ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME SECOND

 

GOUVERNEMENT CONSULAIRE.

 

 

Cette révolution est annoncée à l’Europe par l’installation d’un nouveau gouvernement. La république le proclame au nom de la liberté ; son premier magistrat est celui qui vient de la conquérir. Par son ordre, cette liberté se réfugie dans les formes d’un consulat qui a l’initiative des lois, d’un Tribunat qui les discute, d’un Corps législatif qui les décrète, d’un Sénat qui les conserve. Cette création n’appartient point à la théorie de Sieyès, qui avait songé à se mettre à la tète de la république, sous le titre modeste de grand-électeur, en se réservant tous les honneurs souverains, chose devenue impossible le jour où il avait confié le succès de sa révolution au général Bonaparte. Sieyès et son collègue disparurent, non pas dans une tempête, mais dans une combinaison de cabinet. Il fut absorbé avec lui dans ce Sénat qu’il avait créé comme un hospice politique, pour devenir le refuge des exilés du pouvoir. Ils furent remplacés, l’un par Cambacérès, ex-conventionnel, l’autre par Lebrun, ex-constituant. Le ministère offrit également la même bigarrure dans son personnel, dans lequel on remarquait Talleyrand-Périgord et Fouché de Nantes ! Bonaparte, premier consul, voulait réconcilier les intérêts, en rapprochant, ou plutôt en désorientant les partis de la révolution. Il voulait créer une nouvelle patrie dans l’ancienne, et il appelait à cette restauration les notabilités des divers régimes qui depuis dix ans avaient conduit la politique, l’administration et la guerre. Cette marche ôtait tout prétexte à l’opposition, bien quelle la blessât dès le principe par l’esprit même de cette combinaison, et par le choix d’hommes si disparates par leurs antécédents et leurs intérêts. Une autre garantie se trouvait aussi dans la Constitution nouvelle. Elle offrait une stabilité que n’avaient point présentée celles qui l’avaient précédée. Les comités de la Convention où résidait le pouvoir exécutif étaient amovibles. Le Directoire était totalement remplacé après la cinquième année. Le consulat devait durer dix ans.

Éblouie de la gloire de son chef, heureuse aussi d’un changement de domination, la nation paraît ne point remarquer dans la charte consulaire l’absence des titres primitifs de sa liberté, les droits de l’homme, les assemblées primaires, l’indépendance de la tribune législative, et celle de la presse, sans lesquelles il n’y a point de liberté. Elle croit également à Bonaparte et à la république. Mais l’Europe voit plus loin : elle est saisie de stupeur ; elle semble deviner ce qui échappe à la France. La crainte lui donnait des avis que nous refusait la fortune. L’Angleterre surtout, inquiète de l’immense prospérité que sa rivale allait devoir au génie du premier consul, jura à la France un nouveau serment de haine. Aussi, quand, un mois après son installation, Napoléon écrivit au prince régent pour lui proposer la paix, Pitt, l’implacable Pitt, saisi d’une fureur presque prophétique, déclara, que l’Angleterre ne pourrait signer la paix, que quand la France serait rentrée dans ses anciennes limites.

Le 24 décembre 1799, la Constitution de l’an 8 est proclamée. Bonaparte déclare dans ce jour solennel que la révolution est finie. Elle pouvait l’être en effet, mais elle ne fut que suspendue pendant quinze ans. Le 19 février 1800, les palais des rois s’ouvrent aux nouveaux pouvoirs ; les Tuileries aux consuls, le Luxembourg au Sénat, le palais Bourbon au Corps législatif, le palais d’Orléans au Tribu- nat. Le lendemain un Conseil d’Etat composé d’hommes révocables, forme autour du premier consul un sanctuaire politique, devant lequel devront s’abaisser ces grands pouvoirs que la Constitution vient d’établir pour le maintien de la liberté. Les créations se succèdent. La Banque de France est fondée. La France se divise en préfectures. L’Ecole polytechnique est réorganisée. L’ordre judiciaire est reconstruit pour la grande loi civile qui se prépare. Le Directoire avait impolitiquement rompu l’amitié qui nous unissait aux États de l’indépendance américaine, alliés naturels et fidèles de notre révolution. Un traité nous rend cette précieuse alliance, et Bonaparte, réunissant au temple de Mars la cérémonie funèbre de Washington et la présentation des drapeaux conquis à Aboukir, semble déclarer que la gloire des armes appartient tout entière <à la patrie. Aussi la masse de la nation, restée républicaine, adopte avec enthousiasme un nouveau système qui lui semble réaliser pour elle l’établissement d’une démocratie sous un président, et ce président est le héros de l’Italie, de l’Égypte ; il est, dit-on, le libérateur de la France, comme Washington le fut de l'Amérique. C’est ce qu’il aurait dû être, et ce qu’il n’était pas. Il s’est même attaché depuis à réfuter toute comparaison avec Washington et Monck, ces deux extrêmes dans l’histoire des révolutions.

