Le bas-empire de la révolution a commencé. Barras, Reubell, Carnot, Lareveillère-Lépeaux, et Letourneur ont pris les faisceaux. Le Luxembourg, qui était une prison, redevient un palais. C’est là que le pouvoir directorial a établi ses foyers, et y donne bientôt l’idée d’une transaction entre le passé et l’avenir. A son installation, Paris ressemble à une ville long-temps assiégée, soudainement délivrée par une capitulation inespérée. Aussi la joie s’y montre immodérée comme l’a été l’infortune. Une liberté insolente y célèbre, sous toutes les formes, la chute du despotisme conventionnel en présence des cinq directeurs qui l’ont partagé. Cet excès d’ivresse leur dénonce éloquemment la mémoire de toute l’adversité passée. Cette joie est une vengeance, une représaille. La licence des mœurs, qui est aussi un signe d’allégresse populaire, substitue violemment le règne du plaisir à celui de la mort, et la dépréciation elle-même des assignats est l’auxiliaire des nouveaux penchants. Cette époque rappelle la régence et le système de Law. Le crédit est avili par quarante milliards d’assignats, de rescriptions, de mandats territoriaux. Le Directoire doit combattre un péril imminent avec les débris des confiscations révolutionnaires, presque toutes absorbées par la Convention, avec les droits du timbre et de l’enregistrement, ceux des douanes, avec des impositions sur les professions, sur les canaux, les tabacs, etc. ; et il augmente ce péril en appelant au secours de sa pénurie et de ses prodigalités, un des plus dangereux fléaux de toute administration financière, l’anticipation, qui avilit les gages de la confiance, trompe le présent, impose l’avenir, et produit l’arriéré qui les ruine tous deux. Telle fut la carrière financière de la puissance directoriale. Un tel état de choses devait enlever toute considération au Directoire, dont les membres furent souvent divisés d’intérêts comme ils l’étaient de caractères et de sentiments. Il y avait également peu de sympathie entre les deux conseils, et chaque conseil offrait aussi l’incertitude résultant du schisme originel. La législation elle-même ne formait pas un lien absolu entre tous ces pouvoirs, en raison du nombre et de la nature des lois qui étaient sorties de tous les dangers et de toutes les fureurs de la révolution. La volonté de rendre la France libre à jamais était bien le principe dirigeant du gouvernement ; mais l’action de cette volonté était contrariée et embarrassée par les difficultés de l’époque, et le bonheur lui-même du changement d’état nuisait à la restauration. Le désespoir d’obéir à la Convention, que l’on détestait et que l’on redoutait, fut remplacé par une espèce de honte d’obéir au Directoire que l’on ne pouvait ni craindre, ni estimer. Sous l’une, la haine avait été silencieuse ; sous l’autre, le mécontentement s’expliqua. On parut oublier les scènes terribles du passé, pour ne s’occuper que des souffrances du moment. Chacun sentait l’impuissance du nouveau gouvernement. On avait ployé sous la massue d’Hercule ; on dédaignait, en le refusant, un joug plus léger. En recouvrant sa liberté, la nation était devenue trop forte pour se soumettre à un pouvoir qu’elle pouvait contester impunément. La France voulait fermement établir la liberté, mais elle ne voulait pas continuer la révolution. Jamais époque ne fut plus heureuse pour satisfaire à ce vœu national. Le Directoire semblait n’avoir pas senti sa vocation, et s’égarait dans la séduction du pouvoir, comme dans l’application des principes dont la garde lui était confiée. Cette apathie pouvait lui être funeste. En effet, les deux partis, contre lesquels la Convention thermidorienne avait tour à tour déployé sa rigueur, bien qu’affaiblis par leurs défaites, ne cessaient pas d’observer l’ennemi commun. Ils semblaient être tacitement convenus de présenter au Directoire une espèce de bascule offensive, de telle sorte, que le coup, qui abattrait les Jacobins, ferait lever les royalistes. Cependant le Directoire s’honorait par le succès d’une négociation qui pouvait apaiser ses deux adversaires : il venait d’échanger à Basle, l’orpheline du Temple, contre les cinq envoyés de la Convention, livrés par Dumouriez, contre Drouet, maître de poste de Sainte-Menehould, qui avait fait arrêter le roi à Varennes, et enfin contre les plénipotentiaires Maret et Sémonville, chargés d’une mission à Naples, pour le salut de la reine de France, tous iniquement détenus dans les prisons de l’Autriche. La Vendée avait voulu