ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SECOND

 

RESTAURATION. — RÈGNE DE LOUIS XVIII.

 

 

A son retour de Rastadt, en 1799, Bonaparte, reçu par le Directoire sous une voûte de drapeaux conquis par ses armes, lui avait dit : De la paix que vous venez de conclure, date l’ère des gouvernements représentatifs ; et, à la fin de 1813, en congédiant le Corps-Législatif, il lui disait : Le représentant du peuple : c’est moi ! En 1814, Louis XVIII prend pour lui la prédiction de Napoléon. Il proclame le gouvernement représentatif comme la condition de sa royauté, en présence aussi de drapeaux étrangers, non de ceux conquis par la France, mais de ceux qui viennent de la conquérir. Et, par une autre volonté singulière de la fortune, le 20 avril qui voit Napoléon quitter Fontainebleau pour l’exil de l’île d’Elbe, voit Louis XVIII faire à Londres une entrée solennelle, comme roi de France. Le point de départ des deux souverains est bien différent. Le soldat de la liberté, devenu empereur, ne la rend point à sa patrie. Issu de rois despotes, Louis XVIII ne croit pouvoir remettre le pied sur le sol de la France, sans lui garantir cette liberté. Mais aussi leur but fut loin d’être le même. Napoléon asservit la France pour lui donner l’empire du monde ; Louis XVIII la déclara libre, et en fit la vassale de l’Europe. L’un enchaîna, l’autre trahit la liberté. En effet, les Français de 1789 attendaient Louis XVIII comme un véritable libérateur. Ils ne se doutaient point que le roi ramenait avec lui toute cette époque, Versailles et Coblentz. Aussi les souvenirs de la Constituante eurent à lutter tout d’abord avec les exigences de l’émigration. Celle-ci joignit son invasion à l’invasion étrangère : au lieu d’une, la France en compta deux.

Le 12 avril, le comte d’Artois, sans y être autorisé par son frère, dont il usurpait déjà le pouvoir pour le malheur de la France, s’était fait reconnaître à Paris par les souverains et par le Sénat en qualité de lieutenant-général du royaume, car le nom d’empire disparaissait avec son fondateur. Le 23, les alliés profitent des dispositions de ce prince, de celles du sénat et de l’absence du roi, pour lui faire signer une convention de paix tant sur terre que sur mer, par laquelle la France rentra dans ses limites de 1791 ? abandonnant cinquante et une forteresses, douze mille bouches à feu, d’immenses dépôts d’effets militaires, trente et un vaisseaux de ligne, douze frégates, etc., enfin tout ce que pouvaient contenir les places de guerre de terre et de mer situées en dehors des nouvelles limites.

Il était temps de consommer cette spoliation qui enleva d’un trait de plume à la France les trophées de vingt années de gloire ; car, le lendemain, Louis XVIII, après vingt-trois années d'exil, aborda en France. Mais les conquérants et le lieutenant-général du malheureux royaume se hâtèrent à l’envi de consommer cette immense forfaiture. Le roi l’apprit à Calais, et reconnut son frère à ce traité. Là, et sur sa route, Louis XVIII reçut les hommages empressés des maréchaux, des généraux à qui Napoléon n’avait pu faire ses adieux !

Le 2 mai, le roi, arrivé à Saint-Ouen, y fit publier une déclaration qui seule pouvait consoler la France de la convention du 23 avril, en opposant à d’immenses sacrifices matériels d’immenses bienfaits politiques. Le roi avait, non sans raison, jugé trop brusque le passage de la servilité du Sénat à la faculté législative, et trop personnel l’esprit qui avait présidé à stipuler les intérêts de ses membres concurremment avec ceux de la nation. Il refusait donc la Constitution que la commission du Sénat avait rédigée en quatre jours, et substituait, à la condition de son acceptation, l’octroi d’une Charte qui était son ouvrage et dont l’examen serait soumis à la Législature. Cette Charte donnait aux Français la liberté publique et individuelle, celle de la presse, celle des cultes, l’inviolabilité des propriétés, l’irrévocabilité de la vente des biens nationaux, la responsabilité des ministres, l’indépendance des tribunaux, la garantie de la dette publique, etc. Ainsi la liberté était présentée de nouveau à la France par le successeur légitime de ses rois comme le palladium de sa fortune sauvé des tempêtes de sa révolution et des ruines de sa gloire.

