Le palladium de l’indépendance de la Grèce n’avait point été conservé dans les brillantes contrées où avaient fleuri Corinthe, Athènes, Argos, Lacédémone, qui, pendant tant de siècles, avaient reçu les respects du monde. Une petite ville de l’Epire, habitée, comme son territoire, par les descendants de ceux que la Grèce antique n’avait jamais soumis, à l’exemple de ses aïeux, Souli n’avait jamais fléchi sous la domination d’un maître. Fatigué de sa rébellion sans cesse menaçante et de celle des Klephtes des montagnes, le divan résolut la ruine de Souli, et trouva dans Ali, pacha de Janina, dont il connaissait la férocité et l’insatiable ambition, le digne instrument de sa vengeance. Il lui donna Souli et tout ce qu’il pourrait conquérir sur ces peuplades belliqueuses. Ali eût été jugé cruel et dissolu par Tibère et par Néron ; il avait à la fois la soif et le génie du pouvoir et du crime. L’Orient seul produit, par intervalles, ces êtres monstrueux et puissants, à qui des facultés extraordinaires assurent le succès de leurs attentats. Heureux d’acheter l’impunité du divan par la conquête d’une nouvelle province, Ali marcha sur Souli. Après de longs et sanglants efforts, vaincue à la fin par le nombre et par la famine, la patrie de Botzaris fut condamnée à se rendre ; mais elle se rendit déserte. Sous la conduite de son illustre chef, d’une famille de héros, des Botzaris, ses habitants allèrent porter dans les montagnes leur guerre sacrée. Maître des murailles et des maisons de Souli, le vainqueur se présente devant Parga, ville de l’ancien littoral vénitien ; mais Parga faisait partie du gouvernement des îles Ioniennes régi par l’Angleterre. Ali, n’osant attaquer cette forte ville en demanda la vente au chrétien Maitland, gouverneur britannique, et l’obtint ! Ce fut le plus grand crime commis en Europe depuis la traite des blancs au congrès de Vienne ; il en était la suite. Mais les Parganiotes n’avaient pas souscrit au marché britannique, et, ainsi que les Klephtes de Souli, ils abandonnèrent tous leur ville natale et allèrent rejoindre les guerriers des montagnes. Le divan avait applaudi aux succès d’Ali, qui venait d’enlever aux Épirotes deux places importantes. Instruit qu’Ali possède d’immenses trésors, il jure sa perte et fait marcher son armée sur Janina. Ali se met en défense, et, afin que rien ne manque à ce barbare épisode de l’affranchissement de la Grèce, il s’en proclame le protecteur, promet une Charte à l’Épire, et, au nom de ce sentiment sacré de l’indépendance de la patrie, parvient à décider le généreux Botzaris à s’allier, ainsi que les Souliotes, à leur féroce persécuteur contre l’oppresseur commun des Hellènes ! Ce fait étrange fut accompli ! Ali dut ses premiers succès à la bravoure des Souliotes ; mais ensuite, trahi par les siens, trahi surtout par sa propre avarice, il tomba victime d’une fausse négociation, et périt à l’âge de quatre-vingt-trois ans le sabre à la main, après avoir immolé plusieurs de ses bourreaux. Sa tète fut portée à Constantinople, et le divan hérita de ses trésors. Cependant le cri de liberté avait retenti dans toute l’Épire, et avait été répété par 4.000 chrétiens vainqueurs des infidèles. Ce ne fut que l’année suivante, en 1821, que s’insurgèrent la Moldavie et la Valachie à l’appel du brave Ypsilanti, et le Péloponnèse à la voix de l’archevêque Germanos et de Colocotroni. Athènes n’est pas encore libre, mais bientôt les cris de la Morée réveilleront les Cyclades et les brûlots de Miaulis et de Canaris poursuivront sur la mer les vaisseaux du croissant. Vainement le religieux Alexandre s’est hâté de désavouer le prince Ypsilanti, officier de ses armées. Mahmoud fait l'honneur à ce souverain de le croire intéressé au salut de la Grèce, et répond en barbare au négociateur de Saint-Pétersbourg. Le jour de Pâques, une horrible hécatombe a donné à Constantinople le spectacle des corps mutilés du patriarche octogénaire Grégoire, de quatre-vingt-trois prélats et prêtres, martyrs volontaires arrachés à l’autel : tel est le signal du massacre général des Grecs dans la capitale. La terre et la mer se disputent la variété des supplices. Les juifs dénoncent, dépouillent, et vendent les victimes. L’avarice, la cruauté, la prostitution poursuivent les nobles familles du Phanar. La race grecque sera exterminée. Le firman sanguinaire a appelé aux armes le fanatisme musulman contre la religion du Christ. Jassy et Bucarest ont vu de sanglants combats. Un batail-Ion sacré s’est formé dans l’armée d’Ypsilanti, et rappelle bientôt le sacrifice des héros des Thermopyles. Cette fois ce n’est pas le nombre, c’est l’honneur qui manque sous ses drapeaux. Trahi, abandonné, Ypsilanti lui-même est contraint de fuir, et court chercher un asile sur la terre autrichienne ; il y trouve une captivité de quatre années. L’empereur Alexandre ne réclame pas son général ; la Sainte-Alliance est vassale du croissant ! La France ne l’est point : tout ce quelle renferme de cœurs généreux s’émeut