dans un dernier et fatal embrassement, ils mettent le feu aux amas de poudre entassés sous leurs pieds, et le ciel fut soudain couvert des débris de la ville et de cette immense hécatombe offerte à la religion et à la liberté. Les supplices, l’esclavage, la prostitution furent le partage du petit nombre qu’avait épargnés la foudre de Missolonghi, et ils purent regretter la fin de leurs compagnons. Cet effroyable désastre retentit bientôt dans toute la France. La nation se montra digne de la cause pour laquelle étaient morts les héros de Missolonghi, tandis que l’implacable congrégation ne vit dans ce grand sacrifice que la destruction de quatre à cinq mille schismatiques, esclaves révoltés contre le droit divin de Mahmoud. La cour affecta une fausse douleur qui lui fut imposée par la douleur universelle ; les quêtes pour les Grecs recommencèrent dans Paris ; le désastre de Missolonghi fut regardé connue une calamité nationale. Il fut ressenti d’autant plus vivement dans la capitale et dans toute la France, que la nouvelle de cette grande destruction y trouva les esprits plus agités par des causes toutes récentes. Un monument à Louis XVI sur la place de la Révolution avait été voté, et oublié. Charles X s’en souvint. Une ordonnance en prescrivit l’érection, plutôt en haine du peuple régicide qu’en mémoire du roi martyr, qu’il avait abandonné en 1790. Ainsi, la population vit dans cette ordonnance un arrêt infamant, et dans le monument expiatoire un trophée de vengeance. La dernière procession du jubilé était venue encore joindre à cette consécration sa pompe fanatique. Le roi, accompagné de toute la famille royale, des grands officiers de la couronne et des députations de l’Etat, après avoir suivi la procession à Notre-Dame, s’était rendu solennellement avec tout son cortège sur la place Louis XV, et y avait posé, après l’avoir vu bénir, la première pierre du monument funèbre de Louis XVI. Paris avait vu passer avec mépris cette solennelle commémoration du moyen-âge, et son indignation silencieuse avait accueilli l’injurieuse cérémonie qui l’avait terminée. Dans les départements, le jubilé était reçu avec moins de calme. Les excès évangéliques des missionnaires avaient soulevé les populations, et plusieurs grandes villes troublèrent violemment les prédications incendiaires des jésuites et les processions du jubilé. Un député, M. Agier, cédant à la conscience des maux de la France, frappait en même temps à la tribune d’un courageux anathème les attentats des religionnaires contre le repos et l’honneur de la nation. Montlosier faisait paraître sa fameuse dénonciation des jésuites aux cours royales ; enfin la loi Peyronnet sur les substitutions était débattue avec une égale indignation dans les deux chambres. La Chambre héréditaire elle-même la trouva si odieuse que sa majorité se forma en opposition, et en détruisit les funestes effets par ses amendements. Son exemple fut suivi par la Chambre élective, et sur cinq cent cinquante pairs et députés, quatre cent vingt-un votèrent contre les ministres ; mais ceux-ci se vengèrent de l’allégresse générale à la nouvelle du vote de la Chambre des pairs. Plusieurs quartiers de Paris avaient été illuminés le 3 avril, et la population s’y était livrée à la plus juste, connue à la plus paisible allégresse. Jaloux de ce moment de joie publique, l’implacable président du Conseil l’avait jugée séditieuse, et des charges de cavalerie avaient satisfait la justice de M. de Villèle. Telles étaient les causes encore palpitantes de l’agitation des esprits à Paris, quand le fatal événement de Missolonghi lui fut connu. Les dames les plus distinguées se présentèrent encore pour quêter en faveur des Hellènes. Refusées aux hôtels qui s’ouvraient aux quêteuses de la congrégation, elles visitèrent les habitations les plus modestes, les humbles réduits, et la charité parisienne fut de nouveau par leurs soins proclamée dans la Grèce. En possession de la nomination de tous les emplois civils et militaires, maîtresse de l’instruction publique, levant des impôts sur la charité, sur la crédulité qu’elle pervertissait à son profit, occupant toutes les avenues du trône et le trône lui-même, la congrégation se décida à conquérir, à asservir aussi par un dernier effort les populations dans toute l’étendue du royaume. De nombreuses croisades partirent des Missions-Étrangères, traînant à leur suite, comme des comédiens ambulants, un matériel considérable de livres de dévotion, d’almanachs, de cantiques, de crucifix, de scapulaires, d’effigies miraculeuses, de chapelets, enfin de tout ce qui, en corrompant les esprits simples des villes et des campagnes, pouvait en même temps satisfaire la cupidité de la congrégation. Monseigneur Frayssinous, qui avait osé nier à la tribune l’existence des jésuites, osa la proclamer et la justifier. Aussi, dès le jour où le voile fut déchiré par la voix de ce célèbre sulpicien, les jésuites marchèrent tête levée à l’accomplissement de leur conspiration. Les missionnaires portèrent partout, avec une affreuse rivalité, le scandale, le despotisme, la superstition, les troubles, et leur séjour fut marqué dans tous les départements par d’infâmes désordres, qui portèrent la discorde dans les familles, discréditèrent la religion, profanèrent les églises, et amassèrent contre la famille régnante des griefs que sa chute seule devait apaiser. Les missionnaires ne se bornèrent point à planter des croix, à prêcher en public, ils forcèrent les pasteurs dans leurs églises, et usurpèrent sur ces hommes, voués à la vénération de leurs paroissiens, les fonctions qui les leur avaient rendus chers. Cette violation du lieu saint souleva beaucoup de communes rurales, et de grandes villes, telles que Lyon, Rouen, Brest, etc., signalèrent, par leur opposition populaire, la réprobation nationale contre les sectaires de Loyola. Charles X, son ministère et sa cour prirent pour eux, avec raison, la haine qu’inspirèrent les actes de la congrégation dont ils étaient les chefs. Vainement le procureur-général Bellart, dont le nom reste attaché aux proscriptions de la Restauration, était allé, peu de jours avant sa mort, supplier le roi de supprimer les jésuites pour sauver la France, ce prince lui avait froidement répondu : Qui est-ce qui sauvera mon âme ? triste parodie de ce beau mot du juge Clavier, qui, engagé à condamner le général Moreau, à qui le premier consul promettait de faire grâce, répondit : Qui me la fera à moi ? La France voyait alors s’élever partout cette croix dite de la mission, arbre colossal, qui, dans les processions du jubilé, était portée alternativement par plus de cent hommes, à la tête desquels on remarquait les congréganistes les plus ardents. Ces immenses processions, qui duraient huit ou dix heures, étaient formées de tout le clergé de la ville et de la campagne, soumis au commandement des missionnaires venus de Paris. Elles étaient grossies du concours des congrégations et des écoles des deux sexes, de celui des autorités civiles et militaires, des garnisons, des gardes nationales, des pénitents de toutes les couleurs : diverses bannières séparaient les corporations dévotes, qui chantaient alternativement, sur des airs ridicules, des hymnes détestables. De telles cérémonies, dignes des âges barbares du catholicisme, n’attestaient pas moins le despotisme que la superstition ; car il était dangereux de s’y soustraire, pour peu que l’on fut revêtu d’un caractère public. Quelques refus honorèrent le courage des magistrats de plusieurs villes ; mais ces exceptions étaient rares, tant on était certain, soit général, soit préfet, officier ou fonctionnaire quelconque, de perdre sa place et le fruit des travaux d’une longue carrière, si l’on osait ne pas suivre la procession du jubilé. C’était pitié de voir de vieux guerriers de la République et de l’Empire recevoir de misérables missionnaires leur place et leur ordre de marche à ces théories fanatiques, que méprisait leur raison, que condamnait leur vie entière. Les Bourbons ne se sont pas contentés de chercher à avilir l’armée en lui donnant pour ministres, soit le capitulé de Baylen, soit le transfuge de Waterloo ; ils voulurent l’humilier encore, la dégrader par une participation obligée à ces honteux triomphes de la congrégation. Jamais l’obéissance passive ne fut mise à une plus indigne épreuve. Oui, sans doute, le règne de Charles X est le plus mauvais règne de cette époque ; car il n’a pour excuse, ni le fanatisme, ni l’irréligion, ni la barbarie de ses sujets. En cela, ce prince est bien inférieur aux princes de sa maison, dont les peuples, stationnaires et superstitieux, esclaves volontaires du droit divin, n’avaient reçu la liberté qu’avec effroi et la rejetèrent comme un sacrilège, espèce de mahométisme catholique sous lequel les trois plus beaux royaumes de l’Europe courberont encore longtemps leur honteuse servitude ! Aussi Charles X s’efforce-t-il de détruire chaque jour la Charte de son frère ; dans le but de rendre la France semblable à l’Espagne, qu’il appelle aussi le gouvernement modèle. Il est vrai que cette même année, 1826, où ses troupes sont encore en Espagne, la grande ville de Valence assiste à un auto-dafé où un Israélite est brûlé vif pour cause d’hérésie ! Cet acte atroce a lieu le 21 juillet. Il est vrai aussi qu’un mois après cette exécrable barbarie, Ferdinand, et Charles X en est jaloux, proscrit, par un édit, toute institution de gouvernement représentatif. Enfin, Ferdinand, ce modèle des rois, sanctionne l’arrêt de la Cour criminelle de Séville, qui condamne à mort soixante-cinq membres de ces cortès, dissous depuis trois années, à qui il a dû deux fois sa couronne, et confisque leurs biens au profit du fisc royal et de la chambre de Sa Majesté. L’aspect de l’Europe est effrayant. Je ne parle que des cours. Les peuples sont rentrés ou restent dans l’obscurité de la servitude. L’empereur Nicolas est couronné à Moscou, et l’héritier légitime du trône, le grand-duc Constantin, remplit à cette solennité les fonctions d’aide-de-camp de son frère ! Un exécrable parjure, une double trahison sont consacrés à Vienne sous les yeux de l’empereur d’Autriche. L’infant don Miguel y prête serment à la Constitution donnée par son frère au Portugal, et s’unit par des fiançailles solennelles dona Maria, sa nièce, sous les auspices de M. de Metternich, qui lui a enseigné l’art de régner au dix-neuvième siècle. Aussi le premier usage que le prince fait de ses droits au trône de Bragance, c’est de soulever en Portugal, par ses émissaires, en attendant qu’il paraisse lui-même, un parti contre la Charte qu’il vient de jurer. L’Espagne et la France ultramontaines et jésuitiques, remuées par la reine-mère et ses filles, excepté la régente Isabelle, secondent de leurs trésors et de leur prépondérance la félonie du frère de don Pedro ! La France est en proie aux usurpations des prêtres, que le roi fait entrer dans ses conseils ; il la laisse aussi menacée de perdre, par une autre loi Peyronnet, l’indépendance de la presse. Jamais la Sainte-Alliance n’a été plus unie pour le malheur des peuples. L’Europe entière, sauf l’Angleterre, qui ne reconnaît que le despotisme de ses lois, subit le joug d’une pesante tyrannie, contre laquelle la France, par le courage de sa tribune et de ses écrivains, ose seule élever une voix généreuse. L’Académie française elle-même, placée par sa nature hors de toute polémique politique, s’indigne, à la voix de l’historien Lacretelle, du péril qui plane sur la presse nationale ; elle se déclare aussi chargée de son indépendance, et vote une adresse au roi pour le prier de retirer le projet de loi qui doit la détruire ; mais le jour où elle doit porter sa supplique au monarque, lin message royal l’informe que sa députation ne sera point reçue. Cependant la loi de justice et d’amour du sieur Peyronnet sera proclamée la loi monstrueuse dans les deux Chambres, et cette défaite pourrait prouver à Charles X que le droit divin a dans la presse une rivale redoutable ; mais heureusement ce prince est aveugle, et, comme son fanatisme politique égale son fanatisme religieux, il ne se détourne pas un moment de la ligné qu’il s’est tracée, et qui doit le conduire à sa perte. En regard de toutes les lâchetés qui déshonorent les premières cours de l’Europe, la Grèce mutilée, assiégée, trahie, poursuit intrépidement l’œuvre de son affranchissement, et son oppresseur conçoit, malgré la guerre des Hellènes et les menaces de la Russie, l’audacieux projet de la destruction des janissaires. Ce Musulman avance dans les lumières quand les rois chrétiens reculent dans les ténèbres, et il ne craint pas plus de violer la loi de son turban en ployant ses guerriers sous la discipline des guerriers chrétiens, que Charles X celle de sa couronne en ployant les Français sous la discipline des sectaires de Loyola. Cet homme d’État barbare a la hardiesse d’entreprendre cette réformation périlleuse, et il aura le génie de l’exécuter. Le despote du Koran fait taire ses imans quand le despote de la Charte fait parler les siens. Louis XVIII, par un esprit de tradition, avait bien osé envoyer à Masséna des lettres de naturalisation ; mais il aurait reculé devant la pensée de lui ôter son titre de duc de Rivoli, et il n’aurait pas souffert qu’un étranger eût tenté de l’en dépouiller. Charles X, au contraire, souffre qu’un ambassadeur d’Autriche refuse et fasse refuser par un valet les titres de duc de Dalmatie et de duc de Reggio aux maréchaux à qui ils appartiennent par droit de conquête. Ce roi chevalier qui, selon l’expression de Vauban, reçut de Catherine-la-Grande une épée comme un homme qui ne devait pas s’en servir, est l’ennemi naturel de ceux qui ont porté la leur contre les souverains de la Sainte-Alliance. Aussi laisse-t-il cette insulte impunie, parce que loin de vouloir en venger la nationalité, il en est le complice. Louis XV eût chassé des boudoirs de Trianon un ambassadeur d’Allemagne, qui aurait osé contester au duc de Narbonne le surnom de Fritzlar. Cet outrage tout palpitant dont s’amuse le conclave des Tuileries, est porté à la tribune élective, où l’Opposition en demande raison au président du conseil, au nom de l’honneur de la France. M. de Villèle dont cet honneur n’est pas le mandat, par une imperturbable gasconnade, dénationalise l’hôtel de l’ambassadeur, et établit dans la rue qu’il habite une enclave autrichienne, où cet ambassadeur a le droit de nommer les gens comme il l’entend. L’indignation de la Chambre élective fut aussi vive que l’outrage, et à celle des pairs la question fut traitée avec tant de chaleur que M. de Villèle se condamna lui-même au silence. Mais lui et ses collègues s’empressèrent d’assister au grand bal autrichien qui suivit ces discussions. Aussi M. de Villèle laisse-t-il envahir trois de nos villages frontières par des soldats prussiens, et traîner leurs officiers municipaux dans les prisons de Mayence. Le voluptueux régent, l’insouciant Louis XV, le faible Louis XVI eussent-ils souffert de pareils outrages, sans envoyer une armée camper sur les bords du Rhin ! Mais non : toute foi française, toute pudeur de trône disparaissent pour le ministère infâme d’un roi jésuite. Il laisse aussi violer, à l’autre extrémité du royaume, le sol de la France, hospitalier pour les réfugiés espagnols, et le comte d’Espagne, le bourreau de la Catalogne, monstre échappé de l’Ariège, envoie impunément ses assassins les saisir la nuit dans une métairie des Pyrénées orientales. Le préfet se plaint au ministère ; il est remplacé. Villèle et Peyronnet se croient invulnérables, et parodient par leur audace les insolents affranchis de ces empereurs de Rome, dont les congréganistes remplacent les prétoriens. Le roi prêtre a son Séjan et son Narcisse. Le sénat aussi lui est vendu. C’est le 13 février que la loi sur la police de la presse est portée à la Chambre élective, dont la majorité appartient à ses ministres. Cette grande discussion, qui remettait encore en présence la liberté et la légitimité, a trouvé de nobles orateurs, dont les noms furent glorieux ; elle en trouve aussi d’ignobles, d’infâmes, dont les noms furent flétris. Parmi les premiers sont Bourdeau, Gauthier de la Gironde, Royer-Collard, Labbey de Pompière. Je rejette la loi purement et simplement, dit Royer-Collard, par respect pour l’humanité, quelle outrage. Labbey de Pompière s’écria : Non-seulement le projet de loi doit être rejeté, mais les ministres doivent être mis en accusation. Chaque année de leur ministère, ils ont déchiré un feuillet de la Charte. La Bourdonnaye se leva : C’est la