Dans le même moment, la pensée de Ferdinand VII, remontant aussi sur son trône, était moins heureuse pour ses sujets. Il rejetait la Constitution de Bayonne et celle des Cortès, et menaçait de la mort tout opposant aux maximes du droit divin, que le chef de sa maison réprouvait à Paris.

L’entrée de Louis XVIII dans sa capitale ne fut pas heureuse. Ce prince de l’émigration avait la vieille-garde pour escorte, et les Parisiens, déshabitués des convenances bourboniennes, criaient à la fois vive la garde] et vive le roi ! Celui-ci ne respecta pas plus celles de l’armée, en nommant ministre de la guerre le capitulé de Baylen. Il était réservé à son frère de faire un plus mauvais choix dans le déserteur de Waterloo. Ce n’était cependant pas les candidats qui pouvaient leur manquer pour le ministère de la guerre ; mais le nom de Bourbon se trouvait par eux également en cause à Baylen et à Waterloo.

Le 30 mai, le traité de paix, qui consacrait de nouveau l’odieuse convention du 23 avril, confirma généreusement la France dans la possession de Mulhausen, de quelques villages de la Savoie, d’Avignon et de Montbéliard, et lui enleva l’Ile-de-France, Sainte-Lucie et Tabago.

Peu de jours après la promulgation de cet arrêt de la victoire européenne, le roi, assis au milieu de ces mêmes députés que Napoléon avait congédiés si brusquement le 31 décembre 1813, fit donner lecture de la Charte qu’il substituait à celle du Sénat. Vainement son chancelier ose l’annoncer à l’assemblée comme une ordonnance de réformation, elle n’est écoutée que comme Constitution libérale, d’après le texte de la déclaration de Saint- Ouen. Il fut facile, dès ce jour, de voir qu’un parti plus royaliste que le roi chercherait à s’élever entre le roi et le peuple pour les asservir tous les deux. Le roi avait dit, le g, dans sa proclamation aux Français : En remontant sur le trône de nos ancêtres, nous avons retrouvé nos droits dans votre amour. Le pacte offert par le roi au peuple français, sous le nom de Charte constitutionnelle, fut accepté en son nom par ses députés, dans l’intime confiance, dit leur adresse au roi, que l’assentiment des Français donnera à cette Charte tutélaire un caractère tout-à-fait national.

La légitimité venait donc de reparaître sous la bannière de la liberté légale ; mais le privilège, qui marchait à sa suite, était rentré comme un maître irrité. Ceux qui avaient partagé les infortunes du roi sur la terre d’exil furent loin de partager ses opinions politiques, et la révolte contre la Charte prit pour légende : Vive le roi, quand même !

A la voix de cette minorité de l’émigration, la majorité, qui avait rempli les antichambres de Napoléon, se rallia au vieux drapeau de Coblentz avec d’autant plus d’ardeur qu’elle crut devoir racheter la pureté qu’elle avait perdue sous le Directoire et sous l’Empire, où elle avait amnistié de si bonne foi ceux qui lui avaient rouvert les portes de la patrie. L’intolérance la plus violente caractérisa ces nouveaux ennemis de la Charte royale, et le mot de proscription devint familier à ceux dont la proscription avait fini depuis tant d’années. L’armée elle-même, l’armée, une fois malheureuse après vingt ans de guerre, se trouva conquise par des guerriers qui n’avaient d’autres titres à la gloire que vingt ans de repos, sauf cette faible portion de l’émigration, la seule militaire, où ils avaient servi sous les drapeaux des trois générations de la maison de Condé jusqu’en 1799 ! Nos soldats s’étonnèrent de se voir commandés par des vieillards que l’ennemi n’avait connus que comme voyageurs, et ils sentirent alors tout le poids de la conquête étrangère. Bientôt tout fut envahi. La France devait encore être conquise par des Français. L’administration, la finance et leurs plus modestes emplois, asiles héréditaires de la petite bourgeoisie, furent convoités, occupés par les nobles anciens. Ils ne crurent pas déroger, eux qui méprisaient les nobles nouveaux. Ils anoblirent jusqu’aux comptoirs, et la Bourse devint une succursale de la cour.

