Le général Bonaparte avait appris, à sa relâche en Corse, la victoire de Masséna, qui fermait aux Russes le champ de bataille, et la mort du général Joubert, qui le replaçait nécessairement à la tète de l’armée d’Italie, contre la seule Autriche. Mais à Fréjus, où il s’entendit saluer unanimement du nom de libérateur, il jugea que le premier ennemi dont il lui fallait triompher était le Directoire. Cette victoire serait aussi une victoire nationale. Il en fut encore plus convaincu pendant le cours de son voyage à Paris. Toutes les populations, se précipitant sur son passage, lui décernèrent, dans les plus grandes communes, par de solennelles acclamations et sous la présidence de leurs propres magistrats, des honneurs inaccoutumés. Alors il put reconnaître que la nation n’attendait que lui pour se déclarer contre le Directoire. Bonaparte se promit d’exécuter cet arrêt de l’opinion qu’il avait déjà prononcé à Alexandrie. Mais, comme le peuple de Paris survivait aux orages de la révolution avec le privilège de décerner les triomphes et de frapper les proscriptions, Bonaparte s’était fait précéder par le bulletin de sa dernière bataille. Aboukir avait donné son nom à un grand désastre et à une grande victoire. L’un avait commencé, l’autre terminé sa conquête. Si, malgré les funestes auspices de la défaite navale, il avait pu accomplir tout son dessein sur l’Égypte, que ne devait-il pas espérer en France, revenant à Paris couvert des palmes de l’Orient ? L’ambition de Bonaparte ne parlait encore à ses concitoyens et à lui-même que le langage d’une gloire offerte tout entière à la patrie, et il était encouragé à ce sentiment généreux, tout puissant alors sur les chefs militaires, par les jugements de cette partialité publique, qui affectait de ne porter en compte au Directoire que les revers et les adversités. Bonaparte avait donné en Italie le premier exemple de cette propriété de la gloire. Il est vrai qu’elle avait été sans mélange. A son retour d’Egypte, Masséna et Brune triomphaient également sans partage. Cette observation ne pouvait échapper à la pénétration de Bonaparte : il jugea tout d’abord le parti qu’il pouvait tirer contre le Directoire de cette justice nationale qui, depuis l’établissement de ce gouvernement et jusqu’à son départ pour l’Egypte, avait été inséparable de succès. Bonaparte l’égyptien fut reçu à Paris le 16 octobre comme deux ans plus tôt y avait été accueilli Bonaparte l’italique. Son arrivée fut annoncée dans tous les spectacles. Le soir même, il apprit que Paris entier était dans son secret et dans ses espérances. Le lendemain, il déclara aux directeurs qu’il n’était revenu que pour sauver la France, et chacun d’eux prit pour lui le serment militaire qu’il jura sur son épée, tant ce qu’on appelle l’état de possession donne de confiance aux gouvernants les plus méprisés. Bonaparte accrut encore cette confiance en reprenant le système de vie solitaire qu’il avait adopté aux phases les plus mémorables de sa fortune, après Toulon et après Rastadt. Paris s’en souvint et se rappela que de cette retraite étaient sortis le 13 vendémiaire, la conquête de l’Italie, celle de l’Egypte. Quant au Directoire, il semblait oublier que sa propre garde, celle des Conseils et les gardes nationales de Paris devaient leur organisation au vainqueur de vendémiaire. La garnison partageait également leur enthousiasme, et les hommes les plus marquants de la république pressaient chaque jour le général Bonaparte de se mettre à la tète d’une révolution. Ceux-ci, qui représentaient les citoyens, lui apportaient la force véritable sans laquelle on ne pouvait réussir. Il ne manquait que la force légale pour entreprendre. Les confidences des trois partis qui divisaient les cinq directeurs complétèrent bientôt l’instruction politique du général. Il la reçut d’abord en homme qui voulait s’en servir contre eux-mêmes ; car, ni lui, ni ses conseillers ne se souciaient de la démagogie de Gohier, de la métaphysique de Sieyès, ou de la corruption de Barras. Mais sollicité d’agir, et ayant en horreur tout mouvement populaire, il donna la préférence à Sieyès, non parce qu’il avait une Constitution toute prête, mais parce qu’il exerçait une grande influence sur le Conseil des anciens. Or, ce Conseil pouvait seul donner la légalité à la révolution projetée, par le droit qu’il avait de transférer la législature hors de la capitale. De cette manière, le Directoire se trouvait isolé. Le 18 brumaire (9 novembre), les Anciens ordonnèrent la translation des Conseils à Saint- Cloud, et investirent le général Bonaparte du commandement général des troupes. La générale fut battue. Bonaparte traversa en conquérant le jardin des Tuileries à la tète des troupes, se rendit aux Anciens, et leur dit qu’il venait sauver la république, et jura, en son nom et en celui de ses compagnons d’armes, l’établissement d’un nouveau gouvernement. Une allocution militaire aux troupes rassemblées sur le Carrousel annonça cette révolution aux habitants