Charte, dit-il, toute la Charte que la France demande à la Chambre. Si vous la lui refusez telle quelle le désire\ craignons quelle ne l’accepte, en désespoir de cause r d’une autre main que de la vôtre, et avec moins de garanties pour la tranquillité publique et la monarchie légitime. Ce jour, M. de La Bourdonnaye fut un prophète : tout ce qu’il craignait alors s’est vérifié. La France a reçu sa Charte d’une autre main, et la monarchie légitime a été anéantie. La prophétie de M. de La Bourdonnaye fit tressaillir de pitié Charles X et sa cour. Il avait cependant donné au trône, dans sa carrière législative, et notamment dans cette session, des gages non équivoques de son dévouement, car il avait voté pour la septennalité et le double vote ; mais La Bourdonnaye n’était pas jésuite, et il fut traité de jacobin pour sa loyale déclaration, comme le duc d’Angoulême l’avait été pour l’ordonnance d’Andujar. C’était ainsi que Charles X aliénait de sa personne et de sa cause les hommes les plus dévoués et les plus influens. Son ministère déplorable eut bientôt à combattre l’opposition de la légitimité, qu’il mettait en péril, et celle de la Charte, qu’il avait proscrite. Cependant, malgré les solennelles vérités proclamées par la tribune élective, la corruption triomphe, et une majorité de quatre-vingt-dix-neuf voix trahit la vénalité de la Chambre ; mais l’opposition compte cent trente-quatre voix : c’était cent vingt de plus qu’en 1824, et il fut bien reconnu que la liberté ne devait triompher que par ses propres périls. Aussi la Chambre de M. de Villèle ne poursuit qu’avec plus d’ardeur le grand œuvre qu’il lui avait imposé. La loi vandale de la presse 11e suffit point à son triomphe, il faut encore qu’une commission prononce sur la fidélité des journaux dans la rédaction des débats de la Chambre : cette mesure extravagante est adoptée. Elle est composée de membres de la Chambre ; ils forment une commission qui prend le nom du sieur La Boessière, auteur de la proposition. Ainsi l’esclavage delà tribune est décrété après l’esclavage de la presse ! L’opposition nationale accepte ces nouveaux dangers avec une généreuse impassibilité, bien que la mort lui eût enlevé ses plus illustres mandataires : Foy, Boissy-d’Anglas, Camille-Jordan, Lanjuinais, Girardin, n’étaient plus ; mais leurs obsèques avaient été comme était leur mémoire, glorieuses pour la cause de la liberté. Ces ovations parisiennes parlaient encore plus haut que la prophétie si remarquable de La Bourdonnaye. Elles devaient avoir le même sort dans les conseils du prince, et aussi dans les destinées de la nation. Jusqu’alors le ministère, dans la crainte de provoquer, de la part des habitants de Paris, une résistance trop énergique, avait jugé devoir s’abstenir de contrarier ces publiques démonstrations d’affection et de respect données aux citoyens qui, comme Masséna, parla gloire des armes, comme ces illustres législateurs, par celle de la tribune, avaient honoré leur patrie. Mais ces ménagements d’une prudente politique ne conviennent plus au ministère usurpateur. Son orgueil, trop longtemps comprimé, a soif d’éclatantes vengeances. La sévère application des lois est loin de suffire à l’insolent despotisme qui vient d’enchaîner la presse et la tribune. Désormais ce sera la force brutale, la violation publique des choses réputées saintes parmi les peuples sauvages, qui serviront de type aux volontés de Villèle et de Peyronnet. Ils guettent l’occasion de dévoiler à la France toute l’audace de leur nouveau système, afin qu’elle puisse connaître à la fois et la profondeur de l’abîme et les mains qui l’ont creusé. Cette occasion fatale, ils vont la saisir au lit d’un mourant. Un vieillard, un autre citoyen des deux mondes, que soixante années de vertus et de bienfaits ont recommandé à la vénération universelle, à la religieuse affection de la France, cet homme que Charles X déteste, que Louis XVI appelait son ami... le fondateur de l’école des arts et métiers, le protecteur, l’associé, l’administrateur de toutes les commissions industrielles ou bienfaisantes de la France, dépouillé par le ministre Corbière de tous ces honneurs gratuits, est frappé d’une maladie qui laisse peu d’espoir pour ses jours. A l’affluence sans cesse renaissante de la jeunesse des écoles et des citoyens de toutes les classes, qui, chaque jour, se pressent aux portes de son hôtel, pour connaître ce qu’il faut craindre ou espérer, le ministère ne doute point que si cet homme de bien succombe, cette foule si inquiète, si alarmée ne serve de cortège à sa dépouille. En effet le 27 mars 1827 le duc de Larochefoucauld-Liancourt, pair de France, rend le dernier soupir dans sa maison de la rue Royale, à l’âge de quatre-vingt-un ans. Le deuil qui, tout-à-coup, couvre Paris, couvre aussi de sinistres projets. Le 30 ont lieu les funérailles. D’anciens élèves de Châlons réclament le droit de porter le cercueil de leur père, et l’église de l’Assomption ouvre ses portes à cette pompe touchante, où sont confondus, par le même respect, par la même douleur, les pairs, les députés, les artisans, les écoles, les parents, les amis du défunt. La cérémonie religieuse reçoit de cette réunion une nouvelle solennité, et, quand elle est terminée, les élèves reprennent paisiblement leur précieux fardeau, et la marche funèbre recommence ; mais, sur le seuil de l’église, un agent de la police ordonne aux soldats, qui forment le cortège militaire dû à un pair de France, à un lieutenant-général, de se saisir du cercueil et de le placer sur le char mortuaire. A cet ordre les élèves croient perdre leur bienfaiteur une seconde fois, et une résistance généreuse a lieu de la part de cette pieuse jeunesse contre la troupe passive à qui son commandant a prescrit d’obéir. Les élèves n’ont pour armes que les cendres qu’ils doivent porter, et cette force qui fait que la conscience affronte le péril ; mais, accablés par le nombre, blessés à coups de sabres et de baïonnettes, le cercueil leur est arraché ; il tombe brisé dans le ruisseau de la rue Saint-Honoré, et leur sang a baigné la dépouille mutilée de leur bienfaiteur. Après cet horrible exploit, les soldats, effrayés eux-mêmes de leur sacrilège, relèvent le cercueil de leurs mains tremblantes, et le déposent sur le char. A la barrière de Clichy, il est rendu à une famille consternée, qui le transporte à Liancourt. Là du moins, où ne seront ni la police de Mangin, ni celle de Franchet, ni la haine de Villèle, ni la proscription de Charles X, là fut libre la douleur des populations accourues sur la route ; stationnées dans l’église, dans le parc de Liancourt, elles honorèrent de leurs regrets les restes du duc de la Rochefoucauld, qui trouvait enfin la paix sous ces arbres qu’il avait plantés, sous ces ombrages où il avait choisi sa sépulture. La France entière, l’Europe s’indignèrent contre cet attentat inouï dans les fastes des tyrannies modernes, et Charles X fut justement confondu dans l’arrêt de réprobation qui flétrit à jamais son infâme ministère. Son nom est resté lié à toujours aux noms des violateurs de la cendre du premier citoyen de la France. Dès ce jour, le roi-prêtre fut complice de la profanation exercée sur une dépouille que la religion venait de rendre sacrée à tout chrétien. Paris ne pardonna jamais cet outrage fait à ses mœurs : un autre lui était réservé. Le 17 avril, une combinaison singulière du hasard occupe la capitale de deux incidents dont les suites furent également funestes. Un ordre du jour apprit à la garde nationale que le roi, voulant lui prouver combien il appréciait son zèle et son dévouement, la passerait en revue le 29 ; et une ordonnance royale annonça le retrait de la loi sur la police de la presse, contre laquelle la Chambre des pairs s’était énergiquement prononcée. A la publication de cette dernière ordonnance, les cris de vive le roi ! vive la Chambre des pairs ! vive la liberté de la presse ! vive la Charte ! retentirent dans tout Paris. Ce fut une fête improvisée par l’opinion, comme aux jours de gloire et de liberté. L’ivresse devint générale, les maisons furent subitement illuminées. Les hôtels des ministres et des jésuites conservèrent seuls une obscurité qui désignait leurs habitants à la haine publique. Tous les ouvriers de l’imprimerie et de la librairie, réunis en cortège, à la suite d’un drapeau blanc, se promenèrent dans les rues, et, arrivés dans la place Vendôme, défilèrent sous les fenêtres du garde-des-sceaux, Peyronnet, aux cris de vive le roi, vive la Chambre des pairs, mais sans aucune provocation contre l’auteur de la loi de justice et d'amour. La joie de ces artisans, si franche, si vive, si énergique, pouvait déjà faire prévoir quelle serait leur vengeance si une telle loi était adoptée. Qui pouvait se douter alors que ces ouvriers, si heureux de l’être, devaient trois ans plus tard précipiter du trône, pour avoir renouvelé cette loi, le même souverain qu’ils bénissaient pour l’avoir retirée ! Mais cette joie de Paris ne fut pas sans mélange. Bien que paisible, elle parut séditieuse au ministère ombrageux et vindicatif, vaincu par la Chambre héréditaire. Des charges de cavalerie rappelèrent le soir la haine, rien que la haine dans les foyers de l’artisan. Ce n’était point assez pour M. de Villèle. Il lui préparait un tout autre châtiment que ses assassinats méthodiques. Un peu de sang n’était qu’un jeu barbare : il avait résolu l’oppression des habitants de Paris. Le 26, un nouvel ordre du jour rappelle à la garde nationale la revue du 29 dans les termes les plus bienveillants. Le 29 arrive : vingt mille hommes sont au Champ-de-Mars au milieu de deux cent mille spectateurs. Le roi, suivi d’un grand cortège, parcourt les rangs de la garde nationale, et l’impression du retrait de la loi contre la presse est encore si vive que le cri vive la presse ! se mêle naturellement à celui mille fois répété de vive le roi ! C’était le règne des agents provocateurs : le cri, à bas les ministres ! se fit aussi entendre. Malgré cet incident, le roi témoigna au Champ-de-Mars, et fit connaître à la garde nationale sa satisfaction après cette brillante revue, à laquelle assista toute la famille royale. Cependant, quelques hommes détachés d’une des légions qui rentraient dans Paris crièrent sous les fenêtres des ministres dont les hôtels étaient sur leur passage : A bas Villèle ! à bas Peyronnet ! C’en fut assez. Le lendemain, le Moniteur publia l’ordonnance de la dissolution de la garde nationale, tandis que les journaux ministériels, qui n’avaient pu recevoir les confidences de la nuit, publièrent à l’envi les expressions de la satisfaction de Sa Majesté pour l’armée parisienne. A cette nouvelle perfidie du roi et de ses ministres, la ville fut frappée d’une profonde stupeur, qui bientôt fit place à une sombre indignation, dès qu’elle apprit que, dans la crainte ou plutôt dans l’espoir d’un soulèvement de la part de ses concitoyens, toutes les troupes étaient restées consignées dans leurs casernes, que l’artillerie était prête à marcher du Champ-de-Mars, et qu’un parc arrivé la nuit même de Yincennes était placé devant l’hôtel des Invalides. M. de Villèle avait médité son thème pour une guerre civile, pour un massacre, sous les yeux du roi. Il avait fait de grands progrès en fait de tyrannie ; heureusement il s’était trop pressé ; il n’avait pas calculé que la vengeance du peuple de Paris ne pouvait s’improviser comme la trahison d’un ministre, mais qu’un jour elle pourrait n’en être que plus terrible. Au surplus, cette dissolution fut prononcée d’une manière si brusque, si inopportune, qu’il serait possible d’en rattacher l’inspiration à l’ordre donné par M. de Metternich au roi de Naples de supprimer la garde nationale dans ses États. Cet ordre, exécuté le 3 avril à Naples, avait bien eu le temps d’être imposé à Charles X par le grand prévôt de la Sainte-Alliance. Dans ce cas, M. de Villèle, au lieu d’être le provocateur de cette proscription, n’en serait que l’instrument ; il serait plus vil et moins odieux. Je m’honore, dit-il à la Chambre, d’avoir conseillé la mesure et non de l’avoir provoquée. Le duc de Larochefoucault-Doudeauville, ministre de la maison du roi, homme religieux et dévoué à la légitimité, s’honora autrement que M. de Villèle ; il donna sa démission. Cet exemple fut peu suivi. Cependant l’opinion s’étonna de cette patience de treize
légions armées qui avaient, en 1814 et 1815, imposé le respect à l’étranger. Jamais, disait-on, la
résistance n’aurait été plus légitime. La garde nationale est une institution
fondamentale. La révolution et la victoire sont sorties de ses rangs. Comment
cette armée toute entière, composée des plus nobles citoyens, de la première
jeunesse de la capitale, a-t-elle tout à coup, et sans réclamer, déposé ses
armes et subi le joug d’un ministère prévaricateur ? Oui, sans doute,
l’insurrection était, pour la garde parisienne licenciée par un ostracisme
brutal, le plus sacré, le plus saint des devoirs. N’était-elle pas composée
des électeurs, des jurés de la capitale ? Que deviennent donc à ses yeux ces
droits politiques dont elle était avec raison si jalouse et si hère ! Eux
seuls lui donnaient ce mandat de l’opposition à un arrêt dont elle devait au
besoin appeler de la justice à la force. On ne pouvait la détruire sans lui
faire son procès : elle-même n’avait pas le droit de cesser d’être ; elle
pouvait tout au plus subir la mesure d’une réorganisation, si elle eût mérité
d’être épurée. Mais qu’avait-elle fait pour recevoir une simple mesure
militaire ? C’était ainsi que raisonnaient ceux qui, frappés de l’apathique
résignation de la garde nationale de Paris, désespéraient de la patrie. Ils
auraient voulu, ces hommes pour qui la dignité était une des conditions de la
liberté, ils auraient voulu au moins qu’en signe de réprobation et de deuil
les citoyens de Paris eussent laissé pendant quelques jours les théâtres
déserts. Mais cette ordonnance machiavélique fut un décret de la Providence.
La garde nationale parisienne devait renaître, comme elle était née, des
périls de la patrie. Eh ! qui sait, organisée comme elle l’était-alors,
comptant dans ses rangs, à la tète de ses bataillons, tant d’ennemis de la
France, qui sait si, aux journées de juillet, elle n’eût pas fourni à la
cause du despotisme de nombreux auxiliaires, ou comprimé l’élan des autres
classes de citoyens ?... Quoi qu’il en soit, du haut de la tribune nationale l’opposition continue de veiller sur la France. Peu de jours après, le ministère y fut attaqué corps à corps, et le coup d’État contre la garde parisienne fut Parme naturelle de l’opposition. Si j’étais député de Paris, s’écrie M. Laffitte, je proposerais la mise en accusation des ministres. Que quatre députés se présentent, je signerai le premier. La gauche se lève ; l’assemblée est en proie au plus affreux tumulte. La discussion du budget faisait de M. de Villèle le principal acteur de cette scène, où fut dénoncée la fraude financière. Les affaires d’Espagne joignirent encore leur odieuse couleur au tableau des dilapidations du ministère. Le royaliste, le légitimiste Hyde de Neuville se porta lui-même accusateur, et perdit son traitement d’ambassadeur, comme les académiciens signataires de l’adresse au roi contre la loi de la presse avaient perdu leurs emplois. C’était une guerre à mort. Le ministère ne procédait plus que par voie d’extermination. La session finit comme elle avait commencé, par une violation. Le procès-verbal de la précédente séance ne fut ni adopté ni signé. La représentation nationale méprisée, la Charte foulée aux pieds, la foi, la pudeur, la religion publique outragées, les droits des citoyens méconnus, la fortune de l’Etat pervertie, tels furent, avec l’impudeur audacieuse du ministère, le caractère de cette session, où l’opposition élective trouva dans la Chambre héréditaire un si généreux appui. Mais le ministère veut se venger du retrait de sa loi contre la presse, et une ordonnance royale proclame le rétablissement de la censure. Dix-sept familiers de cette infâme inquisition sont choisis parmi les pairs, les députés, et d’ignobles littérateurs. Les esprits forts, les calculateurs politiques prenaient
alors en pitié ceux qui disaient : Les ministres
n’en font pas encore assez. La nation ne s’ébranlera pas pour si peu de
chose. Il faut qu’ils fassent un 18 brumaire. Il faut qu’ils abolissent la
Charte !!! Quand arrivera le règne des ordonnances ?... Les autres
leur répondaient par l’exemple de la garde de Paris, qui s’était laissé
licencier, son maréchal en tête, sans observation et presque sans répugnance.
