C’était une singulière destinée pour les descendants de saint Louis, de Henri IV et de Louis XIV, que celle de rentrer deux fois dans leur royaume au bruit des armes, l’épée dans le fourreau et la vengeance dans le cœur. Nous nous hâtons de rentrer dans nos États, dit Louis XVIII aux Français dans sa proclamation de Cateau-Cambrésis : pour y rétablir la Constitution que nous avions donnée à la France, pour récompenser les bons, mettre À EXÉCUTION LES LOIS EXISTANTES CONTRE LES COUPABLES. Et dans celle de Cambrai : J’apprends qu’une porte de mon royaume est ouverte et j’accours. Je n’ai point permis qu’aucun prince de ma famille parût dans les rangs étrangers. Ces princes n’en auraient pas cependant été plus ennemis ; mais aux yeux de l’Europe et de la France elle-même, qui sait faire la part du courage, ils n’en eussent été que plus dignes de ce trône, qui méritait bien, soit pendant les dix années de guerre de la Vendée, soit en 1814, soit à Waterloo, qu’une goutte de sang royal rougît une fois le drapeau sans tache ! Les exécutions n’auraient pas suivi le retour de princes victorieux. La gloire et la clémence sortent ensemble du champ de bataille. Il n’en fut pas ainsi. Les Bourbons de Gand rentrent en France comme des prévôts à la suite d’une armée ennemie. Les persécutions, les conspirations, les supplices le prouvèrent pendant plusieurs années. Cependant, tout en se hâtant, Louis n’arrivait point ; il n’accourait point, quoiqu’il eut appris le 28 juin qu’une porte de son royaume était ouverte, ce qui avait eu lieu le 18 à Waterloo. Quelque pressé que soit ce prince de récompenser et de punir, il croit devoir attendre que le terrain de sa justice soit bien préparé par Wellington et Blücher. Ceux-ci ont marché plus vite. Dès le 21, le général anglais informait tous les Français qu’il entrait dans leur pays à la tête dune armée victorieuse, NON EN ENNEMI : cette déclaration faite à Malplaquet ne portait pas avec elle un augure favorable. Le 29, ils sont tous sous Paris, devant Paris, autour de Paris, quoiqu’à Villers-Cotterêts ils eussent été gênés dans leur marche par les vaincus et que le général Excelmans eût passé à Versailles sur le corps de 12.000 Prussiens, à qui le journaliste Martainville avait livré le pont du Pecq ! Mais ce ne sont pas seulement les étrangers qui vont désoler encore le sol de la patrie ! Déplus implacables ennemis se sont levés pour compléter sa ruine. Soudain la capitale porte un autre deuil que le sien, la nouvelle du massacre des Mamelucks, de ces hôtes de notre conquête égyptienne, vient l’attrister : la populace de Marseille les a tous immolés au désastre de Waterloo, parce qu’ils s’étaient montrés plus Français que des Français ! On apprend aussi qu’un soulèvement politique et religieux menace de ses barbaries tous les départements du Midi. L’armée nationale cependant, bien que dépossédée de son grand capitaine, demandait chaque jour le combat ; elle ne voulait pas revoir l’étranger dans la capitale. Cette noble manifestation d’un esprit public, née du massacre de Waterloo, n’a pas été depuis assez appréciée par la nation, et ne le fut point alors par ceux qui remplaçaient Napoléon au gouvernement et à l’armée. C’étaient Fouché et Davoust. En effet, celui-ci, par l’ordre de Fouché, conclut, le 3 juillet, dans ce palais de Saint-Cloud, où tant de fois ils avaient salué le soleil de Napoléon, une convention militaire qui livrait Paris aux alliés, et renvoyait derrière la Loire l’armée française. Cette brave armée se regardait si peu comme vaincue et elle était tellement irritée quelle disait hautement, en demandant encore le combat, que Davoust l’avait vendue ainsi que Paris aux étrangers. Le 12e article de cette convention, qui fut violée à l’envi quant au matériel, par les coalisés, quant au personnel, par les Bourbons, porte : Que tous les individus qui se trouvent dans la capitale continueront à jouir de leurs droits et de leurs libertés, sans pouvoir être inquiétés ni recherchés en rien relativement aux fonctions qu’ils occupent ou auraient occupées, à leur conduite, à leurs opinions politiques, etc. Un esprit de vertige égara soudain les Français et l’étranger ; il désorganisa les têtes les plus fortes, les âmes les plus élevées, les senti-mens les plus éprouvés. Que penser de Fouché, vizir vieilli dans les affaires, qui croit se sauver, s’élever à jamais en livrant la France à Wellington et à la légitimité, après avoir négocié la régence de Marie-Louise avec Metternich ? que penser du brave des braves, de l’illustre Ney, qui déclare à la Chambre des pairs qu’il n’y a plus d’armée ? que penser de cette foule, de généraux, de pairs, de députés, d’hommes d’affaires et d’Etat, qui, après avoir vu dix mois plus tôt le réfugié d’Hartwell refuser une Charte pour en octroyer une autre, croient retrouver un protecteur dans le réfugié de Gand ? que diront-ils quand Wellington, nommé duc de Waterloo par l’Angleterre, sera nommé par Louis X.V1II maréchal de France, et, tout luthérien qu’il est, décoré du collier de l’ordre du Saint-Esprit ? croiront-ils que la seconde restauration aura été faite à leur profit ? le croiront-ils quand ce signataire de la convention de Saint-Cloud, tout puissant alors aux Tuileries, verra de ses yeux couler le sang de Ney, de Labédoyère, dans ce Paris dont cette convention seule lui a ouvert les portes ? Que penser d’Alexandre, alors autocrate de la France, qui refuse la vie de Ney et de Labédoyère aux supplications de la capitale ? Fureur et démence déshonorent cette époque. L’homme du peuple, le vrai Français, le soldat seul, ne s’est point trompé dans cette catastrophe qui a dégradé les êtres les plus nobles ; il ne s’est point trompé, parce qu’il n’avait qu’un intérêt de pays et d’honneur national comme les hommes de juillet 1830. Il voulait combattre comme ceux ci ont combattu ; et si, après ce généreux effort, il eût fallu se retirer derrière la Loire avec les Chambres, la coalition eût tremblé sur le sol de la France, héroïquement transformée en une Vendée nationale ; elle n’aurait point songé à se partager, car elle se fût mise en guerre contre elle-même ; et quel qu’eût été le sort de la France, il est ait moins certain que les Bourbons n’y auraient point régné. Non : le soldat seul ne s’était pas trompé. La trahison fut surtout dans l’aveuglement des esprits, tant de la part de ceux qui assistèrent aux secondes funérailles de Paris que de ceux qui grossirent le cortège royal de Gand. Tous prirent en bonne part, sauf quelques exceptions, le retour de la dynastie. La Chambre des représentai ne voyait pas encore le 5 juillet, veille de l’entrée des alliés, que, par la déchéance de Napoléon, elle s'était mise à la merci de l’étranger et de la famille royale. Elle poussa la confiance jusqu’à croire qu’elle continuerait de siéger au milieu des habitants de Paris ; elle déclarait aussi que, sans l’adoption des couleurs nationales, et la garantie des droits, qu’il n’appartenait de rendre aux Français qu’à une révolution toute nationale, comme celle de 1830, la tranquillité de la France et de l'Europe ne serait point assurée. Ce n’était pas ainsi que la dignité de la Chambre, parlant devant l’ennemi, devait conclure. Puisqu’elle prenait le parti de faire une déclaration solennelle, elle devait dire : si la garantie des droits de la révolution n est point assurée par un nouveau pacte entre la nation et le roi, le trône reste vacant, et le peuple français y pourvoira. Elle devait, avec d’autant plus de raison, faire entendre ce langage, qu’elle avait la faiblesse de croire à cette permanence qui venait d’être si fatale ; mais sa crédulité ne fut pas de longue durée, car le surlendemain elle trouva fermée la porte du palais législatif, et elle cessa d’exister. La veille, jour de l’entrée des alliés, le palais des Tuileries ayant été forcé par les Prussiens, la commission de gouvernement avait eu le même sort. Louis XVIII n’arriva que le 8. Pendant deux jours, Paris et la France furent sous la main de Blücher ; ils y seront encore, malgré le retour du roi. Des fenêtres de son appartement, le vieillard de Coblentz, de Mittau, d’Hartwell, voit ses anciens hôtes dégrader l’arc de triomphe du Carrousel, piller le Louvre, le Musée, braquer leurs canons sur son palais, bivouaquer dans ses cours et suspendre à ses grilles dorées, en guise de trophées, les débris de leurs vêtements et les dépouilles de ses sujets. Des fenêtres du jardin, ses regards sont souillés par un autre spectacle : de ces mêmes croisées d’où son malheureux frère avait vu danser les furies de la guillotine avec les égorgeurs de septembre, Louis XVIII voit danser les mille furies de la restauration avec les sauvages de la Tartarie. Si Louis XVIII se souvint alors de Louis XVI, tout le crime de l’émigration put se dévoiler enfin à ses yeux ; celui de la conquête étrangère lui était dévoilé à chaque instant. Un jour, il fut réduit à déclarer qu’il se ferait transporter sur le pont d’Iéna que Blücher avait fait miner ; un autre jour, le prussien Mufling, qui prend le titre de gouverneur de Paris, fait afficher un ordre à ses soldats de tirer sur les habitans qui auraient l’air de les braver. Le préfet de police Decazes eut le courage de faire déchirer cette affiche, et dut faire, pour sa sûreté, des préparatifs de défense dans son hôtel. Violée dans les personnes, la convention de Saint-Cloud devait l’être encore dans les propriétés nationales : ne pouvant enlever à la France le souvenir de sa gloire, ou résolut de lui en ravir les monuments, et la spoliation de nos musées tut ordonnée par les vainqueurs ; on ne respecta pas même la résidence royale ; l’inquisition prussienne et anglaise fouilla les appartements du monarque, et les chefs-d’œuvre des arts de la Grèce, de l’Italie, de la Hollande furent enlevés par des mains qui n’en avaient jamais produit ! Les dieux, les héros du paganisme furent rendus au pape par des hérétiques qu’il excommuniait chaque jour. Paris perdit tous les trophées de la république et tous ceux de l’empire. Cependant, cent mille soldats, qui savent que les ennemis