pour secourir la Grèce. La politique enchaîne ses armées ; mais elle ne peut rien sur son honneur, sur cet enthousiasme de douleur, d’admiration et de vengeance, qui la transporte au récit des supplices, des exploits et des désastres des Hellènes. La capitale éprouve surtout les plus vives émotions, et le nom de Philhellène a enrichi la langue nationale. Le prix de ses jeux, de ses talents, de ses plaisirs, va devenir l’impôt de guerre qu’elle paiera à la Grèce. La population se rend à l'envi tributaire de cette dette de la gloire et du malheur ; le premier prince du sang et toute sa famille viennent prendre place à ces nouvelles fêtes parisiennes, où les dames les plus distinguées consacrent publiquement leurs talents, pour rendre plus utile aux Grecs cette solennité de la bienfaisance. Dans toutes les villes, la vertu française souscrit pour la vertu grecque ; l’ouvrier lui offre son salaire, le serviteur ses gages ; nos garnisons présentent le même dévouement : l’obole du soldat tombe dans le casque de nouveaux Bélisaires quêtant pour les héros de la Morée. Le soldat voudrait aussi leur porter l’aumône de son courage. Des volontaires de la France, de l’Angleterre, de la Prusse, de la Pologne, qui plus tard en demandera vainement pour elle, partent de toutes les extrémités de l’Europe pour offrir à la cause de l’humanité, de la civilisation, de la justice, leurs bras, leur valeur, leur fortune, les dons de leurs patries ; leurs noms à jamais honorés vont se mêler aux noms des Hellènes dans leurs revers et dans leurs succès. Sans la Sainte-Alliance, une sainte croisade aurait couvert la Grèce d’innombrables phalanges européennes, et Mahmoud eût tremblé sur son trône : mais périssent les Grecs plutôt que leurs bourreaux !... Déjà tous les lieux sacrés de la Grèce ont repris leur illustration : les Grecs rappellent : leurs aïeux ; ils sortent grands, illustres, d’une servitude de quatre siècles. La gloire antique a reconnu ses héros, ses champs de bataille ; le Souliote Botzaris est le nouveau Léonidas ; il est plus heureux. Deux fois les Thermopyles ont vu fuir les satrapes de Mahmoud. A sas voix, à celle de Colocotroni, les Grecs ont juré d’être libres ou de mourir : leurs femmes, leurs enfants, sont dévoués par eux et se dévouent à ce serment terrible : c’est la Grèce au berceau, sans arts, sans discipline, sans mœurs, s’élançant toute armée d’un sol qu’elle veut conquérir, devinant par son génie la fortune d’une patrie, et forçant les vieux oracles de son histoire à prophétiser sa résurrection. Excepté quelques chefs, quelques familles élevées dans les écoles de l’Europe, la masse des esclaves grecs ignore le nom de ses grands hommes et la gloire de ses rivages. Ils l’apprennent tout-à-coup, et l’orgueil, pour la première fois, entre dans leurs âmes. Ils ont hérité du droit, de la volonté de combattre, de mourir pour la liberté ! Bientôt les Turcs n’ont plus d’asile que dans les citadelles du littoral : Corinthe, Athènes, Patras, sont aux Grecs ; les flottes légères des Cyclades leur apportent des héros, des armes ; mais la terre du Péloponnèse ne leur appartiendra que quand ils auront planté le labarum sur les acropolis de Corinthe et d’Athènes, sur les tours de Tripolitza, de Napoli de Romanie et de Navarin. Les passions les plus puissantes combattent sous ces étendards sacrés, la religion, la liberté, la vengeance. Celle-ci est barbare dans les deux camps : trop de crimes souillent les succès des Musulmans ; il n’est pas donné à l’homme le plus civilisé d’abaisser le glaive devant celui qui l’aura cruellement outragé comme père et comme époux. La nature a aussi ses représailles. Les Grecs éprouvent des maux non moins cruels par la jalousie, qui divise leurs chefs, par la trahison, qui trompe leurs premiers efforts, par ces attentats de la fortune, qui détruisent la sécurité de la victoire elle-même. Quinze mille Grecs sont égorgés à Patras, leur plus belle conquête, par ces Turcs qu’ils tenaient assiégés autour de ses murailles ! La perfidie d’un consul britannique les a épouvantés par le bruit de la descente d’une armée formidable ; ils n’ont même plus le temps de fuir, ils sont tombés sous le glaive allié de l’Angleterre, de cette nation qui a vendu Parga au féroce Ali ! Douze cents habitans seulement trouvent leur salut dans l’hospitalité courageuse du consul Pouqueville. Cependant Colocotroni et Germanos ont échappé miraculeusement à cette grande destruction, et sont allés avec quelques braves allumer sur les montagnes les signaux de la vengeance. A ce terrible appel, l’Argolide, l’Elide, la Messénie, se sont levées ; la Messénie qui, aux récits du sort de Fatras, semble se souvenir des cruautés de Lacédémone ! mais elles ne sont plus rivales que pour la vengeance et la liberté, et Sparte retrouve aussi ses héroïnes. Dès ce jour, la valeur grecque marche sous des drapeaux implacables ; il faut venger le peuple de Patras. Bientôt il ne reste aux Turcs que Tripolitza et les citadelles de