Cet argument ne manquait pas de justesse. La société constitutionnelle, ainsi
divisée, tranquillisait la politique du château : Villèle riait insolemment
de sa division avec les ministres et la cour. Ils pensaient qu’après avoir
escamoté la nation il lui serait facile d’escamoter la Charte. Les penseurs
libéraux, les coryphées royalistes se trompaient également ; ils prenaient
tous de trop haut le peuple et les choses, tandis que ceux qui désiraient le régime
des ordonnances appliquaient leurs vœux aux choses de la vie commune et au
peuple ouvrier, dont toute la politique était dans son ménage et son
indépendance. Ces hommes extrêmes avaient raison. Il fallait que le peuple,
qui meurt quand il ne travaille pas, fût poussé à bout. Le salut de la société
française était à ce prix. Les obsèques du député Manuel, mort au château de Maisons chez M. Laffitte, son ami, donnèrent encore à l’opinion libérale et à la violence ministérielle l’occasion d’une lutte nouvelle. Le cortège était arrivé à la barrière de Clichy ; la police s’y trouva pour lui interdire l’entrée de Paris, où les amis de Manuel voulaient le présenter à son domicile. Ainsi, après avoir été expulsé et exclus de la Chambre des députés, cet illustre citoyen fut encore banni de la capitale après sa mort ! Le ministère ne gagna rien à cette proscription. Tous ceux qui attendaient Manuel à sa maison pour l’accompagner au cimetière du Père-Lachaise se rendirent en foule sur le boulevard extérieur, et plus de cent mille individus y grossirent la marche funéraire. A la barrière des Martyrs, les jeunes gens voulurent lui rendre le même honneur qu’au duc de Liancourt et porter eux-mêmes sa dépouille ; mais la police veillait sur la piété publique comme sur un attentat contre le ministère, et défendit d’enlever le cercueil du char où il était placé. La jeunesse, dételant aussitôt les chevaux, traina le corbillard et trompa ainsi la haine du ministère. Arrivé à la barrière de Ménilmontant, le convoi se voit tout à coup arrêté par une troupe armée considérable qui lui ferme le passage, et l’ordre est donné de placer le cercueil sur un char attelé de quatre chevaux que la police venait de faire venir. La jeunesse et la foule s’indignèrent de cette persécution acharnée, qui même, hors de la ville, s’attachait aux cendres d’un homme et à la douleur de ses amis. La multitude voulut alors ramener le cercueil à Maisons ; mais la retraite lui fut fermée. L’autorité avait tout prévu. De toutes parts la force armée environnait le cortège avec une attitude menaçante, et sans M. Laffitte, qui, au nom de Manuel, calma la fureur générale, le sang eût encore marqué ces funérailles. Mais debout sur le corbillard, comme du haut d’une tribune, il parla sur la cendre de Manuel pour la protéger, et elle fut sacrée pour ses ennemis eux-mêmes. Des voix éloquentes honorèrent au lieu du repos la mémoire du député de la Vendée. Une immense population s’y était transportée des quartiers voisins. Ce fut une véritable apothéose, et le prodigieux concert de regrets et de louanges en faveur d’un grand orateur et d’un grand citoyen fut un concert de malédictions pour ses persécuteurs. Leur rôle n’était pas terminé ; une relation des obsèques de Manuel est publiée : le ministère implacable la dénonce aux tribunaux. Sept accusés comparaissent ; mais la magistrature n’oublie pas son indépendance, et l’arrêt qui les absout condamne de nouveau leurs accusateurs au mépris public. Londres venait de consacrer aussi par un hommage solennel les justes regrets que causait à l’Angleterre et à l’Europe constitutionnelle la perte de M. Canning, devenu depuis peu de mois chef du cabinet britannique. La famille royale, l’opposition parlementaire, les notabilités de la capitale, la population, avaient, par leur présence, imprimé un caractère qui honorait à la fois le gouvernement et les nations, tandis qu’à Paris le gouvernement n’assistait jamais que comme un ennemi aux deuils des habitants. M. Canning aussi n’obtint à Paris que les regrets de l’opposition ; la cour et le ministère le regardaient comme un transfuge, un renégat des doctrines de Castlereagh, et se félicitèrent de sa mort comme de celle d’un adversaire puissant dont la place devait être ressaisie par Wellington. La cour avait raison : la conversion de M. Canning, bien que tardive, n’en était pas moins sincère, et la mort de cet homme d’État, à qui l’opposition française avait pu faire depuis si longtemps les plus justes reproches, fut l’objet d’une véritable douleur de la part de tous les amis de la liberté. L’opposition est naturellement plus généreuse que l’aristocratie, parce qu’elle tient plus aux principes qu’aux personnes. Canning mourut pauvre ; cela seul eût suffi à sa popularité : il fut aussi regretté dans les deux pays, parce qu’il avait commencé et résolu la réconciliation politique de la France et de l’Angleterre. Ce fut sous ses auspices qu’après six années de la plus déplorable destinée et de la lutte la plus héroïque, la Grèce se trouva enfin placée sous la protection de la France, de la Russie et de l’Angleterre. Le système de la Sainte-Alliance venait de fléchir sous la dernière administration de la Grande-Bretagne. La mort de l’empereur Alexandre avait aussi affranchi le cabinet russe de sa mysticité politique et l’avait rattaché à la recherche de ses intérêts naturels : ceux-ci le portaient à affaiblir la Turquie, et, en attendant qu’il pût la dépouiller de la Moldavie et de la Valachie, il saisit l’occasion de paraître généreux pour la Grèce en s’unissant aux deux grandes puissances maritimes. La France, de son côté, n’aurait pu sans péril refuser une telle association, et accepta sa part d’intervention entre la Turquie et la Grèce, moins dans le but de contribuer à l’indépendance des Hellènes que dans celui d’en enlever le protectorat aux Russes et aux Anglais. L’Europe jugea le traité des trois puissances comme le grand-seigneur, qui refusa l’armistice demandé par elle. La malheureuse Grèce s’était hâtée de l’accepter. A ce refus de la Porte, la Russie augmenta ses forces militaires, et les pavillons anglais, français et russes flottèrent de concert sur les mers de l’Hellespont. Malgré leur faiblesse, leur délaissement et la destruction de leur marine par les puissances alors intervenantes, opiniâtres dans leurs attaques, opiniâtres dans leurs défenses, les Grecs avaient fatigué les forces continentales de la Turquie, et l’Egypte tout entière avait été appelée au secours de sa métropole, dont elle voyait toutefois l’épuisement avec une joie secrète. Le fils du pacha, à la tête de ses hordes arabes, avait marqué tous ses pas sur la terre des' Hellènes par des dévastations et des barbaries qui surpassèrent celles des armées turques. L’extermination des Grecs était le but de la rivalité des deux peuples. Cette flotte égyptienne de cent voiles, dont la moitié porte de nouvelles troupes, est entrée dans le port de Navarin ; les escadres anglaises et françaises semblent ne lui en permettre l’accès que pour lui en interdire la sortie. La Turquie ayant refusé l’armistice, la Russie, la France et l’Angleterre avaient le droit de fermer à Ibrahim les portes de la Grèce et de s’opposer au débarquement des barbares de l’Afrique. Cependant une négociation s’ouvrit avec Ibrahim, et il fut convenu qu’il s’abstiendrait de toute hostilité contre ia Morée jusqu’à ce qu’il eût reçu de nouvelles instructions de Constantinople. Dans les premiers jours d’octobre, ces instructions, au lieu d’être dans le sens d’un armistice, comme l’espéraient les amiraux, lui prescrivirent d’employer toute sa force pour l’anéantissement de la Grèce, et il embarqua une armée de quinze à vingt mille hommes pour la jeter dans l’Arcadie. Les trois amiraux tentèrent vainement auprès d’Ibrahim les plus vives représentations pour le détourner de cette nouvelle expédition ; il fut inflexible. Alors il ne restait plus à tenter d’autre négociation que celle de la force. L’amiral anglais obligea la flotte qui portait ses troupes égyptiennes à rentrer dans le port de Navarin, dont il fit le blocus. L’amiral français bloqua aussi le port Modon, et le 20 octobre, les flottes alliées, fortes de vingt-sept bâtiments de guerre, sous les ordres des amiraux Rigny, Codrington et Siniaven, entrèrent dans le port de Navarin, occupé par la flotte égyptienne, composée de soixante-quatorze voiles de guerre, derrière lesquelles étaient rangés quarante bâtiments de transport, en tout cent quatorze navires. Il ne s’agissait encore, de la part des alliés, que de neutraliser la flotte égyptienne, et d’empêcher tout débarquement, toute entreprise contraire au traité du 6 juillet ; mais un coup de fusil parti d’un brûlot turc avant tué un officier anglais, l’action s’engagea et devint générale. Après trois heures d’un combat acharné, où la science navale l’emporta sur le nombre, la flotte turquo-égyptienne avait perdu soixante-un bâtiments et cinq à six mille hommes. Les alliés souffrirent dans leur matériel, mais ne perdirent aucun bâtiment, et n’eurent à regretter que quatre à cinq cents hommes. On s’était battu à l'ancre, et de part et d’autre avec une grande intrépidité. La victoire de Navarin, qui frappa à la fois la puissance maritime de la Turquie et celle de l’Egypte et fit tressaillir la Grèce d’espérance, fut diversement jugée par les vainqueurs eux-mêmes. En Angleterre, le ministère blâma son amiral, que la nation applaudit ; en France, la nation fut si émue de ce nouveau genre de gloire inconnue pour elle depuis plus d’un demi-siècle qu’elle entraîna l’indécision du gouvernement. Quant à la Russie, l’empereur Nicolas triompha hautement de cette catastrophe imprévue, qui mettait peut être dans ses mains le sort de la Turquie et celui de la Grèce. Ce fut précisément cette joie du czar qui attrista le cabinet de Saint-James. Il y eut bien en France des hommes politiques, qui ne trouvèrent pas dans ce qu’ils appelaient l’échauffourée de Navarin une sévère observation du droit des gens, aucune déclaration de guerre n’ayant eu lieu de la part des amiraux ; mais jamais victoire ne fut plus populaire ; l’humanité amnistia et célébra les vengeurs de la cause des Grecs, et l’amiral Rigny fut l’objet d’un enthousiasme d’autant plus vif qu’on n’attribua qu’à sa seule inspiration la ruine de la flotte égyptienne. Dès ce moment, l’opinion constitutionnelle appela le vainqueur de Navarin aux plus hautes destinées. L’affaire d’Orient est terminée, s’était écrié M. de Villèle, qui n’avait été, comme la France, que dans la confidence du succès. Il songeait beaucoup plus à terminer aussi l’affaire de sa politique, effrayé qu’il était de l’impulsion de l’opinion libérale, qui prenait pour elle seule le résultat de cette bataille, inquiet aussi de l’attitude des deux Chambres, dont les récentes et importantes défections lui parurent menacer prochainement son ministère. Aussi le 5 novembre vit paraître trois ordonnances, dont le disparate frappa les esprits ; l’une prononçait la dissolution de la Chambre ; la seconde, la révocation de la censure ; la troisième, la nomination de soixante-seize pairs, dont cinq archevêques. La première le débarrassait des ennemis redoutables qu'il s’était faits dans son propre parti par les iniquités de son administration, et il espérait s’assurer dans une nouvelle Chambre une immense majorité par l’influence corruptrice de nouvelles fraudes électorales. En effet, il avait inventé les faux électeurs, et des préfets dévoués acceptèrent cet infâme mandat ! L’autre ordonnance rendait la liberté à la presse, afin de la rendre à ses écrivains stipendiés, et de se servir de ses journaux pour attaquer ses ennemis et les transfuges de son camp. La fournée des soixante-seize pairs était le plus bel éloge de la Chambre héréditaire, qui dans cette session avait plusieurs fois exercé la mission de sénat conservateur. M. de Villèle était décidé, n’importe par quels moyens, à se maintenir à la tête des affaires. Mais la dissolution d’une Chambre qui, malgré ses oppositions récentes, lui avait montré un dévouement si servile, trahit trop visiblement l’impatience d’une autocratie audacieuse, et resserra plus étroitement les rangs de cette ligue du bien public sous laquelle il devait succomber, car son renversement était le mot d’ordre de ses anciens et de ses nouveaux ennemis. Avant lui le royalisme était compacte ; sa perversité seule parvint à le diviser. Dès lors il sentit bien qu’il n’avait pas de plus sûrs auxiliaires que l’arbitraire et la corruption. Aussi ses émissaires se sont répandus dans tous les départements, chargés de distribuer les menaces et les faveurs. La responsabilité des élections est imposée à chaque fonctionnaire. Il s’agit d’opter entre sa conscience et sa place. Le fonctionnaire qui balance est destitué. L’électeur fonctionnaire qui obéit est payé, l’électeur non fonctionnaire qui obéit est placé. Les villes elles-mêmes sont traitées comme un seul homme. Les avantages qu’elles réclament dépendent de leur servilité. Les pamphlets les plus atroces transportent partout la calomnie sous les livrées des journaux ministériels, et pervertissent la foi promise aux éligibles les plus honorables. A l’exemple de Robespierre, M. de Villèle chercha à se créer une population de séides, hors desquels il ne connaît ni les amis de la Charte ni ceux de la monarchie absolue. Il faut que ses élus portent le sceau de la congrégation. A ceux-ci tout sera permis, tout sera livré. Il leur est ordonné de recruter et de protéger les faussaires qui oseront usurper le droit électoral. Toute fraude sera employée pour donner des titres d’électeurs, ou pour les refuser à ceux qui les possèdent. Le secret des lettres sera violé ; elles seront retenues ou détruites. De fausses listes d’électeurs sont dressées. Aucune réclamation n’est admise. La religion elle-même est employée à corrompre la conscience des hommes pieux. Les jésuites ont le droit de lier et de délier sur la terre où Villèle commande. Mais, pour assurer son règne et peut-être celui du monarque, il lui faut conquérir la majorité dans les deux Chambres. C’est une affaire de haute diplomatie européenne que celle des élections de 1828 : le sort de la Sainte-Alliance en dépend ; c’est la cause des rois et des peuples qui va se décider en France. L’Europe monarchique est placée à fonds perdus sur la conservation de M. de Villèle à la présidence du conseil. Jamais la fortune du droit divin n’a été réduite à une expression plus rigoureuse. L’opposition en a calculé ainsi l’existence viagère ; elle s’est fortifiée de tout ce qui reste en France de probité, d’honneur, d’amour du pays, de loyauté, de dévouement à la légitimité, de dévouement à la Charte. Le 17 novembre commence cette lutte du bon et du mauvais principe : Paris, qui doit sauver la France, Paris donne courageusement le signal du combat en renversant tous les bureaux provisoires. Sur huit mille votants, sept mille suffrages sont donnés aux royalistes de la Charte, le reste aux royalistes du ministère. Dupont de l’Eure, Laffitte, Casimir Périer, Benjamin Constant, de Schonen, Ternaux, Royer-Collard, le baron Louis, sont les députés des arrondissements de la capitale : dans les départe-mens, où les petits électeurs et par conséquent les plus nombreux tremblent devant le porteur de contraintes du moindre percepteur, où cette dernière classe de la hiérarchie fiscale est enrôlée, sous peine de destitution, parmi les agents les plus actifs de la corruption électorale, où les préfets, les sous-préfets, les receveurs-généraux, les directeurs des contributions, les juges de paix, les généraux, ont chacun dans leur sphère une action, une influence individuelle sur les habitants, dans les départements ainsi livrés au bon plaisir de M. de Villèle, les deux tiers de ses présidents de collège sont repoussés, tant sont profondes et inébranlables les racines de l’opinion constitutionnelle. Le garde-des-sceaux Peyronnet est rejeté à Bourges et à Bordeaux, sa patrie, Bordeaux, cette ville naguère si royaliste ; i ! en est de même de Ravez, compatriote de Peyronnet, ex-président de la Chambre. Les deux oppositions, au contraire, retrouvent leurs défenseurs ; l’opposition royaliste a renommé les plus mortels, les plus redoutables ennemis du ministère : Hyde de Neuville, de Lézardière, La Bourdonnaye, etc. L’opposition constitutionnelle voit reparaître, à côté de ses élus de Paris, Lafayette, Bignon et le nestor du côté gauche, Labbey de Pompières, qui s’est chargé de porter un acte d’accusation contre Villèle et ses complices ; Alexandre Laborde apprendra sa nomination de député de Paris sur les ruines de Palmyre, où le suit la confiance de ses concitoyens. Les grands collèges, composés plus spécialement d’éléments aristocratiques, consoleront un peu M. de Villèle de ses défaites dans les collèges d’arrondissements. Mais, malgré la sympathie existante entre ces premiers et le ministère, il verra avec chagrin que partout la victoire lui sera vigoureusement disputée, et que le plus favorisé de ses élus ne l’aura été qu’à une majorité de trois voix. Il s’inquiéterait peu de la vérification prochaine des pouvoirs, malgré les affreuses clartés qui mettront à nu d’intrusion de ses faux électeurs et les fraudes de ses préfets, s’il se voyait soutenu par une de ces majorités prépondérantes avec lesquelles il pourrait détrôner la Charte pour le privilège. Mais, en attendant qu’il puisse accomplir ce vœu secret du monarque de la congrégation et de la Sainte-Alliance, il charge ses vizirs Franchet et Delavau d’organiser dans Paris des représailles à ses élections, et de venger par les provocations de leur police, par les charges meurtrières de la gendarmerie et de la garnison, l’exclusion des bureaux provisoires et la déroute de sa minorité électorale : il a aussi pour but, par une réaction contre les électeurs de Paris, d’agir sur ceux des départements, et de les attacher à son système par la crainte des persécutions et des châtiments qu’il médite au sein de la capitale. La maladie du ministre de l’intérieur Corbière donne au président du conseil les attributions de son collègue et les siennes. Franchet et Delavau, l’un directeur de la police de France, l’autre préfet de celle de Paris, tous deux zélés congréganistes et implacables absolutistes, reçoivent directement les ordres de M. de Villèle : celui-ci est homme à ne reculer devant aucune espèce de responsabilité, pas plus que devant aucune sorte d’attentat politique, et il est bien servi par ses entours, gens à l’épreuve, qui depuis cinq années sont aguerris aux provocations et aux troubles. Le 18 a vu nommer les huit députés libéraux des arrondissements de Paris. Le lendemain, les habitants, suivant leur usage, signalent leur joie par des illuminations. Les agents de la police fourmillent dans les quartiers populeux et ouvriers, où l’habitude des exécutions