vainement réparer le désastre de la cause royale à Quiberon. L’infatigable Hoche avait détruit ce foyer renaissant de la guerre civile. Stofflet avait péri à Angers ; Charette à Nantes. L’insurrection des Chouans du Berry avait également succombé à Sancerre avec son chef : et une nouvelle pacification, conquise par la force, avait replacé la Bretagne et l’Anjou sous les lois de la république. Mais à peine le parti royaliste belligérant avait-il quitté les armes, que le Directoire était rappelé sur le champ de bataille révolutionnaire par la conspiration de Gracchus Babeuf. Cet inflexible républicain n’avait cessé d’attaquer courageusement toutes les tyrannies depuis le commencement de la révolution ; il avait bravé la terreur elle-même. Echappé aux périls de cette époque, il avait pu se croire invulnérable, et capable de renverser ce que les proscrits de son parti nommaient hautement la tyrannie directoriale. Démocrate passionné, exalté par la doctrine d’un bonheur commun, qu’il voulait donner aux hommes, entraîné aussi par les instances de quelques Montagnards, des Jacobins et des sectaires épars du triumvirat, Gracchus Babeuf se trouva tout-à- coup au sein de la capitale, à la tête d’un parti nombreux, releva au Panthéon la tribune de l’insurrection, et voulut soulever le camp de Grenelle contre le Directoire. Arrêté avec soixante de ses compagnons, il fut enfermé au Temple, dans la même chambre qu’avait occupée Louis XVI. Transféré depuis à Vendôme, il osa proposer au Directoire de traiter avec lui de puissance à puissance. Babeuf fut le dernier tribun de la cause démocratique, à laquelle il avait voué toute l’inflexibilité de ses principes. Il fit trembler le Directoire, et fut sacrifié à la raison d’état, un an après son arrestation, non comme conspirateur, mais comme libelliste. Babeuf n’était pas homme à oublier les traditions de son parti. En plein tribunal il se frappa avec un couteau que son fils, à peine âgé de quinze ans, venait de lui remettre en l’embrassant après sa condamnation. Son ami Darthe se poignarda aussi. Ils furent portés mourants sur l’échafaud : scène horrible, qui n’était plus de l’époque. Ainsi le Directoire appliquait la peine de mort aux délits de la presse ! Dans l’intervalle de ce jugement, une nouvelle tentative de six à sept cents prétendus sectateurs de Babeuf, sur le camp de Grenelle, échoua également ; ils furent presque tous sabrés par les troupes. Mais à peine les Babeuvistes eurent-ils disparu, qu’une conspiration royaliste, conduite par Brottier, Dunan et Laville-Hearnois, espéra aussi séduire le camp de Grenelle qui avait anéanti les révolutionnaires. Les soldats furent encore fidèles, et cette nouvelle entreprise n’eut d’autre résultat que l’arrestation de ses chefs. Toutefois, le parti royaliste survivait à son rival de conspiration, et, comme il était au moins aussi implacable que l’avait été le parti démocratique, il se proposa d’attaquer de front le Directoire aussitôt que les circonstances lui paraîtraient favorables. Pendant que le Directoire triomphait des Jacobins et des royalistes, la fortune préparait, par d'autres succès, une élévation devant laquelle le Directoire et ses ennemis devaient s’humilier un jour. Bonaparte avait remplacé Barras ; devenu directeur au commandement de l’armée de l’intérieur, et, le a3 février 1799, nommé général en chef de l’armée d’Italie, il était allé venger la gloire de Masséna, que l’inhabile Schérer n’avait pas su continuer après la victoire de Loano. En vingt jours, à la tète de trente mille soldats, nus, affamés, presque sans armes, et découragés, il avait défait une armée autrichienne et une armée sarde, conquis le Piémont, et dicté la paix de Turin. Maître, peu de temps après, de Milan, de Venise, de Trieste et de Mantoue, il avait rempli l’Europe de la renommée des victoires de Montenotte, Millesimo, Mondovi, Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli ; et debout sur les débris de quatre armées autrichiennes, il avait mis aux pieds de la république les passions monarchiques de l’Europe. L’Espagne elle-même venait de se lier à la fortune de la France par un traité offensif et défensif ; Naples avait signé la paix sur le bouclier du vainqueur de l’Autriche ; Rome aussi, vaincue et non domptée, avait traité à Tolentino, abandonnant des provinces, et livrant à la république française les monuments de l’empire romain, et les chefs-d’œuvre de ses beaux-arts. Enfin, Bonaparte l’italique venait de fonder la république cisalpine