la mer, Navarin, nom devenu fameux, et Napoli de Romanie. Le pavillon grec règne aussi sur la mer ; elle est devenue libre. Les barques incendiaires des Hellènes ont détruit ou dispersé les navires ottomans ; Miaulis, l’inévitable Miaulis, a eu la gloire de sauver avec ses brûlots plus de vingt mille Sydoniens dont la patrie vient d’être détruite ! dix mille ont péri à Smyrne, ainsi qu’à Patras, et les Grecs ne trouvent d’asile que sous le drapeau français du consul David. Colocotroni a bientôt paru sous les murs de Tripolitza avec des forces imposantes et avides à la fois de pillage et de vengeance. Les assiégés demandent à capituler ; il refuse : ce refus barbare est le signal du carnage de ses compatriotes. Le carnage est aussi le signal de l’assaut : la ville est forcée, les Grecs s’y précipitent le fer et la flamme à la main. Des flots de sang, les ruines d’une ville florissante, sont les trophées des vaincus et des vainqueurs. Le fer chrétien sacrifia tous les Turcs et tous les Juifs aux barbaries de Constantinople, de Patras, de Smyrne, de Sydonie. Tripolitza, sans édifices, n’avait plus d’habitans que des cadavres et des soldats sanglants, fuyant l’incendie allumé par leurs mains ! et les Grecs se croient à peine vengés ! Au milieu de ces terribles luttes de la croix et du croissant, Epidaure, sous la présidence de Mavrocordato, avait donné une Constitution à la Grèce et était le siège d’un gouvernement. Ce fut dans les murs si fameux de Corinthe que Colocotroni reçut le Souliote Botzaris. D’incroyables exploits ont illustré ce Klephte ; il a rendu Souli à ses habitans : attaqué de nouveau par une armée formidable et trahi sous sa tente, il a eu la douleur de voir Souli retomber sous le joug musulman. L’Épire toute entière, la Thessalie, une partie du Péloponnèse, ont dû rentrer dans l’esclavage ; cependant Navarin est aux Grecs, Napoli de Romanie est bloquée : sa chute est prochaine ; les Turcs n’en ont plus que la citadelle. Pourquoi n’en seraient-ils pas chassés comme de l’acropolis de Corinthe ? ou plutôt, pourquoi les Grecs abandonnent-ils aux Turcs cette redoutable porte du Péloponnèse ? Hélas ! ils ont évacué l’Acro-Corinthe : le vainqueur du féroce Ali, Chourchid-Pacha, envoyé avec quarante mille hommes pour achever la destruction des Grecs, s’en est emparé sans combat, et il marche sur Argos. A ce grand péril de la patrie, toutes les jalousies de ses chefs disparaissent, et les beaux noms de Botzaris, de Colo-cotroni, de Démétrius Ypsilanti, frère du captif de l’Autriche, d’Odysseus, de Mavromicalis, de Nicetas, etc., se confondent dans la renommée d’une gloire impérissable. Argos est sans murailles ; mais ses jardins, ses tombeaux, ses ruines, gardés par les Grecs, deviennent d’insurmontables obstacles. Il en est de même des défilés où s’embarrasse l’armée musulmane. Les Grecs, embusqués dans tous leurs escarpements, lui rendent la retraite aussi meurtrière que l’attaque : Chourchid est vaincu ; son immense armée est détruite presque en entier par des corps faibles et dispersés qui devaient disparaître à sa vue ; et lui, placé entre le glaive des Grecs et celui de Mahmoud, se dérobe à son sort par le poison. Ainsi finit cette formidable expédition qui devait anéantir la liberté de la Grèce. Napoli de Romanie ajoute par sa capitulation une fortune nouvelle aux armes des Hellènes. L’escadre de l’invincible Miaulis a puissamment concouru à ce grand succès. Mais une effroyable catastrophe avait précédé la chute de Napoli : la mer, où s’élève le brillant archipel de la Grèce, devait, comme le continent, être aussi le témoin d’horribles désastres. Une île restait à affranchir de la domination des Turcs ; ses rivages avaient déjà vu les succès de Miaulis, mais sa population, trop peu guerrière pour lever l’étendard de l’indépendance, attendait un libérateur. Il lui vint de Samos, et la ville de Chio retentit pour la première fois du cri de la liberté commune. A cette nouvelle, Mahmoud ordonne à sa flotte d’aller exterminer les Grecs de Chio ; elle paraît bientôt : quinze mille barbares chargés de la vengeance du sultan en descendent. Incapables de résister à de telles forces, les Samiens avaient regagné leur île ; mais leur conduite avait été tellement tyrannique dans cette ville populeuse, que les Turcs à leur tour y furent reçus comme des libérateurs. La population se porta au-devant d’eux, précédée de ses prêtres, des femmes, des enfants, avec des chants, des danses, comme à une de ces théories de leurs ancêtres en l’honneur de Cérès. Mais elle allait au-devant de ses bourreaux. Le firman d’extermination était lancé : les esclaves de Mahmoud l’exécutèrent. Le massacre et tous les crimes qu’il traîne à sa suite chez les barbares dura un mois, et Chio, comme Patras, comme Sydonie, n’a plus d’autres habitants que ses assassins. Tout ce qui ne fut pas égorgé fut vendu aux bazars de Smyrne, ou envoyé au harem du sultan. Le meurtre s’était répandu dans toute cette île avec la plus exécrable