sanglantes est consacrée : ils voient tranquillement s’élever des barricades dans la rue Saint-Denis, et n’en arrêtent point les constructeurs, par des gens de la plus vile populace, inconnus des citoyens du quartier. Mais il ne coûtait rien à l’inventeur des faux électeurs d’inventer aussi de faux habitants de la rue Saint-Denis. La population se promenait gaiement et sans défiance, quand, à onze heures du soir, elle se vit attaquée, refoulée à toutes les issues de la rue par des charges d’infanterie et de cavalerie. La gendarmerie vient joindre ses vengeances vendéennes à l’obéissance passive des soldats, et le massacre a lieu sans résistance sur une foule désespérée. Les barricades, qu’elle n’a point élevées, ne sont pas défendues par elle. Elle est sans armes, sans autres armes que les pierres arrachées à ces barricades pour une impossible défense. Le lendemain, à la place Vendôme, la scène de proscription fut encore mieux organisée. Les agents provocateurs avaient parcouru la ville et forçaient d’illuminer en brisant les vitres. La foule se reporta donc dans les rues, et se trouva insensiblement dirigée sur la place Vendôme. Aussitôt qu’elle y fut entassée, les troupes débouchèrent par les deux issues de cette place, chargèrent, refoulèrent cette multitude, l’entourèrent, et les agents de la police s’emparèrent d’une quantité considérable d’individus qu’ils firent entrer à l’état-major de la place, d’où, après avoir été signalés, ils furent conduits en prison. Ces deux journées, d’infâme mémoire, coûtèrent la vie à plus de vingt personnes ; quatre-vingts furent blessés, hommes, femmes, enfants, vieillards. L’élection du collège du département eut lieu le 24. Il n en sortit que des députés libéraux. L’indignation l’emporta sur la terreur. Ainsi M. de Villèle atteignit son but par les massacres des 19 et 20 novembre ; il le manqua par l’exemple que la généreuse attitude des électeurs de Paris donna à ceux de la France. Il aurait voulu recommencer le 21 ses sanguinaires exécutions ; mais les huit députés de Paris vinrent lui déclarer le matin que, s’il ne prenait pas des mesures énergiques contre de semblables attentats, ils seraient obligés d’aller eux-mêmes porter au roi leurs doléances au nom des habitants. Cette démarche eut son effet. Paris fut tranquille le soir, et M. de Villèle fut jugé. Aussitôt qu’il connut les élections du 24, il dut se juger lui-même. Ainsi il va tomber par les élections sur lesquelles il avait placé son espoir ; il va tomber sous les défaites de la session dernière, sous le cri de la France ; il va tomber, lui et son ministère, sous le poids de la haine et du mépris publics. L’ennemi de la nation subira l’arrêt d’un verdict national. La restauration n’a point de Capitole ; elle a des gémonies. Les réunions de députés à Paris donnèrent bientôt au ministère l’avis de sa chute. La dislocation de la majorité royaliste, la réunion d’une partie du centre droit au centre gauche, l’élimination des plus chauds ministériels, et l’introduction à la Chambre d’une nouvelle recrue libérale, annonçaient suffisamment, sinon la victoire d’une opinion sur l’opinion contraire, au moins une confédération puissante contre l’ennemi commun. En effet, dans ce nombre d’adversaires, la moitié, peut-être, n’était que contre les formes du système, tandis que la totalité était contre son auteur. Cette personnalité recevait encore d’une certaine classe d’opposants, à la tête desquels était M. de La Bourdonnaye, une interprétation singulière ; car cette fraction de l’ultra-royalisme n’était si mécontente que parce qu’elle reprochait à M. de Villèle d’avoir altéré la pureté du droit divin par des concessions révolutionnaires. L’observation d’une semblable susceptibilité dut prouver à ce ministre à quel point sa persistance à rester à la tête des affaires était déraisonnable. Les deux extrêmes de l’opinion se réunirent donc étroitement pour abattre ce ministère que chacun appelait déplorable dans le sens le plus opposé. On avait commencé par se compter dans les réunions qui avaient la coutume de se former parmi les fractions de la chambre avant la session. Celle des ultra-royalistes ultramontains fut affligée de beaucoup de désertions. Ceux qui n’étaient pas jésuites n’y avaient point paru ; ils étaient allés fraterniser avec ceux du centre droit. De ceux-ci aux libéraux du centre gauche l’affiliation eut également lieu, bien qu’elle présentât plus de difficulté ; car, à cette époque, le centre gauche s’était autant rapproché de la gauche que celle-ci de son extrême. Ainsi, la conjuration, bien que formée d’éléments incompatibles, mais individuellement intéressés au renvoi du ministère, fut une des plus compactes qu’aie vues la révolution, car la révolution reprit hautement son nom et sa place en 1827. M. de Villèle fut l’auteur de la restauration en sacrifiant par son coupable système celle qu’il était chargé de défendre ; et en cela, il mérita la reconnaissance nationale. Cependant cet homme était si amoureux du pouvoir que, malgré le poids d’une pareille opposition, il crut encore ne devoir pas désespérer de le conserver. Il chercha alors à tourner l’obstacle, à le diviser ensuite. Ne pouvant ni le heurter de front ni le vaincre, il abdiqua la dictature pour la négociation. C’était demander l’aumône en faisant des largesses. En effet, il offrit généreusement le sacrifice de ses partisans les plus odieux, soit dans le ministère, soit dans l’administration, et en proposa les survivances aux hommes les plus influents dans le parti contraire. Il se fût volontiers assis au ministère entre un ultra-libéral et un ultra-royaliste, ce qui était fort naturel, puisque tel était le terrain de la négociation. Mais ce qui le fut moins, c’est que, malgré la réprobation universelle dont les mêmes personnages avaient été les organes dans les Chambres, M. de Villèle n’essuya pas le refus énergique que méritait l’impudeur de sa tentative : il lui fut répondu seulement qu’il était trop tard. Ainsi il eût peut-être été temps après les massacres de la rue Saint-Denis et de la place Vendôme, ou après la dissolution brutale de la garde nationale ! Le public fit raison de cette scène étrange, dont les détails furent publics et accueillis avec une sorte de confiance. Cette misérable intrigue expire avec l’année et la termine dignement. Enfin le Moniteur du 5 janvier 1828 annonça la chute de ce ministère dont les débris reparurent le même jour dans la pairie et dans le conseil privé de S. M. Franchet lui-même et Delavau reçoivent un asile dans le service ordinaire du conseil d’Etat. Charles X ne peut se passer de ceux qui ont déshonoré son règne, dilapidé le trésor, mitraillé le peuple, trahi la France. Ce prince ne pouvait pas déclarer d’une manière plus authentique qu’en nommant un autre ministère il avait été contraint par la nécessité ; ses affections restaient à l’ancien. Le nouveau fut baptisé de suite ministère de transition. Il était composé de MM. de Martignac à l’intérieur, Portalis à la justice, La Feronnaye aux affaires étrangères, Roy aux finances, de Caux à la guerre, moins le personnel, réservé à monseigneur le Dauphin, Saint-Cricq au commerce, Vatisménil à l’instruction publique, Chabrol conservé à la marine, et le jésuite Frayssinous aux affaires ecclésiastiques. M. de Belleyme fut préfet de police, et la direction-générale en fut supprimée. Ces nominations se succédèrent en quelques jours. Le nouveau ministère était pris dans le centre droit. Sa création portait le caractère d’une transaction temporaire, mais à laquelle Charles X avait fait de grandes concessions, car chacun de ces ministres était connu par son éloignement pour la congrégation. Un ministère composé de tels éléments ne pouvait donc avoir la confiance du roi, qui avait gardé près de lui les éléments contraires. Aussi l’opposition, surtout dans les premiers temps, fortifia encore son énergie d’une méfiance salutaire ; elle s’étonna hautement de voir le personnel de la guerre distrait du ministère et confié au Dauphin, naturellement irresponsable. Cette disposition devait cacher une arrière-pensée, et on ne fut pas la dupe de la modification qui substitua au Dauphin son premier aide-de-camp. Ce ministère d’ailleurs présentait plutôt des doctrines que des garanties ; il avait avoué le système de son prédécesseur, l’avait servi et défendu ; on l’appela la queue de Villèle. L’opposition, sans être précisément inquiète du rappel d’un homme qui venait d’être si violemment précipité par l’opinion, le voyant toujours dans les conseils du prince, embrassa courageusement, contre un avenir quelconque, la guerre du passé et celle du présent. La session législative s’ouvrit le 5 février. Le discours du trône fut, comme les adresses des deux Chambres, la périphrase des protocoles de la Restauration, où le roi disait toujours qu’il jurait de maintenir la Charte et de mettre les lois en harmonie avec elles ; où les Chambres, en raison de leur caractère électif ou héréditaire, témoignaient du bonheur de concourir, avec un monarque si cher aux Français, au soutien du trône et de la Constitution. Cependant on y remarqua l’apologie de la victoire de Navarin, la déclaration du blocus d’Alger jusqu’à la satisfaction du dey en faveur du pavillon français, et l’assurance de l’évacuation de l’Espagne par notre armée. Ces préliminaires flattèrent les principes de l’opposition et la générosité nationale. Le discours du ministre des affaires étrangères à la Chambre des pairs, empreint d’un grand caractère de franchise, ajouta encore à cette première impression. Mais la grande opération de la vérification des pouvoirs vint opposer sa puissante distraction à la préoccupation des esprits. Elle commença le 8 février et finit le 22. La Chambre retrouva dans les éléments de la discussion tous ceux de sa haine pour le ministère déchu. Les fraudes électorales furent qualifiées et presque individualisées à la tribune, tant contre ceux qui en avaient profité que contre les agents de l’autorité qui les avaient commises. Les élus, les électeurs, les préfets, l’ex-président du conseil, subirent l’enquête la plus rigoureuse. L’admission de plusieurs députés fut ajournée ; les élections de quelques autres furent annulées ; celles du département des Vosges le furent en masse. Sur quatre cent quatre électeurs, onze avaient voté sans droits, quarante ne réunissaient pas les capacités voulues par la loi. Il ne devait y avoir qu’un collège, quand le nombre des électeurs ne dépassait pas quatre cents dans les cinq arrondissements de sous-préfectures, et deux collèges avaient été formés. La violation était manifeste. Sous tous les rapports, le crime électoral était avéré. L’annulation des élections des Vosges fut prononcée par la Chambre. La justice fut loin d’être complète. Il fallait mettre le préfet en accusation. Pendant ces quatorze jours d’une discussion orageuse, la Chambre avait pu essayer sa force morale ; il lui restait à connaître sa force politique. L’opération de la formation des bureaux pouvait seule le lui apprendre. Cette épreuve influait nécessairement sur l’avenir de la session. La haine du dernier ministère avait présidé à la formation de cette Chambre ; mais cette haine, d’ailleurs satisfaite, n’avait point lié l’opposition libérale à l’opposition royaliste pour les questions de principes. Il y avait donc, de part et d’autre, un besoin égal de débuter par la conquête de la majorité dans la formation du bureau. Le premier essai ne la donna à aucun des deux partis. 11 fut alors prouvé qu’une réunion intermédiaire, qui se tenait chez le député Agier, donnerait la majorité au parti qui parviendrait à la conquérir. La nuit se passa en négociations, et le résultat en fut connu le lendemain par le dépouillement du scrutin. Deux membres de la réunion Agier, MM. Delalot et Hyde de Neuville, et trois de celle de la rue Grange-Batelière, MM. Royer-Collard, Gautier et Casimir Périer, furent proclamés candidats à la présidence. Ainsi l’opposition constitutionnelle triompha : le roi choisit M. Royer-Collard, honoré de sept élections. La nomination des vice-présidents, secrétaires et questeurs, faite dans le même esprit, donna le signal de la retraite à MM. de Chabrol et Frayssinous, qui étaient restés l’un à la marine et l’autre aux affaires ecclésiastiques. Ils furent remplacés, le premier par M. Hyde de Neuville, le second par M. Feutrier, évêque de Beauvais, ancien curé de l’Assomption. Ces changements dans le ministère, où Charles X s’était obstiné à vouloir conserver deux membres de l’ancien et le congréganisme dans la personne de l’évêque d’Hermopolis, signalèrent d’une manière éclatante la victoire de l’opposition. M. de Martignac eut la volonté de lui donner, ainsi qu’à la France, une nouvelle satisfaction par une grande épuration parmi les préfets, dont la majorité avait évidemment trempé dans la fraude électorale. Mais le roi s’y opposa, x et sauf trois ou quatre démissions, le personnel des préfectures ne présenta que des déplace-mens. Charles X ne négligeait aucune occasion de prouver à son ministère et à la France qu’il avait une arrière-pensée ; car il ne pouvait douter qu’il n’y avait pas de sympathie possible entre les préfets prévaricateurs de M. de Villèle et le ministère nouveau, appuyé sur la majorité d’une Chambre qui venait de les condamner. La position du ministre dirigeant, de M. de Martignac, était très-difficile, car il voulait à la fois affermir le roi et la Charte. Il fallait pour cela éloigner les ennemis du nouveau système et perfectionner les institutions. Ce fut dans ce dernier but qu’une commission fut choisie dans les deux Chambres et dans le conseil d’Etat, à l’effet de proposer un projet de loi d’organisation de l’administration communale et départementale. La France connut enfin que l’on voulait s’occuper de ses premiers intérêts. La Chambre ne les perdait pas de vue. La discussion fut vive sur l’adresse en réponse au discours du roi. Le côté droit se distingua par l’impudeur de l’apologie du ministère Villèle. M. de Montbel donna à cette occasion un gage de dévouement que Charles X ne devait pas oublier. M. Syrièys de Mayrinhac eut la naïveté de déclarer que si la majorité de l’ancienne Chambre s’était retrouvée dans la nouvelle, le ministère Villèle subsisterait encore. L’objet de cette violente discussion était cette phrase de l’adresse : Les plaintes de la France n’accusent que le système déplorable qui les rendit trop souvent illusoires. Ce mot déplorable fut combattu par M. de Montbel comme l’outrageante accusation d’un système dont au besoin il réclamerait l’héritage. Le mot déplorable fut adopté à une majorité de trente-quatre voix, et la phrase fut conservée. Le roi y répondit par celle-ci : Mes paroles avaient été adressées à la Chambre entière, il m aurait été bien doux que sa réponse eût pu être unanime. La réunion Agier dut se féliciter d’avoir donné la majorité à l’opinion constitutionnelle. Celle-ci se recruta de tous les députés remplaçant ceux qui avaient été élus dans plusieurs collèges. Six arrondissements de Paris et le collège des Vosges envoyèrent onze votants à la cause libérale. Environ trente nouveaux députés vinrent prendre place sur les bancs de l’opposition. Paris donna alors un grand exemple de l’intérêt éclairé que méritaient les élections. Les électeurs de chaque arrondissement se rassemblèrent au nombre de sept à huit cents et exigèrent des candidats des déclarations de principes. L’assemblée examinait les déclarations et les titres des candidats, et un scrutin définitif décidait son choix. Cette marche salutaire fut suivie dans les départements, de cette manière l’intrigue fut bannie des élections. Le côté droit fut loin d’approuver cette mesure, et chercha vainement à appeler l’inquiétude du gouvernement sur les réunions préparatoires. Leur forme toute populaire lui faisait pressentir plus d’un danger pour sa cause. La nation électorale se constituait ainsi en conseils délibérants, indépendants de toute autorité légale ; mais on était dans la ferveur d’une sorte de restauration, et le ministère, continuellement averti de sa position par les nombreuses pétitions qui demandaient la mise en jugement des auteurs et des complices des fraudes électorales, loin d’accueillir les inquiétudes des royalistes, s’empressa de proposer à la Chambre le projet de loi qui devait apaiser celles de la France. Ce projet était relatif à la révision annuelle des listes électorales et du jury ; il touchait aux besoins présents, et fut accueilli comme une éclatante satisfaction donnée aux principes dont la violation venait de flétrir le dernier ministère. Après treize jours des plus vives discussions, où chaque parti se livra à toute la franchise de ses passions et de ses intérêts, la loi fut votée à une majorité de cent cinquante-deux voix. A la Chambre des pairs, les questions suscitèrent des débats plus dramatiques, en raison de la part que devaient y prendre les membres de la dernière administration. Ils furent juges et condamnés dans leur propre cause : une majorité de quatre-vingt-trois votes décida l’adoption de la loi. M. de Villèle put juger alors par leurs votes cette fournée de pairs dont la promotion scandaleuse avait si justement indigne l’opposition. Il est vrai qu’il se trahit aussi lui-même en votant en faveur de la loi ; mais qu’avait-il besoin de se contraindre ? il n’était plus ministre. Au reste, M. de Villèle parla sur la question électorale avec un désintéressement qui fit honneur à sa présence d’esprit. Le ministère remporta encore une victoire complète au sujet d’une loi relative à un emprunt de quatre millions de rentes : elle passa à une immense majorité dans les deux Chambres, où elle donna lieu aux développements des plus hautes questions politiques par rapport aux puissances étrangères. Un grave incident provoqua ces importantes discussions : le manifeste de la Russie contre la Porte ottomane venait de paraître ; soixante mille hommes étaient appelés au drapeau, et la demande de cet emprunt portait avec elle, dans de telles circonstances, le caractère d’une subvention extraordinaire pour une guerre prochaine. M. Bignon prononça dans la Chambre élective un discours dont l’impression fut profonde : il concluait à l’ajournement du projet jusqu’à la discussion du budget. L’opinion de M. Ternaux fut plus tranchée ; il ne voyait que deux moyens par lesquels les députés pussent exécuter leur mandat ; l’un de mettre en accusation des ministres qui se sont rendus coupables du crime de lèse-majesté et de lèse-nation ; l’autre, de refuser tout subside tant qu’on n’aurait pas obtenu réparation de leurs violences et des lois organiques de la Charte. Ce dernier moyen ne devait pas être mis en oubli ; mais une semblable opinion donne l’idée de la violence et de l’opiniâtreté des ressenti-mens des hommes les plus honorables et les plus dévoués au bien