ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SECOND

 

MORT DE NAPOLÉON.

 

 

Le 5 mai 1821, après une agonie de près de six années, expirait la victime de Sainte-Hélène. Quand les rois apprendront cette bonne nouvelle, ils se croiront délivrés, et les peuples plus asservis. Les rois auront tort comme les peuples, parce que Napoléon a pu tuer le despotisme et n’a pu tuer la liberté. Louis XVIII s’applaudira de nouveau du refus de Napoléon aux conditions de Châtillon ; il mourra roi à Paris, au lieu de mourir émigré au Canada, où son protecteur, Castlereagh, lui avait réservé une retraite. L’Europe et la France elle-même ne sauront que plus tard de quel deuil le trépas du despote affligera les peuples.

Napoléon fut frappé à mort par trois hommes que son infortune va rendre immortels, Castlereagh, Bathurst et Hudson-Low : les deux premiers comme les auteurs, le dernier comme l’exécuteur de son supplice. On ne sait plus, je crois, le nom du bourreau de Charles Ier, mais celui du bourreau de Napoléon sera connu à jamais. Heureux celui qui, prenant pour lui une des volontés du testateur de Sainte-Hélène, aura retracé avec une plume française l’histoire du héros et du législateur dont la tombe vient d’être creusée sur un rocher de l’Atlantique ; il aura réveillé en Europe, en France même, le respect peut-être oublié d’une telle mémoire ; les chaumières, les palais, les monuments, les champs de bataille, les ateliers, les casernes, les collèges auront redit soudain le nom de Napoléon, et, malgré le calomniateur de Waterloo, malgré la congrégation, malgré la cour de Coblentz et de Gand, ce nom sera rendu à la postérité tel que la France le proclama dans ses jours heureux.

Faut-il le dire ? En 1821, Napoléon ne vivait plus que dans le souvenir de quelques vieux admirateurs de son génie, et dans celui de l’ancienne et de la nouvelle armée, comme si ce nom populaire faisait partie de l’uniforme des soldats français. Quant à Louis XVIII, il ne le prononçait jamais ; il disait : Cet autre, et dans cette expression vulgaire il y avait un sentiment de convenance et de justice qu’il ne soupçonnait pas.

Les généraux Bertrand et Montholon étaient restés les amis de l’exil, et furent les témoins de la mort du grand homme. Ils avaient, sous sa dictée, écrit les choses mémorables de la France ; ils écrivirent aussi les dispositions testamentaires de Napoléon, recueillirent ses derniers vœux pour son fils, pour la France, et assistèrent à son dernier triomphe en plaçant son corps sur les épaules des soldats britanniques fléchissant humiliés sous la lourde cendre de leur illustre captif. On plaça sa dépouille, comme celle d’un pasteur de l’Arcadie, sous un groupe de saules, auprès du ruisseau de la montagne, et le bosquet funèbre devint le rendez-vous des facteurs des deux mondes.

Cette sépulture modeste et à la fois poétique avait été choisie par le grand homme peu de jours après son arrivée à Longwood, exil où il sentait que se terminerait sa carrière. Cependant, rendu, dans ses derniers jours, à toute sa mémoire historique, qui se ranima soudain au moment de s’éteindre, il demanda d’être transporté sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple de Paris qu’il avait tant aimé. Une vision ossianique, où ses braves lui apparurent, ouvrait alors l’Élysée des héros. Jamais le dogme de l’immortalité de l’âme ne reçut un hommage plus sincère, plus solennel que lorsque, dans cette même journée qui précéda sa fin, il s’écria : Je vais revoir Ney, Murat, Lannes, mes braves ! je vais voir César, Annibal, Alexandre, Frédéric ! Ses dernières paroles furent pour son fils, pour la gloire, pour la patrie. La vie le quitta dans ces nobles adieux.