sont à Paris et Napoléon à Rochefort, poursuivent avec cinq cents pièces de
canon leur retraite sur la Loire. Qu’elle eût été noble cette retraite, si
l’armée, emportant avec elle tous les pénates de la patrie, eût marché à la
suite des représentants de la France !... Au lieu de cela, Davoust lui dit
que l’intérêt national, qui doit la réunir au roi,
exige des sacrifices ; qu’ils doivent être faits de bonne grâce, avec une
énergie modeste ; et que si nos malheurs s’aggravent, elle deviendra le
point de ralliement de tous les Français et des royalistes même les plus exagérés. C’était une belle
consolation pour l’armée de devenir l’asile de ceux qui avaient escorté ou
salué à leur arrivée Wellington et Blücher ! L’armée était plus française que
son général. Elle conserva tout son honneur, et rentra dans ses villages. Le
soldat seul, jusqu’à la fin, ne s’est point trompé. A présent que Louis XVIII n’a plus d’armée, il se sent plus libre de ses actions, et il va régner à la satisfaction de l’étranger et de l’émigration. Il dissout le Corps législatif. La même ordonnance augmente audacieusement de cent quatre-vingts le nombre des députés, permet l’élection à vingt-cinq ans, fixe l’âge des électeurs à vingt et un, et soumet à la révision delà Chambre nouvelle quatorze articles de la Charte ! Ce prince poursuit ses conquêtes politiques avec le même discernement. La veille de l’ordonnance qui prescrit la formation d’une armée nouvelle, il enlève aux ponts de Paris les noms d’Iéna et d’Austerlitz. Les bataillons d’élite des gardes nationales sont licenciés. Les feuilles périodiques sont soumises à la censure. Vingt-neuf pairs sont éliminés. Dix-neuf généraux et officiers seront arrêtés et jugés. Trente-huit citoyens sont bannis. C’est Fouché qui a choisi les victimes de Louis XVIII, comme à Lyon il avait choisi celles de Robespierre ! Ces proscrits sont presque tous ses habitués ou ses amis ! Où sont les victimes de Napoléon pendant les cent jours ? Le duc d’Angoulême, Vitrolles, Linch, Kergorlay, Dambray, Fouché, etc., ne sont-ils pas témoins du retour de Louis XVIII ? Est-ce à la Convention que ce Bourbon succède, pour répondre à des supplices par des supplices ? Le maréchal Brune, qui vient de faire arborer à Toulon le drapeau blanc, est déchiré en pièces à Avignon, en présence des habitans ! Il faudra près de quatre ans, sous le règne de Louis-le-Désiré, pour obtenir une information judiciaire ! Le général Ramel est pareillement égorgé à Toulouse, où il commande, à la vue de toute la population. A Nîmes, le général Lagarde est assassiné. Les meurtres désoleront pendant plusieurs mois les villes de Nîmes, d’Uzès, d’autres communes encore. Le croirait-on ? L’on fut obligé de hâter l’arrivée des Autrichiens pour arrêter les massacres de Nîmes ! Vainement le duc d’Angoulême s’y transportera deux fois : aussitôt son départ, le sang recommencera d’y couler. Le sort des protestans, dans le Midi, sera si déplorable, que ses propres députés répondront par des cris à l’ordre, dans la Chambre législative, à la voix du député d’Argenson, qui dénonce cette proscription sanguinaire ! Il faudra que la plainte française passe les mers pour être entendue ! Il sera donné à la noble Chambre des communes britanniques d’intervenir, par l’organe des orateurs Romilly et Brougham, auprès du tribunal de l’Europe, pour lui dénoncer les attentats du Midi de la France, dont la législature française ne veut point connaître ! Ainsi, la France, envahie par les Autrichiens et les Anglais, sera tout à coup devenue une si misérable victime de la seconde restauration qu’elle devra appeler à son secours ses propres conquérants ! Ce fait est unique dans l’histoire. Mais la fureur des réactionnaires de 1815 ne l’est pas ; car ce sera, comme dans le barbare moyen-âge, ce sera au nom de Dieu et du roi que le sang des calvinistes coulera à grands flots ! et aussi, comme alors, les meurtriers seront absous par des juges, et ils pourront long-temps se réjouir des douleurs des familles qu’ils auront décimées ! Les préfets de/cette détestable époque recevront des pouvoirs discrétionnaires. Ils ne nieront point les assassinats, seulement ils ne disputeront que sur le nombre ! Tant de barbarie pourrait indigner les Prussiens ; ils peuvent, on le craindra du moins, se lever tous pour aller venger leurs coreligionnaires ! Cette Vendée luthérienne a manqué à cette horrible époque. Jamais cause royale n’aura été souillée par des attentats aussi compliqués. La justice administrative, judiciaire, législative, s’éleva constamment, comme une triplé gorgone, contre les victimes qui l’invoquèrent ; elle défendit, elle protégea les assassins, qui tous survécurent à leurs crimes ! Cependant, quatre-vingt-treize pairs héréditaires, pris pour la plupart dans l’ancienne noblesse, sont créés. Une garde royale, renforcée de la maison militaire du roi, est formée. Ces deux troupes, au milieu desquelles s’installe la dynastie, présentent un effectif de trente mille hommes : c’est le côté droit de l’armée. Deux mois ont suffi pour assurer l’autorité royale. Le moment de se débarrasser des instruments de la Restauration est enfin venu. Le mois de septembre voit sortir du ministère Fouché et Talleyrand. Le roi leur a dû sa couronne, mais la reconnaissance n’était point dans ses maximes. Il avait lu Machiavel comme il avait lu Horace ; il menait les affaires avec un mauvais cœur et un esprit de collège. Fouché échappe au fer des assassins postés sur sa route, et il a la lâcheté de se rendre à la mission dérisoire de Dresde. Talleyrand fait autrement ; il quitte le ministère, refusant de signer le flétrissant traité de Paris du 20 novembre, dont l’étranger Richelieu accepte la responsabilité ; c’est tout simple : ce seigneur russe, qui avait dit que l’armée avait été décimée à Waterloo et qui avait poursuivi le jugement à mort du maréchal Ney, devait signer le traité qui décimait la France. Louis XVIII a daté son règne de l’an 19 e ; il date sa seconde restauration du traité de Pillnitz. C’est vers la doctrine de cette époque si fatale à Louis XVI et à sa famille qu’il va incessamment diriger celle de son gouvernement. Il sera bien servi par les adeptes de ce monstrueux droit des gens que son pédantisme, à la fois despotique et philosophique, va chercher à faire sortir de sa propre Charte, destinée à subir, ainsi que la France et ses ministres, le joug de sa fausse érudition en matière politique et celui de sa mauvaise foi. Il est rentré en France plus émigré, plus gentilhomme que jamais ; et jamais il ne fut aussi plus disposé à dénaturer les institutions qu’il a octroyées. Le traité d’une sainte alliance entre la Russie, la Prusse et l’Angleterre, qui se conclut à Paris sous ses yeux, ridiculisé par sa raison, sera admis par sa politique, parce que cet acte d’une mystique diplomatie n’est autre chose que le symbole de la conspiration des rois contre les peuples, sous la protection de la Sainte-Trinité. Cette œuvre d’un autre siècle semble avoir été exhumée de la poussière des chancelleries du Bas-Empire grec ; mais l’auteur en est la célèbre baronne de Krüdener, qui nommait Alexandre David, le disait prédestiné à faire rentrer dans l’abîme le génie révolutionnaire, et elle-même se croyait appelée à le guider dans cette mission. L’esprit de vertige qui plane sur les conseils de l’Europe ne pouvait se révéler d’une manière plus étrange que par la réalisation et la consécration diplomatique du rêve d’une femme exaltée. C’est avec elle, et sous ses auspices, qu’Alexandre va officier lui-même au camp des Vertus, où la prophétesse inspirée apporte les Tables d’une loi