L’on remarqua cependant que la même ambition n’existait point de la part des anciennes familles pour la carrière de la magistrature ni pour celle du clergé. Ces deux états restèrent, presque sans exception, la propriété des plébéiens studieux qui les exerçaient. La France républicaine et impériale, dépossédée par catégories, devait supporter impatiemment un joug nouveau qui ajoutait à celui de l’occupation étrangère, le péril de voir soudain tous les intérêts domestiques aux mains de ceux qui, pendant tant d’années, s’étaient vantés d’être ses ennemis, et dont elle était encore entièrement inconnue. Il faudra toutefois qu’elle se résigne plus tard à un plus grand sacrifice, et qu’elle paie aux émigrés, qui l’ont attaquée, le milliard voté par elle aux citoyens qui l’avaient défendue.

Déjà les deux principes conservateurs de la restauration, l’inviolabilité des biens nationaux et la liberté de la presse étaient attaqués publiquement : le premier, par la noblesse et le clergé ; le second, en présence des Chambres, par les propres ministres du roi qui venait de leur confier la défense de la Charte. Une loi de censure était sortie des inquiétudes que l’aurore de la liberté avait déjà données à ces ministres, à ces législateurs si peu dignes de la confiance de la nation. La guerre des journaux et des pamphlets fut réprimée, mais celle de l’opinion ne fut point prévenue. Les mots incendiaires, dixmes, corvées, droits féodaux, proférés par des prêtres et des nobles, naguère sans asile, soulevaient les villes et les campagnes ; les deux noblesses, confondues par Napoléon, s’étaient bientôt séparées, et se regardaient avec une attitude qui annonçait la lutte de celle à qui l’épée nationale l’avait donnée, et celle à qui l’épée étrangère venait de la rendre. Les alliés étaient partis. Le champ de bataille restait libre aux Français. La contre-révolution ne pouvait oublier le protestantisme. 1 Une tempête religieuse agitait déjà les départements du Midi. Ces débuts du gouvernement royal continuent la révolution, parce qu’ils ont le caractère d’une réaction complète. Les débats de la légitimité avec la nation sont rouverts. Elles se sont merveilleusement entendues l’une et l’autre pour passer par dessus la république et l’empire, et se reprendre aux doctrines comme aux intérêts de qr. C’est ainsi quelles interprètent judicieusement la date que Louis XVIII vient de donner à son règne.

Au milieu de cette confusion d’occupations diverses qui couvraient le sol de la France, un ennemi plus dangereux encore y rentrait en silence. Le 20 août, le pape, abolissant la longue légitimité du siècle philosophique, avait, à l’exemple des nouveaux Francs et des coalisés, redescendu aux vieilles annales du Vatican et rétabli les jésuites. Sa bulle, digne du moyen-âge, fit apparaître, d’abord dans les rangs du clergé, plus tard dans ceux de la société, des hommes qui annoncèrent bientôt la mission de régénérer la nation et la loi, le trône et l’autel. Le roi perdit ainsi soudainement une portion de ses sujets, qui se donnèrent au souverain pontife. En cela, ceux-ci prirent à la lettre la parole de Pie VII, qui ordonnait que la présente lettre — le bref — ne fût jamais soumise au jugement ou à la révision d’aucun juge, quelle que fût l’autorité dont il fût investi. Cependant, cette bulle si absolue est encore de l’ancien évêque d’Imola, de ce prélat si républicain pendant la guerre d’Italie ; elle est de Pie VII, qui, depuis, était venu sacrer Napoléon et Joséphine à Paris. Mais Louis XVIII a la sagesse de ne reconnaître d’autres doctrines que les libertés de l’Eglise gallicane. Ge prince voit assez de troubles autour de son trône naissant, sans en permettre les approches à cet ordre qu’il a entendu proscrire par son grand-père, en 1773, et sa haute raison est justement blessée de ce que le pape ait osé rétablir la compagnie de Jésus sur la demande du schismatique empereur Alexandre et du faible roi de Naples Ferdinand. Mais la nouvelle Eglise, qui s’élève comme une faction politique implacable, ne pardonnera pas à ce prince l’indifférence qu’il témoigne au rétablissement de la secte de Loyola. Aussi, quand le roi très-chrétien sera descendu dans la tombe, le clergé seul manquera à sa pompe funèbre !