Napoléon avait eu raison de dire : Mon nom vivra autant que le nom de Dieu ! Alexandre, et c’était la faute de son temps, avait voulu se faire passer pour le fils de Jupiter : c’est la même pensée à quarante siècles de distance. La philosophie, je l’ai dit ailleurs, ne sait où se prendre dans la vie de Napoléon. Sorti tout forgé du creuset de l’histoire, il y est rentré. Il est mort, mais il ne l’est ni pour la France, ni pour les princes de la maison de Bourbon, qui occupent son trône de son vivant et qu’il a condamnés. Depuis qu’il n’est plus, il a repris un tel empire sur toutes les pensées qu’il semble être devenu un être étrange entre la vie et la mort humaines, assistant presque visiblement aux scènes politiques de ce moyen-âge de la royauté, imposant le joug de la comparaison de son règne au règne des Bourbons et des rois de l’Europe, et poursuivant ou consolant enfin par sa mémoire, soit les ennemis, soit les amis de la prospérité de la France. Aussi la liberté ne l’oubliera pas le jour de son triomphe ; elle proclamera ce grand nom sur les barricades de Paris et sur les débris du trône, qu’elle renversera en expiation des outrages faits à la patrie et des souffrances de son héros. Chaque jour la mémoire de Napoléon plane comme une ombre vengeresse sur les événements du règne de son successeur comme pour en annoncer la décadence. Napoléon a reçu l’apothéose de la patrie. Il est devenu le génie de la France. La liberté lui a tout pardonné depuis sa victoire, et elle l’invoquera à jamais dans ses luttes généreuses, parce qu’il préféra l’honneur de la France à la couronne qu’il en avait reçue et au supplice de sa captivité ! Le jour où ses députés le proscrivirent, le jour où il quitta son rivage, sa dette fut payée. Il ne devait plus à la France, sur le rocher de Sainte-Hélène, que l’éternité de sa mémoire !

 