nouvelle. C’est au 19e siècle, au milieu des excès de la conquête européenne, et après les décrets barbares du congrès de Vienne, sur la distribution des peuples aux souverains, que le christianisme, se disant de nouveau descendu du ciel, épuré du contact des âges précédents, choisit le théâtre des plus atroces violations pour le sanctuaire de sa mission divine ! C’est, aussi dans le même sentiment que Louis XVIII jure et fait jurer à sa famille le serment constitutionnel, le 7 octobre, au milieu des pairs et des députés, dont le plus grand nombre jure aussi de le trahir en son nom. C’est ainsi que la France interprète cette auguste cérémonie ; son opinion est bientôt justifiée. Le même mois voit sortir de l’urne législative, à une grande majorité, une loi qui suspend la liberté individuelle ; elle est suivie d’une autre relative aux cris séditieux, aux provocations à la révolte. La terreur royale a commencé. Les confédérés de la Sainte-Alliance recueillent aussi dans le même mois deux événements qui satisfont les intérêts de leur association. Le 13, Napoléon débarque à Sainte-Hélène, et Murat est fusillé sur la terre de Naples. Tous deux souverains, victimes de ceux-là seuls qui n’avaient pas le droit de les juger ! La déportation de Napoléon et l’exécution de Murat sont et seront à jamais deux assassinats qui poursuivront la mémoire des Bourbons et de leurs alliés. Les rois sont aussi régicides ! Le sang de Ney ne sera pas plus sacré que celui de Murat. Le maréchal entrait à Paris le jour où Labédoyère était fusillé ; il pouvait prévoir son sort. Une ordonnance royale l'avait traduit devant un conseil de guerre, qui malheureusement déclina sa compétence. Livré à la Chambre des pairs, sur cent soixante et un votants, cent trente-six le condamnent. L’histoire a recueilli les noms des vingt-cinq qui l’ont absous, et des cent trente-six qui l’ont condamné, tout couvert qu’il était par la convention de Saint-Cloud. Louis XVIII ne peut oublier que Napoléon a fait grâce à son neveu pris les armes à la main. N’importe, il sacrifie Ney à Alexandre, à Wellington, qui, dans la personne du maréchal, voulurent frapper l’armée et se venger de leurs défaites. Leur intention fut remplie ; l’armée, toute l’armée prit pour elle le coup qui axait frappé son héros. Ce deuil dure encore. Les Bourbons triomphent. Les vainqueurs de l’étranger, Napoléon, Murat, Ney, ont disparu : la terre qui les enfanta, qui les porta avec tant d’orgueil, doit subir tout le joug du conquérant Louis XVIII. La Charte continue d’être l’instrument de ses vengeances, dont les députés introuvables sont les dignes organes ; et la loi, la loi établit les juridictions prévôtales dans chaque département ! Les jugements seront exécutés dans les vingt-quatre heures ! C’est une tradition du comité de Salut public. Elle termine dignement l’année 1815, et lègue à celle qui la suit son odieuse célébrité. Et en effet, celle-ci commence par une loi d’amnistie qui est une loi de proscription des biens et des individus ; elle est votée par une effrayante majorité de 334 voix sur 366. Une majorité de neuf voix seulement a rejeté la loi des catégories, qui décimait la France dans les notabilités de la république et de l’empire. C’est dans cette session, à jamais célèbre dans les fastes des proscriptions politiques, que se fit entendre ce cri déloyal de haine et de vengeance : Vive le roi, quand même.... Il fut répété avec joie par Trestaillons et les égorgeurs du Midi ; il devint le mot d’ordre des persécutions. Tel est l’esprit des législateurs de cette déplorable époque ! telle est la volonté du souverain constitutionnel de la France ! Il faut que celle-ci soit punie des cent jours, parce que Louis XVIII n’a pu la défendre contre les neuf cents soldats de Napoléon ! Il est cependant rentré en disant que son gouvernement avait fait des fautes. Cet aveu devait-il l’amener à lui faire commettre des crimes ? Alexandre avait mieux inauguré l’année 1817 ; il avait chassé les jésuites comme corrupteurs des esprits et des âmes et inquiétant son despotisme par leur ambition. O11 a fait l’honneur à ce prince, que Napoléon nomma, après Erfurt, le plus fourbe des Grecs, de croire qu’il avait sacrifié l’ordre de Loyola aux principes libéraux dont il s’était déclaré le protecteur à Paris ; ii n’en est rien. Une grande dame de Saint-Pétersbourg abjura publiquement entre les mains des jésuites, et le pontife autocrate prononça ainsi le renvoi des convertisseurs : Ils ont détourné, dit-il, de notre culte des jeunes gens dont l’éducation leur avait été confiée, ainsi que quelques femmes d’un esprit faible et inconsidéré, et leur ont fait adopter leur croyance Quel est l’État qui pourrait souffrir dans son sein ceux qui répandent la haine et le trouble ?.... Cet État est la France constitutionnelle, parce qu’elle est devenue, par la grâce toute puissante d’Alexandre, la proie de ceux qui aiment le trouble et la haine. Les exilés de Russie vont y réclamer le droit d’asile au nom de la liberté qui la régit ; ils s’y trouveront avec 12.000 Suisses que, dans la même intention, Louis XVIII introduit dans l’armée nationale. La guerre aux institutions françaises continue. Vaublanc, l’Omar de l’époque, Vaublanc est ministre de l’intérieur. D’une main il chasse Arnault et Étienne de l’Académie française, de l’autre il ferme l’École polytechnique, à qui tant de gloire un jour est réservée, et, afin que toute barbarie soit satisfaite, la persécution religieuse du seizième siècle revient prendre sa place dans l’époque qui lui ressemble : les protestans sont égorgés dans le Midi comme à l’époque de l’émigration de Turin. Pourquoi ne le seraient-ils point ? Le comte d’Artois est toujours à la tête de la contre-révolution. Trois cents paysans sont soulevés près de Grenoble, vingt périssent sur l’échafaud, cent par le fer des soldats. Fouquier-Tinville eût reculé devant une pareille hécatombe. Il n’y a de grand que la cruauté dans ce roi-philosophe ; les provocations enfantent les conspirations ; le char de la mort doit se promener dans le Lyonnais avec une effrayante continuité ; l’enfance elle-même n’aura pu l’éviter. Toutes les saturnales du despotisme se ressemblent. C’était aussi au nom de la liberté que moissonnaient les proconsuls de Robespierre. La sœur de ce monstre touche une pension sur la liste civile ! La barbarie du temps se manifeste chaque jour : le divorce, institution morale et salutaire, est aboli. Souverain et législateurs, princes et prêtres, tout conspire pour faire rétrograder le dix-neuvième siècle au treizième. Cependant il faut trôner ; mais, malgré le cri : vive le roi, quand même, le terrain monarchique, épuisé, fatigué de tant de violations, menace de s’écrouler tout à fait ; le ministre Decazes en avertit Louis XYI1I, qui, heureusement, voit son salut dans celui de la France ; ce prince veut vivre atout prix, même par les libéraux, car il n’a point d’autre conscience, point d’autre conviction politique que le besoin de régner ; septembre est arrivé ; le péril est tel qu’un coup d’Etat seul peut sauver le monarque et le pays de l’abîme creusé par la Chambre qu’il a lui-même nommée introuvable, tant il était épris de ses doctrines. Heureusement on lui démontre qu’il est temps de renoncer à ces dangereux amis ; il les abandonne à l’instant avec la même philosophie qu’il avait abandonné Favras au pied de l’échafaud. Le danger n’est pas le même pour eux, l’intérêt est le même pour lui, et le 5 septembre 1817 paraît la fameuse ordonnance de réparation qui, contrairement à celle du 10 juillet 1815, prononce que nul des articles de la Charte ne sera révisé ; la Chambre des députés est dissoute ; leur nombre reste fixé à 258 : ainsi s’écroule l’édifice de la contre-révolution, à la voix du ministre Decazes, qui fait régner Louis XVIII comme Alibert le fait vivre. Les quatorze mois qui viennent de s’écouler depuis le retour de Gand jusqu’au 5 septembre 1817 signalent l’un des plus méchants règnes de l’histoire. Louis XVIII sema des conspirations et recueillit des supplices ; il viola des traités, il viola la Charte ; il démembra la France, il licencia l’armée ; il joignit à la joie de l’occupation étrangère le plaisir d’en accroître les malheurs ; son système de persécution atteignit ceux qui avaient échappé à l’ennemi : Ney, Labédoyère, Chartran, Bonnaire, Miéton, Mouton-Duvernet, les frères Faucher les gémeaux de l’histoire, Borie, ses compagnons, les 120 paysans du Dauphiné, les victimes du Lyonnais, celles de Nîmes, dix-sept électeurs protestans assassinés, les suppliciés de Colmar, les condamnés dotant de conspirations, Brune, Ramel, etc. Que de sang s’élève contre cet homme qui demanda d’être nommé le Désiré ! Une infâme prostitution, oubliée depuis quarante ans, avait reparu ; la dégradation des mœurs, le pillage, la vénalité des emplois, l’inquisition domestique, la