ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SECOND

 

LES CENT JOURS.

 

 

Le 1er mars 1815, Napoléon aborde au golfe Juan. Il marche avec la rapidité de l’éclair comme en pays ami. Sa colonne se grossit d’un régiment d’infanterie : Plus de despotisme, sire, lui dit le jeune homme qui le commande. C’était un avis du destin. Le 7, Napoléon est à Grenoble, et il a une armée ; avec elle il entre le 10 à Lyon, où il est reçu par une autre armée. Sa renommée a égalé la rapidité de sa course. Treize jours après son débarquement, il est mis par le congrès au ban de l’Europe. Le 6, une ordonnance royale l’avait déclaré traître et rebelle, et lui, il datait de Lyon un décret qui dissolvait les deux Chambres législatives, convoquait les collèges électoraux au Champ-de-Mai, à Paris, et annonçait le couronnement de l’impératrice et de son fils. Jamais confusion pareille ne fut signalée dans l’histoire. Déjà divisée en deux clergés, en deux noblesses, en deux armées, la France se trouva de plus divisée en deux nations. Le 16, la réunion des Chambres, présidée par le roi, est solennisée par le nouveau serment de ce prince et de sa famille à cette Charte sans laquelle ils sentent, pour le moment, que c’en est fait de leur dynastie.

Mais l’armée, que Napoléon n’avait point habituée à délibérer sur les intérêts du pays, l’armée n’a entendu que la voix de son général, et sur sa route les enseignes royales se sont abaissées devant lui. Le 20 mars voit Louis XVIII quitter à minuit le palais des Tuileries, soutenu sur les bras des vieux serviteurs de son exil, et Napoléon y entrer à neuf heures du soir, porté par la foule parisienne. Jamais plus audacieuse entreprise n’eut un succès plus immense.

Mais ce sera la rapidité même de ce succès qui en fera le désastre ; car, huit jours après, Murat, comme un mauvais génie chargé de la destruction de Napoléon, n’attend point ses ordres, et, en aventurier présomptueux, il porte la guerre et la conquête d’un moment au sein de l’Italie. L’ambitieuse tentative de Murat fut et dut être pour Napoléon une terrible menace de la destinée ; car le 3 mai l’armée de Murat n’existait plus, et peu de jours après ce paladin de la fortune, sans trône, sans armée, sans sujets, sans patrie, errait sur les rivages de la Provence ! Pourquoi lui fut-il refusé d’aller expier dans les rangs français le crime de sa désobéissance et de son ambition ? Le malheureux Murat le demanda vainement du fond de la caverne qui lui servit d’asile et d’où il entendait mettre à prix sa tête ! Mais Fouché fut son intermédiaire auprès de Napoléon !... Il savait sans doute de quel poids aurait été l’épée de Murat au jour des périls ?...

Le roi avait espéré que la ville de Lille, dont le nom avait masqué sa royauté exilée, servirait d’asile à sa royauté fugitive. Mais Napoléon régnait partout où il y avait une garnison, et le malheureux monarque dut franchir encore la frontière qui avait vu son émigration. Il fut suivi du duc de Berry après le licenciement des gardes-du-corps, et le duc d’Orléans, abandonnant le commandement de Lille au maréchal Mortier, signala son départ par les plus nobles adieux à la patrie. Ce souvenir ne devait pas être perdu. Au lieu d’aller à Gand grossir le nombre des ennemis de la France, il alla retrouver sa famille en Angleterre. Le duc de Bourbon, envoyé dans la Vendée pour la faire insurger, n’eut que le temps d’y chercher un embarquement pour Plymouth. Ce ne fut qu’après son départ que d’anciens chefs vendéens parvinrent à opérer une nouvelle insurrection qui affaiblit notre armée d’une vingtaine de mille hommes sous les ordres du général Lamarque. La Vendée fut pacifiée quand la France fut vaincue ; elle ne l’eût pas été sans cette fatale diversion. Le duc et la duchesse d’Angoulême s’étaient chargés d’insurger et de tenir le Midi pour le roi. La princesse occupa Bordeaux. Mais il y avait une garnison qui en ouvrit les portes au général Clausel, et l’arrière-petite-fille de Marie-Thérèse dut quitter la ville qui, un an plus tût, avait la première arboré le drapeau royal et appelé le duc d’Angoulême dans ses murs. Quant à ce prince, il tient la campagne jusqu’au Var avec des bandes royalistes recrutées dans le Midi et quelques bataillons. Il débute par quelques succès ; mais Napoléon ordonna de mettre fin à ce scandale de guerre civile, et le général Gilly lui accorda une capitulation. Envoyé pour commander en chef, le général Grouchy la refusa : Napoléon, dont la tête était mise à prix par le roi, eut la générosité d’en prescrire l’exécution. Il eût été cependant de sa politique de conserver ce prince au moins comme l’otage des diamants de la couronne que le roi avait emportés. Le duc alla rejoindre la duchesse en Espagne, où il devait un jour, au mépris de deux Chartes jurées, payer cette hospitalité par l’asservissement de l’Espagne, qui la lui donnait.