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Depuis plus d’une année, la nation, dépossédée de sa loi électorale, voyait, à l’ombre de la nouvelle, se relever sous un ministère absolutiste le parti de la contre-révolution. Celui-ci s’était replacé déjà comme un privilège au-dessus de l’impunité politique, et attaquait ouvertement les institutions au sein de la législature. Une milice, cachée jusqu’alors, apparut soudain portant les enseignes du droit divin sous le nom de congrégation ; plus de 50.000 individus des deux sexes formaient à Paris cette tribu lévitique. Comme celle de Moïse, elle était prête, au moindre signal, à exécuter les ordres de ses prophètes. On se doutait à peine de l’existence d’une association dévote quand cette alliance monstrueuse de la congrégation jésuitique et de la monarchie absolue assiégea et occupa toutes les avenues du trône, les bancs de la législature, envahit les emplois civils et militaires, forma au milieu de la nation une conjuration organisée sous le sceau des serments, dont le premier était de nier sa propre existence, et renouvela inopinément l’invasion du christianisme dans les légions et dans le sénat de l’empire romain. Ces nouveaux croisés se présentèrent tout d’abord avec une législation qui leur était propre et les éléments d’une puissance qui devait se perpétuer. Celle-ci annonça hautement sa mission par de grands établissements et de nombreuses associations, et le nom de Loyola fut pour elle ce qu’avait été pour l’armée française le nom de Napoléon. La maison des Missions-Etrangères était son chef-lieu, celle de Montrouge son noviciat, et l’hôtel de Biron était occupé par les jésuitesses du Sacré-Cœur. Diverses maisons d’éducation s’étaient emparées de la jeunesse dans plusieurs départements. La congrégation avait créé une société des bons livres, destinée à endoctriner ses élèves dans la haine de la philosophie morale et politique, et dans le respect du moyen-âge ; une société des bonnes études achevait ce que celle-ci avait commencé : elle enseignait le droit divin et la suzeraineté pontificale. L’association de Saint-Joseph, dont l’établissement était à Versailles, fut destiné à corrompre les ouvriers et les domestiques, à les provoquer à trahir leurs propres maîtres ; une autre société, sous le titre de la défense de la religion chrétienne, couvrit bientôt la France de ses adeptes par la bizarre obligation qu’elle leur imposa, celle de donner chacun un sou par semaine : c’était de l’égalité et déjà conspiration au petit pied. Ce sou mystérieux, qui ne représentait point l’obole de l’Évangile, donné négligemment par les gens les plus incrédules ou les plus grossiers, ce sou était un engagement, qui de plus devint un trésor. On assurait que deux millions d’habitans payaient cette singulière imposition, ce qui élevait sa perception à environ cinq millions par année. D'un autre côté, l’usage des sacrements était imposé aux soldats ; ils étaient payés par chambrées pour communier dans leurs garnisons. L’on voyait aussi d’anciens officiers prostituer leur gloire à d’infâmes jongleries sous la robe du missionnaire. Ce fut un des signes les plus caractéristiques de la corruption politique de cette époque. Ainsi, toutes les classes de la société se trouvèrent décimées au profit du jésuitisme, dont le père Ronsin était le chef ecclésiastique, MM. de Polignac et de Montmorency les chefs politiques, Monsieur, le roi occulte, et le pape le souverain suprême. Nous étions au milieu de ces adeptes, ils étaient au milieu de nous, et ils y sont encore avec leurs serments et leurs espérances. Ce sont les mêmes qui, alors plus royalistes que le roi, sont aujourd’hui plus libéraux que les républicains, rappelant ainsi les terroristes de 93, devenus dans le Midi les terroristes de la foi et du bon plaisir. Couverts par ce dogme infernal, qui leur prescrivait de se renier eux-mêmes, sans leurs œuvres on n’aurait pu attester leur existence. Leur dessein était de replacer l’autel sur le trône et de ressusciter la théocratie au 19e siècle : l’idée était d’autant plus absurde qu’ils n’avaient personne en état de la produire ; leurs calculs du moment étaient bien combinés, mais ils avaient négligé celui qui les primait tous, la marche du peuple français vers un tout autre but. Ils pouvaient troubler la terre, mais non arrêter la course du temps, et le génie d’une nation ; on a vu en juillet l’œuvre du ministère Polignac et l’œuvre du peuple.

Louis XVIII ne régnait plus depuis un an : il était le prisonnier de la congrégation. En proie aux plus graves infirmités, sa volonté naguère si forte s’éteignait dans les souffrances ; son esprit ne retrouvait un peu de liberté que dans une intimité, qui ne pouvait être un scandale. Là il se soulageait, par les aveux de son oppression, des chagrins de la royauté et des maux de la vieillesse. Louis XVIII était en minorité au milieu de sa cour, comme l’opposition au sein de la législature. Celle-ci comptait à peine sept ou huit défenseurs de la Charte, détrônée comme son fondateur ; mais ce petit nombre de citoyens eut l’éternel honneur de garder les Thermopiles à la liberté, tandis que le roi, condamné à renfermer en lui seul toute sa pensée, était captif dans son palais, ainsi que Louis XVI l’avait été ; mais avec cette différence qu’il était gardé à vue par ceux-là même qui, comme lui, avaient abandonné son frère en 90. Ce rapprochement était un supplice contre lequel il n’y avait point de soulagement.