Cependant, jalouse de tant de gages donnés à la prospérité de la France par le premier consul, la Grande-Bretagne a rappelé l’Europe aux armes. L’Autriche a reçu ses subsides avec empressement, mais elle est loin de s’attendre à se trouver seule sur le champ de bataille continental. Vainement elle avait appelé la Russie et la Prusse à la défense de l’Allemagne. Ce n’est pas pour seconder, mais pour observer l’Autriche que la Russie a rassemblé cent cinquante mille hommes. La Prusse, de son côté, fait voyager sa diplomatie entre Paris et Saint - Pétersbourg, pour se ménager l’honneur d’un rapprochement entre le premier consul et l’empereur Paul. Ce prince, aussi exaspéré contre l’Angleterre que contre l’Autriche, posait alors les bases d’une neutralité avec la Prusse, le Danemark et la Suède, et les enlevait à la nouvelle coalition. Il avait vainement demandé au Directoire d’échanger contre des Français les prisonniers russes des campagnes de la Hollande et de la Suisse. Le premier consul saisit habilement cette occasion de séduire ce prince chevaleresque, en lui renvoyant tous les prisonniers russes vêtus à neuf, précédés de leurs drapeaux, et soldés jusqu’aux frontières de la Russie. Une pareille démarche ne pouvait manquer son effet, et, ce qui est assez remarquable, c’est que ce fut l’incendiaire de Moscou, le comte Rostopchin, qui fut chargé de la négociation à laquelle donna lieu cette généreuse démarche.

Dans le même moment l’Angleterre menaçait le Danemark et les États de la Baltique avec une flotte ; elle exerçait un odieux brigandage sur les vaisseaux danois, prussiens et espagnols ; et enfin elle venait de s’emparer de Malte, dont Paul Ier, tout schismatique qu’il était, avait demandé et obtenu d’ètre reconnu grand-maître. Alors ce prince s’était déclaré le chef de la ligue du Nord contre l’Angleterre, avait mis l’embargo sur les propriétés britanniques dans ses États, et en avait chassé les Anglais. Le 8 mars 1800, les consuls de la république déclarèrent la guerre à la maison d’Autriche. Celle d’Angleterre était permanente. Ainsi Bonaparte va soutenir la guerre d’Annibal contre Rome, et celle de Rome contre Carthage.

Par son ordre, Moreau a franchi le Rhin, et en dix jours il a gagné sur les Autrichiens les batailles d’Engen de Moeskirch, et de Biberach. Masséna est moins heureux. Il n’a que 25.000 hommes dépourvus de tout, excepté de valeur, à opposer aux 80.000 hommes de Mêlas : aussi a-t-il dû se replier sur Gênes, dont la mémorable défense fut un long exploit. Mais une armée de réserve est partie de Dijon pour une destination inconnue. Le premier consul, que son ennemi croit absorbé à Paris par les soins du gouvernement, rejoint brusquement cette armée à Genève, pénètre en Italie par la route d’Annibal, reparaît à Milan, et y relève la pierre d’alliance entre la France et l’Italie par le rétablissement de la république cisalpine. Depuis ce jour, les destinées des deux États se consolident, et les mêmes lauriers, les mêmes malheurs doivent perpétuer l’union des deux peuples, attirés déjà l’un vers l’autre par la fraternité du langage. Peu de jours après, le j4 juin, la victoire inespérée de Marengo, qui décide de la liberté et de l’indépendance de l’Italie, annonce à la France et impose à l’Europe de nouvelles destinées.

Mais l’ivresse d’un pareil triomphe est loin d’être sans mélange pour le vainqueur et pour l’armée. Le même jour s’élèvent deux tombes : l’une sur le champ de bataille de Marengo pour le général Desaix, tombé sous le fer ennemi ; l’autre, dans un jardin du Caire, pour le général Kléber, tombé sous le poignard d’un assassin.