public contre une administration dont l’impunité blessait la conscience. La loi sur la presse périodique, à laquelle Benjamin Constant avait si heureusement préludé en demandant l’abolition de la censure facultative, vint ajouter son immense intérêt à cette session mémorable. Sa discussion, si féconde, si brillante, si passionnée, remplit vingt séances ; et, malgré la violence des opinions qui y furent soulevées, la loi obtint dans la Chambre des députés une majorité de cent cinquante voix et de soixante-huit à la Chambre des pairs. Elle était encore loin de satisfaire aux conditions qui constituent la véritable liberté de la presse, puisque l’intervention du jury n’était pas appliquée au jugement de ses délits. Cette loi ne fut ainsi controversée qu’en raison de ses imperfections ; mais elle servait au moins de préliminaire à une législation que réclamerait davantage, de jour en jour, la progression toujours croissante de l’esprit public dans les doctrines constitutionnelles. En effet, cet esprit public marchait à pas de géants ; il était, comme tout conquérant, despotique et inquiet : il avait détruit un ministère, il voulait fonder un gouvernement ; il attaquait de front les obstacles, était impitoyable sur le champ de bataille, facile aux conversions, implacable aux souvenirs, ardent au soupçon, éveillé sur les trahisons, ne transigeant plus et combattant toujours. L’esprit public était merveilleusement représenté par l’opposition dans les Chambres. L’irritation contre le dernier ministère n’avait été apaisée par aucun de ses succès ; c’était une affaire de conscience, un mandat impératif, pour chaque membre de l’opposition, d’asseoir enfin la responsabilité des ministres sur l’accusation et la mise en jugement de leurs prédécesseurs. Il en était de même par rapport aux jésuites, et c’était la même cause ; car on poursuivait les ministres dans les jésuites, et les jésuites dans les ministres. Plusieurs pétitions demandèrent l’expulsion de l’ordre de Loyola : il fut hautement défendu à la tribune. Les royalistes ne le cédèrent point aux libéraux en fait de déclarations de leurs vœux et de leurs opinions ; et, sur les questions relatives aux jésuites et au rétablissement de la garde nationale de Paris, ils ne craignirent pas d’invoquer la Charte contre la première, et la prérogative royale contre la seconde. Ce fut à l’occasion de cette dernière question que M. de La Bourdonnaye termina son opinion par ces mots : Souvenez-vous que c’est aujourd’hui le 14 juillet, et comparez ce qu’il faut d’efforts pour renverser une monarchie de quinze siècles, et ce qu’il en faudrait pour renverser une monarchie de quatorze ans !... C’était la seconde fois que les paroles de cet orateur étaient prophétiques. En effet, il ne fallut que trois jours pour renverser, deux ans plus tard, cette monarchie, et ce lut aussi dans le mois de juillet ! Les succès des deux partis se balançaient ainsi quelquefois, selon l’appui que le ministère ou l’opposition royaliste donnait à l’un ou à l’autre. Le côté gauche n’obtint en conséquence aucune satisfaction sur ces deux questions, qui se perdirent dans des renvois insignifiants et des ajournements indéfinis, comme avait été celle sur l’organisation du conseil d’État. Mais enfin la proposition qui soulevait à elle seule les anciens et les nouveaux intérêts, celle de la mise en accusation du ministère Villèle, depuis longtemps déposée par Labbey de Pompières, fut présentée à la Chambre. Cette accusation portée par le Nestor de la législature recevait de l’âge et de la considération parlementaire de l’orateur une nouvelle force et la dignité d’un vote de la justice elle-même. Les griefs de cette grande accusation étaient individuels à chacun des ministres. Ainsi, elle déroulait aux yeux de la Chambre l’épouvantable tableau de tous les méfaits politiques dont s’était rendu coupable chaque département du ministère. Ce discours offrit le résumé de six années de dilapidations, d’abus de pouvoir, d’intolérances, de barbaries individuelles, de violations de la Charte, de tyrannies de toutes espèces. Les députés concluaient à l’accusation de concussion et de trahison ; M. de Montbel vota hardiment pour la prise en considération, qui fut déclarée à l’unanimité. L’examen de cette proposition fut élaboré pendant un mois par une commission, et il résulta de son rapport la proposition de déclarer qu’il y avait lieu à instruire sur l’accusation de trahison contre les membres du dernier ministère. La discussion en fut ajournée après le budget, malgré l’impatience de M. de Montbel, qui demandait qu’elle commençât plus Cet ajournement devait donc être indéfini, et l’état de suspicion dans lequel il laissa les accusés inquiéta peu des hommes qui se trouvaient abrités à la pairie et dans le conseil privé du roi contre une responsabilité qui n’avait pas encore été définie, et qui ne l’est pas même aujourd’hui. La loi du budget donna lieu aux plus vives discussions politiques et financières. Les articles furent débattus avec cet acharnement qui ne cessa de caractériser les phases de cette longue session. L’ensemble de la loi fut voté à une immense majorité ; mais la majorité resta indécise jusqu’à la fin, et l’influence du ministère incertaine. L’opposition libérale avait un avantage notable dans les questions où elle n’attaquait ni le principe monarchique, ni la prérogative royale. Il devait y avoir encore deux années de combats entre le privilège et la liberté. Toutefois, l’honneur de cette lutte mémorable resta au parti constitutionnel ; ses conquêtes furent l’admission de la spécialité dans les grandes divisions du budget, l’interprétation des lois rendues aux trois branches de la puissance législative, la permanence des listes électorales, le contrôle des mesures administratives en matière d’élections, l’abolition du monopole, celle de la tendance pour la presse périodique, enfin l’abolition de la censure. Elle avait également obtenu deux avantages importants sur la congrégation. Le 16 juin avaient paru deux ordonnances royales, dont l'une interdisait la direction des huit écoles secondaires ecclésiastiques à toute personne appartenant à une congrégation religieuse non autorisée, et plaçait ces écoles sous le régime universitaire ; l’autre déterminait le nombre des élèves de ces mêmes écoles, dites petits séminaires, et plaçait sous l’autorité du ministre des affaires ecclésiastiques les archevêques et évêques, à qui précédemment appartenait la discipline de ces établissements. Tout le haut clergé avait qualifié ces deux ordonnances, purement réglementaires et très-lé-gales, de violations spoliatrices des droits épiscopaux. Les mots sacramentels, persécutions religieuses, concessions à l’esprit révolutionnaire et résistance légitime, avaient indignement qualifié les ordonnances du roi et le refus des évêques. Le cardinal de Clermont-Tonnerre, archevêque de Toulouse, se déclara le champion de la révolte du haut clergé, et publia un factum dont il trouva le motif dans une prétendue devise de sa maison : Etiam si omnes, ego non. Le public fit justice de la devise du cardinal comme il l’avait fait de celle de la secte de Loyola : Sint ut sunt, aut non sint. Le temps des légendes était passé, si l’esprit de l’Église ne l’était pas. La Chambre des pairs, qui comptait environ une vingtaine d’évêques parmi ses membres, avait vu cette nouvelle irritation envenimer ses délibérations, et si la cour de Rome, consultée, n’avait pas donné raison au roi, la Restauration aurait subi sous Charles X le scandale d’un schisme épiscopal. Cet incident a manqué à ce règne ultramontain. Il résulte de cet aperçu des travaux législatifs qu’en 1828 la liberté prit enfin position dans la Chambre. Pour la première fois depuis la Restauration, elle se voyait en état de se défendre et d’attaquer, et d’attendre des circonstances une chance plus favorable à ses principes. La session de cette année fut une grande époque parlementaire. Tandis que, par les débats législatifs, la liberté obtenait de si pénibles conquêtes, que la France, à la voix des orateurs de l’opposition, se pressait autour du trône constitutionnel pour le protéger contre le privilège et la congrégation, madame la duchesse de Berry était allée reconnaître dans la Vendée les ennemis de la cause nationale. Ses engagements étaient anciens. En 1820, cette princesse avait envoyé à l'armée d'Anjou le ruban que son mari portait le jour de sa mort ; son voyage dans la terre de la fidélité était une véritable trahison. En effet, à Saint-Florent, cinq mille Vendéens, accourus de toute les divisions de l’armée d’Anjou, la reçurent dans leurs rangs, où flottaient les vieux drapeaux de Fontenay, de Laval et de ces champs de bataille que le sang français avait inondés à grands flots sous des glaives français ; les couleurs vertes et amaranthes paraissaient sur les tours des vieux châteaux. Après avoir reçu les serments des soldats vendéens, des troupes d’enfants défilaient devant Madame et disaient : Nous sommes les soldats du duc de Bordeaux. C’était sans doute un doux espoir pour la patrie : aussi Madame n’avait trouvé nulle part la France plus belle. Partout on s’empressait sur les pas de la mère de l’enfant du miracle, partout Madame était saluée par les vœux de la guerre civile mêlés aux bénédictions religieuses. Elle daigna pleurer aussi sur les tombes de Bonchamp et de Cathelineau : la princesse semblait faire la répétition d’un drame dont la représentation serait prochaine. Les nouvelles de ce voyage séditieux n’étaient pas faites pour calmer les ressentiments de la nation et de ses députés. La princesse acheva son pèlerinage par la visite du berceau de Henri IV. Le nom, la mémoire, le sang du plus grand et du meilleur de nos rois étaient constamment profanés par ses descendants. De Pau, la princesse se rendit à Fontarabie, y visita les ruines du palais de Charles-Quint, fit sa prière dans l’église où Louis XIV s’était marié, et passa la frontière espagnole à Irun ; elle fut accueillie avec les honneurs d’une infante d’Espagne, et elle revint à Paris moins française que jamais. Le roi aussi fit son voyage, mais dans des départements où la fidélité n’était belliqueuse que pour la patrie. Au milieu des Lorrains et des Alsaciens, dont les empressements rustiques et guerriers avaient improvisé sur son passage des fêtes d’un caractère si attachant, Charles X aurait dû se sentir à la fois heureux et fier d’être le souverain de la France. L’allégresse, le respect, l’ardeur de ces belles populations auraient dû parler plus haut à son cœur que les pratiques, les maximes et les conseils intolérants des congréganistes. Ces vastes départements s’étaient levés à son approche. Ce fut au travers d’une haie de vétérans glorieux de toutes nos campagnes qu’il arriva à Metz et à Strasbourg, fières cités qui n’avaient jamais ouvert leurs portes à l’étranger. Ces boulevards de l’honneur et de l’indépendance de la France retentirent à sa vue d’un concert d’acclamations, interprètes du dévouement offert au chef de la patrie et non d’une servilité qu’elles ne connurent jamais. Les villes de guerre sont de nobles familles, dont les armoiries flottent sur leurs remparts. Leurs mœurs sont empreintes d’une fierté de gloire qui donne à leurs accents une voix plus solennelle. Charles X en fut frappé à Strasbourg, et l’on répéta ces mots du dauphin à son père : Sire, je vous l’avais bien dit. Quelques princes vinrent saluer le roi qui leur montra ses troupes. C’étaient ceux que Napoléon avait dotés, et dont les soldats avaient bivouaqué avec tant d’insolence sous les fenêtres de Louis XVIII, en 1815. On oublia à Strasbourg de montrer à Charles X cet édifice religieux, séparé dans sa longueur, dont l’un des côtés est un prêche protestant, et l’autre une église catholique. Ce prince aurait peut-être compris que l’on peut vivre paisiblement sous le même toit, en priant Dieu d’une manière différente. Mais la congrégation, qui l’avait suivi dans son voyage sous le costume de la cour, l’attendait à son retour sous celui de Loyola ; et dans le dessein de purifier la conscience de ce prince des sentiments patriotiques et paternels que ce voyage aurait pu lui inspirer, on lui fit faire au Mont-Valérien une longue station, et il rentra pénitent et absolu dans la vie dévote. Cependant, la victoire de Navarin portait ses fruits, et l’Europe consentit à ce qu’une armée française de 15.000 hommes, sous les ordres du général Maison, vînt occuper la Morée. Elle aborda sur la plage de Coron, saluée et protégée par les trois pavillons qui avaient triomphé à Navarin. Cette expédition sauva la Grèce des Turcs et d’elle-même. Le comte Capo-d’Istrias, ancien ministre de l’empereur Alexandre, appelé par ses compatriotes à la tète des intérêts de leur malheureuse patrie, y pose enfin la pierre fondamentale d’un gouvernement régulier. Ibrahim dut évacuer le sol de la Grèce avec ses Égyptiens. Elle ne voyait plus enfin d’autres armes sur son territoire que celles des Hellènes et des Français. L’Attique toute entière était au moment d’être réunie à la nouvelle patrie grecque. Le général Maison, par les mouvements de son armée et l’activité de ses négociations, allait voir s’ouvrir les portes de l’acropolis d’Athènes quand la diplomatie vint arrêter ses espérances : huit jours plus tard, Athènes se trouvait comprise dans les limites de l’Hellénie. Cependant la Porte avait persévéré à refuser d’accéder au traité des trois puissances : vainement la France, la Russie et l’Angleterre avaient cherché à lui persuader que la destruction de sa flotte et de celle de son vassal d’Égypte était un moyen de négociation, elle n’en avait pas moins persisté à regarder les Grecs comme ses ennemis, et, malgré la guerre que la Russie portait au cœur de ses États, Mahmoud avait ordonné une nouvelle campagne contre les Grecs quand les ambassadeurs de France et d’Angleterre le déterminèrent à y renoncer. Aussi ce ne fut que par son ordre qu’Ibrahim évacua le fort de Navarin après le débarquement de l’armée française. Il fallut bien alors accorder au moins au sultan la cessation de toute conquête, puisqu’on le décidait à ne pas se défendre. Ce fut cette transaction diplomatique qui arrêta inopinément les opérations du général Maison et enleva l’Attique à la Grèce. La complication des intérêts dans cette portion de l’Europe est absolument neuve dans l’histoire. En effet, après Navarin, les puissances victorieuses avaient déclaré n’être point en guerre avec la Turquie. Qu’eussent-elles fait de plus à Navarin, si cette guerre avait été proclamée ? Mais, ce qu’il y avait de singulier, c’est que le sultan, dépouillé de sa flotte, l’avait déclaré également, et entretenait avec les ambassadeurs les relations les plus amicales. Cependant, une des trois puissances signataires du traité de juillet 1825, obéissant à la volonté de sa nation, avait formellement déclaré la guerre à la Porte et faisait passer le Danube à cent mille soldats. Or, cette puissance était demeurée l’amie, l’alliée des deux autres, dont les troupes occupaient la Morée et l’Hellespont, et le sultan, comme le dieu Janus, montrait un double front à la paix et à la guerre. Impassible toutefois au milieu de ces perplexités de toute espèce, il continuait encore la proscription de ses janissaires, malgré l’envahissement de deux avenues de son empire. Au moment de marcher lui-même sous l’étendard de Mahomet déployé au secours de l’islamisme, il étouffait d’une main puissante une nouvelle sédition de ces mêmes janissaires, ordonnait à ses pachas de vaincre ou de mourir, et, sauf la prise de Warna, que sa politique déclara longtemps une œuvre de trahison, il sut rendre incertains pour les Russes les succès meurtriers qui les avaient approchés de Schumla. C’était cependant avec ses nouvelles armées k l’européenne et après avoir osé briser le talisman de la gloire musulmane que Mahmoud avait balancé, arrêté, déconcerté souvent les progrès de cette armée russe qui avait lutté contre Napoléon. Les mosquées de l’empire ottoman retentissent, ainsi que le camp des Russes, d’actions de grâce triomphales. Mahmoud, en effet, avait raison de se croire vainqueur quand les Russes ne l’avaient pas encore détrôné, et l’Europe peut voir avec quelque inquiétude ce qu’un tel empire, sous un tel souverain, pourrait mettre de poids dans la balance, si d’habiles généraux eussent réglé l’indomptable valeur de ses sujets. C’est le même sultan, le même Turc qui aujourd’hui fait publier un Moniteur ottoman. Son vassal d’Egypte, devenu son rival, l’a instruit, par les propres moyens de son indépendance, à appeler aussi à son secours les arts de l’Europe et à faire taire le Koran devant la voix du siècle. C’est un spectacle d’un intérêt bien neuf que celui qui présente des princes musulmans sacrifiant. à i’envi à ce dieu jusqu’alors inconnu que nous nommons le progrès, enfant tardif et révolté de la Révolution, de l’Empire et de la Restauration. Toutefois, il y a entre ces deux hommes extraordinaires la différence de civilisation qui naît de celle du rang et des intérêts. Mehemet a plus besoin d’être éclairé que Mahmoud, parce qu’il travaille à s’en affranchir, tandis que Mahmoud ne songe qu’à le maintenir en servitude ; l’un parle aux passions, l’autre aux devoirs des peuples. — Au moment où j’écris, Saint-Jean-d’Acre est redevenu la clé de la domination de l’Asie : qui sait si Mehemet-Ali ne sera pas plus heureux que Napoléon ? Le monde peut être ébranlé dans les plaines de la Syrie par l’ambition d’un esclave du sultan. Cependant la fortune moscovite, à la fois soutenue et surveillée par l’occupation française et britannique sur le sol et les mers de la Grèce, poursuivait ses succès. Elle avait échoué devant Schumla, où le grand-vizir s’était retranché à la tête d’une forte armée ; mais Silistria ayant ouvert ses portes, l’armée russe se décida à franchir le Balkan. Napoléon avait donné de grandes leçons de guerre à ses ennemis. Cette difficile entreprise s’exécuta : le Balkan fut franchi pendant que le grand-vizir se croyait assiégé à Schumla, où il n’était qu’observé. Des hauteurs de ces âpres montagnes, dont il fallut disputer tous les défilés, l’armée russe salua par un hourra spontané sa flotte à l’ancre dans le golfe de Bourgas, et le bombardement de Meïssembria, la prise d’Aïdos et de Slivno couronna le passage du Balkan. La Romélie était ouverte aux Russes ; l’occupation d’Énos compléta l’envahissement de la capitale. Le général russe y marchait lorsque les négociations l’arrêtèrent à Andrinople, dont les clés lui avaient été apportées. Constantinople, suivant l’usage de sa population, signalait son mécontentement par des incendies. Une nouvelle conspiration de janissaires était découverte ou supposée, et le sultan noyait dans des flots de sang la vengeance des revers et des trahisons. Cédant enfin à la nécessité bien plus qu’aux