L’armée s’était précipitée avec enthousiasme au-devant de Napoléon ; la nation l’avait vu passer avec étonnement. Celle-ci avait fait d’immenses progrès pendant les onze mois de la Restauration, et comme Louis XVIII avait daté de l’an 19e de son règne, elle datait de l’an 25e de sa liberté. Cette disposition générale des esprits accompagna la famille royale dans sa fuite, et Napoléon pendant son voyage. L’attitude du peuple sous ces deux rapports fixa et devait fixer à jamais la condition du trône français. Un mois après l’arrivée de Napoléon à Paris, l’Acte additionnel aux Constitutions de l’empire surprit autant la nation que l’avait pu faire le concordat à l’époque consulaire. Mais en 18t5 elle connaissait mieux ses intérêts et elle avait repris l’usage de la parole. C’était une Constitution nouvelle qu’elle attendait du dictateur qui venait de remettre la patrie en danger, et non un supplément à celle qui n’avait pu la sauver. Le mécontentement fut aussi populaire que l’enthousiasme l’avait été. L’un exprima la crainte, comme l’autre avait exprimé l’espérance : aussi ne fut- on pas ébloui par l’éclatant spectacle de l’assemblée du Champ-de-Mai, qui, le i er juin, offrit aux regards une singulière représentation de la guerre, du trône et de la liberté. Le costume bizarre du frère de Napoléon donna à cette solennité toute française une couleur étrangère qui blessa les spectateurs. Mais les yeux ne pouvaient se détacher de cette admirable garde impériale, reste de tant de gloire, pour qui les salutations de la capitale furent de sinistres adieux. Ils partirent pour l’armée, ces glorieux soldats de la victoire, chargés des vœux de la population, qui les voyait pour la dernière fois. Peu de jours après, Napoléon déclare aux assemblées législatives qu’il veut commencer la monarchie constitutionnelle. C’était la continuer qu’il fallait dire, puisque le danger que la Charte avait couru venait de disparaître avec la cour des Bourbons.

Cependant les chefs de la quadruple alliance sont repartis pour leurs armées. Le Rhin voit ses deux rivages se couvrir des apprêts de l’invasion et de ceux de la défense. Le ia juin, enfin, après six semaines d’impatience de la part des citoyens, Napoléon va se mettre à la tête de cette armée qu’il vient de créer par enchantement. Elle s’est formée tout à coup de ce qui reste des guerriers de la république et de l’empire, et des appels de la conscription qui se pressaient sous le drapeau pour y mourir avec eux. Cent soixante mille hommes seulement ont à défendre la France contre un million d’étrangers ! Mais les Russes et les Autrichiens surtout sont en retard, et la Belgique, pays ami où Napoléon porte ses aigles, n’est occupée que par les Anglais et les Prussiens. A la suite de ceux-ci, et au milieu de ces Belges qui brûlent de redevenir Français, sont les Saxons, jaloux de réparer les défections de 1813 et de venger les affronts de leur prince. Le sort de la France, celui de l’Europe, vont être décidés peut-être par une seule bataille. Elle est gagnée, elle doit être gagnée par Napoléon, s’il n’est point trahi, et si ses vieux généraux sont encore prêts à se dévouer pour l’indépendance nationale.