avec les possessions de la maison d’Autriche, celles de l’état vénitien, du duc de Modène, et des légations pontificales. L’État de Gènes recevait également le nom de république ligurienne. Tout servait au dehors la fortune du Directoire. Les armées du Rhin et de Sambre-et- Meuse avaient assuré la conquête de la rive gauche du Rhin par les combats les plus glorieux, et vingt-sept jours d’une retraite victorieuse avaient partagé les regards de l’Europe et la reconnaissance de la France entre Moreau et Bonaparte. Mais placé par son génie sur un théâtre plus élevé, Bonaparte, plus fort que le gouvernement dont il faisait triompher les drapeaux, avait osé s’arrêter au milieu de la marche qui lui avait été prescrite sur la capitale de l’Autriche, et imposait la paix au Directoire comme à la cour de Vienne. Des préliminaires, arrêtés à Léoben, apprirent à la république que la possession de la Belgique et de l’Italie lui était garantie. Quelques mois après, un traité définitif fut signé à Campo-Formio, et stipula la convocation d’un congrès à Rastadt pour la paix de la république avec le corps germanique. Aveuglé par ces succès prodigieux, entièrement dus au génie de nos capitaines et à la valeur ambitieuse de nos troupes, le Directoire avait insolemment rejeté à Lille la négociation britannique, et, par cette conduite impolitique, avait lui-même relevé les espérances du parti royaliste, que la paix avec l’Angleterre eût détruites pour jamais. D’un autre côté, le renouvellement du tiers dans les conseils avait ouvert la législature aux ennemis de la république. Celle-ci n’était compacte que dans les armées. Le Directoire, menacé dans son existence, se vit réduit à les intéresser à sa cause, ouvrit la carrière politique aux gens de guerre, et prépara par un coup d’état militaire celui sous lequel il devait succomber lui-même. Déjà Hoche, tout couvert des lauriers de l’armée de Sambre-et-Meuse, avait, à la tête de ses troupes, franchi le rayon constitutionnel. Les adresses des armées, sollicitées par le Directoire, lui étaient apportées par les généraux dont les services s’attachaient à tant de victoires. Augereau était chargé de lui offrir les vœux menaçants de l’invincible armée d’Italie. Nommé au commandement des troupes de la capitale, le héros de Castiglione devient l’instrument de la politique de trois directeurs. Deux sont proscrits : Carnot pour la cause démocratique, Barthélemy pour la cause royale. Pichegru, le traître aux armées, Pichegru, que le Directoire n’a pas osé poursuivre, présidait le conseil des cinq-cents. Son complice Villot devait, à la tête de la garde des conseils, marcher sur le Directoire, et le mouvement royaliste décidé par un grand nombre de députés, d’écrivains et de gardes nationales, aurait proclamé la royauté. Le jour de l’exécution de cette conspiration était fixé au 18 fructidor (14 septembre). C’est aussi le jour que le triumvirat directorial choisit pour la réprimer. Augereau est dépositaire des listes de proscription ; il se présente hardiment aux troupes des conseils qui le suivent, et en quelques heures, Barthélemy, cinquante-trois députés conspirateurs et une foule de citoyens, sont jetés dans les prisons. Pichegru se laissa prévenir par Augereau ; il n’eut que la pensée du crime, il n’en eut pas le courage. Il répéta à Paris le rôle qu’il avait joué vis-à-vis du prince de Condé à l’armée du Rhin. L’on fut justement étonné de voir proscrire pour une conspiration royaliste, et ces députés, dont la plupart n’avaient que des intérêts révolutionnaires, et Carnot dont, sous ce rapport, l’opinion ne pouvait être suspectée. On vit donc une autre conspiration dans celle que l’on dénonçait ; c’était, comme après le 9 thermidor, celle de l’État contre l’État ; celle de la nation qui voulait une garantie à la liberté, en renversant un pouvoir inhabile à la lui donner. Dès le lendemain on en fut convaincu : le Directoire ou plutôt les révolutionnaires Barras, Reubell et La Réveillière-Lepaux, déshonorèrent leur succès en essayant de recommencer la terreur. Leur barbarie ne prouva pas seulement leur injustice ; ils ordonnèrent la déportation des députés, des journalistes, des prêtres, dans les déserts meurtriers de la Guyane, parce qu’ils n’osèrent prononcer contre eux la peine capitale. Seulement, pour ne point paraître au-dessous de leurs souvenirs, ils relevèrent quelques échafauds, sacrifièrent aux inquiétudes qu’ils n’avaient plus, un petit nombre d’émigrés qui n’avaient point conspiré, et