instances diplomatiques, Mahmoud ne consentit à signer les ratifications de la paix que le 24 septembre 1829. L’Euxin et la Grèce furent déclarés libres : c’était ce que demandaient la politique et l’humanité européennes. Délivré enfin de la guerre et de la paix, Mahmoud reprit froidement, et sans relâche, ses importantes réformations militaires suspendues par tant d’événements. Dans ces circonstances, les plus graves qui puissent affecter un empire, Mahmoud ne cesse pas un seul instant de se montrer au-dessus de l’adversité, et lui seul est assez fort pour retarder encore la chute de l’empire ottoman. La philosophie observe chaque jour cette décadence qui mine sourdement Rome et Constantinople. Cette communauté de périls entre les deux rivales qui se sont partagé le monde prouve que le cours de l’histoire est changé et qu’une grande péripétie est destinée à séparer un jour, et d’une manière irrévocable, le passé et l’avenir. L’invasion révolutionnaire et l’invasion moskovite n’ont pu détruire ces deux puissances religieuses, parce que le temps de leur conversion n’était pas venu. A présent il ne s’agit point de détrôner le pape ni le grand-seigneur, mais de ployer leurs maximes de gouvernement, devenues également barbares, à l’empire de cette civilisation morale devenue le besoin des peuples. La Turquie ne peut pas plus continuer de marcher exclusivement sous l’étendard du prophète que l’État romain exclusivement sous celui de l’Église. Le Portugal, en 1829, présentait à la France un intérêt presque aussi vif que la Grèce. Dans celle-ci, c’était la liberté soulevée contre le despotisme ; dans celui-là, c’est le despotisme qui la menace de nouveau. En effet, le Portugal est devenu libre par la volonté de son souverain ; les Cortès y tiennent leur troisième session ; dona Maria en est proclamée la reine par son père. Cette jeune princesse doit bientôt y venir prendre possession de sa couronne et donner sa main à don Miguel ; mais ce prince félon, en remettant le pied dans les Etats de sa nièce, y a fait entrer un double parjure. Bientôt après, en sa qualité de régent, il a dissous les Cortès, et enfin il a usurpé le trône. Chose inconnue dans les annales diplomatiques, ses propres ambassadeurs protestent contre lui dans les premières cours de l’Europe, et ceux qui sont accrédités près de lui déclarent la cessation de leur office. L’ambassadeur d’Angleterre renvoie à Londres les subsides accordés pour l’établissement de la régence de don Miguel, et fait rembarquer les troupes anglaises destinées à le protéger. Une foule de proscrits illustres cherche un asile sur la flotte britannique. La guerre civile a éclaté dans tout le royaume : soutenue par l’Espagne, elle tourne bientôt à la ruine des constitutionnels. Vainement de braves et fidèles généraux ont voulu conserver la place importante de Porto à leur jeune souveraine, abandonnés de leurs troupes au moment du combat, ils ont eu à peine le temps de se dérober par la fuite à la fureur des miguellistes. Alméida aussi est tombée au pouvoir de l’usurpateur. Cependant, don Pedro, dans l’espoir de terminer les troubles du Portugal, s’était résolu à y envoyer la jeune reine. A peine cette princesse a-t-elle perdu de vue le rivage du Brésil que la nouvelle de l’usurpation de son oncle parvient à son père. Mais, informé de son départ, le consul du Brésil en Portugal a envoyé au-devant d’elle pour l’empêcher de débarquer à Lisbonne, et l’appeler à Gibraltar, où elle trouvera un appui dans l’amitié britannique. La princesse y est reçue par les malheureux généraux qui ont en vain combattu pour ses droits, et par un ambassadeur extraordinaire d’Autriche, qui lui offre l’hospitalité impériale de sa cour ; mais son père lui a prescrit d’aller attendre ses ordres en Angleterre. Le 24 septembre, la jeune princesse aborda à Falmouth, et de là se rendit à Londres, où elle reçut tous les honneurs de la royauté, de la part du roi lui-même, dans une réception solennelle. Dona Maria fut comblée par la famille royale d’Angleterre des témoignages les plus touchants d’une vive affection ; mais lord Wellington était le chef du cabinet, et la jeune reine put interpréter son silence quand elle lui dit, avec toute la confiance et l’ingénuité de son âge : Milord, vous avez sauvé la couronne de mon grand-père ; ne voudrez-vous pas aussi sauver la mienne ? Une armée de Portugais fidèles, qui espérait trouver en Angleterre, d’après l’accueil fait à leur souveraine, les secours nécessaires à une expédition contre l’usurpateur, reçut l’ordre d’aller la préparer dans le Brésil. Le roi d’Angleterre était pour dona Maria, le ministère pour don Miguel. Ce n’était pas la première fois que l’Angleterre avait sanctionné l’usurpation par sa politique ; mais celle de don Miguel se signalait déjà par tant de proscriptions et de barbaries qu’il n’y avait que la raison du salut de la Grande-Bretagne qui pût excuser le ministère de préférer don Miguel à dona Maria. Que de maux politiques, que d’horribles iniquités lord Wellington eût épargnés au Portugal et à l’indignation de l’Europe, s’il eût ordonné à la flotte et à l’armée anglaises d’aller placer dona Maria sur le trône de Lisbonne ! En cela, il n’eût fait qu’imiter le ministère français qui avait envoyé cent mille hommes replacer Ferdinand sur celui de Madrid ; mais Je maréchal de la Sainte-Alliance n’avait point d’armées pour défendre les Constitutions, il n’en avait que pour les détruire, et il se déclara le protecteur de don Miguel. Le duc de Waterloo oublia avec quel orgueil il se vantait, en 1815, d’avoir détrôné un despote et un usurpateur. La cause de dona Maria, qu’elle vint plaider elle-même au foyer britannique, fut perdue par ce ministère déplorable, et cette cause est maintenant en appel devant la destinée. Bien que la majorité se fût montrée flottante-pendant la session de 1828, le système du progrès constitutionnel avait été fondé : l’avantage était resté au parti libéral, auquel s’était souvent ralliée la défection de droite. D’importantes espérances s’attachaient encore à la discussion de la loi communale et départementale, sur laquelle allait être définitivement placé l’avenir de la France ; c’était la cause domestique de la liberté, la preuve et la vie de la Charte, que la session de janvier 1829 était appelée à consacrer. Dans l’intervalle des deux sessions, les partis s’étaient comptés et recrutés de nouveau ; mais, malgré l’influence que le coté droit obtenait de la préférence visible de la cour et de l’alliance irritée du parti-prêtre et congréganiste, l’opinion des salons et des populations s’était ralliée à un ministère dont le côté gauche, aidé du centre droit, pouvait se flatter d’aborder décidément la conquête ; car, à compter du ministère Martignac, on s’accordait à dire que la France était centre gauche. Cependant la clameur publique demandait vainement le rappel de certains préfets à l’opiniâtre résistance du roi : ce prince, en effet, avait besoin, pour ses futurs desseins, de tels instruments aguerris aux violations et aux iniquités : aussi avaient-ils reçu et accepté le mandat secret de contrarier ou d’éluder les instructions du ministère, afin d’entretenir dans les départements le feu sacré du mécontentement et de rendre un jour plus facile le succès de la contre-révolution. Aux yeux de la cour, le ministère Martignac n’était qu’un ministère de transition, une concession forcée, en attendant des temps meilleurs. La cour était dans le secret du maître ; une partie du voile qui couvrait ce secret, d’ailleurs assez mal gardé, fut soulevé à la démission de M. de La Ferronnays, ministre des affaires étrangères, démission précédée de l’arrivée de M. le prince de Polignac, notre ambassadeur à Londres et favori de Charles X. Le bruit se répandit tout à coup que M. de Polignac était venu pour remplacer M. de La Ferronnays, et la clameur publique trouva de vigoureux organes dans les écrivains périodiques. Au château, le comité royal, pouvoir en dehors du ministère, jugea, comme Bonaparte après Campo-Formio, que la poire n’était pas assez mûre encore pour un ministère Polignac, et la menace de cette nomination prématurée fut décommandée. Confiants dans la nouvelle étoile qui était née pour eux du renvoi du ministère déplorable, les libéraux acceptèrent comme un engagement les dénégations de la cour et poussèrent la crédulité jusqu’à être généreux. On verrait sans répugnance, disaient-ils, M. de Polignac au ministère de la maison du roi : c’est une charge de palais, d’intérieur purement domestique, et étrangère aux affaires de l’État. Ils ajoutaient : La tendre affection dont le roi l’honore depuis sa naissance serait utile au bien général : il n’est pas douteux qu’il ne se prêtât, devenu membre du ministère et ayant l’oreille du roi, à vaincre sa résistance sur de graves objets, tels que les lois communale et départementale. Rien ne serait plus heureux pour les ministres que l’action d’un tel intermédiaire, dont la mission serait d’aborder les difficultés auprès du monarque et d’être auprès de lui un interprète non suspect des besoins et des vœux de la nation. Cette combinaison du parti libéral fut probablement l’objet des confidences de celui qui avait l'oreille du roi, et sans doute Sa Majesté et ses fidèles durent s’amuser aux dépens de ses auteurs. Mais une grande destinée toutefois était mystérieusement attachée au refus de cette combinaison, à l’insu de ceux qui refusaient et de ceux même qui étaient refusés ; carie ministère Martignac, s’il n’avait pas converti, avait au moins endormi les vieilles inimitiés contre l’existence de la dynastie. C’était cependant pour cela que Charles X trahissait ce ministère ; il ne voulait pas être soutenu par des principes contraires au salut de son âme. Il n’avait jamais pardonné à M. de Martignac ses conseils à M. le Dauphin en Espagne. Mais une pensée avait dominé toutes ces questions temporaires de la part de l’opposition : c’était l’espoir certain d’une majorité compacte et prépondérante par les renouvellements électoraux de deux années. L’opposition n'avait donc qu’à attendre et à préparer son recrutement. Le côté droit, de son côté, à qui le calcul n’avait pas échappé, traitait à sa manière cette question toute vitale pour lui, et se confédérait plus étroitement que jamais avec Je haut clergé et la congrégation, dont il avait hautement épousé la résistance séditieuse aux ordonnances du 16 juillet, relatives aux petits séminaires. C’était sous de tels auspices que la session s’était ouverte le 27 janvier. M. de Martignac avait donné au discours du trône les éléments de nationalité qui avaient manqué à sa première rédaction. La paix était garantie ; la Morée était sous la protection de la France, de l’Angleterre et de la Russie. Le rappel de l’armée d’Espagne avait eu lieu ; une convention venait de régler la dette de cette puissance envers la France. On attendait une juste réparation du dey d’Alger : l’espoir de l’obtenir avait seul retardé son châtiment. Une négociation était ouverte avec Haïti en faveur des colons et du commerce ; une autre avait garanti la restitution des navires marchands enlevés dans les guerres du Brésil avec Buenos-Ayres ; des consuls, en attendant des envoyés d’un caractère plus élevé, étaient établis dans les Etats libres de l’Amérique du Sud et y protégeaient le commerce français ; enfin, l’organisation municipale et départementale allait être soumise aux travaux législatifs. Ceux qui chercheraient ailleurs que dans l’union sincère de l’autorité royale et des libertés que la Charte a consacrées le bonheur de la France seraient hautement désavoués par elle. Charles X prononçait ainsi lui-même son arrêt. Ce discours satisfit pleinement l’opposition dans les deux Chambres et irrita violemment le parti contraire. Le ministère accepta franchement le triomphe de l’opposition, qu’il avait préparé. Elle se prononça avec tant d’énergie dans la Chambre des pairs que M. de Polignac se crut obligé de chercher à s’y ménager une sorte de popularité par une protestation de principes constitutionnels : c’était une pierre d’attente qu’il voulait laisser après lui. Peu de jours après, il était reparti pour Londres. Cette conversion si subite ne convertit personne, pas même son auteur, qu’elle rendit encore plus suspect. L’opinion libérale revint tout à coup sur ses récentes dispositions en faveur de M. de Polignac, et elle ne fut que trop tôt justifiée de ce retour sur elle-même. Le côté gauche obtint une majorité prononcée par la composition du bureau. Le premier tour de scrutin nomma candidats MM. Royer-Collard, Casimir Perrier, de Berbis et Sébastiani. L’accord des deux centres et du côté gauche fut prouvé. Le roi choisit pour président M. Royer-Collard. La discussion de l’adresse fut, de la part de l’opposition, un hommage brillant rendu au discours du trône ; le côté droit fut moins reconnaissant et se fit encore remarquer par ce don de prophétie qui l’avait déjà signalé. M. de Conny vota contre l’adresse, parce qu’elle consacrait le système de la révolution qui avait précipité les Stuarts du trône d’Angleterre. Poursuivi par une vocation malheureuse, M. de Montbel parla contre l’expédition en Morée. Le côté droit, vaincu, déserta l’assemblée au moment du scrutin. Le roi termina par une phrase singulière sa réponse à l’adresse de la Chambre élective. Je n'en doute pas, dit-il, cette session aura des résultats satisfaisants pour mon peuple, par conséquent pour moi, car, messieurs, qui dit l’un dit l’autre. Ces préliminaires annonçaient suffisamment l’impossibilité de tout rapprochement entre deux partis dont M. de Martignac seul pouvait opérer la réunion si elle eût été possible. L’opposition procéda logiquement ; elle débuta par le renouvellement de la proposition de MM. Labbey de Pompières et Salverte, pour la mise en accusation du dernier ministère. M de Martignac ne la combattit que comme question préjudicielle. De chaleureux débats éclairèrent d’abord et neutralisèrent ensuite cette discussion. Une grande majorité demanda la question préalable, une quarantaine de députés de la gauche se levèrent contre cette opinion, et le mot de Caton lui fut applicable. Le public jugea que la majorité oubliait trop tôt le principe qui l’avait formée. Il naquit, de ces votes contraires dans l'opposition, une scission qui dure encore. Une pétition ramena de nouveau la question des fraudes électorales. L’examen de la même plainte avait été fait pour vingt-quatre départements ; il n’en était pas résulté matière à accusation contre les préfets, et l’ordre du jour fut prononcé. Deux pétitions, dont l’une de l’avocat Isambert, dénoncèrent à la Chambre l’illégalité et le pernicieux scandale des missions. Cette question, qui attaquait ouvertement la congrégation, devait soulever des débats à la fois politiques et religieux, où les partis se dessinèrent avec une égale franchise. Le ministre des affaires ecclésiastiques reconnut que l’exercice de ces missions à l’intérieur avait causé de fâcheux évènements ; le renvoi au garde-des-sceaux fut prononcé sur cette partie de la pétition. L’irritation des deux oppositions augmentait à chaque séance, d’après la nature des pétitions ; elles formaient les chapitres de ce grand inventaire des accusations de la France contre le dernier ministère, ennemi que la raison d’Etat ne permettait pas de perdre de vue un seul instant. Ainsi des pétitionnaires demandèrent le rapport de la loi du sacrilège, la suppression du double vote, celle de la septennalité et du cumul des traite-mens : ces vœux d’honorables citoyens étaient de véritables délégations de la famille française. Ils furent consacrés par l’assentiment national et confiés à l’examen des ministres compétents. Ainsi le passé se reproduisait avec toutes ses passions par des questions qui devaient les rendre irréconciliables. La Chambre représentait deux camps qui n’attendaient qu’un signal pour une bataille décisive : ce signal fut donné le 30 mars, mois si fécond en grands événements. Après des projets de loi d’un ordre secondaire, parmi lesquels on ne peut placer celui relatif au monopole des tabacs, prorogé jusqu’en 1837, la grande loi de la session, la loi communale et départementale fut livrée aux méditations de la Chambre. Cette haute question avait été élaborée par des écrivains distingués, et, depuis le discours du trône, elle dominait tous les intérêts législatifs. Dès le 9 février, M. de Martignac avait présenté à la Chambre élective deux projets, l’un sur l’organisation des communes, l’autre sur celle des arrondissements et des départements. L’exposé des motifs établit les lacunes, les vices de l’organisation actuelle. Le rétablissement des administrations cantonales était rejeté comme destructif des conseils de communes et d’arrondissements, et quant à la priorité, elle appartenait à la loi communale. Le système d’élection pour les officiers municipaux était ancien ; il avait disparu sous l’Empire. Le roi avait suivi l’usage établi. L’autorité du maire et des adjoints émanant de la puissance royale, au roi seul, aux termes de la Charte, appartient leur nomination. Il n’en serait pas de même de celle des conseillers municipaux, à laquelle il serait procédé par voie d’élection, basée sur le système des plus imposés de la commune. L’élection directe serait applicable aux membres des conseils d’arrondissement et des conseils-généraux. Tels étaient les principes sur lesquels étaient fondés les deux projets de loi. Le coté droit les réprouvait hautement, et l’opposition ne les admettait que dans l’espoir que les amendements élargiraient la base de l’élection et restreindraient la part faite à la royauté. Deux commissions, prises en majorité dans le côté gauche, furent nommées pour l’examen des deux lois, et des fréquentes conférences qu’elles eurent avec le ministre il résulta pour elles la certitude qu’aucun amendement ne serait admis. Ainsi, la discussion qui allait avoir lieu se trouvait placée sur trois termes également inflexibles, le rejet du côté droit sans amendements, l’adoption de la gauche par amendements, et la résolution des ministres de n’en admettre aucun. La question de la priorité dans l’ordre de la discussion
en faveur de la loi communale fut le premier échec qu’essuya le ministère de
la part des deux oppositions ; elle fut résolue négativement. L’ordre
méthodique prescrivait sans doute d’établir la commune avant d’établir le
département, mais la raison politique, qui entraîna l’opposition à adopter
l’ordre inverse, lui sembla être vitale pour elle. L’organisation préalable
des départements nécessitait de droit cette réforme si longtemps attendue, si
vainement demandée dans le personnel des préfets, des sous-préfets, des
conseils-généraux. Si la priorité, disait
l’opposition, reste à la loi communale, n’est-il pas
à craindre que cette loi une fois adoptée le ministère ne retire la seconde ?