En exécution du traité de Paris du 30 mai, un congrès s’ouvrait à Vienne le 3 novembre, et donnait aux peuples le joug de la conquête qu’ils avaient scellée de leur sang. Aucun lien social n’était respecté, ni la patrie, ni le langage, ni la religion. Les hommes étaient distribués comme appartenant au sol dont la politique faisait le partage. Ils n’y étaient ni représentés, ni défendus. Ce trafic insolent et exécrable des princes et des peuples s’appelait le marché des âmes ou la traite des blancs. Il était réglé par les rois, qui venaient de proclamer l’abolition de la traite des noirs. C’était ainsi que l’Europe conquérante recouvrait l’indépendance que Napoléon lui avait enlevée par ses victoires ! La France se proposait de conserver la sienne. Elle était avertie le 30 décembre, par une ordonnance royale, que sa législature était convoquée pour le 1er mai 1815. Mais les diplomates de Vienne et les législateurs de Paris allaient être détournés de l’objet de leurs missions respectives par un événement qui devait ébranler la France et l’Europe, événement qui ne surprit personne quand il arriva, et que personne cependant ne pouvait prévoir.

En attendant cette grande catastrophe, la France reste spectatrice mécontente de sa restauration, qui lui semble chaque jour être plutôt la condition du traité de la conquête que le témoignage du pacte que le roi a fait avec elle. Déjà de toutes parts on réclame l’esprit et la lettre de la Charte jurée. Ailleurs aussi l’on réclame l’exécution du traité consenti à Fontainebleau. Ailleurs l’on travaille à enlever à Murat la couronne de Naples, et enfin une révélation de Vienne apprend au réfugié de l’île d’Elbe qu’il est question de le transporter dans les mers d’Afrique, sous le climat meurtrier de Sainte-Hélène. Napoléon avait pardonné à Murat, et tous deux, unis par le même péril, s’étaient associés aux chances de la même fortune. Mais Napoléon s’était réservé de donner le signal de la guerre à celui qui l’avait reçu de lui tant de fois.

Averti également par les journaux de l’état de la France dans le lieu de son exil, comme il l’avait été dix-sept ans plutôt sur le théâtre de sa conquête, Napoléon réunit sa petite armée, et neuf cents hommes qui ont vu Arcole, Marengo, Austerlitz, Iéna, Wagram, Friedland, Moscou et Montmirail, se jettent avec César sur la flottille qui porte sa fortune. Pourquoi n’attend-il pas que ce congrès, qui le proscrit de nouveau malgré la foi et l’exécution du traité de Fontainebleau, soit dissous, et que ses juges, naguère ses suppliants, soient retournés dans leur patrie ? Leur séparation divisait bientôt leurs intérêts ; ils se fussent trouvés chez eux enchaînés de nouveau par le repos qu’ils avaient perdu depuis tant d’années. Mais la fortune l’entraîne dans l’abîme par la précipitation qui l’a servi tant de fois. Le gant est jeté, a dit Napoléon.... Ses moyens de conquête sur la France sont le mécontentement, le désordre de la patrie, la fidélité, la confiance d’un millier de soldats ! Il n’y a pas d’autres conspirateurs que la cour, le congrès, Napoléon et ses braves.