de Paris. Dix mille hommes stationnèrent aux Tuileries sous les ordres du général Lefebvre. Moreau, qui lui-même était venu offrir ses services à Bonaparte, alla garder le Luxembourg, résidence du Directoire. Lannes eut le commandement de la garde du Corps législatif, Marmont de l'artillerie et de l’Ecole-Militaire, Berruyer des Invalides, Lefebvre de la ville de Paris, Macdonald de Versailles, Murat de Saint-Cloud, et Serrurier de la réserve. Telle fut l’occupation militaire. Pendant qu’elle s’opérait, la dissolution du pouvoir exécutif se consommait d’elle-même. Les directeurs, informés par la voix publique du décret des Anciens qui mettait l’armée de Paris à la disposition du général Bonaparte et ordonnait la translation des Conseils, se quittèrent brusquement et sans adieux, comme des voyageurs séparés par un ouragan. Sieyès et Roger-Ducos avaient déserté de bonne heure, incognito, et s’étaient réfugiés dans le Conseil des anciens. Barras négocia, obtint des gardes, et partit comme un prisonnier pour sa terre de Gros-Bois. Gohier et Moulins seuls eurent la résolution de venir braver la tempête. Ils protestèrent contre le Conseil et contre le dictateur. Econduits dans cette démarche à la fois loyale et courageuse, ils étaient revenus au Luxembourg, où ils se trouvèrent les prisonniers de Moreau, sans être admis à capitulation. On leur laissa assez de liberté pour s’évader. Les cinq directeurs, trahis par eux-mêmes, furent moqués et oubliés. Leur garde s’était mise d’elle-même sous les ordres du grand capitaine. L’attraction était populaire pour tous les souvenirs du peuple et de l’armée. Les soldats du Directoire y succombèrent ainsi que les citoyens, au nom de cette gloire qui, dès ce jour, se mit à la place de la patrie et séduisit jusqu’à la liberté. Ainsi finit le Directoire. Cette journée du 18 fut la journée des dupes. La nuit qui suivit fut celle des repentirs et des inquiétudes, et la journée du 19 pouvait être celle des périls. La scène changea de caractère. La république fut effrayée de se trouver tout entière aux mains d’un seul homme. La liberté alarmée ouvrit des conciliabules secrets contre une dictature militaire. Les noms de César et de Brutus furent remis en mémoire. On avait été joué, on conspira. La société du Manège, qui dominait dans les cinq-cents, nomma un général pour commander la garde de ce Conseil à Saint- Cloud et l’opposer à Bonaparte. Ce général était Bernadotte. Mais Bonaparte avait fait un autre choix. La situation ne permettait déjà plus d’accommodement ; car Bonaparte voulait changer la Constitution et la forme du gouvernement, tandis que la majorité dans les Conseils ne voulait et n’avait cru agir que pour changer le personnel du Directoire. On se prépara donc, de part et d’autre, dans la nuit du 18 au 19, à une bataille où l’une de deux causes devait périr. Bonaparte avait bien dit aux Tuileries : Cet état de choses ne peut durer : avant trois mois il nous mènerait au despotisme ; mais il avait terminé sa brillante improvisation par ces mots non équivoques pour les hommes politiques et les citoyens : Nous ne voulons pas de gens plus patriotes que les braves qui ont été mutilés au service de la patrie. Cette déclaration n’était pas rassurante pour les amis de la liberté. Aussi le ministre de la guerre, Dubois-Crancé, avait proposé à Gohier de faire arrêter le lendemain Bonaparte sur la route de Saint-Cloud ; Collier lui avait répondu que, comme il tenait les sceaux de la république, Bonaparte ne pouvait faire une révolution ! Il aurait mieux fait de lui dire qu’il se rendrait avec Moulins au sein de la représentation nationale, et que la défection de leurs trois collègues ne nécessitait que leur remplacement, comme au 18 fructidor et au 30 prairial. Mais aussi, pour exécuter cette noble résolution, Gohier ne devait pas, après sa vigoureuse protestation au Conseil des anciens, retourner au Luxembourg, pour y être prisonnier de Bonaparte et de Moreau. En effet, le 19, à Saint-Cloud, les cinq-cents, et les anciens eux-mêmes, tenaient, à l’exception de quelques membres engagés avec Sieyès et Bonaparte, pour le remplacement du Directoire, d’après la Constitution. La nuit avait porté conseil. Bonaparte s’était rendu de bonne heure à Saint-Cloud avec ses troupes. Sieyès, qui n’avait plus d'autre asile que le camp du généralissime, l’avait suivi et s’était fait consigner comme l’otage de sa propre conspiration. Informé bientôt de l’esprit des deux Conseils en faveur du remplacement des trois directeurs démissionnaires, Bonaparte se présente à celui des anciens, où, après quelques objections, qu’il réfute d’une manière énergique, il a la satisfaction de voir ce Conseil capituler, sur la foi d’un futur Sénat. Mais aux cinq-cents, où une violente discussion était déjà
établie, où malgré la présidence de son frère Lucien, il était
personnellement attaqué, de plus sérieux débats l’attendaient. Il allait se
voir en présence de son ennemi et de tout ce qui restait de la république.