La maison d’Autriche n’était pas plus heureuse sur le Danube que sur le Po. Moreau répondait, le 10 juin, par la victoire d’Hochstedt à la bataille de Marengo, et rétablissait, après un siècle, la gloire de nos armes. La prise de Felskirch termine la belle campagne de Moreau. L’armistice de Parsdorf, qui en est le résultat, prépare, ainsi que celui d’Alexandrie, la fameuse paix de Lunéville. Mais il faut l’acheter encore par de nouveaux triomphes en Allemagne et en Italie. L’Angleterre, qui paie l’Autriche pour la guerre, lui fait désavouer les conventions de ses généraux et de ses négociateurs. Le 11 octobre, la reprise des hostilités fut annoncée à Lunéville, au moment où la paix avec l’Autriche allait être signée. L’Angleterre avait voulu y intervenir, et le premier consul voulait traiter séparément. Le but politique de la campagne fut donc de forcer l’Autriche à une paix séparée, et pour cela il fallait prendre Mantoue et Vienne.

Héritière de toute la gloire de nos armes et orgueilleuse de ses nouveaux triomphes, l’armée consulaire rappelait à la patrie ses plus beaux souvenirs. La France est aussi vaincue par l’armée de Marengo ; mais comme la gloire elle- même a besoin de s’allier au bonheur public pour inspirer un intérêt profond, l’on accepta comme certaine l’espérance de la paix, et on se rallia avec une nouvelle confiance autour de celui à qui on allait devoir la fin de la guerre, puisqu’il ne s’agissait que de quelques victoires.

Pour la troisième fois la Vendée était pacifiée. Les royalistes de l’intérieur seuls, plus attachés à leur cause par les périls de la guerre que les émigrés par l’expatriation, cachèrent leurs armes au lieu de les briser. Ceux de l’extérieur, fatigués d’un long exil sans gloire et poursuivis par l’humiliante hospitalité des étrangers, rappelés en France par le premier consul, cédèrent avec joie à l’impérieux besoin d’un repos sans déshonneur, et à l’attrait domestique d’une patrie dont la gloire les vengeait noblement du mépris de l’Europe.

Le parti des niveleurs, qui, selon le célèbre Burke, n’égalisèrent jamais rien, survécut plus longtemps à ce qu’il appelait la réaction de Bonaparte. Il resta aveugle dans sa haine, parce qu’il ne comprit pas, que ce 11’était pas un homme, mais une époque qui le renversait. Accoutumé à remplir depuis longtemps les places et les prisons, ce parti ne jeta qu’un regard irrité sur le passage de l’anarchie à un gouvernement. Ne voyant qu’un homme, il ne vit qu’une usurpation. Doué d’une audace extrême et d’une prévoyance exclusive, il crut pouvoir rester impunément dans toute la rigueur de ses anciens principes ; mais le fanatisme isolé d’une opinion qui ne laisse à ses partisans aucune consolation, au sein d’une prospérité à laquelle elle veut rester étrangère, ne pouvait plus enfanter que de vaines conjurations. Quelques essais dont d’obscurs conspirateurs furent les victimes prouvèrent qu’il n’y avait plus de compositions entre la volonté d’un peuple et l’égarement de quelques forcenés. César habita la capitale sans danger. Le pouvoir acheva la conversion du fanatisme, et plus d’un Brutus devint courtisan.

Un crime signala bientôt les fureurs de cet autre parti, qui, de concert avec le premier, avait été toujours prêt à attaquer les thermidoriens. A l’aide d’une machine infernale, dont l’invention appartenait aux révolutionnaires, il essaya d’accabler le premier consul et de l’ensevelir sous les débris du quartier le plus populeux de la capitale. Ce lâche attentat, qui réunissait à l’assassinat la destruction et l’incendie, fit oublier le poignard du républicain Aréna, qui au moins cherchait lui-même son ennemi et ne voulait que lui pour victime.

Cependant la dénonciation des deux armistices a ramené la guerre en Allemagne et en Italie. Moreau la conduit sur le Rhin. Il doit marcher sur Vienne. L’immortelle victoire de Hohenlinden lui en ouvre la route. Lintz s’est rendue, et l’armistice de Steger a arrêté le vainqueur aux portes de Vienne. Brune est chargé de la guerre d’Italie, mais il semble attendre que Macdonald ait pénétré entre Moreau et lui pour répondre à leurs succès. Macdonald a heureusement rempli la mission du premier consul, et à son exemple, après avoir franchi les Alpes Rhétiennes, il a décidé le sort de la campagne. La cession de Mantoue en est le résultat. Après l’armistice de Trévise et celui de Foligno se termine aussi la guerre napolitaine.