délation, les missions, etc., ajoutent l’infamie à la cruauté ; la servilité pour l’étranger y joint la trahison. L’ordonnance du 5 septembre repose la France et rassure son monarque ; mais toute confiance est à jamais détruite, et quand même le besoin de se venger de ce repos et de cette sécurité n’élèverait pas contre Louis XVIII toute la faction que son coup d’Etat vient de détrôner, les infirmités de la vieillesse le rendront bientôt incapable de porter le poids des affaires, et son frère le traitera comme tous deux ils traitèrent Louis XVI. Un gouvernement occulte, conduit par l’héritier impatient du trône, se prépare contre le calme que vient de ressaisir la France. Trahison, toujours trahison de la part des fils de saint Louis et de Henri IV ! Et en effet, il faut une satisfaction aux disgraciés du bon plaisir ; il ne faut pas que les libéraux puissent croire à une victoire ; leur généreuse allégresse est déjà importune, elle blesse le monarque dont elle assure la couronne ; cette joie est comme une révolte ; le triomphe du ministère qui vient de sauver la monarchie serait trop complet ; d’ailleurs, Decazes est depuis long-temps proscrit par la faction du trône et de l’autel. Mais Louis XVIII est le grand conciliateur des extrêmes ; il aime à mener de front ses amis et ses ennemis, à se les sacrifier ainsi que leurs intérêts ; il est l’inventeur de ce système de bascule qui était la politique de son caractère : c’est le jeu naturel de son esprit sans portée et sans bonne foi. Dans sa jeunesse on disait : Faux comme Monsieur. Il avait brillamment débuté aux notables, où on le crut de l’opposition parce qu’il s’y plaça. Favras avait péri victime du secret de son maître ; Pillnitz et Coblentz virent bientôt ce prince dans toute la franchise de ses vœux ; les périls, les lettres de Louis XVI ne l’arrêtèrent point ; le trône quand même était sa devise. Il revint d’Hartwell avec des proclamations libérales. Une fois assis sur le trône de ses pères, il y rappela la contre-révolution telle qu’il l’avait conçue en 1788. En septembre 1815, encore un peu ému de l’épisode des cent jours et de l’hospitalité des alliés, tyrannisé de plus par les exigences de son frère et celles des privilégiés, il avait cédé à la nécessité sans renoncer à ses sentiments politiques ; mais l’effet prodigieux que produisit soudain dans toute la France l’ordonnance du 5 septembre 1817 l’avertit également du danger qui menaçait ses vues, s’il n’opposait à la faveur publique, dont son orgueil repoussait l’expression, un contrepoids qui contînt ses nouveaux amis et consolât les anciens. Ainsi, le 25 du même mois, le moins religieux des fils de saint Louis autorisa, par une ordonnance spéciale, la société des missions dans la France. Son esprit facétieux et pénétrant s’entendait merveilleusement avec son mauvais cœur : il lui semblait plaisant, à lui se disant philosophe, de convertir les infidèles, et il savait bien que cette ordonnance allait organiser dans le royaume des troubles et des violences dont il saurait tirer parti pour des temps plus heureux. En effet, les missionnaires se jetèrent sur la France avec toute l’intolérance et le fanatisme de l’inquisition, et ils prêchèrent ouvertement contre cette Charte de faux octroi que détestait son fondateur. Les jésuites dirigèrent avec une surprenante activité les ministres de la mission, nouvelle contre-police, nouvelle conspiration du trône contre lui-même et contre la nation. La mission devint l’armée patente de ce gouvernement occulte dont l’héritier du vieux roi, vieux lui-même, se déclarait le chef. Il n’était question de rien moins que de désorganiser à la fois les mœurs privées et les mœurs politiques, de substituer la dévotion à la philosophie, et le despotisme à la liberté. C’était une œuvre bien digne des jésuites ; mais le siècle était là, qui avait horreur de leurs traditions, et qui opposait à leurs apôtres la force et la jouissance de ces conquêtes de l’esprit humain que le génie des philosophes du 18 e siècle avait annoncées et révélées à la France. Celle-ci, sous le glaive de la terreur, sous le sceptre impérial, n’avait point oublié ses prophètes. La philosophie et la liberté ne cessèrent point d’être ses divinités domestiques. Ces pénates reparurent irrités à la chute de l’Empire ; Louis XVIII et Napoléon les saluèrent de mauvaise grâce, et l’esprit de la nation en fut si offensé que ces deux princes ne reçurent d’elle aucun secours en 1815 ; elle resta spectatrice, bien décidée à prendre la victoire pour elle seule, quelle que fût l’issue du combat. Elle venait de saisir une partie des fruits de cette victoire le 5 septembre 1817, quand elle se vit menacée de nouveau par l’invasion des missionnaires. N’ayant été vaincu ni par la Convention, ni par l’Empire, ni par la Restauration, ni par le désastre de Waterloo, le peuple français ne voulut point l’être par les convulsionnaires de Loyola. Ceux-ci, qui se croyaient en terre barbare, marchèrent avec tout l’orgueil de l’ignorance et du fanatisme le plus stupide ; ils prêchèrent, argumentèrent, dogmatisèrent, déclamèrent comme aux premiers âges ; ils essayèrent des miracles, ils vendirent des scapulaires, des prophéties, des indulgences, et corrompirent, par la confession, la paix de beaucoup de ménages. Le Midi, cette terre des persécutions, le Midi, dont le soleil fut longtemps la seule lumière, leur promettait d’éclatants succès ; ils y trouvèrent les esprits plus simples et plus ardents que dans le Nord, soulevèrent avec quelque succès les vieilles haines de l’intolérance, ouvrirent l’enfer aux protestons, et anathématisèrent l’hérésie. Le scandale, le trouble, la persécution marchèrent avec eux, divisèrent momentanément les populations, et, en résultat, les missions deviendront un jour si odieuses, si méprisables, que le clergé lui-même demandera et obtiendra leur suppression, en raison des périls que leurs désordres et leurs excès en tous genres feront courir à la religion. Ce premier règne de la mission fut sans cesse troublé par l’indignation et la satire de la raison publique ; jamais cause ne fut mieux attaquée et plus mal défendue. Tous les écrivains, dépositaires du droit d’éclairer leurs concitoyens, se sentirent intéressés, par leur propre honneur, à combattre cet hydre de vengeance et d’obscurité qui venait souiller le sol de la France. Les pamphlets, les articles de journaux, les chansons démasquèrent à l’envi les infâmes, et le jésuitisme trouva son plus redoutable ennemi dans l’austère génie du pieux Montlosier. Il s’agissait du salut de tous, tous se levèrent comme à l’apparition d’un fléau destructeur dont il fallait extirper les moindres traces ; le ridicule, l’opprobre, la haine, furent les expressions de la justice publique, et Louis XVIII en entendit les arrêts. Ce fut alors qu’il dit ce mot si juste et si prophétique : Ils crient, les libéraux ; ils verront quand ils seront sous le surplis de mon frère..... Au milieu de cette prostitution de la cour aux divinités étrangères à la France, le premier prince du sang donnait au peuple de Paris et à la nation, par un témoignage public de sa fidélité aux principes de la révolution, un gage de patriotisme dont on devait se souvenir un jour. Au scandale presque séditieux de la cour, il plaçait l’aîné de ses fils dans ce collège de l’université qui porta le nom des deux plus grands souverains de la France ; Louis XVIII en témoigna son mécontentement au duc d’Orléans, qui aurait dû, lui dit-il, le consulter, comme chef de la maison de Bourbon ; le duc répondit par le droit d’un titre plus sacré, celui de père de famille. Le roi n’entendait pas bien cette question ; la capitale et la France l’entendaient mieux ; elles voyaient aussi, dans la conduite du duc, la déclaration d’une opinion qui justifiait les vœux dont ce prince avait été l’objet aux deux restaurations. Le duc de Nemours rejoignit bientôt le duc de Chartres au collège de Henri IV, et les enfants d’Orléans y apprirent à être citoyens du pays qu’ils devaient gouverner un jour. Telle n’était point, toutefois, la pensée de leur père. Jamais ce prince ne montra plus d’éloignement pour le trône que depuis qu’il en était si rapproché ; on ne put en douter après Waterloo, où il le refusa ; sa loyauté, sous ce rapport, était garantie par un implacable souvenir qui, à jamais, pèsera sur son âme ; indépendamment de ce souvenir, dont l’oubli eût justifié à la fois et le vote de son père et son supplice, ie duc d’Orléans avait manifesté, dès sa plus tendre jeunesse, une aversion innée pour le trône. Il faudra le forcer d’y monter, disait en Suisse, en 1790 ? le général Montesquiou. Quarante ans après ce mot se trouva vrai. En effet, qui ne comparait pas alors, à Paris, la vie domestique de la famille d’Orléans, soit au Palais-Royal, soit à Neuilly, avec celle des princes de la branche aînée ? les