La France, l’Europe portaient les symptômes des temps calamiteux : peuples, gouverne-mens, individus semblaient atteints d’une fièvre commune, qui trahissait le mal secret qui les dévorait depuis deux années. Paris avait donné le signal de cette épidémie politique par la réaction récente de la faction du privilège. De là une conspiration militaire le 8 août 1820, des tentatives de machines infernales dans le palais des Tuileries, des missions religieuses portant le trouble, et trouvant la haine dans les départements, de nouvelles persécutions contre la presse, l’invasion jésuitique, l’apparition du carbonarisme, les conspirations de Béfort, de Colmar, de la Rochelle, celle de Saumur dont le général Berton périt victime, peut-être pour n’en avoir pas forcé militairement le succès. Dans le reste de l’Europe, les symptômes du malaise général sont encore plus violents ; les révolutions de l’Espagne, du Portugal, de Naples, de la haute Italie, du Piémont, de la Grèce ; en Russie, la conspiration militaire de Pétersbourg, qui se cache encore dans l’avenir ; en Allemagne, le fanatisme politique des universités, l’attentat de Sand sur Kotzebue, celui de Lœning, crimes étranges d’un tribunal secret de la patrie germanique ; dans la Grande-Bretagne, ces soulèvements populaires, les massacres de Manchester, la conspiration du lieutenant Thistlewood, qui avait combiné l’assassinat de tout le conseil du roi dans un festin, crime provoqué parle conseil lui-même ; les funérailles de la reine d’Angleterre conquises à main armée par le peuple de Londres, l’oppression des catholiques irlandais, le suicide de lord Castlereagh, succombant à la conscience de ses attentats politiques contre l’Europe et contre son pays, et réduit à chercher dans une mort volontaire un asile contre son odieuse et impuissante célébrité ; enfin le congrès de Laybach, de Troppau, de Carlsbad, de Vérone, qui, convoqués coup sur coup, décèlent assez les embarras, comme ils prouvent les violences de la Sainte-Alliance, au milieu de l’effervescence des peuples. Au dernier de ces congrès, qui, par sa magnificence et ses résultats, peut rappeler le luxe et la barbarie des autodafés présidés par les rois d’Espagne, la Sainte-Alliance fut envahie par la faction apostolique. L’inquisition prit la place de la diplomatie, et deux peuples convaincus d’hérésie sociale furent condamnés. Les Espagnols, mis au banc des nations, au même titre que les Napolitains, furent déclarés d’autant plus rebelles, et leur souverain d’autant moins libre, que ce prince parjure avait lui-même rappelé les Cortès et juré la constitution. La France accepte la prévôté de l’Espagne, comme l’Autriche avait celle de l’Italie. Le chef constitutionnel de la maison de Bourbon se chargea, par l’organe de M. de Montmorency, son ambassadeur, de la mission jésuitique de renverser la Constitution de l’Espagne avec une armée. Trois cents millions devaient payer cette guerre impie. L’auteur de la Charte française ne pouvait faire à sa nation un plus sanglant outrage, que d’employer ses trésors et ses soldats à détruire en Espagne le principe et les formes de son propre gouvernement. Le jésuitisme entraîna Louis XVIII dans ce sacrilège politique, afin d’en réclamer un jour la conséquence contre la France elle-même. L’autre peuple condamné, et condamné sans l’entendre, fut le peuple grec. Il avait envoyé des députés au sénat chrétien de Vérone ; ils abordèrent à Ancône. L’Autriche les empêcha de débarquer, et ils furent réduits à écrire au congrès quel était l’objet de leur mission. Ce ne fut pas un placet de suppliants qu’ils envoyèrent, ce fut une déclaration où le courage de leur nation parlait aussi haut que son infortune. Ils s’exprimaient comme d’anciens Grecs eussent parlé à Xerxès. Une sorte de compassion, moitié politique, moitié humaine, avait causé quelque attendrissement à Laybach au magnanime Alexandre ; mais à Vérone l’humanité disparaît tout-à-fait. On avait, à Laybach, pardonné aux Grecs leurs supplices, à Vérone on ne leur pardonna pas leurs vengeances. Dans ceux que vous appelez martyrs, dit M. de Metternich, nous ne pouvons voir que des pirates, et il qualifia de carbonari les Grecs dont les ancêtres avaient inventé la liberté. Le gouvernement grec avait aussi adressé une lettre au souverain pontife ; mais l’orthodoxie fut implacable, et les députés des Hellènes retournèrent dire à leurs concitoyens qu’il ne leur restait plus qu’à mourir.

Voici ce que les Hellènes avaient fait et souffert quand ils députèrent au congrès de Vérone.