recherche. L’île de Chio, si belle, si florissante, devint un désert, un tombeau de la Grèce. Cependant Ipsara a juré de frapper les bourreaux de ses habitans, et Canaris a pris pour lui le serment de sa patrie. Ses audacieux brûlots ont vogué à la vue de ces rivages où pas un Grec n’existait alors pour être le témoin de sa vengeance. Le capitan pacha se réjouissait, ainsi que sa flotte, de la destruction de Chio, lorsque le brûlot de Canaris s’attache à son vaisseau, le consume et le fait disparaître dans les flots avec le capitan pacha et tout son équipage ; deux autres navires de la flotte turque sont également incendiés. Les victimes de Chio ne pouvaient être vengées, mais la victoire de Canaris fut un grand jour pour la Grèce. Tels étaient, au mois d’octobre 1822, les titres de la nation grecque à l’admiration et à la sympathie de l’Europe, à la haine de la faction apostolique, à la barbarie des princes chrétiens assemblés à Vérone. Ses supplices surpassaient ses exploits ; sa constance surpassa aussi l’insensibilité de la Sainte-Alliance, dont toute la pitié fut pour les Turcs. Un de nos plénipotentiaires combattit au congrès de Vérone la cause des Cortès espagnols avec la même chaleur qu’il avait plaidé celle des Grecs. Si l’analogie n’était pas complète dans la situation des deux nations, elle pouvait le devenir dans la persécution ; car Ferdinand était déjà bien connu. Cet homme d’État eut le malheur d’achever l’ouvrage de M. de Montmorency en le remplaçant au ministère de la guerre, ou plutôt l’invasion de l’Espagne fut résolue, et le cordon sanitaire des Pyrénées se trouva l’avant-garde de l’armée française. Le congrès de Vérone termina l’année 1822 en proclamant le droit d’intervention à main armée dans les affaires intérieures des gouvernements. La Sainte-Alliance se crut assez forte pour révéler aux peuples le secret de son origine. Le sort de l’Espagne est décidé : Louis XVIII, du haut de son trône, annonce à l’ouverture de la session que cent mille hommes vont franchir les Pyrénées sous les ordres du duc d’Angoulême. La nation s’indigne du rôle odieux que le roi impose à une armée française, et des sacrifices qui vont faire peser aussi sur elle le poids d’une guerre à la fois injuste et ruineuse. Les auspices domestiques de cette guerre ne sont pas heureux ; ils caractérisent cet esprit violateur et tyrannique qui a inspiré les résolutions du congrès de Vérone. La majesté du corps législatif, l’indépendance de la tribune sont attaquées et indignement violées dans la personne du député Manuel. Ce n’est pas pour une phrase, c’est pour un mot que le cri de proscription se fait entendre contre lui. Ce n’est point assez qu’il soit rappelé à l’ordre, ce serait suivre la loi rigoureuse du règlement de la Chambre : plus de loi, plus de règlement ! Manuel est un des premiers orateurs, des premiers penseurs de l’opposition ! il a défendu la France par son courage, soit aux armées, soit à la tribune, point de justice pour un bon citoyen. La faction apostolique, si bien représentée par les congréganistes et les absolutistes de la Chambre, a prononcé l’exclusion de Manuel, et lui, fort de son mandat, sûr de sa conscience, impassible comme le vrai courage, reparaît le lendemain à sa place accoutumée. A sa vue, un transport de rage soulève la majorité : on lui crie de sortir ; il reste. On ordonne à la garde nationale de l’arracher de son banc, elle refuse ; les gendarmes paraissent, et Foucault, qui les commande, leur dit ce mot devenu son illustration : Empoignez-le. Les gendarmes, presque tous sortis de la Vendée et de la chouannerie, se jettent sur Manuel comme sur un ancien ennemi, le saisissent et l’entraînent hors de la salle aux cris de Vive le roi ! La victoire matérielle delà faction fut complète ce jour-là, car Manuel fut suivi par les soixante-un députés de l’opposition, dont la retraite protesta éloquemment contre la majorité. La capitale toute entière se leva pour le proscrit, et bientôt la France retentit d’un arrêt général de réprobation contre la dynastie, et interpréta ainsi le mot répugnance qui avait soulevé contre Manuel les satellites du droit divin. La faction crut avoir fait un 18 brumaire. Une fois engagée par une telle violation avec l’opinion publique, elle ne devait plus s’arrêter. En attachant autant de prix à l’élimination de Manuel, elle lui donna la place qui lui était due ; elle assura à l’avance son illustration, et détacha de la France royale le département qui l’avait élu. Mais cent mille soldats allaient détruire la liberté en Espagne, et elle comptait sur leur retour pour s’en servir contre celle de la France. A cette époque de discorde et de conspiration, un projet d’une toute autre portée avait été conçu par quelques proscrits, hommes audacieux et populaires. C’était de faire tourner contre les Bourbons de la France l’armée en marche pour les Bourbons d’Espagne. Ces conspirateurs avaient passé la frontière avec une troupe de soldats et d’officiers mécontents, et, arborant