Le 15, la Sambre est franchie. Le 16, à Ligny, les Prussiens sont défaits : incomplète victoire, où sont perdus les deux jours d’avance que Napoléon avait sur Wellington ! L’armée anglaise en marche devait être refoulée sur elle-même si les trente-cinq mille hommes qui étaient rassemblés sur Grosselies avaient occupé les Quatre-Bras, défendus par six mille étrangers ! Mais Napoléon n’est plus ni compris, ni obéi, et la défection de Bourmont a déjà souillé ses aigles ! Wellington a pu rallier Blücher sur la route de Bruxelles, de cette ville dont tous les vœux sont pour la France. La journée de Ligny devait y conduire les Français, mais cette fortune leur a échappé, et il faut empêcher la réunion des Anglais et des Prussiens sur un autre champ de bataille. Sous la conduite de Grouchy, trente-deux mille hommes sont partis de Ligny pour suivre les vaincus. Le sort de la France est là, et Napoléon accepte avec confiance, le 18, la bataille que Wellington lui présente à Waterloo. Deux fois le cri de victoire retentit dans nos rangs. Jamais lutte plus terrible n’a honoré la valeur des deux nations rivales. Le bruit du canon qui tout à coup retentit sur notre droite annonce le retour de ce grand détachement de trente-deux mille braves, dont Napoléon avait habilement dégarni son armée pour lui assurer une de ces victoires décisives qui font le destin d’un empire, telle que celle de Marengo, d’Austerlitz, de Friedland. Mais ce canon est celui de l’armée prussienne, et Je champ de Waterloo devient tout à coup le champ mortuaire de l’armée française. La nuit couvre d’une horrible obscurité la gloire, le massacre de nos braves, le suicide de ceux qui ne veulent pas leur survivre. Partez ! disent-ils à Napoléon, la mort ne veut pas de vous, et le carré de ses grenadiers lui enlève en tombant son dernier asile. La fortune lui refusait celui de ses guerriers.

Cependant une armée survit toute entière ; c’est celle qui a laissé échapper les Prussiens dont l’irruption imprévue a brisé nos trophées. Cette armée intacte pourra, avec celle qui marche des frontières du Nord et de l’Est, avec celle que l’immense capitale donnera à l’instant, arrêter et peut-être détruire l’étranger en avant de ses murailles. Quatre-vingt mille Français devant Paris, sous Napoléon ! C’est la pensée, c’est la volonté, c’est le devoir de Napoléon. Il déclare qu’il veut rester à Laon pour y attendre son armée et son ennemi. Mais on l’effraie sur l’état où doit être Paris. Sa présence seule, lui dit-on, assurera la population et en imposera aux agitateurs ; le malheureux s’y laisse entraîner ! Là expire toute sa force. Il se voit, par cette démarche, le prisonnier de ses propres conseils. La Législature s’assemble, et, comme au jour du péril, elle déclare sa permanence. Une voix s’élève de sa tribune et proclame traître quiconque oserait dissoudre la représentation nationale. Ainsi le génie de Napoléon est venu se briser à Paris devant le vote d’un législateur ! Singulière destinée que celle qui mettait en présence le vétéran de la liberté des deux mondes et le dominateur de l’ancien, et qui, au nom de l’indépendance nationale, faisait fléchir le seul homme qui pût encore la sauver devant celui qui, vingt-cinq ans plus tôt, avait en vain voulu sauver la monarchie !

Napoléon s’est laissé gagner de vitesse par la législature. Il devait la dissoudre à la tête de l’armée. Menacé de la déchéance, il se résout encore à l’abdication, mais c’est en faveur de son fils ; il le proclame son successeur. Napoléon Il est déclaré empereur des Français par le Corps législatif ! Ce vœu toutefois est bientôt éconduit par une subtilité de tribune. L’argument de la légitimité ne lui prête qu’une autorité spécieuse. Le salut de la patrie parle plus haut, disait-on, que cette vérité. Et c’est au nom du peuple français que s’établit l’action d’un pouvoir dont la Chambre des pairs et la Chambre des représentai se partagent l’élection. Ainsi Napoléon est rentré dans Paris pour assister à son détrônement et à celui de son fils. Ainsi l’abdication elle-même, ce testament de malheur, n’est point sacrée pour ceux qui l’ont demandée !

Tout doit se consommer. N’étant plus sur de ceux qu’il croyait ses amis, Napoléon ne l’est plus de lui-même. Mis en séquestre au sein de la capitale, il voit se former ce gouvernement provisoire composé de ses propres ministres et de ses généraux, qui soudain parlent en souverains à leur maître de la veille. Cependant, si sa force morale l’abandonne au milieu de tels événements, tout son génie militaire lui est resté, et il domine encore si puissamment son esprit ulcéré qu’il s’abaisse à solliciter auprès de ce gouvernement l’honneur d’aller défendre Paris à la tête des braves qui couvrent ses faubourgs. Versailles et Saint-Germain verront infailliblement la destruction des Prussiens et de son infatigable ennemi, de ce Blücher qui tant de fois lui a échappé, qu’il a vu fuir à Ligny après lui avoir arraché la victoire, de ce Blücher que la fortune, au dernier moment, vient enfin lui livrer pour expier le triomphe de Waterloo ! Que tarde-t-il ? Est-il déjà enchaîné sur la roche de Sainte-Hélène ? Quand il est appelé par les 4o.000 hommes de Grouchy, qui lui ont manqué à Waterloo, par les 30.000 que son frère Jérôme a recueillis du champ de bataille, par les troupes que Davoust a ralliées à Paris, et par les 5o.000 fédérés à qui il a refusé des armes et qui lui en redemandent, que tarde-t-il à rompre le ban volontaire de l’Elysée ou celui de Malmaison, comme il a fait celui de l’Egypte, de Moscou et de l’île d’Elbe, au lieu de négocier avec ceux à qui pendant vingt ans il a donné des ordres sans appel ? Que tarde-t-il donc ? ses chevaux de guerre frémissent d’impatience devant les grilles de Malmaison : Fouché lui-même le croit parti pour l’armée ! Fouché... Et ne sait-il pas que cet homme à qui il a fait grâce du crime de trahison, que Fouché, président du gouvernement provisoire, ne lui pardonne, ni sa clémence, ni tant de bienfaits, et n’aspire qu’à le voir disparaître mort ou vivant dans la tempête européenne ?