Cette prévision puissante justifia sa résistance ; car tant que le personnel
de l’administration ne serait pas modifié, il serait impossible d’en asseoir
et d’en garantir le nouveau système. Le côté droit prit pour texte de son
rejet la prérogative royale, qu’il trouva violée par les nominations
populaires dans l’administration. De sorte que les deux oppositions se
réunirent, bien que dans un sens et dans un but complètement opposés, pour
donner la priorité à la discussion sur la loi départementale. Cette fois les
royalistes furent plus habiles que les libéraux : ceux-ci soutenaient que les
électeurs qui nommaient les députés pouvaient à plus forte raison désigner
les conseillers de département, tandis que leurs adversaires criaient à la
souveraineté du peuple, ressuscitée dans trente mille petites républiques. Il n’entre point dans le plan de cet ouvrage de rendre compte des importants et orageux débats qui, de toutes les parties de la salle, s’élevèrent contre le projet ministériel et finalement contre la proposition de la commission. Tout ce que la Chambre renfermait d’orateurs éloquents et passionnés prit part à cette tempête parlementaire. Elle ne fut plusieurs fois suspendue que par les répliques de plusieurs ministres, liés entre eux par une telle solidarité de principes et de formes que chacun de leurs discours se terminait par la déclaration qu’ils n’admettraient aucun changement au projet de loi. Ils répétaient tous à l’envi, à la Chambre, ce que M. de Martignac avait déclaré à la commission. Jamais Chambre législative ne s’était montrée plus unanime dans son opposition au ministère, car celui-ci n’y trouva hors de son sein qu’un seul défenseur. Quant au projet de la commission, il ne fut rejeté au scrutin secret qu’à une majorité de huit voix, et quand même il eût été adopté, le retrait de la loi n’en aurait pas moins été opéré par le ministère. On en eut bientôt la preuve quand la Chambre eut passé à la délibération sur l’article Ier du projet relatif à l’organisation des conseils d’arrondissement. L’amendement de la commission avait pour objet la suppression de ces conseils, que plusieurs orateurs de la gauche déclaraient pouvoir être remplacés par les conseils-généraux. Cet amendement, qui détruisait le projet de loi tout entier, fut combattu par le ministère. La Chambre entendit encore le rapporteur, puis la discussion fut fermée, et l’amendement, mis aux voix, obtint la majorité. Le côté gauche triomphait, la droite restait immobile et silencieuse, quand tout à coup le ministre de l’intérieur quitta la salle avec le garde-des-sceaux. Cet incident produisit une agitation générale. Elle était à peine calmée quand la Chambre reprit la délibération sur les paragraphes suivants, lorsqu’après un quart d'heure d’absence reparurent les deux ministres. M. de Martignac, ayant demandé à être entendu, donna lecture d’une ordonnance royale qui prescrivait le retrait des deux lois. Ce dénouement inattendu raffermit soudain chaque parti dans sa politique, laissa le ministère isolé, et le roi n’en devint que plus suspect à la nation. Un orateur de la gauche avait justement reproché à M. de Martignac de chercher à lier la Chambre en lui déclarant d’avance qu’il n’accepterait aucun amendement. Le ministère pouvait faire le même reproche au roi, qui avait tracé autour de lui ce cercle rigoureux. Mais aussi, pourquoi avait-il accepté une condition si peu honorable, d’être l’enfant perdu d’un système dont il n’avait point le secret ? Le pire des despotismes est sans doute celui d’un roi à la fois dévot et absolu, parce qu’il est impossible de connaître et de satisfaire sa conscience. Un léger mouvement eut lieu dans le ministère. J/impossibilité où M. de la Ferronnays se trouvait encore de reprendre ses fonctions, en raison de sa santé, remit pour un moment M. le prince de Polignac en présence du ministère des affaires étrangères et de la défaveur publique. Mais le moment n’était pas venu, et le roi confirma définitivement, dans cet intérimat, M. Portalis, sur le refus du duc de Laval, son ambassadeur à Vienne. M. Bourdeau, sous-secrétaire d’Etat au ministère de la justice, en devint titulaire. Le ministère ne gagnait aucune influence à cette promotion faite dans son intérieur. M. de la Ferronnays emportait de justes regrets. On se demandait quels titres pouvait avoir M. Portalis, homme de jurisprudence, pour parler à l’Europe, dont il n’était point connu ; lui-même fit assez connaître que telle n’était point sa vocation. Il aspirait hautement à la première présidence de la Cour de cassation, bien que l’opinion publique y appelât son oncle, le comte Siméon, ministre d’Etat, vieilli dans les honneurs du barreau, des conseils et du ministère. Le roi seul savait à quoi s’en tenir. Le ministère, tel qu’il était, lui paraissait bon pour terminer la session, quoiqu’il ne cessât, malgré leur défaite récente, de témoigner à ceux qui le composaient sa confiance et son affection ; et en effet, les ministres continuèrent leur carrière avec dévouement et sécurité. A la discussion sur les crédits supplémentaires pour 1828 la question d’Alger fut soulevée, et la réponse du ministère éveilla l’attention publique sur la probabilité d une satisfaction à main armée, si le dey ne réparait pas l’injure qu’il avait faite au consul de France. Il n’en fallait pas davantage pour décider les esprits à se livrer à la certitude d’une expédition prochaine. Il y avait longtemps que l’opinion s’était prononcée sur l’affranchissement du bassin de la Méditerranée. Dès la Restauration, des publicistes avaient abordé dans les journaux cette haute question de morale politique. Il fallait à tout prix détruire la piraterie et l’esclavage dans ces vastes contrées dont les Romains avaient fait le grenier de leur empire. Cette expédition était donc très-populaire. L’idée d’une colonisation après la conquête satisfaisait aussi ceux qui n’avaient cessé de dire que les véritables colonies de la France étaient vis-à-vis de Marseille et de Toulon, et non dans les mers de l’Amérique, incessamment conquise à son indépendance. La conquête flattait encore davantage par l’espoir que le pavillon français serait plus heureux devant Alger que ne l’avait été le pavillon britannique. Jamais pensée de gouvernement n’avait été reçue avec plus de faveur. L’expédition contre Alger fut accueillie comme une bonne fortune inspirée par tous ceux qui y attachèrent le sentiment de la prospérité et de la gloire nationale, par conséquent par l’immense majorité des Français, car les libéraux oubliaient soudain leurs répugnances et leurs griefs dès qu’il s’agissait d’aussi grands intérêts, et, pour leur part de gloire, ils allaient avec joie au-devant de leur part de sacrifice. Cette impression générale n’en fit aucune sur Charles X. Elle était cependant l’expression d’une belle garantie donnée à son règne, si ce prince avait voulu connaître les Français. Mais il ne vit que l’obéissance des sujets où il y avait enthousiasme de nation. La sympathie manquait chaque jour davantage entre le roi et le peuple. Il y en avait moins peut-être de la part du roi envers son ministère. Cependant Charles X pouvait régner, continuer de régner, s’il eût voulu soutenir M. de Martignac contre sa cour et son clergé. Mais c’eût été le soutenir contre lui-même, et il lui manquait aussi le don de se désintéresser de sa personne en faveur de sa dynastie : Mon salut quand même était devenu la devise de ce triste chevalier du trône et de l’autel. La session se termina le 31 juillet. Ce mois allait devenir fameux. Sa noblesse datait des beaux jours de la révolution ; il devait les rappeler et les surpasser. Les derniers travaux des Chambres, notamment sur la foule des questions relatives au budget, ne présentèrent aucune modification aux intérêts ni aux passions qui avaient constamment agité les législateurs. M. de Martignac s’y montra jusqu’à la fin un orateur très-habile, mais jusqu’à la fin aussi il plaida entre deux partis irréconciliés une cause que le roi désavouait. Rien n’était plus faux que la position de ce ministre, qui n’avait pour lui ni un parti à la cour ni un parti dans les Chambres, et qui jusqu’au dernier moment dut croire qu’au moins le roi lui restait. L’avantage resta toutefois aux principes constitutionnels, qui, dans les derniers combats financiers, enlevèrent d’assaut d’importantes garanties. Le ministère, n’ayant l’avenir d’aucune majorité, connut tout son isolement le lendemain de la clôture. Le prince de Polignac était revenu de Londres quatre jours auparavant. Dès le jour même de son arrivée, il avait été admis à une audience royale et en était sorti président du conseil in petto. Le roi était pressé de jouir. Le favori aurait voulu donner à la France un gage de la modération des principes qu'il avait déclarés à la Chambre des pairs en conservant MM. Roy et Martignac ; mais ceux-ci, qui n’étaient pas convenus d’être ses précurseurs, ne se soucièrent pas davantage d’être ses complices et refusèrent l’association. Le 9 août, le Moniteur annonça à la France le nouveau système. M. Bourdeau n’avait été conservé garde-des-sceaux que pour contre-signer l’ordonnance royale qui nommait le prince de Polignac ministre des affaires étrangères. Il aurait pu s’éviter ce désagrément. Une fois nommé, le nouveau chef du cabinet contresigna les autres ordonnances qui remplacèrent M. Bourdeau par M. Courvoisier, M. de Caux par M. de Bourmont, M. de Martignac par M. de La Bourdonnaye, M. Hyde de Neuville par M. de Rigny, et M. de Vatisménil par M. de Montbel, qui avait bien gagné ses éperons aux deux dernières sessions. Cependant le roi jugea devoir détacher du ministère des affaires ecclésiastiques la présentation aux places, dont il dota son aumônier l’évêque d’Hermopolis : celui-ci eut donc le personnel du clergé comme M. le Dauphin avait eu celui de la guerre. Une ordonnance supprima le ministère du commerce ; mais tous les ministres supprimés ou démissionnaires furent récompensés ou consolés, soit par le titre de ministres d’État, soit par de grands-cordons, soit aussi par des pensions. M. de Rigny était absent. Il prit sa nomination pour un outrage, partit pour Paris et donna sa démission. Il fut remplacé par M. d’Haussez. M de Belleyme était également trop populaire ; il eut pour successeur M. Mangin, qui devait faire oublier Delavau et Franchet. Cependant, excepté MM. Courvoisier et d’Haussez, simples royalistes, auxquels la haine publique était loin d’être attachée, il était impossible de réunir dans un ministère des hommes plus odieux à la France. M. de Polignac était un des complices de Georges Cadoudal gracié par le premier consul, et ayant longtemps refusé le serment constitutionnel. Bourmont avait déserté et trahi avant Waterloo. La Bourdonnaye était l’inventeur des catégories. Montbel, le champion de M. de Villèle. L’évêque Frayssinous avait nié et défendu les jésuites. Mangin, en sa qualité de procureur-général, avait été atroce dans le procès du général Berton : c’étaient précisément ses antécédents qui avaient décidé le choix du roi. Charles X avait pris contre la France le rôle de Georges Cadoudal contre le premier consul ; il était entouré des sicaires de la légitimité pour tuer sa rivale ; mais le choix le plus outrageant fut celui de M. de Bourmont. Ce fut l’ouvrage de M. le Dauphin, à qui l’honneur de l’armée était aussi étranger qu’à son père. La nation ressentit cette infâme insulte avec le serment de s’en venger. Un roi qui honorait la trahison perdait tout droit à la fidélité ; de vrais Français le lui prouvèrent par d’énergiques démissions : Alexandre Laborde, Salvandy, Bertin de Vaux, Agier, etc., quittèrent le conseil d’Etat ; plusieurs préfets les imitèrent ; M. de Chateaubriand se démit de l’ambassade de Rome. Le cri de réprobation s’éleva de toute la France ; on jura de ne point payer les impôts ; la dynastie fut condamnée. Le roi fut obligé de renoncer au voyage qu’il devait faire en Normandie, où il avait espéré trouver les ovations de celui d’Alsace ; mais, instruit des dispositions des habitants, il dut se contenter d’envoyer à sa place le Dauphin et la Dauphine. Ce choix n’était pas plus heureux pour regagner les cœurs des Normands que celui du ministère pour s’attacher la France. Le prince alla jusqu’à Cherbourg ; la princesse visita quelques fabriques de Rouen, et dans ces deux villes, dont l’une représentait l’industrie et l’autre la gloire nationale, profondément ulcérées de la création du nouveau ministère, ils n’y furent reçus que par une étiquette rigoureuse et le silence des populations. Un autre voyage avait lieu à la même époque ; et tandis que le roi de France, exilé de ses provinces, n’osait entreprendre le sien, le général Lafayette recevait dans les départements qu’il visitait le même accueil qu’il avait trouvé dans les Etats-Unis de l’Amérique. Parti peu de jours avant la clôture de la Chambre, il était allé revoir en Auvergne sa ville natale, d’où il devait se rendre en Dauphiné, où il était attendu par une de ses petites-filles mariée à un neveu du député Casimir Perrier. A son passage au Puy arriva la nouvelle de la formation du ministère Polignac, et au banquet qui avait été préparé le premier toast fut à la Chambre des députés, à l'espoir de la France : c’était deviner ou plutôt proclamer les i7.i. Les sentiments de la population de cette petite ville, capitale du Velay, où avait régné la famille Polignac, exprimaient à la fois une rancune de servage et des vœux de liberté. Le général Lafayette partit pour Grenoble. Il trouva, en avant de cette ville, une garde d’honneur et une foule empressée qui l’accompagnèrent. Une grande réception lui était destinée : elle fut telle que le Nestor de la révolution française pouvait l’attendre d’une population qui avait planté le premier arbre de la liberté. Vizille, à qui cet honneur appartient, reçut le grand citoyen dans l’ancien château du connétable de Lesdiguières, métamorphosé en un établissement industriel appartenant à la famille Perrier. Après un séjour dans cette ville, M. de Lafayette se mit en route pour retournera sa terre de Lagrange, en passant par Lyon. Arrivé aux limites des départements du Rhône et de l’Isère, il s’y trouva arrêté par une députation de la ville de Lyon, accompagnée d’un millier de jeunes gens à pied et à cheval, et d’une immense quantité de voitures, parmi lesquelles une calèche à quatre chevaux lui était réservée. Le 9 septembre, le général Lafayette, ainsi escorté, fit son entrée dans Lyon au milieu de la population tout entière, dont les acclamations le saluèrent avec un enthousiasme impossible à décrire. Des fêtes brillantes, suites de la fête politique dont il s’était tout-à-coup trouvé l’objet dans le département de la Haute-Loire, lui rappelaient et surpassaient sans doute pour lui tous les triomphes civiques que l’Amérique lui avait offerts. La Saône avait aussi pavoisé ses bateaux. Des harangues solennelles, un banquet offert au nom des habitants de la seconde ville du royaume, un cortège d’honneur et les témoignages publics et universels d’affection et de respect de la part d’une cité aussi populeuse contrastèrent d’une manière bien éloquente avec le voyage du Dauphin et de la Dauphine. M. de Lafayette tint ainsi pendant quelques jours la royauté en échec. La cour eut beau jeter ses dédains aristocratiques et surannés sur les triomphes du citoyen des deux mondes, elle n’en acquit pas moins la certitude que le ministère Polignac était la cause réelle de ces triomphes et que plusieurs départements venaient de se compromettre hautement pour assurer ceux de la liberté. Dès Grenoble, il fut difficile de se méprendre sur les hommages rendus au général Lafayette ; il avait été harangué par l’ancien maire, qui, au nom de la ville, lui offrit un couronne de chêne à feuilles d’argent, produit d’une souscription populaire de 50 centimes par tête. Le voyage de famille du général Lafayette devint tout-à-coup, sans qu’il s’en doutât, un voyage politique. Le député de Seine-et-Marne était depuis longtemps l’objet d’une grande vénération, mais cette fois il fut l’occasion d’une grande déclaration d’opposition au gouvernement. Cette époque devint celle des vieux souvenirs de la révolution, et c’était naturel : les mêmes maux demandent les mêmes remèdes, les mêmes injures les mêmes vengeances. Ainsi que le Dauphiné, la Bretagne se rappela sa résistance en 1788. La cour, qui n’a jamais qu’une idée à la fois, accusa encore le comité-directeur de ce qui agitait les départements de l'Ouest et de l’Est : elle ne comprit pas que c’était une nation qui rappelait ses souvenirs. Le 11 septembre parut le manifeste de l’association bretonne pour le refus de l’impôt. La Bretagne se déclarait contre le prince de Polignac, comme elle s’était déclarée contre le duc d’Aiguillon, comme, en 1788, son parlement avait noté d’infamie ceux qui entreraient dans la cour plénière, comme le peuple de Rennes avait brûlé l’édit qui l’établissait. La ville de Grenoble se souvenait également d’avoir aussi, en 1788, battu les troupes du roi, ainsi que l’avait fait la ville de Rennes, et, comme elle, défendu son parlement, qui défendait les libertés du Dauphiné, et menaçait de se séparer de la France. Il n’y a pas de peuple qui n’ait, au moment du péril, à réclamer dans son histoire quelques souvenirs de sa résistance à l’oppression : que fait-on autre chose à présent ? on se souvient ; mais cette mémoire salutaire est fortifiée d’un demi-siècle d’expérience et de progrès. Ainsi la royauté et la liberté de 1789 ne suffisent plus aux nouveaux besoins, pas plus que la République et l’Empire : le procès des restaurations est également jugé ; c’est une ère nouvelle, morale et politique, que le siècle impose et révèle à la société. Aussi l’association bretonne des deux sexes, bientôt suivie de l’association parisienne, rappela la généreuse résistance de ses ancêtres, et elle affecta une souscription individuelle de dix francs, plus le dixième des contributions des électeurs, à l’acquittement des frais encourus pour le refus de l’impôt. Le ministère déféra aux tribunaux les journalistes pour avoir publié l’acte d’association. Un mois de prison fut le résultat des jugements qui intervinrent, et dont la publicité ne fit que mieux éclairer la résistance générale. On n’avait pas oublié que, deux ans plus tôt, M. de La Bourdonnaye avait menacé M. de Villèle de ce refus de l’impôt, et actuellement il faisait partie du ministère ! Au surplus, le terrain fut nettement partagé : la cour avait dit : Plus de concessions ; l’opposition répondait : Plus d'argent. La ville de Grenoble demanda au roi, par une énergique pétition, le renvoi des ministres : peu après, elle reçut d’illustres hôtes dans la personne du roi et de la reine de Naples, qui conduisaient en Espagne la princesse leur fille mariée au roi Ferdinand. Ces augustes voyageurs y furent reçus par Madame, duchesse de Berry, et par le duc et la duchesse d’Orléans. A toute autre époque, ce passage royal eut produit le plus grand effet ; mais les fêtes de Grenoble avaient cessé avec le séjour du général Lafayette, et cette ville ne sacrifia point à d’autres dieux. La cour voyageuse fut dédommagée du stoïcisme dauphinois à Avignon, à Nîmes, à Montpellier, à Perpignan, où la légitimité avait plus de partisans. Toutefois, le Midi continuait sa défection : la ville du Douze-Mars repoussait au grand collège M. de