le drapeau tricolore, ils se présentèrent à l’armée d’invasion, sur la rive espagnole de la Bidassoa, aux cris de vive la nation ! vive la liberté ! vive l’armée française ! Mais comme il arrive presque toujours dans ces sortes d’entreprises, dont les moyens sont conçus à la hâte et incomplets, la faiblesse ni même l’imprudence ne sont pas les causes auxquelles il faut en attribuer le non succès. Les chefs de l’armée royale étaient avertis de ce rassemblement, et du moment où le drapeau national parut, ils s’empressèrent de faire diversion à l’émotion du soldat par quelques coups de canon, qui dispersèrent les libéraux. Peut-être sans cette démonstration auraient-ils éprouvé de la part de l’armée, où se trouvaient tant d’officiers et surtout de sous-officiers mécontents, une hésitation très -préjudiciable à leur mission. Le sang de tant de généraux et de militaires de tous grades n’avait pas coulé silencieusement sur les échafauds de Louis XVIII, La présence d’esprit fut ce jour du coté où était la force, et où pouvait être la ruine, si les moyens d’exécution eussent été mieux combinés et assurés par les capitalistes de l’opposition ; mais il n’en était pas ainsi, chacun conspirait à ses dépens. Les royalistes parleront toujours du comité-directeur, jamais de la caisse des libéraux. Cependant, à la nouvelle de l’invasion française, les Cortès ont emmené le roi et la famille royale à Séville, avec la ferme résolution de s’enfermer à Cadix. Les membres de cette assemblée ne se doutaient pas alors que c’était eux qui étaient les prisonniers de Ferdinand. Jusqu’au 20 mars, époque de ce départ de Madrid, ce prince n’a cessé d’affecter le plus grand amour pour la Constitution, la plus grande confiance pour les Cortès, et pour Riego une prédilection publique qui allait jusqu’à la familiarité. Jamais rôle plus odieux ne fut joué par un souverain. Sa perfidie se servait de tout ce qui attire et charme les âmes généreuses et les esprits élevés. L’honneur espagnol, la liberté, la confiance, l’intimité étaient les pièges de Ferdinand, qui, chef d’un gouvernement libre, n’avait cessé en secret d’exciter les rois de la Sainte-Alliance à briser son esclavage. Le rappel de leurs ambassadeurs lui avait prouvé que ses vœux allaient être exaucés. Il avait encore poussé plus loin le machiavélisme de la trahison, et Louis XVIII lui-même put s’avouer vaincu. Des guérillas contre-révolutionnaires s’étaient formés à la nouvelle de l’insurrection de Riego, et n’avaient cessé d’inquiéter dans la Catalogne et l’Aragon la marche du gouvernement constitutionnel. Des chefs politiques aidaient de toute leur influence et de l’argent des moines et du clergé cette Vendée de l’absolutisme ; mais dans les premiers temps où Ferdinand se vit forcé par l’armée et les habitans de Madrid d’adopter les principes des Cortès et de jurer la Constitution, dans le dessein d’éloigner de lui tout soupçon de complicité avec les bandes contre-révolutionnaires, il sévit avec rigueur contre plusieurs chefs, dont les condamnations fortifièrent la confiance des libéraux. A présent que le duc d’Angoulême est entré en Espagne, le chef des bandes royales, le baron d’Éroles, qui a été négocier à Paris la délivrance de son prince, a réuni l’armée de la Foi à nos troupes constitutionnelles. Celles-ci ont un ennemi de plus dans ces dangereux auxiliaires, qui, au lieu de leur servir simplement de guides et d’espions, marchent en dénonciateurs avides de vengeances, en brigands avides de pillage, et attachent à nos drapeaux la flétrissure d’une association infâme. Pendant que l’Autriche et la France armées pour le droit divin donnaient le spectacle d’une grande scène du moyen-âge, le Mexique chassait son empereur, et l’aventurier Iturbide laissait à la liberté son trône ridicule ; mais la scène européenne n’eût pas été complète si Jean VI n’eût joué à Lisbonne à peu près le même rôle que Ferdinand. Don Miguel, son fils, usurpateur devenu si fameux, avait soulevé l’armée contre la Constitution ; le roi le blâme, le menace, proteste de son dévouement à la cause populaire, et va se joindre aux rebelles. Aussitôt qu’il est en sûreté dans leurs rangs, il adresse publiquement à son fils les plus vifs remercîments. Telle est envers leurs nations la religion des rois de cette époque. Ils furent, ils sont encore impunis, jusqu’à ce que leurs peuples soient enfin dignes de la liberté. Cependant l’armée française, partagée en quatre corps, opère ses mouvements sur la Catalogne, l’Aragon, la Biscaye. Saint-Sébastien, Santona sont assiégés ; Roses est occupé ainsi que Gironne et Burgos. Le 24 mai, le duc d’Angoulême est à Madrid ; une régence espagnole, qui va gouverner pour le roi absolu contre le roi constitutionnel, s’est formée dans cette capitale. Elle est présidée par le duc de l’Infantado, qui avait donné de si bons conseils à Ferdinand pour détrôner son père. Ce prince a reçu des Cortès l’invitation de se rendre avec eux à Cadix, d’où elles espèrent braver