Enfin, Lunéville a revu les négociateurs. Le 9 février 1801 la paix entre la France et l’Autriche est définitivement signée. La nouvelle de cette paix si glorieusement conquise vint surprendre les Parisiens livrés aux plaisirs du carnaval, et la fête populaire de la paix fut improvisée avec une sorte de délire. Bonaparte, qui en était l’objet, put, des fenêtres du palais consulaire, recueillir les votes de cet autre 18 brumaire qu’il méditait.

Jamais la liberté d’un grand peuple ne pouvait succomber à un plus beau péril. Son enchantement se trouva encore justifié le 4 mars suivant par le décret qui prescrivit chaque année l’exposition des produits de l’industrie nationale. Le génie de la guerre, en repos, votait cet hommage à la paix et la léguait à la patrie. Il ne restait à la France d’autre ennemi que l’Angleterre, et cette guerre n’avait d’autre champ de bataille que l’île d’Elbe, où les Anglais occupaient Porto-Ferrajo. La Grande-Bretagne, à qui la ligue de neutralité avait fermé tous les ports du Nord, envoya Nelson dans la Baltique pour y détruire les forces navales du Danemark et de la Suède, et celles de Paul Ier, chef de la ligue, devenu l’allié du premier consul. Plus d’un engagement liait déjà ces deux grands personnages, entre autres celui de marcher de concert à la conquête de l’Inde anglaise par deux armées combinées, quand le mars l’empereur Paul fut assassiné dans son palais par les mains les plus nobles de son empire. La gazette impériale de Pétersbourg annonça que l’empereur était mort d’apoplexie, et trois mois après son successeur reconnut, par un traité de commerce avec l’Angleterre, cet odieux droit de visite contre lequel Paul Ier avait armé l’honneur de ses voisins. La formidable ligue de neutralité maritime fut brisée par les poignards qui égorgèrent son chef, et le Nord tout entier retomba sous le joug britannique.

Ainsi le premier consul demeurait seul chargé de la guerre contre l’Angleterre, qu’il continuait de menacer à Boulogne, non sans avoir éprouvé des échecs maritimes sur l’Océan et sur la Méditerranée, quand tout à coup Pitt, l’irréconciliable ennemi de la révolution de la France et du premier consul, résigna le ministère : lui seul était depuis longtemps un obstacle invincible à la paix. Son éloignement prouva donc que le moment était enfin venu de la négocier, puisqu’on ne pouvait la conquérir.

La France était agrandie par les limites que lui avaient données ses armes, que la nature semble lui prescrire et que la politique aurait dû lui imposer à jamais. Conquise à Hohenlinden et à Trévise, la paix de Lunéville assurait à la république la Belgique et les provinces allemandes de la rive gauche du Rhin ; le Musée national recevait ces chefs-d’œuvre des arts de la Grèce et de Rome, ces trophées italiques que le despotisme d’une autre conquête devait lui enlever un jour. A la voix du premier consul, du dictateur des Etats populaires, les républiques batave, ligurienne et italienne dépouillèrent la forme directoriale et revêtirent la forme consulaire ; l’italienne sous la présidence du premier consul. Il en fut de même pour la république helvétique ; mais celle-ci eut au moins l’honneur de subir une révolution armée, et elle se réorganisa sous la médiation du vainqueur. Rome, Naples, la Sardaigne, l’Espagne, le Portugal, la Bavière et la Russie signèrent également la paix. Enfin, le 25 mars 1802, le traité d’Amiens la proclama au nom de l’Angleterre, de l’Espagne et de la république batave. Un dernier traité avec la Porte-Ottomane acheva le grand œuvre de la pacification du monde.

Sous les auspices des préliminaires de la paix britannique, une grande expédition était partie de Brest et avait soumis Saint-Domingue. Mais elle devait avoir un résultat plus déplorable que celle d’Egypte, sans laisser d’aussi beaux souvenirs. La réunion du Piémont à la république complétait largement ses frontières d’Italie. Les Alpes étaient devenues françaises. La victoire, la paix légitimaient de concert notre révolution et l’élévation de celui qui semblait la terminer. Mais la France eût été trop heureuse. Elle exécuta le traité d’Amiens. L’Angleterre se borna à le signer.