courses de cavalerie de Louis XVIII, qui, disait-on si plaisamment, avait tué plus de chevaux à la promenade que Napoléon à la guerre, les escortes de son frère, de ses neveux, de ses nièces, des enfants de France, toujours entourés de chasseurs ou de cuirassiers, avec la modeste calèche qui portait à Neuilly les princes de Sa branche cadette ? Le duc d’Orléans avait vu, et bien vu, en Allemagne, et en Angleterre ; il avait apprécié la popularité attachée aux mœurs simples, aux habitudes bourgeoises des princes de ces deux pays ; il avait beaucoup appris, il n’avait rien oublié ; et, à l’époque de septembre 1816, où l’ordonnance du 5 rendit le courage et l’espoir d’un meilleur avenir aux bons citoyens, le duc d’Orléans fut l’objet, delà part de la cour, d’une surveillance odieuse, et, de la part du public, d’une faveur qui l’en consolait. Le général Foy, Stanislas Girardin, le général Albert vivaient alors ; ils formaient autour du prince, avec Benjamin-Constant, Laffitte, Alexandre Laborde, Casimir Périer, le général Gérard et quelques autres, un cercle d’amis du bien public qui lui offrait, pour hommage, la liberté de leurs opinions. Admis à la faveur d’un entretien privé, entraînés par fois à une expression trop vive de leurs sentiments, s’il leur arrivait île présenter au prince la chute des Bourbons et son élévation au trône comme infaillibles, il repoussait ces confidences avec une sorte de fierté, comme une atteinte portée à son honneur de prince et de citoyen. Bien qu’il fût persuadé que la branche aînée courait à sa perte, le duc d’Orléans ne cessa, pendant les deux derniers règnes, de rejeter toute idée de changement dans la dynastie qui ne cessait de l’accuser de conspirer contre elle ; il se trouvait placé vis-à-vis d’elle, sous ce rapport, comme son père vis-à-vis de la cour de Louis XVI, à qui ce prince n’avait jamais eu le projet de succéder. Calomnié ainsi que lui à cause de sa popularité et de ses opinions par la famille régnante, il s’étudia pendant quinze années à éviter de mériter ses soupçons et à ne pas démériter de sa patrie. Aussi, pour remplir cette condition si difficile, le duc d’Orléans se réfugiait habituellement dans l’intérieur de cette vie domestique qui lui avait gagné le cœur des habitans de la capitale, et où il cherchait, dans le patronage des beaux-arts, à protéger la seule partie de la gloire française dont il lui fût permis de s’occuper. Aux Tuileries on était hautement jaloux de ses modestes amitiés, et on ne lui pardonna jamais, ni d’avoir défendu la France en 1791, ni d’avoir placé ses fils dans un collège. Cette méfiance fut heureuse pour les Français, car sans elle ils n’auraient pas trouvé le duc d’Orléans à Neuilly en 1830. La grande loi électorale honora les travaux de la session de 1816 ; elle donna lieu, dans la Chambre élective, a deux mois des plus violent débats ; elle n’y passa qu’à la majorité de trente-deux voix, et dans la Chambre des pairs qu’à celle de dix-huit, après sept jours de discussion. Cette faible majorité était toutefois un grand triomphe ; malheureusement, une grande partie de l’avantage que le ministère aurait pu en retirer était paralysé par l’étranger, dont la présence continuait d’enlever à la France sa nationalité. On en eut bientôt la preuve. Des lois d’exception, l’une contre la liberté individuelle, l’autre contre les journaux, sortirent de la législature. La première devait atteindre les agitateurs des deux partis ; la seconde avait pour but spécial de protéger les alliés contre les attaques patriotiques de la presse. La raison d’État signalait ainsi son opposition à la raison du pays. Cette condition parut bien dure aux Français qui, délivrés de la tyrannie de 1815 et de 1818, s’indignaient d’être encore gardés par 200.000 étrangers, que la levée en niasse d’un seul département pouvait rejeter au-delà du Rhin. La mort de l’invincible Masséna donna tout à coup un nouvel aliment à cette rancune guerrière qui soulevait les âmes ; ses obsèques furent une solennité nationale ; tout ce que la capitale renfermait de militaires et de vrais Français y apporta le deuil de la patrie. On se rappela que Louis XVIII avait été assez peu Français en 1814 pour oser envoyer des lettres de naturalisation à ce héros de la France ; on se rappela aussi qu’à son retour de Gand, il lui avait repris le bâton de maréchal, comme si personne, sur le sol français, avait le droit de rien donner, de rien ôter à un homme aussi glorieux ; on regretta, et avec raison, que le bâton fleurdelysé parût sur le char de triomphe qui portait les restes mortels du grand capitaine, mais on apprit que cette restitution était l’effet de la crainte d’y voir figurer celui qu’il avait reçu de Napoléon. La dynastie perdit encore un procès contre la cendre d’un homme populaire. Elle avait déjà tremblé, dans le palais des Tuileries, devant celle d’une héroïne de théâtre ; elle se déshéritait insensiblement chaque jour dans l’esprit de la nation, dont elle pouvait moins impunément attaquer les affections que les droits. Ce fut cependant dans le cours de cette année, vraiment réparatrice des deux précédentes par suite des bons résultats du nouveau système électoral et de la retraite des alliés, que la province lyonnaise et sa grande cité devinrent le théâtre de sanglantes proscriptions, en représailles de conspirations qui, ainsi que les exécutions, purent être nommées prévôtales. La cour elle-même fut si effrayée des justices du roi qu’on envoya à Lyon un maréchal qui, cette fois, se plaça entre le peuple et les bourreaux, et Lyon respira ; mais les véritables conjurés, ceux du trône et de l’autel, qui avaient ourdi cette atroce machination, présentèrent un appât nouveau aux expériences que Louis XVIII faisait sur son peuple, en l’abandonnant parfois à la haine de ses ennemis. Cette fois ce fut à la haine de ses propres lévites que, comme un autre Moïse, ce prince, qui abhorrait les prêtres, voulut abandonner les Français. Ainsi le concordat de j8oi, qui avait indigné la France consulaire, ne devait plus suffire à la France constitutionnelle, malgré l’identité du principe et des besoins de ces deux gouvernements. Il fallait rétrograder de trois siècles et redescendre jusqu’à François Ier, si justement replacé à présent au rang des mauvais rois, pour lui dérober une des pages les plus honteuses de son histoire. Louis XVIII était le restaurateur de nos libertés comme François Ier l’avait été des arts et des lettres. Le concordat de 1816 fut sa propre conspiration, conduite par l’ambassadeur Blacas, son confident d’Hartwell. Ainsi, le parti de la contre-révolution, dont le roi était l’âme cachée et son frère le chef déclaré, suivait toujours son système à la fois ultra-royaliste et ultramontain ; ainsi, pendant qu’il cherchait à replonger la France dans la convulsion d’une réaction intérieure, il faisait bénir à Rome ses poignards. Le silence, que la volonté si absolue du roi imposa sur les troubles du Lyonnais, même au maréchal qui venait de les comprimer, prouva suffisamment quelle en était la source, et la subite apparition d’un concordat qui rétablissait tous les anciens sièges et les dotait en biens fonds et rentes, ainsi que leurs chapitres et séminaires, reporta la pensée aux engagements despotiques de Pillnitz. Ce fut avec ces nouveaux éléments de persécutions que s’ouvrit la session de 1817. Quinze jours après le roi osa faire présenter à la Chambre le projet de loi du concordat qui érigeait quarante-deux nouveaux sièges : il en résultait la création d’autant de chapitres et de séminaires, et de ces ruineux états-majors épiscopaux où fermentait si ardemment l’ambition de l’Église. Mais la nation vint heureusement à son propre secours. Plus éclairée, moins éblouie qu’en 1801, et surtout plus courageuse, elle effraya le ministère par sa généreuse indignation, qui le contraignit bientôt au silence. La presse n’abandonna point une cause aussi nationale ; des écrits remarquables assurèrent et complétèrent le triomphe de l’opinion justement irritée d’une proposition si outrageante à la raison et à la misère publique. L’honneur français se révolta également aux protestations insolentes de la bulle contre l’incorporation d’Avignon et du comtat Venaissin. L’audace de Léon X n’eut d’égale que celle de Louis XVIII, qui, bravant l’état politique moral et financier du royaume, avait eu la pensée d’une semblable négociation et n’avait pas craint d’en proposer la complicité à la législature. Ce fut encore une grande bataille perdue pour le droit divin. Il ne resta de cette savante machination de Louis XVIII contre la liberté politique et religieuse de la France que quarante-deux évêques in partibus, qu’elle ne paya point et dont elle se moqua. Le roi se consola de sa défaite en se vengeant de la presse périodique par une loi qui l’assujettissait, pour un an encore, à son autorisation ; mais le projet sur la presse, dont cette loi était le dernier article, avait été rejeté. Le jury appliqué aux jugements de la presse, était la ferme volonté de l’époque. Le 14 juillet 1817 eut un douloureux anniversaire. La mort de madame de Staël opéra une véritable diversion aux intérêts publics. Cette femme célèbre leur appartenait par toute sa vie, par ses opinions, ses ouvrages, par les souvenirs de cette révolution qu’elle avait vu naître, quelle crut terminée et à qui elle a élevé un beau monument. Elle appartenait aussi à l’Europe, comme publiciste et comme philosophe. La première de son sexe, elle avait su conquérir ce double titre à l’immortalité. Une autre conquête aurait peut-être également flatté son génie ; mais Napoléon s’irrita contre le génie d’une femme, il refusa jusqu’à son admiration, et se crut outragé par son indépendance. L’injustice d’un long exil arma plus tard, trop tard peut-être, la plume de la célébrité persécutée. Madame de Staël laissa une mémoire impérissable et sacrée aux lettres dont elle fut la gloire, aux plus illustres amitiés de l’Europe, à la France qui, à jamais, s’en enorgueillira. J’ai déjà dit que la position de la maison de Bourbon était fatale ; elle l’était d’autant plus que tout ce qui était salutaire à la France lui était mortel. Ainsi la loi électorale, qui soutenait à elle seule la fortune politique du pays, menaçait déjà, par ses renouvellements annuels, l’existence de la maison régnante. A Paris surtout, où, comme le disait madame de Staël, l’on conspire dans la rue, le parti libéral ne pouvait contenir la manifestation de ses espérances pour un terme prochain ; les combinaisons naturelles, résultantes de la loi électorale, se fortifiaient aussi chaque année des conquêtes de l’opposition dans les rangs ministériels. Deux ou trois législatures semblaient suffire pour assurer la majorité au parti qui n’avait accepté de la restauration que la Charte, et pour qui le personnel de la royauté n’était qu’une imposition de l’étranger. Le dilemme de Caton, être ou ne pas être, était devenu le mot d’ordre de l’opposition, qui grandissait par la plus illustre adoption. De l’autre côté, Monsieur et la cour avaient pris pour devise celle de Loyola : être ce que l’on est ou n’être pas. Or, il y avait précisément entre les deux partis toute la différence qui existe entre Caton et Loyola ; il fallait donc nécessairement que la maison de Bourbon disparût un jour. Mais Louis XVIII, mieux avisé que ces deux partis, entre leurs combinaisons en avait conçu une troisième : c’était une royauté viagère. Ce bon prince éludait ainsi en secret et l’amour de la France et l’amour de la famille. Ce fut dans l’intérêt de ce juste-milieu à son usage que le vieux monarque lutta avec persévérance au congrès d’Aix-la-Chapelle contre les notes secrètes des absolutistes, qui, sous la protection de.son frère, osèrent réclamer auprès des souverains alliés le maintien de l’occupation armée du territoire français. Ces infâmes négociateurs ne sont pas tous à Holy-Rood ! Le 9 octobre, le signataire du criminel traité du 20 novembre 1815 eut la fortune de conclure celui de l’évacuation totale de la France par l’ennemi. En 1815, il avait obéi à l’étranger ; en 1818 il obéit à son maître. On fut au moment de faire de M. de Richelieu un bon citoyen, tant on est prompt à Paris à amnistier comme à proscrire. Mais c’est assez de gloire pour un Richelieu du dix-neuvième siècle. A présent que l’étranger n’est plus en France, il ne doit pas non plus rester aux affaires. Cependant Louis XVIII veut consacrer, en commençant l’année 1819, le ministère du grand politique de l’émigration par une prétention singulière, celle de lui décerner une récompense nationale. Cet essai ridicule d’une distinction dont la rareté signale suffisamment l’importance, échoua promptement, malgré l’adoption législative d’une mesquine majorité, devant le bon sens de la nation et l’ineptie du candidat, qui n’avait pas plus le droit de se faire, avec ce majorât, le bienfaiteur des hospices de Bordeaux, que le roi de compromettre le nom de la nation dans une largesse de cour. Louis XVIII et le duc de Richelieu furent généreux à bon marché. Cet épisode fut bientôt relégué parmi ces nombreuses fantaisies du trône que le roi payait si cher à d’anciennes et à de récentes affections. Il amusa et n’intéressa point l’opinion, livrée à des observations plus importantes. Celle-ci marchait en phalange serrée, sous l’influence de la salutaire ordonnance du 5 septembre 1816 et de la nouvelle loi électorale. Les bancs de la législature étaient déjà habitués à recevoir ces grands orateurs, ces grands citoyens qui dès-lors, par l’invincibilité de leur sagesse et de leur courage, ouvrirent un asile à la nation contre le trône, rebelle à leur voix généreuse. Aussi, ce ne fut pas sans une profonde amertume que l’on avait entendu le roi ouvrir en ces termes la session de 1818 à 1819 : Je compte sur votre concours pour repousser les principes pernicieux qui, sous le masque de la liberté, attaquent l’ordre social, conduisent par l’anarchie au pouvoir absolu, et dont le funeste succès a coûté au monde tant de sang et de larmes ! L’interprétation de cette phrase du cabinet royal fut saisie dans son véritable sens par les deux partis auxquels elle s’adressait à la fois. Elle rendit l’espoir aux royalistes et fortifia la résistance des libéraux. Indépendamment de la guerre des principes et des intérêts, il y avait entre les royalistes et les libéraux un procès inconciliable, et dont la nation, tenant les assises d’une révolution, pouvait être le seul juge. C’était, et le roi venait de l’établir dans le discours du trône, que les royalistes affectaient de ne faire qu'une famille des hommes de sang de 93 et des libéraux de l’époque actuelle, tandis que ceux-ci, depuis les crimes politiques de 1815 et 1816, étaient fondés à reconnaître dans les courtisans de Louis XVIII ceux de Louis XVI et les contre-révolutionnaires de Coblentz et de la Vendée. L’âme et l’esprit de Louis XV11I ne se démentirent jamais pendant son règne. Il aimait à tenir en haleine ses amis et ses ennemis. Ce système était plus favorable qu’il ne le croyait aux intérêts de la liberté, car il isolait insensiblement le trône de ceux qui l’entouraient. D’ailleurs, et nous le savions, les courtisans avaient juré bien haut de ne plus émigrer, ce qui ne voulait pas dire qu’ils défendraient jusqu’à la mort le trône menacé. La création subite de cinquante-neuf pairs destinés à maintenir l’autorité des doctrines ministérielles, de nouvelles lois répressives de la presse, et une ordonnance qui réduisait le service de la garde nationale, annonçaient assez un revirement de système. La bascule était revenue en faveur des privilégiés. Le vieux monarque, affaibli par la maladie plus que par les années, s’était laissé déborder tout à fait par les courtisans et les ultramontains. Le ministère changeait à chaque session législative. Aucune marche régulière n’était possible dans un gouvernement dont le principe vital était contesté, altéré chaque jour. Les discours du trône avaient une empreinte de manifeste, comme si Louis XVIII se plaisait à déclarer qu’il régnait en pays ennemi. Une circonstance importante des élections de 1819 avait remis encore en présence le trône et la révolution. L’évêque Grégoire, porté à la députation par le département de l’Isère, fut déclaré indigne comme régicide, tandis que, par une lettre qu’il avait écrite de la Savoie où il était en mission, il s’était prononcé contre la peine de mort, spécialement à l’égard du roi. La chambre substitua la violence à la justice, et laissa à l’avenir un antécédent dont le souvenir, réveillé par une nouvelle violation, remettra encore la dynastie en jugement devant l’opinion publique. Cependant l’Europe méridionale fermentait. L’insurrection militaire de Cadix éclata, le 1er janvier 1820, contre les parjures de Ferdinand, et le cri de Constitution retentit sur la plage où Gibraltar semble devoir assurer une protection naturelle aux amis de la liberté ! L’Italie, plus tardive, n’en est pas moins disposée à secouer le joug du despotisme. Une sorte de tremblement de terre politique frémissait sourdement dans les deux péninsules, qui toutes deux regardaient la France. Ce besoin de liberté mettait à Cadix les armes à la main d’hommes généreux, tels que Riego et Quiroga. Il réveillait le sommeil des insouciants Napolitains, qui avaient déjà oublié Murat et son meurtre, tandis que soulevant la Sicile comme un nouveau volcan, il livrait Païenne aux fureurs monacales et déshonorait sa cause par d’épouvantables barbaries. Ce besoin de liberté parlait aussi avec une noble énergie aux esprits ardents et éclairés du Milanais, laissant les Romains et les Florentins spectateurs plus indifférais d’une servitude dont ils conçoivent moins la nationalité. Les