la tempête française ; mais Ferdinand voudrait rester à Séville pour en être plutôt secouru. On fut alors obligé de le déclarer fou, afin de pouvoir l’emmener malgré lui sans blesser la majesté royale, et de nommer une régence. Son départ est suivi sept jours après de l’arrivée d’un corps français, qui s’empare des avenues de Cadix, et travaille puissamment à diviser les chefs des troupes constitutionnelles, à empêcher leur réunion, et finalement à n’avoir plus pour ennemi que le fidèle et généreux Riego, qu’aucune trahison domestique ne put réduire à partager une infâme défection ! Et quand même il aurait suivi l’exemple des autres chefs, qui l’aurait sauvé de l’inimitié de Ferdinand ? Il ne restait aux Cortès que Riego dans le midi, et Mina dans les Pyrénées. Cependant la régence de Madrid prescrivait des mesures tellement contraires aux intentions et à la conduite à la fois bienveillante et pacifique du duc d'Angoulême et de son armée, qu’arrivé à Andujar, ce prince rendit, le 8 août, cette ordonnance qui devait faire toute sa gloire et lui être reprochée par Louis XVIII et par son père. Cet acte défendait aux autorités espagnoles toute arrestation sans le consentement des commandants français, prescrivait à ceux-ci de mettre en liberté les prisonniers politiques, et de faire arrêter ceux qui y contreviendraient, et enfin leur donnait la surveillance sur les journaux et leurs auteurs. Aussitôt que ces dispositions salutaires furent connues aux Tuileries, le duc d’Angoulême fut traité de jacobin, et son ordonnance regardée comme un attentat contre l’autorité de la régence, qui représentait si bien Ferdinand. Le 16, le prince occupait Porto Santa-Maria, à quatre lieues de Cadix ; le Ferrol, la Corogne, Malaga, Santona ont capitulé, ou sont au moment de se rendre. Le 31 a lieu ce fait d’armes si brillant dans les feuilles royalistes, la prise du Trocadéro, fort qui défend Cadix ; la chute d’un autre fort maritime, foudroyé par l’escadre française, en ouvrit quinze jours après les portes à Ferdinand. Peu de jours avant, Riego, non abandonné, mais trahi par le chef d’une armée qui, réunie à la sienne, eût puissamment entravé les opérations de siège de la nôtre, est arrêté par des paysans et livré indignement aux autorités espagnoles. Ainsi déjà l’ordonnance d’Andujar était proscrite au quartier-général du prince français ! Leduc d’Angoulême oublia que, comme Riego, il avait été pris les armes à la main, et mis en liberté par Napoléon. Ferdinand était encore à Cadix. Au prince français seul, comme généralissime, appartenait de prononcer sur le sort de cet homme à jamais illustre par son patriotisme, par son courage et par sa fin déplorable. Pampelune, Saint-Sébastien, Figuières, ont aussi capitulé. Depuis que Séville a été occupée par des troupes françaises, il a existé des communications presque journalières à Cadix avec les Cortès, avec le roi lui-même, à qui la régence avait rendu l’exercice du pouvoir. Ce prince a reçu les émissaires français et les secours de la libéralité de Louis XVIII. Un mystère non encore éclairci suffisamment voile toujours les relations du prince assiégé avec les assiégeants. On put alors attribuer à la volonté déclarée de Ferdinand la remise de son ami Riego au capitaine Azlor, qui vint le réclamer en son nom ; ce qui toutefois ne pouvait justifier aucunement le vainqueur du Trocadéro commandant cent mille Français ! Le salut de Riego n’eût été d’ailleurs qu’une bien faible reconnaissance du service rendu à Ferdinand. On s’étonne de la facilité avec laquelle les Bourbons laissent répandre le sang, sans avoir besoin d’être cruels et sans passer pour l’être ! Louis XVIII n’a fait grâce à aucun condamné politique, et Ferdinand, Bourbon espagnol, va savourer sa royale vengeance ! On ne sait ce qui doit le plus surprendre, ou de l’aveugle générosité des Cortès, à qui Ferdinand était si bien connu, ou de la rigueur que ce prince annonça après sa sortie de Cadix. Tous les actes du gouvernement constitutionnel lurent déclarés nuis ; tous ses membres, ministres, magistrats, généraux, furent bannis des résidences royales, et le premier gage de son retour à Madrid fut le supplice de Riego : il fut conduit sur un âne à la potence, comme un vil criminel, lui qui, pendant plusieurs mois, avait, à Madrid, baisé les mains et fumé les cigares du roi ! La barbarie que Ferdinand allait exercer sur les constitutionnels avait été exprimée dans le regard terrible qu’il lança à l’amiral Valdez, président des Cortès et de la régence, en mettant pied à terre à Santa-Maria. Valdez le comprit, et n’eut que le temps, avec Alava, de sauter de la chaloupe royale et de s’éloigner. Il avait eu cependant entre ses mains le roi et toute sa famille, et ses conseils, ses respects et ses services récents auraient dû à jamais attacher Ferdinand à celui à qui il devait son salut et celui de sa dynastie. Mais ce prince avait détrôné son père, et signé, sous son gouvernement constitutionnel, les sentences de