Dès quelle fut prête à recommencer la guerre, elle refusa hautement de rendre Malte et le cap de Bonne-Espérance, et, dès le commencement de 1803, avant de déclarer sa rupture, elle avait préludé par des hostilités sur les côtes de Bretagne. L’invasion du Hanovre par le maréchal Mortier avait été la représaille de cette agression, et depuis l’embouchure de l’Elbe jusqu’au port de Tarente, tous les rivages français et alliés de la France furent fermés aux Anglais. C’est à cette époque que se rattachent ces immenses travaux de Flessingue, d’Anvers, d’Alexandrie, qui seuls suffiraient pour immortaliser Napoléon. Les côtes des deux mers se hérissent de canons, les ports se remplissent de flottilles, et pendant que la Grande-Bretagne déploie toutes ses forces navales, sept armées françaises occupent l’Italie, le camp de Bayonne, ceux de Saint-Malo, de Saint-Omer, de Bruges, de Boulogne et de la Hollande.

A son retour d’Égypte, le général Bonaparte avait trouvé la France ruinée et arriérée par une foule de désordres. Le 18 brumaire avait été fait avec un emprunt ; ce jour il avait osé dire au Directoire : Qu’avez-vous fait de cette France que je vous avais laissée si belle ? Mais par l’impulsion d’un génie extraordinaire, le premier consul avait rétabli totalement le système financier. L’ordre administratif, qui en est la garantie, fut tellement bien organisé dans toutes ses parties, que la France, libérée comme par enchantement, put déjà poser les bases d’un crédit qu’aucune révolution ne devait plus détruire. Au milieu de cette prospérité toute républicaine, un concordat vint la surprendre. Il n’édifia personne, mécontenta tout le parti philosophique de la révolution, et exaspéra le peuple et l’armée. Peu après, la création d’un royaume d’Etrurie jeta un nouveau trouble dans les esprits. On se demanda si c’était un essai que faisait le premier consul. Ce fut un spectacle bien étrange pour Paris, où huit ans plus tôt était tombée la tête de Louis XVI, que celui d’un prince de la maison de Bourbon recevant la couronne des mains qui avaient détruit la royauté, et assistant aux fêtes que lui donnèrent à l’envi les ministres de la république ! Bientôt un sénatus-consulte amnistia les émigrés au nombre de i5o.000 ; un autre fonda, malgré la violente opposition qui éclata au Tribunat, un ordre de chevalerie sous le nom de Légion-d’Honneur. Le principe de cette institution était d’une saine politique ; il consacrait également le mérite civil et le mérite militaire. Mais la forme blessa les partisans de l’égalité, qui avaient voté ou reçu des récompenses nationales. Enfin, au nom de la liberté et de l’égalité, une loi rétablit l’esclavage des nègres, et Saint-Domingue fut perdue pour la France. Il n’était déjà plus temps pour la république de se mettre sur la défensive. Bonaparte disposait de sa conquête et marchait rapidement vers un avenir dont lui seul avait le secret.

Le 8 mai 1802, son consulat avait été prorogé de dix années. Le 2 août, proclamé premier consul à vie, il avait été de plus investi du droit de nommer son successeur ! A peine trente mois s’étaient écoulés depuis la chute du Directoire, que la capitale avait vu se former un gouvernement régulier et puissant, et le culte catholique redevenir privilégié ; elle avait vu inaugurer un trône, rentrer toute l’émigration, fonder une noblesse, abolir l’émancipation des noirs, et consacrer le principe de l’hérédité pour la première magistrature de la république !

Conservateur de la Constitution, le Sénat s’était réservé d’interpréter son mandat. Il le viola en 1804. Ce sénat, composé de vieillards presque tous révolutionnaires, sacrifia ainsi à de plus anciens souvenirs cette liberté qu’il avait vu naître et qu’il voyait mourir. Les habitudes et les intérêts monarchiques, interrompus depuis quelques années seulement par une révolution qu’il crut terminée parce qu’il en profitait, reprirent leur empire. Le Sénat s’empressa de ressaisir l’occasion d’obéir à un seul, et se hâta de préparer la salle du trône, aux pieds duquel il n’a jamais démenti depuis la religion de son ancienne croyance et la servitude de ses premiers penchants. Dès-lors il fut prouvé que ces vétérans de la république n étaient que les remplaçants de la monarchie. En effet, quatre jours après la proclamation du consulat à vie, le Sénat s’investit du droit de changer la Constitution par un sénatus-consulte organique. Il réduit de cent à cinquante les membres du Tribunat, dernier asile où la liberté vaincue pouvait encore rappeler ses souvenirs, et il reconnaît le conseil d’Etat comme une autorité constituée. Cependant, par un jeu cruel de la fortune, dans le même mois qui a vu proclamer Bonaparte consul à vie, Pile d’Elbe est réunie au territoire français, comme si la destinée s’était plue à rattacher à l’élévation de Napoléon l’apanage de sa chute.