véritables auxiliaires des Italiens contre le despotisme autrichien sont ces Piémontais dont la soumission commença la délivrance de la haute Italie. C’est de ce peuple guerrier, que le peuple français appelait son frère d’armes, que l’habitant du Pô et de la Piave attend le signal d’une nouvelle indépendance. Louis XVIII eut alors entre les mains la plus belle fortune de l’époque. Il pouvait saisir la gloire que Bonaparte avait laissé échapper, distribuer des Chartes à ceux qui portaient les couronnes du Midi, et les tenir pour grands vassaux de la liberté française, Mais l’orgueil invétéré de la maison de Bourbon donnait encore, malgré l’exemple de la révolution dont elle héritait, le nom de sédition à l’émancipation des peuples, et l’esclavage fut assuré de nouveau aux sujets des trônes de sa famille. C’eût été cependant une noble manière de s’en montrer le chef, et d’assurer à jamais la couronne des Bourbons en France, en Espagne et dans toute l’Italie. A la tête d’une fédération de soixante millions d’hommes régénérés à sa voix par le sentiment d’une liberté inconnue, Louis XVIII aurait pu aussi parler à l’Europe de son trône des Tuileries. Il pouvait se souvenir qu’en 1814 l’Italie eût vu avec plaisir sa couronne sur la tête du duc de Berry : devenu l’époux d’une princesse de Naples, ce prince semblait placé auprès du roi pour lui inspirer le désir d’une telle entreprise. Mais la fortune brisa tout à coup le seul espoir de la vieillesse du roi. Le duc de Berry tomba au sortir de l’Opéra sous le fer d’un assassin. Le roi et toute sa famille assistèrent à l’agonie du prince. Une loge de l'Opéra renfermait ce débris d’une dynastie qui se voyait mourir toute entière dans son unique héritier, au milieu de cette ville où avaient péri aussi d’une manière si tragique quatre personnes du sang royal. Le duc de Berry expira sous les yeux de sa famille, laissant dans l’âme des assistants le retentissement des paroles les plus généreuses. Peut-être, dit-il en parlant de l’exécrable Louvel, peut-être l’avais-je offensé ? Qui pouvait offenser Louvel ? Il était isolé, comme son crime. Aussi ce froid criminel, ce monstre sans passions insultait avec une atroce pitié ceux qui à la Cour des pairs lui parlèrent de ses complices. Il était tellement hors de la nature et de la société qu’il n’avait le sentiment ni de la crainte ni du remords. Il était arrivé par une route inconnue, solitaire, à être sous le poids d’une vocation invincible, non pas celle de tuer un homme, mais celle de tuer le duc de Berry. Louvel était un poignard marqué du nom de sa victime. Le privilège se saisit de cet attentat d’un homme pour en faire celui d’une conspiration et reprendre sur le roi toute la faveur de 1815. Tous les introuvables reparurent, tous les immobiles s’agitèrent ; tous ils se livrèrent à froid à une fureur de réaction qui pouvait faire croire que c’était pour eux que Louvel avait tué Je prince. Jamais attentat ne fut exploité par un parti avec plus d’acharnement. L’un d’eux, membre de la Chambre élective, osa dénoncer M. Decazes, alors président du conseil, comme complice de Louvel !! Le roi ne pouvait être outragé plus ouvertement, car il avait donné toute sa confiance à ce ministre. En vain celui-ci, entraîné par l’orage contre-révolutionnaire, croit le calmer en lui offrant pour le moment le sacrifice du système électoral, de la liberté de la presse, de la liberté individuelle, inappréciables résultats de l’ordonnance du 5 septembre 1816 : quelque atroce que soit cette calomnie, toute la famille royale, moins le duc d’Angoulême, se réunit à la cour pour exiger du roi le sacrifice du comte Decazes, et le vieux prince est contraint de s’en séparer ; mais il le fit duc, le combla de biens et le nomma son ambassadeur à Londres. Une nouvelle toutefois bien inattendue, et qui peut paraître miraculeuse, avait réjoui cependant la cour, autant qu’elle avait surpris la ville ; ce fut celle de la grossesse de la duchesse de Berry. Les politiques prophétisèrent que la princesse accoucherait d’un garçon. Cependant l’insurrection de Cadix avait soudain étendu son influence jusqu’à Madrid. Les gardes mêmes de Ferdinand ont donné l’exemple de la défection. Ce prince n’entend plus autour de lui que le cri : Vive Riego, vive la liberté ! et, avec cette même facilité qu’il avait mise six ans plus tôt à sacrifier à son ingratitude les Cortès auxquels il devait sa couronne, il sacrifia sans peine à la peur l’exécrable despotisme sous lequel il avait replacé l’Espagne. Triste garantie du serment royal ! c’est sous de tels auspices que Ferdinand proclame la Constitution des Cortès, qu’il rappelle leurs déportés des présides barbares de l’Afrique, les joséphinos de leur exil en France, et proclame l’abolition de l’inquisition ! En France, on était déjà moins libéral qu’en Espagne. Jamais famille royale ne s’est joué plus effrontément de la confiance des peuples que les trois branches de la maison de Bourbon. En effet, par une révolution en sens inverse, Paris voit la censure peser de nouveau sur les écrits périodiques. Le roi seul pourra les autoriser. L’attentat de Louvel est devenu le thème du ministère contre la Charte. La malveillance et la médiocrité s’en disputent l’exploitation. Le duc de Richelieu est président du conseil, et le procureur-général Bellart, dans l’acte d’accusation à la cour des Pairs, établit la complicité des constitutionnels avec l’assassin ; mais le rapporteur, M. de Bastard, hommage lui soit rendu ! prouve jusqu’à l’évidence l’isolement du criminel comme celui du crime. Louvel lui-même est jaloux de le démontrer par ces phrases singulières : J’ai aujourd’hui à rougir d’un crime que j’ai commis seul. J’ai la consolation de croire en mourant queje n’ai point déshonoré la France ni ma famille. Il ne faut voir en moi qu’un Français dévoué à se sacrifier pour détruire, suivant mon système, une partie des hommes qui ont pris les armes contre la patrie. Je suis accusé d’avoir ôté la vie à un prince : je suis le seul coupable, etc. L’assassin de Kléber parlait ainsi, et il ne tenait pas comme Louvel sa mission de lui seul. Le sang-froid de Louvel ne se démentit pas un seul instant : il ne sortait de cette effrayante tranquillité que lorsqu’on l’adjurait à la Cour de nommer, d’avouer ses complices ; alors il se révoltait contre ces insinuations et les repoussait avec l’indignation de la conscience de son crime. La veille de son supplice, Louvel demanda de coucher dans des draps fins. Il marcha à la mort impassible comme le jour qu’il l’avait donnée. Cet étrange meurtrier ne laissa dans l’esprit de la nation que l’idée et l’horreur du passage d’une exception féroce, d’un monstre social, d’une apparition malfaisante et spontanée, d’un être neutre, unique au milieu de la civilisation : c’est ainsi que l’ont jugé la morale et la philosophie ; mais la monomanie de Louvel était le produit monstrueux de cette époque, et l’histoire doit le placer parmi les assassins politiques tels que ceux de Kléber et de Kotzbue. Il le déclare lui-même par ces dernières paroles à la Cour des pairs. Aujourd'hui les Bourbons prétendent être les maîtres de la nation ; mais, suivant moi, ils sont coupables, et la nation serait déshonorée si elle se laissait gouverner par eux. Le sinistre épisode du jugement et du supplice de Louvel avait été précédé d’une violente agitation qui avait pour cause la nouvelle loi électorale. De nombreux rassemble-mens avaient eu lieu autour de la Chambre élective, où cette haute question, reprise sous les auspices de l’assassinat du duc de Berry, allait jeter la capitale et les départements dans la carrière de la résistance la plus légitime. Loi de vengeance, proclamée au pied de l’échafaud où le parti contre-révolutionnaire avait voulu faire monter l’opposition comme complice de Louvel, elle devra se ressentir de son origine, et en porter les sanglants stigmates. En effet, une loi sur les attroupe-mens s’exécute avec rigueur, et le sang d’un jeune étudiant a coulé. Tout se réunit pour dévoiler les entreprises du trône et de la faction du privilège contre les libertés consenties par le trône et par sa Charte. La tribune est devenue le greffe de la tyrannie. La périodicité est enchaînée, la censure s’y acharne chaque jour. La violence s’arme contre l’expression du deuil public. Les agents provocateurs soulèvent et constatent les tumultes. Le sang du jeune Lallemand, la fraternité de ses funérailles retomberont sur les amis, sur les compagnons qui ne l’ont pas vengé, mais qui l’ont pleuré. Les étudiants en droit, en médecine seront justiciables sans appel de la tyrannie de leurs chefs. Paris est devenu la prisonnière, la victime de la cour. Le titre de député n’est pas même respecté ; des outrages sont faits aux vieillards, aux infirmes de la législature ; le respect, la protection dont la foule les entoure lui