plusieurs de ses agents !!! Ferdinand avait juré, le 7 mars 1820, la Constitution promulguée à Cadix en 1812 par les Cortès généraux, lors de l’occupation française. Ces trois années de la liberté espagnole n’ont été, pour le prince, que trois années d’oppression. Il avait dû à ses premiers Cortès la conservation de sa couronne, et, en rentrant en Espagne, il les a dissous violemment, et il a menacé de la mort quiconque oserait lui en parler. Le 1er octobre 1823, après avoir heureusement et presque glorieusement régné par ces nouveaux Cortès, ayant constamment été pour eux un être inviolable et sacré, Ferdinand les proscrit en sortant de Cadix, comme il avait proscrit les premiers en sortant de la prison de Valençai ! L’histoire moderne n’offrirait rien de plus horrible, si les royaumes de Sardaigne, de Naples et de Portugal n’avaient été plusieurs fois le théâtre des plus atroces réactions et des mêmes parjures. C’est cependant aux pieds de Ferdinand que s’est prosterné, au port Sainte-Marie, le duc d’Angoulême, l’auteur de l’ordonnance d’Andujar ! La mission de ce prince est terminée ; Ferdinand est remonté sur le trône absolu, sous la protection de l’armée d’un gouvernement libre. Heureuses les villes espagnoles qui sont occupées par nos troupes ! la proscription royaliste n’ose y pénétrer. Si la tente du vainqueur ne servait pas d’asile aux vaincus, le triomphe de Ferdinand serait trop complet ; ses échafauds s’arrêtent devant le drapeau français. Il faut le dire à la louange de notre belle armée, sa noble et généreuse conduite a dû réconcilier la France avec l’Espagne. Le duc d’Angoulême quitta Madrid avant le supplice de Riego. Le a décembre, il fit à Paris une entrée solennelle, sous cet arc de triomphe de l’Etoile consacré à d’autres exploits. Louis XVIII ordonna lui-même cette solennité : il n’était pas habitué aux triomphes de famille. L’anniversaire n’était pas heureux pour le roi ni pour le triomphateur, car le a décembre était celui du couronnement de Napoléon et de la bataille d'Austerlitz : aussi le rapprochement fut plus populaire que la solennité. Telle fut cette promenade militaire d’Espagne, expédition contre-révolutionnaire dans laquelle le généralissime trouva pour auxiliaires l’apathie barbare des populations, la complicité des bandes de la Foi et des moines, et les trahisons des généraux des Cortès. Mina survécut seul à la chute de la liberté espagnole, qu’il défendit jusqu’au dernier moment ; Riego mourut pour elle sur l’échafaud. La Sainte-Alliance est satisfaite : les deux péninsules sont rentrées sous le joug du droit divin. L’odieuse victoire que Louis XVIII vient de remporter sur
les constitutionnels espagnols, ses alliés naturels, lui inspire une nouvelle
entreprise contre sa propre Constitution ; il ouvre la session de 1824 par de
véritables violations et de fausses prophéties. Il s’agit de fonder le régime
extra-légal qu’il veut insensiblement substituer à la Charte ; le
renouvellement septennal remplacera le renouvellement par cinquième ; la
Charte n’est plus à ses yeux qu’un règlement qui peut être modifié à volonté.
Quant à la guerre d’Espagne, dit-il, ce fut la plus généreuse comme la plus juste des entreprises.
Elle offre à l’ordre social les plus sûres garanties. Rien ne doit plus
troubler le repos du monde. L’Orient et les Amériques espagnoles et
portugaises seront incessamment pacifiés. De nombreux débouchés s’ouvrent au
commerce français. Jusqu’à la fin de son règne, Louis XVIII cherche à
tromper la nation. Une nouvelle loi sur la censure est son dernier adieu
politique à la liberté. Un mois après, Louis XVIII a cessé de vivre : cette
nouvelle est reçue avec indifférence. Le peuple était éclairé sur le
caractère et les intentions de ce prince ; depuis long-temps il lui refusait
en public les témoignages du respect le plus vulgaire. Le roi affectait de
diriger le retour de ses promenades le long des boulevards, et la population,
le chapeau sur la tête, le voyait passer avec une désaffection qu’elle ne
prenait plus la peine de dissimuler. Quand le roi toucha à ses derniers moments, on voulut l’entourer du clergé ; il montra tant de répugnance à voir un prêtre dans sa chambre, que ce ne fut que par ruse qu’on parvint à l’y introduire et à l’y tenir caché aux regards du monarque. Mais les avenues royales étaient officiellement occupées par le service de la grande-aumônerie, et quand l’archevêque de Paris se présenta avec son clergé pour assister le roi, il se trouva arrêté dès la porte du pavillon de Diane. Le grand-aumônier avait sur l’archevêque l’avantage de la possession. Il tenait avec son monde le haut de l’escalier. L’archevêque eut beau réclamer, il dut, ainsi que le curé paroissial des Tuileries, opérer sa retraite. Il y eut deux armées ecclésiastiques en présence, ayant chacune leur chef, leur croix, leurs flambeaux, leurs chantres, leur attirail solennel, et se disputant la possession d’un roi qui ne voulait pas même de leurs prières. Le dix-neuvième siècle