Le 31 mars 1804, un Code civil, immortel monument des travaux de cette mémorable époque, couronne le repos et la gloire de la patrie, donne de la majesté à sa puissance, prouve et garantit sa régénération. Plus tard, on y ajouta un Code pénal, qui fut le code du despotisme, comme l’autre était l’œuvre de la liberté.

Toutefois, le bienfait de cette grande loi civile, qui devait régir une partie de l’Europe, trouve le peuple presque insensible à sa promulgation. Paris et la France étaient encore sous le poids de cette stupeur qui, dix jours auparavant, avait saisi tous les esprits, alors que le dernier rejeton de la maison de Condé, enlevé soudainement à la sécurité d’un asile étranger, baigna de son sang les fossés du donjon de Vincennes. Un rapport erroné de la gendarmerie a conseillé cette violation du droit des gens. La précipitation illégale d’une commission militaire a consommé le meurtre du prince, et ce meurtre sera à jamais reproché à Napoléon, dont il n’est point l’ouvrage. Elle doit être éternellement reprochée, dit-il dans ses Mémoires, à ceux qui, entraînés par un zèle criminel, n attendirent point les ordres de leur souverain pour exécuter le jugement de la commission militaire.

Depuis son avènement au consulat, l’esprit conspirateur compte les jours de Napoléon. Sa tète était dévouée alors aux poignards d’une foule d’assassins royalistes. Le conquérant de la Hollande et le vainqueur de Hohenlinden sont leurs complices. Ils attendent avec eux leur jugement dans les fers. D’autres, tels que George Cadoudal, sont libres encore, et si le chef de la république succombe enfin sous les coups de tant de sicaires qui errent autour de sa demeure, c’en est fait de la France : elle est soudainement replongée dans l’abîme des révolutions, creusé sous ses pas par les deux f actions qui ont survécu aux réactions et aux amnisties du 9 thermidor et du 18 brumaire, car déjà Bonaparte était à lui seul toute la patrie. Ses conseillers, ceux qui doivent !e perdre et l’abandonner un jour, au lieu de lui présenter cette fatalité comme la loi impérieuse d’un dévouement sans bornes à la république, lui démontrent que sa toute - puissance consulaire n’est plus un asile suffisant, puisqu’il n’y est pas même garanti par cette immense prospérité dont ses armes, ses lois et ses traités ont doté la patrie. Le Tribunat, où réside l’opposition, est choisi pour émettre le vœu impérial : le Corps législatif le proclame ; le Sénat le décrète ; le clergé le sanctifie. La nation, à qui la royauté consulaire avait déjà fait oublier la république, l’adopte dans sa grande majorité, parce qu’elle a l’instinct de la conservation de cette égalité qui déjà paraît lui suffire. Le 18 mai 1804, les citoyens d’une république sont devenus les sujets d’un souverain, et les généraux de la liberté les maréchaux d’un empire. Mais l’égalité s’agrandit quand la liberté s’efface : ces sujets sont tous appelés aux honneurs du nouvel empire ; ces maréchaux aussi peuvent monter sur des trônes.

Ici s’arrête la liberté du peuple français et commence l’empire ; ici finit Bonaparte et commence Napoléon.

La révolution est suspendue et non détruite, parce qu’elle est le patrimoine du peuple, qui ne peut mourir. Un interrègne de dix ans va lui être substitué par le premier général de la république, tandis que la liberté sera rendue à la France, sous le nom de monarchie constitutionnelle, par la maison royale de Bourbon, que la révolution avait proscrite. Le pacte que la révolution avait fait avec la France était la nation, la loi et le roi ; celui de la république était la liberté, l’égalité, ou la mort ; le pacte de l’empire est l’égalité et la gloire, avec le despotisme. Des mœurs nouvelles apparaissent sur la France, comme un nouveau climat après ces grandes tourmentes de la nature qui déplacent les saisons et modifient les formes de la terre. La souveraineté du peuple passe toute entière aux mains de celui qui, dans dix ans, sur les débris de ce trône qu’il vient d’élever, dira aux députés des départements : Le représentant du peuple, c’est moi.