Aussi, après avoir essuyé les refus les plus outrageants, après avoir été livré par le même homme à toutes les chances d’une proscription, sans moyens de salut, devenu tout à coup insensible aux appels que les troupes du Midi font encore à leur général, aux instances qui lui sont faites de partir secrètement pour l’Amérique, préférant à la mort d’un soldat, à l’asile de la vie privée, la condition d’une grande victime de la politique des rois, Napoléon va-t-il de lui-même se livrer à l’implacable Angleterre, qui seule les a tous soulevés contre lui ? Il cherche l’hospitalité du Northumberland, et trouve la captivité du Bellérophon. Là il reçoit l’arrêt de l’Europe, dont la Grande-Bretagne doit remplir tout le mandat, et debout sur le pont du navire devenu sa prison, salué par les applaudissements et les adieux des rivages britanniques, que du haut de la tour de César il avait fait trembler tant de fois, Napoléon disparut du monde !!

Triste fin d’une vie qui pendant vingt ans apprit à l’univers étonné jusqu’où pouvait atteindre la grandeur humaine ! de la sphère inconnue qu’il avait créée pour lui, Napoléon tombe tout à coup dans la condition vulgaire d’un banni ; et la nature, encore trop prodigue, va lui donner la force de supporter pendant plusieurs années le supplice d’un martyre, dont la France, veuve de son héros, va compter et pleurer toutes les douleurs.

L’histoire aussi est en deuil ; elle ouvre à Sainte-Hélène de lugubres annales. Mais elle s’indigne en contemplant une telle victime, et elle dit : Quels furent les juges de Napoléon ? Alexandre, qu’il ne voulut pas faire son prisonnier à Austerlitz, et avec lequel il avait projeté à Tilsitt le partage du monde ; François II, qu’il n’avait voulu détrôner, ni à Léoben, ni à Lunéville, ni à Presbourg, ni à Vienne ; Frédéric-Guillaume, à qui il avait rendu sa couronne à Tilsitt, au lieu de la donner au roi de Saxe, ce modèle de la fidélité et de la loyauté germanique ; François II, son beau-père ; Frédéric, son amnistié,' qui tous deux lui avaient, en 1812, donné des troupes contre Alexandre ; et enfin le roi d’Angleterre, qui l’avait reconnu premier consul à Amiens, empereur à Châtillon et à Fontainebleau, et qui, en garantie de la paix qu’il était prêt de signer l’année précédente, avait songé à ouvrir un asile au Canada pour la maison de Bourbon !!!

De tels souvenirs et ce penchant secret au fatalisme, dont Napoléon avait trouvé la religion établie sur les bords du Nil, contribuèrent sans doute puissamment au parti désespéré qu’il embrassa à Rochefort : une conduite aussi étrange devait avoir un motif extraordinaire. Napoléon, ne reconnaissant d’autre pouvoir que celui du destin, ne crut pas devoir lutter contre lui. Dès lors, tout ce qui n’était pas solennel, tel qu’une fuite en Amérique pour sauver ses jours, ou un obscur suicide pour ne pas survivre à sa grandeur, était contraire à sa nature. Aussi devait-il survivre aux désastres de Waterloo, comme il avait survécu à l’abdication de Fontainebleau. Car l’essai qu’il fit du suicide dans ce palais n’eut d’autre résultat que cet aveu du fatalisme : La mort ne veut pas de moi.