fut malheureusement trop grave pour s’intéresser à une anecdote extérieurement plaisante, mais qui avait un caractère important. Cette scène ridicule fut suivie d’un fait plus sérieux pour les obsèques d’un roi très-chrétien ; pas un membre du clergé n’y assista. La mort du roi ne calma point la vengeance des prêtres, bien qu’il en eût fait entrer dans la Chambre des pairs et dans ses conseils ; et l’abandon dans lequel ils eurent l’audace de laisser la pompe funèbre du fils de Saint-Louis prouve suffisamment que leur royaume était de ce monde. Ce fut une excommunication à la fois religieuse et politique. Le clergé fut haï et méprisé comme il devait l’être, et Paris donna raison au feu roi. Louis XVIII aurait été populaire, s’il avait voulu l’être. Il y a toujours dans ce vieux souverain quelque chose de paternel qui émeut laine des peuples ; mais il n’avait pas un cœur d’homme, la nature lui avait refusé toute sensibilité. Il racontait qu’il avait dormi huit heures le jour où il apprit le supplice de Louis XVI, ajoutant qu’aucune circonstance de sa vie n’avait jamais pu déranger ni son sommeil, ni son appétit. Cette impuissance d’âme lui avait persuadé qu’il était philosophe. Pendant tout son règne, et même aux premiers jours de son retour après une absence, un exil de vingt-cinq années, il ne lui échappa aucun de ces mots que comprennent et que retiennent les peuples ; il était heureux d’être roi pour son compte, pour lui seul. C’est ainsi qu’il traduisait à son usage ces doux souvenirs de Henri IV, qui vivront à jamais dans la mémoire des Français. Son esprit était alambiqué, pédantesque, de la mauvaise école du dernier siècle, minutieux, assez pénétrant, subtil même, ce qui prouvait son peu d’étendue et d’élévation. Occupé dès sa jeunesse à feindre toujours en matières politiques, il se renfermait dans une sorte de réserve qui aurait pu passer pour de la profondeur devant des témoins moins clairvoyants que ses courtisans ou ses ministres. Toutefois, il avait la vanité de vouloir passer pour un homme d’Etat, comme il avait eu celle de passer pour un homme de lettres ; mais les moindres rapports de ses ministres l’excédaient. Il avait horreur de toute occupation sérieuse et suivie, malgré la vie sédentaire à laquelle le condamnait sa constitution physique. Il traitait la politique comme l’amour, à force de petits billets qui paralysaient et rétablissaient tour à tour, pour ajourner encore et quelquefois indéfiniment, ce qu’il avait résolu la veille ou dans la journée. Il est bizarre de dire que ce monarque si gros, si immobile, était insaisissable. Il l’était cependant pour son ministre comme pour sa favorite. Louis XVIII était un roi fainéant avec de la mémoire, de la prétention, de l’indifférence, de l’orgueil, du despotisme et de la mauvaise foi. Il avait la vanité de laisser croire depuis cinquante ans qu’il était l’auteur d’ouvrages assez piquants : Notre pièce réussira, monseigneur, lui disait l’auteur du Barbier de Séville. Depuis on a pu juger le style de ce prince. Il avait encore la ridicule prétention de faire croire qu’il dirigeait à son gré la politique intérieure et extérieure de la France, quand publiquement, et aux yeux de l’Europe, elle était gouvernée par la Sainte-Alliance et par la congrégation. En 1789, ce prince avait eu la mauvaise foi plus fatale de renier Favras, son agent, et de l’engager au silence jusqu’à ce qu'il fût pendu, en lui faisant espérer sa grâce ! Il en fut de même pour la Charte qu’il avait octroyée : elle n’était pour lui qu’une gageure qu’il s’amusait à perdre tous les jours. Louis XVIII n’avait aucun principe de politique, de morale et de religion. C’était un athée complet devant Dieu, les hommes et la raison. Comme tous les Bourbons, il avait le besoin du favoritisme, n’importe le sexe. Le favoritisme était à ses yeux, comme la bienfaisance et la libéralité, une partie du luxe et des droits de sa couronne. Despote par caractère et par tradition, il se dédommageait des ennuis de la liberté politique île la France par d’excessives largesses envers ceux qui l’entouraient et par la magnificence des pompes royales. Les cérémonies funèbres dont il fatigua la France en l’honneur des membres de sa famille tombés sous la hache révolutionnaire étaient pour lui dans cette double catégorie. Louis XVIII cherchait toutes les occasions de déployer l’éclat du trône à défaut de grandeur réelle et du pouvoir tel qu’il l’entendait. L’entrée triomphale du duc d’Angoulême, et peut-être aussi la guerre d’Espagne, qui coûta trois cents millions à la France pour lui donner un ennemi irréconciliable, n’eurent pas d’autre motif. Ce prince n’a laissé dans sa famille ni dans la nation aucun regret pour sa mémoire. Jamais souverain ne fut plus promptement ni plus complètement oublié. Ses flatteurs ont osé quelquefois le comparer à Louis XI. tandis qu’il n’a été qu’un Bourbon intelligent et fourbe, sans préjugé, sans talent, sans vertu : tout balancé, Louis XVIII ne fut pas un roi. |