sont réputés à crime. La haine nationale recueille ces indignes violations du pacte français et de l’ordre public : tels sont les prémices du jugement de Louvel. La fatale loi électorale sort enfin de l’urne infernale que la contre-révolution a placée sur la tombe de ce monstre. Forgée en haine des institutions fondamentales, cette loi condamne la France à n’être à peu près représentée que par ses plus mortels ennemis, par ceux qui, se disant les seules victimes de la révolution, reparaissent toujours plus riches de ce qu’ils ont perdu que les autres de ce qu’ils y ont gagné, par ceux enfin que rien n’a instruit, rien n’a rassasié, ni la révolution ni la restauration, et qui, toujours plus royalistes que le roi, ne cessent de soulever contre lui des périls qu’ils ne partageront jamais. Tel est le spectacle que la branche aînée des Bourbons offre en 1820 à la France et à l’Europe ; une toute autre représentation leur était donnée par d’autres Bourbons dans les deux péninsules. Les deux Ferdinand jurent chacun sur leur Evangile le serment constitutionnel, ainsi que les princes de leurs maisons. Il existe enfin des Chartes espagnoles et napolitaines. La liberté va réunir ses bienfaits à ceux dont la nature a comblé les plus beaux climats de l’univers. Sous le même ciel, le Portugal arbore aussi le même drapeau. Les nations méridionales, depuis tant de siècles esclaves de leurs rois, vassales de l’Église, ont-elles tout à coup reçu le génie de la liberté ? Leurs princes si despotiques ont-ils subitement été frappés d’une clarté qui leur dévoile le bonheur des peuples comme étant les garanties de leur puissance ? Ces trois révolutions sont si spontanées, si neuves aux yeux de l’observateur, qu’au lieu d’espérer il se contentera d’attendre. Les libéraux de Paris applaudissent à ces nobles conquêtes de la cause qu’ils soutiennent si péniblement. Entraînés par la chaleur, par la droiture de leurs opinions, ils croient à la conscience des peuples du Midi et à la sincérité de leurs souverains. Ce ne sont plus les victoires des armes, ce sont celles des principes qui rétablissent soudain nos relations avec les trois peuples méridionaux. Leurs députés viennent à Paris fraterniser avec les amis de la liberté française, et recevoir les lumières qui doivent consolider leurs révolutions. Au milieu de ces vœux, de ces engagements dignes d’une si belle cause, dignes surtout d’un meilleur sort, le canon des Invalides annonce, le 29 septembre, la naissance d’un duc de Bordeaux. Les projets politiques qu’on basait sur la grossesse miraculeuse de la duchesse de Berry n’ont point été trompés. L’intérêt que produit ce phénomène est immense ; il absorbe soudain tous les autres. La foule des incrédules se heurte avec la foule des vrais croyants. Cette naissance n’est pas sans mystère ; la princesse est accouchée sans témoins ; pas une dame de son palais, pas une femme de son service n’était auprès d’elle. Après l’accouchement, les témoins sont venus ; un maréchal, un garde national ont été appelés. Les consultations se multiplient chez les médecins ; quelques-unes ont lieu même chez des jurisconsultes, tant on-a besoin d’être éclairé sur le prodige qui soudain a conservé un rejeton d’un arbre frappé de la foudre. On compare, on rapproche les circonstances extérieures de la vie de la princesse ; enfin l’on ne peut douter qu’un duc de Bordeaux ne soit né, et chacun le déclare à sa manière. Les libéraux considéraient ce mystérieux accouchement comme une impudente supercherie, et les royalistes dévoués comme un signe manifeste de la protection du Tout-Puissant ; enfin, le chef de la maison de Bourbon s’écria, avec sa dissimulation ordinaire : Dieu soit loué, j’ai un enfant de plus ! Jamais évènement ne devait être plus fatal, par son opportunité même, à la branche aînée de Bourbon. La cour manifesta une si insolente joie de ce triomphe que le berceau du nouveau né devint pour la nation le palladium d’une irréconciliable désaffection ; celle-ci ne vit devant elle qu’un avenir de trahison dans l’ivresse insensée du palais. Le système contre-révolutionnaire avait assuré son hérédité ; ainsi le jugea la nation. Deux mois après, bien que la couronne fût riche de tant de palais, de tant de domaines, on osa prélever sur toutes les villes, sur toutes les fonctions militaires et civiles, un impôt destiné à acquérir le château et le domaine de Chambord, pour servir d’apanage au duc de Bordeaux ; ainsi, par une audacieuse fiction, la cour veut encore que l’enfant du miracle soit doté par la nation ; elle ne songe pas assez alors à tout ce qu’il y a de despotisme dans cette volonté, à tout ce qu’il y a de despotisme dans son exécution : la France ne l’oubliera pas. Cependant un congrès s’est assemblé à Troppau ; c’est un nouveau concile de la sainte-alliance ; sa mission est de rétablir partout le droit divin, et de détruire partout les Constitutions. L’Autriche a réclamé la haute police de l’Italie, dont elle a été chargée en 1815. La révolution libérale du royaume de Naples, la conversion du roi et de sa famille aux doctrines françaises, ont puissamment alarmé la souveraine du royaume lombardo-vénitien. L’empereur se croit obligé, aussitôt qu’il apprend ce scandale, d’armer pour le réprimer. Vainement le vieux Ferdinand IV aura juré solennellement respect à cette Constitution dont sa nation vient de consacrer sa fortune, il lui est enjoint de venir à Troppau faire amende honorable de sa propre volonté. Le 11 décembre il s’est embarqué ; mais avant de quitter Naples, il a déclaré à son peuple qu’il allait conjurer la tempête européenne et plaider pour une cause devenue la sienne. Il part accompagné des bénédictions de ses sujets ; et à peine arrivé à Troppau, il apprend l’arrêt porté contre la révolution de Naples, et la marche de l’armée qui doit l’anéantir. Il suit le congrès à Laybach, d’où il défend à son fils de s’opposera l’invasion autrichienne, et il va attendre à Florence que le crime de la ruine politique de son royaume soit consommé. Dans peu d’années, il n’y aura pas un seul prince de la maison de Bourbon qui ne soit rentré dans ses Etats à la suite d’une armée étrangère ; nouvelle étiquette politique à l’usage des princes félons et parjures qui osent se vanter de Henri IV et de Louis XIV !! Cette scène flétrissante pour la royauté termine l’année 1820, si digne d’observation. La France y attache une autre époque, c’est l’apparition clans les conseils de Louis XVIII des députés Corbière et Villèle, qui vont devenir si fameux. Pendant que les colonnes autrichiennes pénètrent dans Naples, les Sardes arborent, dans leur île, et les Piémontais, dans leurs places fortes, le drapeau de la liberté. Le roi de Sardaigne a imité en tout Ferdinand des Deux-Siciles ; il a abdiqué et laissé son royaume au prince de Carignan, qui suit bientôt l’exemple du duc de Calabre, jure comme lui la Constitution des Cortès d’Espagne, et, comme lui, livre aux Autrichiens les généreux complices de l’affranchissement de sa patrie. Tout le midi de l’Europe, comme par une révolution de la nature, surgissait en même temps à la cause de la liberté. Un peuple bien autrement héroïque que toutes ces nations du moyen-âge de l’Italie, de l’Espagne et du Portugal, le peuple grec, secouait ses fers et cherchait à dissiper les ténèbres qui obscurcissaient son horizon politique. Ce qu’il y avait de singulier dans cette résurrection, c’est qu’elle s’opérait à la voix du fils d’un hospodar, général au service de Russie. La Sainte-Alliance eût bien fait alors d’appeler aussi dans son sein le sultan à côté du czar ; mais l’autocrate abandonne, comme son aïeule Catherine, ses coreligionnaires au martyre de la cause ressuscitée par lui, et ceux-ci n’eurent à combattre qu’un seul esclavage. Cependant, les Grecs, d’une race plus noble que les Scythes du Nord par eux nommés barbares pendant les siècles de leur gloire, vont défier les Scythes de l’Orient, dont ils ne veulent plus demeurer les esclaves, et le cri de Liberté, ou la mort ! réveille soudain les échos de Marathon, des Thermopyles et des rivages de Salamine. Ces nobles Hellènes mouraient pour la liberté, et les Autrichiens avaient déjà replacé le vieux roi de Naples sur son trône, et remis le roi de Sardaigne en possession du sien. Les janissaires du sultan ne devaient pas être aussi heureux que ceux de la Sainte-Alliance. Ainsi toute l’Europe méridionale se soulevait spontanément pour la liberté, et la Sainte-Alliance pour le droit divin, qu’elle proclamait de nouveau au mépris des traités. Tout devait concourir à servir les desseins de cett'i ligue des potentats, la félonie des rois qui avaient promis et juré des Constitutions, et l’asservissement de la France, qui, à elle seule, pouvait contenir les rois et soutenir les peuples ; mais rien ne devait mieux servir la Sainte-Alliance que la mort de l’ennemi commun. |