Sans doute, il fut honorable pour l’Angleterre l’égarement de Napoléon se présentant à elle comme un simple étranger inviolable dans son infortune. Il se crut, et il fut réellement alors un homme de Plutarque. Mais seul il comprit toute sa grandeur et il oublia son époque. Le temps était passé depuis des siècles où un monarque fugitif allait s’asseoir au foyer du peuple qui l’avait vaincu. Le gouvernement anglais fut étonné du caractère antique d’une telle démarche, et refusa d’en faire partager la gloire à sa nation. Il ne se sentit ni assez noble ni assez fort pour supporter le poids d’une semblable hospitalité. Sourd aux grandes paroles de Napoléon, qui la demandait, il n’écouta que les conseils d’une politique moderne et tyrannique. Par son ordre, le vaisseau où le suppliant s’était réfugié devint une prison. Il prononça le bannissement de son hôte, le séquestra du commerce de l’univers, et le génie du Dante l’inspira quand il condamna Napoléon à vivre enchaîné sur un rocher au milieu des tempêtes, comme un autre Prométhée dont le vautour de la vengeance dévora lentement les entrailles pendant six années !

Cet homme extraordinaire avait reçu de la nature le triple génie d’Alexandre, de César et de Charlemagne. C’était trop pour la vieille Europe. Les remparts de Saint-Jean-d’Acre ont empêché peut-être la résurrection de l’Asie, dont la conquête de l’Égypte semble avoir été le modèle et la pensée. A la fois conquérant et législateur, cette double gloire de Napoléon sur la terre des Ptolémées reporta un moment le siècle à celui des Scipions : il fût devenu celui d’Alexandre si Saint-Jean-d’Acre eût succombé ! Deux prisonniers échappés du Temple, Phélippeaux et Sydney Smith, changèrent le destin du monde !

Impétueux dans l’exécution de ce qu’il avait conçu, se croyant, comme plusieurs grands hommes de l’antiquité, secrètement averti du succès de ses entreprises, les plans de guerre de Napoléon étaient toujours si inflexibles, si prompts, et ses moyens de retraite souvent si peu préparés, qu’il a pu donner l’idée bizarre du destin sacrifiant à la fortune.

Il n’en était pas de même quand le triomphe de la paix le rappelait dans la capitale. Alors c’était le génie qui sacrifiait à la sagesse. Aussi actif, aussi infatigable au sein de ses conseils, qu’il présidait tous souvent dans une même journée, il savait y abdiquer la toute- puissance du champ de bataille, leur en ouvrait lui-même les combats et l’indépendance, et n’y trouvait jamais sa raison vaincue quand elle y était éclairée. C’était dans ces arènes domestiques, où il agitait avec une si haute sagacité tous les intérêts de la famille française, que l’on pouvait s’étonner de la multiplicité et de l’élévation de ses facultés. Législateur, guerrier, politique, administrateur, financier, sa vaste tête embrassait toutes les parties et toutes les ressources de la fortune publique. Lui seul ne s’étonnait point des immenses incorporations de l’empire, tant il croyait pouvoir suffire à la monarchie universelle. Ses conquêtes recevaient et prenaient à l’instant la forme de nos départements : et il était aisé de voir que c’était par une espèce de dédain ou de pitié qu’il laissait leurs états aux rois vaincus. Aussi ne parvint-il à être que le roi des rois, quand il aurait pu être le protecteur des peuples, et établir ainsi la seule monarchie universelle compatible avec la raison de notre âge. C’était cependant une assez belle mission que celle de conquérir le monde pour l’affranchir ; mais cette mission n’appartient qu’aux guerres de la liberté.

Dans son enfance et dans sa jeunesse Napoléon fut un Spartiate. Il l’était encore à Marengo quand il retourna les Thermopiles contre les Autrichiens. Quel peuple libre ne l’eût pas toujours été, si un pareil homme n’eût été que le général de son armée ou son dictateur aux jours du danger ! Mais aussi quel pays aurait pu se flatter de posséder une liberté capable d’asservir un tel génie revenant victorieux de tous les ennemis de la patrie ! Le consulat fut la dictature de la liberté et il devint l’empire !

Ce fut alors que Napoléon conçut et résolut un problème inconnu dans un état monarchique. Il fit de l’égalité le véritable instrument de sa puissance : par cela seul il devint à la fois monarque absolu et despote populaire. Il s’était servi de la liberté pour monter sur le trône, il se servit de l’égalité pour s’y maintenir. Mais celle-ci ne suffisait pas aux grands périls. Aussi, après la chute de cette singulière usurpation, la liberté reparut à son tour avec les droits d’une souveraine dépossédée. Elle accepta le pacte de la Charte, et elle alla s’asseoir sur le trône avec Louis XVIII, dont elle avait détrôné la famille plus violemment qu’elle ne l’avait été elle-même par l’empire. Elle monta sur le trône et jura d’y rester seule plutôt que d’en descendre jamais. Ce serment sera rempli.