Peyronnet et nommait un député libéral, choix de M. Ferdinand de Berthier pour la direction générale des forêts, vacante par la mort de M. de Bouthillier, prouva, d’un autre coté, que la cour ne perdait pas une occasion de resserrer l’écrou contre-révolutionnaire. On fut bientôt occupé d’un intérêt plus grave, d’un dissentiment entre MM. de Polignac et de La Bourdonnaye. Une ordonnance royale mit fin le 17 novembre à cette lutte de cabinet, en appelant le prince de Polignac à la présidence du conseil. M. de La Bourdonnaye donna sa démission. Le roi, entraîné à sa perte par une force irrésistible, ne balança pas un moment entre le représentant de sa faveur et le représentant d’un parti. C’était aussi ce qu’il appelait une affaire de conscience ; car le ministre des affaires étrangères s’était fait le champion du clergé et de la congrégation, tandis que le ministre de l’intérieur n’était que celui de l’ancienne noblesse. Le roi très-chrétien vit encore la question de son salut dans cette question toute politique. M. de Montbel remplaça M. de La Bourdonnaye au ministère de l’intérieur, et fut remplacé à l’instruction publique par M. Guernon de Ranville, l’un des plus fougueux royalistes de la magistrature. Jamais, depuis la Restauration, il n’avait existé de ministère plus mauvais et plus mal fait ; il semblait que Charles X l’avait composé et le recomposait de nouveau en haine de toute majorité : toutefois, cette vicieuse combinaison n’était pas encore arrivée au point de la détestable perfection qu’elle devait bientôt obtenir. Mais une importante diversion fut soudain donnée au mécontentement générai, au malaise politique dont la France était si profondément travaillée. Il n’était plus resté dans la Grèce qu’une brigade française : nos troupes, également revenues d’Espagne, donnaient au gouvernement la disposition d’une armée. Le blocus d’Alger fatiguait notre flotte sans résultat. On s’était décidé à aborder enfin franchement la question de la paix ou de la guerre avec cette régence. Le 30 juillet, le capitaine de vaisseau La Bretonnière avait eu une audience du dey. Présentée d’abord comme favorable, cette démarche aurait été suivie, le 2 août, d’un refus positif d’accorder aucune satisfaction. Le lendemain, comme le vaisseau parlementaire sortait du port, le refus du dey lui fut signifié de nouveau par une infâme violation du droit des gens. La batterie de la Casauba, où le dey résidait, tira sur le vaisseau : cet exemple fut suivi par les autres batteries du port. Le vaisseau la Provence fut criblé et continua sa route sans riposter. Il devait reparaître un jour conduisant la vengeance de la France : dès-lors une guerre à outrance devenait inévitable ; il y avait outrage prémédité au pavillon de France. La nation intervint : l’on ne vit que le pays. Comme au temps du Directoire, le gouvernement fut déshérité des succès qu’il pouvait obtenir ; le ministère haï, la dynastie réprouvée n’étaient plus que des formes ; quant aux moyens, composés des soldats, des vaisseaux et des fonds de la guerre, ils étaient du domaine national. Quelques libéraux plus clairvoyants n’admettaient pas même cette consolation ; ils flétrissaient d’avance les lauriers de notre armée, qui n’aurait triomphé, disaient-ils, que pour revenir ensuite détruire la liberté en France comme elle l’avait détruite en Espagne ; de sorte que la conquête d’Alger, qui jamais ne fut douteuse pour personne, semblait n’être que le prélude du coup d’État qui devait substituer à la Charte le régime des ordonnances. L’année 1829 s’éteignit dans le sentiment de ce divorce du gouvernement et de la nation. M. de La Bourdonnaye attacha encore à cette fin d’année une nouvelle prophétie. On lui demanda pourquoi il avait quitté le ministère ; il répondit : Quand je joue ma tête, je veux tenir les cartes. Le 6 janvier 1830, une ordonnance royale convoque les Chambres pour le 2 mars suivant. Le ministère avait eu le dessein de signaler son début par une réformation de la Charte : une ordonnance constituante devait la remplacer, en attendant le retour de l’ancien régime. Il voulait commencer par sévir contre les élections, la presse, les tribunaux ; mais le Dauphin, dit-on, effrayé de ces résolutions, que l’attitude de l’opposition rendait périlleuses, eut le crédit d’en faire ajourner l’exécution. Ce fut sous les auspices de ces menaces, de cette résistance, que s’ouvrit l’année 1830. Le 2 mars arriva ; le roi donna le premier l’avis des projets qu’il méditait par cette phrase qui termina son discours : Si de coupables manœuvres suscitaient à mon gouvernement des obstacles que je ne peux pas, que je ne veux pas prévoir, je trouverais la force de les surmonter dans ma résolution de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français, dans l'amour qu'ils ont toujours montré pour leur roi ! Ces paroles retentirent au loin, et réveillèrent dans leur retraite une foule de patriotes que depuis 1814 le retour de la maison de Bourbon avait condamnés à la solitude. Il n’était plus douteux qu’une crise se préparât ; elle devait nécessairement tourner au profit de la liberté : le temps des concessions et de la patience était passé pour les deux camps. L’opposition se fortifia peu à peu de tout ce qui redoutait l’ancien régime et le retour d’une révolution. Une armée immense se recrutait ainsi contre le coup d’État, dont le ministère Polignac était le juge, et Charles X le provocateur. Après une vive discussion, l’adresse au roi fut votée à la Chambre élective par deux cent vingt-un députés. Royer-Collard, président de la Chambre, fut chargé de la prononcer : Sire, la Charte, que nous devons à votre prédécesseur, et dont Votre Majesté a la ferme volonté de consolider les bienfaits, consacre comme un droit l’intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention devait être, elle est en effet indirecte, sagement mesurée, circonscrite dans des limites exactement tracées, et que nous ne souffrirons pas que l’on ose tenter de franchir ; mais elle est positive, car elle fait du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre détournent, nous condamnent à vous dire que ce concours n existe pas. Une défiance injuste des sentiments et de la raison de la France est aujourd'hui la pensée fondamentale de l'administration : votre peuple s'en afflige, parce quelle est injurieuse pour lui, et s'en inquiète, parce qu’elle est menaçante pour ses libertés. Le roi répondit au président : Monsieur, j’ai entendu l'adresse que vous me présentez au nom de la Chambre des députés. J'avais droit de compter sur le concours des deux Chambres pour accomplir tout le bien que je méditais ; mon cœur s'afflige de voir les députés des départements déclarer que de leur part ce concours n'existe pas. Messieurs, j'ai annoncé mes résolutions dans mon discours d'ouverture de la session ; ces résolutions sont immuables : l'intérêt de mon peuple me défend de m'en écarter. Mes ministres vous feront connaître mes intentions. Le lendemain elles furent connues. Les Chambres, convoquées pour une communication du gouvernement, furent prorogées au 1er septembre. Le voile était déchiré, et la lice était ouverte entre la légitimité de la Charte et celle de la dynastie. Le côté droit ne put dissimuler sa joie, et l’opposition sa tristesse. Composée de vrais Français, elle prévoyait avec douleur les maux d’une lutte qui devait tôt ou tard décider du trône ou de la liberté. Les députés libéraux se séparèrent bien décidés à conseiller le refus de l’impôt dans leurs départements ; ils ajournèrent ainsi au mois de décembre la solution du problème politique, la question de vie et de mort soulevée par le roi et révélée par sa réponse. Mais, avant de quitter Paris, ils connurent encore mieux la pensée de la cour dans un journal du ministère, par rapport à la députation qui avait présenté l’adresse au roi. C’est chez lui, dans son palais, disait ce journal, qu’une poignée d’insolents et d’insensés a osé parler ainsi au fils de Henri IV et de Louis XIV ! Rien n’était donc plus ni ménagé ni dissimulé ; cette phrase de journal sortait du cabinet et même du salon du roi ; les indiscrétions, la jactance de la cour, révélaient chaque jour les projets du château. On savait que de grands seigneurs, dévoués au roi par d’anciens services, que de premiers gentilshommes de la chambre, avaient fait auprès de ce prince les démarches les plus instantes pour le détourner des desseins qu’il avait conçus ; on savait aussi que le refus le plus formel, suivi d’une sorte de disgrâce publique, avait accueilli ces honorables serviteurs, donné même à leurs généreuses remontrances la couleur de la défection à cette fidélité dont ils offraient un si beau témoignage. Charles X était dur et ingrat dans son intérieur ; il se croyait réellement d’une espèce supérieure à l’humanité. On se rappelait à cette occasion sa conduite dans sa grande jeunesse. A Versailles, à l’époque du voyage de Joseph II, empereur d’Autriche, frère de la reine, ce souverain, alors le premier de l’Europe, se plaignit du manque d’égards dont il était l’objet de la part du comte d’Artois, qui prétendait qu’un prince de la maison de Bourbon ne devait rien à un gentilhomme de la maison d’Habsbourg. Devenu vieux, roi et dévot, ayant pour premier ministre son favori, élevé par lui-même à ne croire qu’à la royauté absolue et à l’aristocratie légitime de la noblesse, Charles X devait regarder presque comme des traîtres les grands de sa cour qui osaient lui rappeler son serment constitutionnel. Le jésuitisme avait ajouté à son caractère un vice intolérable dans un souverain, une profonde dissimulation. On a vu qu’il n’avait cessé de trahir son dernier ministère, que pouvait-il lui coûter de trahir la France, que son orgueil incarné regardait comme la propriété de sa couronne ? La prorogation des Chambres débarrassait la cour d’une foule de témoins importuns, et le ministère de courageux antagonistes. L’intervalle entre la clôture et la réunion législatives avait été destiné à organiser mûrement le plan de la conspiration du trône contre la nation. Parmi les moyens qui devaient contribuer à son succès, soit par son influence sur l’opinion en lui donnant une diversion puissante, soit par l’emploi des forces qui lui furent affectées, était au premier rang l’expédition d’Alger. La combinaison était jésuitique, de corrompre d’abord la France dans sa propre nationalité, et de l’asservir ensuite au milieu de son triomphe populaire, avec les baïonnettes dont elle célébrerait la gloire. Aussi, d’un côté, dans le but de flétrir d’avance l’enthousiasme attaché à la conquête, et de l’autre, pour mieux assurer le succès de l’attentat médité, le roi choisit le transfuge de Waterloo pour commander l’armée d’Afrique. Charles X ne pouvait choisir un instrument de gloire plus odieux, un instrument de vengeance et d’pp-pression plus intéressé. On avait fini par passer condamnation sur la nomination de M. de Bourmont au ministère de la guerre en raison des collègues qui lui étaient donnés ; mais le charger des intérêts d’une conquête, c’était outrager trop cruellement l’armée et la France ! L’expédition était depuis plusieurs mois l’occupation dominante, exclusive de ce ministre. Il l’avait composée à loisir de toute la force vitale de l’armée en officiers, en soldats, en matériel de toute espèce ; le commandement de la flotte, donné au vice-amiral Duperré, garantissait également la composition et les moyens de l’armée de mer. L’armée expéditionnaire était forte de 37.000 combattants et au-delà : l’armée navale de cent vaisseaux portant 27.000 hommes d’équipage. Le général Bourmont aurait donc, après le débarquement, environ 80.000 hommes sous ses ordres. Quatre cents navires du commerce étaient destinés au transport des troupes et des équipages. On embarqua les vivres nécessaires pour nourrir cette masse d’hommes pendant deux mois. L’approvisionnement des deux autres mois devait suivre. Cette expédition surpassait, par sa force et ses ressources de toute nature, celle d’Égypte, et elle était loin de présenter les mêmes obstacles et la même gloire. Mais, comme elle était, pour le gouvernement, une expédition de parti et non une entreprise nationale, rien n’avait été épargné pour son succès. La grandeur des moyens paraissait même avoir été calculée sur l’indignité de son chef, de sorte que quand même il aurait voulu en ordonner lui-même et en diriger tons les mouvements, la conquête d’Alger eût été pour lui inévitable. Le roi voulut toutefois donner au départ de l’expédition de tels auspices que la nation ne pût se méprendre sur l’avenir. La prorogation des Chambres, le lendemain de la présentation de l’adresse des députés, avait déjà été pour elles un outrage, mais un outrage légal. Le 16 mai, une ordonnance de dissolution prouva suffisamment que le roi faisait servir une seconde fois la légalité à de sinistres desseins. Un mouvement dans le cabinet, résultant de cette nouvelle mesure, éclaira entièrement l’opinion, et quand les libéraux virent sortir spontanément du ministère MM. de Chabrol et Courvoisier pour se soustraire à une telle solidarité, il leur fut impossible de douter, ainsi qu’aux royalistes du centre, qu’une conspiration ne fût ourdie contre nos libertés. Le remplacement de ces ministres par MM. de Montbel et Chantelauze, celui de M. Montbel par M. Peyronnet, la création d’un ministère des travaux publics en faveur de M. Capelle, et l'introduction au conseil privé des sieurs Dudon, de Berthier et Balainvilliers, ainsi que celle de M. de Raineville au conseil d’Etat, ouvrirent les yeux aux plus incrédules. Un ministère ne pouvait être formé d’éléments plus criminels, d’une notoriété plus odieuse à la nation. L’appel simultané dans ses conseils des hommes les plus hais après ses ministres transformait subitement le roi en chef de conjurés. L’opinion dressa son acte d’accusation. La France constitutionnelle se forma en phalange serrée et attendit les élections. Elles étaient convoquées pour le 23 juin et le 5 juillet. L’opposition avait déjà fait adopter le principe de réélection des 221 députés signataires de l’adresse du 17 mars. L’indignation était telle, le danger était si flagrant, que l’on conspirait à ciel ouvert. L’audace d’une réélection de la part du ministère avait soulevé les âmes les plus timides comme les esprits les plus aguerris aux entreprises du pouvoir. Le roi ne perdit pas l’occasion d’ajouter encore à l’indignation générale par la proclamation du 13 juin. Les électeurs se chargèrent de répondre aux menaces quelle renfermait. Vainement les fraudes, les violences, les violations de toute nature furent exhumées de l’arsenal de l’avant-dernier ministère ; vainement les horribles incendies qui désolèrent simultanément la Picardie, la Normandie, la Bretagne, joignirent leur terreur aux machinations de la faction congréganiste, le crime de ces innombrables dévastations des plus humbles demeures retomba tout entier sur ie président du conseil, qui, disait-on, vengeait la noblesse de la destruction des châteaux en 1789. Le prince de Polignac était si haï et déjà si coupable qu’on lui attribua, à lui seul, ces exécrables attentats : ils tournèrent à la confusion des manœuvres ministérielles dans les élections, qui, dans presque tous les départements, se firent sous les inspirations de la vengeance et du patriotisme le plus exalté. Le principe de la réélection des 221 députés signataires de l’adresse fut religieusement observé. Cet accord prouva le crédit de l'opposition comme il consacrait ses droits et sa force. Vingt constitutionnels furent aussi nommés. Dix-sept députés étaient douteux ; cent vingt-sept composaient la minorité dévouée au ministère. Le courage civil se montrait en France aussi glorieux qu’en Afrique le courage militaire. L’opposition et l’armée attaquaient deux tyrannies, dont celle de Charles X était la plus odieuse, parce qu’elle était une trahison. Cependant, le 24 mai, la flotte expéditionnaire avait appareillé de Toulon, en présence et aux acclamations d’une foule immense de spectateurs, accourus de toutes les parties de la France. Le 14 juin, l’armée débarqua à Sidi-Ferruch. Le quartier-général fut établi à Torre-Chica. Ce jour même, deux lieues de terrain furent conquises. L’armée ennemie était forte de quarante mille hommes. L’attitude des barbares se ressentait de l’orgueil musulman. L’arrêt de mort avait été prononcé par le Dey contre l’armée française, et ses troupes étaient pressées de l’exécuter. Quatre jours d’inaction ayant retenu notre armée dans ses positions, pour laisser à son matériel le temps de débarquer, les Arabes prirent ce repos pour un effet de la terreur qu’ils lui inspiraient. Aussi, le 19, ils firent sur nos troupes une attaque générale ; mais leur défaite fut aussi complète que l’avait été leur aveuglement. Tout leur camp, toute leur artillerie, leurs chameaux, leurs tentes et leurs bagages tombèrent en notre pouvoir. Le 24, une nouvelle attaque de l’ennemi eut un sort semblable, et l’armée française investit le château de l’Empereur. Le 30, enfin, tout étant prêt pour assiéger cette forteresse qui est la clé d’Alger, la tranchée fut ouverte dans la nuit ; la flotte attaqua le même jour. Enfin, le 4, l’attaque sur le château fut signalée à notre flotte par une fusée ; ce qu’il y eut de singulier, c’est que les troupes marchèrent au cri de vive l’empereur ! qui s’éleva spontanément de leurs rangs par l’instinct de la victoire. Aussi, après quelques heures d’une vigoureuse résistance de la part de l’ennemi, notre artillerie ayant détruit le château, la prise d’Alger fut consommée. Une convention avec le Dey, sans laquelle il menaçait, dit-on, de se faire sauter dans la Casauba avec tous ses trésors, retarda de vingt-quatre heures l’occupation de la ville. Une convention lui donna la liberté de se retirer où il voudrait avec sa famille et sa fortune particulière. Quinze cents pièces de canon, douze bâtiments de guerre, de riches magasins d’approvisionne-mens de terre et de mer et un trésor d’environ soixante millions furent les trophées de cette expédition, après une campagne de vingt jours. Elle coûta à l’armée quatre cents morts et deux mille neuf cents blessés. L’armée française honora son triomphe par sa discipline après la victoire. Elle fut à Alger ce qu elle avait été en Espagne sous le dernier règne ; les habitants, leurs propriétés, leurs usages, leur religion, tout jusqu’à leurs préjugés fut l’objet du respect des vainqueurs. Les anciens guerriers se rappelaient la belle proclamation de Napoléon en mettant le pied sur la terre d’Égypte. M. de Bourmont reçut le bâton de maréchal de France pour la prise d’Alger. Le général Maison l’avait reçu aussi pour l’occupation de la Morée, mais après trente années de guerres où il avait plusieurs fois et habilement commandé en chef. La conquête d’Alger a été l’un des faits les plus importans et les plus faciles de notre histoire militaire. Elle fut également glorieuse à la flotte et à l’armée. La nouvelle de la prise d’Alger parvint à Paris le 12 juillet. Le roi eut à peine le temps de voter à l’armée d’Afrique un monument triomphal dans le port de Toulon, et de faire expédier au vainqueur les lettres de maréchal. Ce prince était lui-même si pressé de n’être plus roi que le 25 il fit publier trois ordonnances qui détruisaient la Charte ; il lui fut répondu par les trois journées qui détruisirent sa royauté. |