Bonaparte s’y présente à la tète d’un peloton de grenadiers. A l’instant’,
mille imprécations retentissent dans la salle : Ici
des hommes en armes ! A bas le dictateur ! A bas le tyran ! Hors la loi le
nouveau Cromwell ! C’est donc pour cela que tu as vaincu ? lui
crie Destrem. M. Bigounet s’avance et lui dit : Que
faites-vous, téméraire ? vous violez le sanctuaire des lois ! En
vain Bonaparte veut parler. Les cinq-cents ne sont pas, comme les anciens,
vieillis par l’âge et la politique. Leurs voix tumultueuses et menaçantes
couvrent celle du général par les cris de Vive la
Constitution ! Vive la république ! Hors la loi le dictateur !
Entouré des représentants, Bonaparte est enlevé par ses grenadiers comme au
milieu d’une bataille, et ils évacuent la salle. Vainement Lucien, qui
préside, veut défendre son frère et demande qu’il soit entendu ; on lui
répond par le cri terrible : Hors la loi ! aux
voix la mise hors la loi du général Bonaparte ! Forcé ainsi
d’abdiquer, Lucien quitte le fauteuil. Un piquet de grenadiers envoyé par son
frère protège sa sortie. Alors, s’adressant aux soldats, il leur ordonne de
rompre l’assemblée. Ces brigands,
s’écrie Lucien, ne sont plus les représentons du
peuple, ils sont les représentons du poignard ! Lucien calomnia le
Conseil ; il devait lui suffire d’avoir défendu son frère. Alors le plus grand attentat fut commis contre la liberté par la violation de la représentation nationale. Après ces indignes paroles de Lucien aux soldats, et bien qu’il eût abdiqué la présidence en déposant les insignes, il était monté à cheval à côté de son frère, et avait osé ordonner l’envahissement de la salle. A l’instant, malgré l’énergique résistance des membres de la législature, ils furent brutalement dispersés, foulés, expulsés par les soldats de Murat, et contraints de se précipiter par les fenêtres de l’Orangerie, où ils étaient rassemblés. La persévérance de leur protestation contre une telle violence honore leur fuite, et le sceau d’un véritable sacrilège reste à jamais imprimé au salut de la France. On fit plus. Comme il fallait sortir d’une position aussi extra-légale, la minorité vendue à la conspiration se rassembla à la voix de Lucien, et, séance tenante, elle osa décréter que Bonaparte, ses généraux et ses soldats, qui venaient de dissoudre la législature par la force, avaient bien mérité de la patrie. Ainsi l’on se servit sans pudeur de cette noble formule, qui avait suffi jusqu’alors à reconnaître les grands services rendus à la république, pour consacrer l’attentat militaire qui venait de la renverser ! Les minorités ont toujours joué un grand rôle dans les révolutions ; car ce fut une minorité, celle du Sénat, sortie presque en entier de ce Conseil des anciens à qui Bonaparte devait son élévation, qui, quatorze ans après, le déclara déchu de l’empire !!! C’était la majorité des cinq-cents qui avait bien mérité de la patrie. Elle avait conservé et défendu toute la pureté de son mandat devant les baïonnettes. Elle s’y était légalement préparée avant l’arrivée du général Bonaparte, en prêtant de nouveau et d’enthousiasme, comme en un jour de gloire et de péril, le serment à la Constitution. Deux légalités s’étaient trouvées en présence. Celle des anciens, qui, en vertu des articles 102, 103, 104, avaient exercé le droit de transférer la législature et de donner à Bonaparte le commandement des troupes, et celle des cinq-cents, qui avaient défendu l’inviolabilité du serment constitutionnel et la franchise de leurs délibérations. L’épée seule de Brennus pouvait faire fléchir la balance. Cette journée du 19 brumaire sera à jamais grande dans l’histoire par ses vicissitudes et ses résultats. Il fallait compléter la victoire. Sieyès, sorti de son incognito, reparut triomphant. Un acte abolit le gouvernement directorial, et lui substitua une commission consulaire, composée de Bonaparte, de Roger-Ducos et de Sieyès. On ajourna les Conseils : soixante-deux républicains en furent exclus. De ce nombre était Jourdan, le vainqueur de Fleurus ! Cinquante représentants formèrent une commission législative, destinée à préparer le travail d’une nouvelle Constitution. Le Luxembourg devint la résidence consulaire. Ce palais revit pour quelques jours encore Sieyès et son ancien collègue. Qui de nous présidera ? dit Sieyès. — Vous voyez bien que c'est le général, répondit Ducos. En effet, le 20 brumaire, après la première séance, Sieyès dit aux nouveaux courtisans du Luxembourg : A présent nous avons un maître. Ainsi se termina en quarante-huit heures, non sans violence, mais sans effusion de sang, une révolution qui allait changer la fortune du monde. La république va être représentée par un dictateur. FIN DU TOME PREMIER |