se rendirent méprisables par cette inutile cruauté. Trop faible pour punir et pour pardonner, ce pouvoir purement prévôtal ne fit que signaler davantage une force temporaire, une impuissance politique, et rendre encore plus nécessaire la destruction du gouvernement directorial. Aussi le général qui donnait son nom à l’armée d’Italie, dit hautement qu’il blâmait autant le 19 fructidor qu’il avait approuvé le 18. En effet, le temps des rigueurs et des supplices était passé. Les mœurs s’indignèrent contre ce lâche retour vers un système qu’aucune puissance ne pouvait plus rétablir. Rien ne trahit plus la faiblesse d’une position que la personnalité qui s’attache à flétrir individuellement ceux qui l’occupent. Chacun rassemblait ses griefs ; on exhumait des vieilles inimitiés, et après avoir imprimé le sceau du ridicule ou de la réprobation aux membres du Directoire et des conseils, on formait des vœux ardents pour la chute de ces débiles soutiens de la liberté. Telle était la situation politique extérieure et intérieure de la république, à l’époque du 18 fructidor. Excepté l’impuissance de ses gouvernants, tout était nouveau pour elle : la tactique militaire, la victoire elle-même, la possession des conquêtes, le rang que les traités lui assignaient en Europe, et l’homme extraordinaire qui, à vingt-six ans, donnait à la patrie une telle destinée : c’était trop de grandeur pour le gouvernement directorial. L’arrivée du général Bonaparte à Paris leur révéla cet arrêt de l’opinion, qui avait ôté la dictature à la puissance pour la donner à la gloire. Le Directoire fit une brillante réception au général, qui lui parla de la grande nation, attacha à la paix qu’il venait de conclure, l’ère des gouvernements représentatifs, et la liberté de l’Europe au perfectionnement des lois organiques. Le Directoire ne prit pas pour lui tout l’honneur de cette prophétie, et y répondit par le projet d’une expédition, qui devait éloigner encore de la France la gloire du général. Peu de temps après, on apprit l’arrivée de Bonaparte à Toulon. Une partie de son armée d’Italie y fut embarquée sous ses ordres. Beaucoup de savants étaient attachés à cette expédition inconnue, et la prise de Malte eût encore laissé les esprits incertains sur son objet, si le désastre de notre flotte à Alexandrie, n’eût appris à l’Europe les desseins de la République sur l’Egypte. La retraite profonde où Bonaparte avait vécu à Paris, après l’audience triomphale du Directoire, avait frappé les esprits et l’intérêt général, qui vantait sa modestie, accusait la jalousie du gouvernement. La nouvelle de son débarquement en Egypte, et celle de l’incendie de la flotte qui l’y avait porté, firent éclater de vives inquiétudes, qui trahissaient le secret d’inutiles espérances. Une destinée romanesque semblait réservée à cet illustre exilé de la politique directoriale ; et la France parut y attacher sa propre fortune. Cependant le théâtre des conquêtes de Bonaparte, cette belle Italie qu’il avait laissée heureuse et reconnaissante de sa liberté, ne tarda pas, après son départ, à être troublée par des mouvements hostiles contre les Français. La Russie, excitée par le cabinet de Londres, avait secrètement décidé l’Autriche à rompre le honteux traité de Campo-Formio, et à s’armer encore pour reprendre sa souveraineté sur l’Italie. Nelson qui avait détruit la flotte française en Egypte, était venu montrer sa gloire à Naples, et offrir tous les secours de sa marine contre l’ennemi commun. Ces secours avaient été acceptés. Un général autrichien était venu prendre le commandement de l’armée napolitaine. Rome s’était soulevée ; des Français y avaient été massacrés : l’ambassadeur avait dû quitter cette ville. Le Piémont, aussi, avait rompu la paix, et regrettait trop tard l’occupation de ses places fortes. De cette conspiration, il était résulté pour le roi de Sardaigne et le grand-duc de Toscane, la perte de leurs états ; pour le pape, son emprisonnement et la création de la république romaine. La fuite de la cour de Naples avait terminé cette insurrection, et la république Parthénopéenne avait remplacé son Gouvernement. Le Directoire trouva le moyen de perdre tout le fruit de tant de succès par les fautes de sa politique extérieure, par sa misérable jalousie contre les auteurs de ses triomphes, par ses mauvais traitements envers nos alliés d’Italie, et par l’impardonnable négligence qu’il mit à opposer aux armées austro-russes les forces nombreuses qui étaient inutilement disséminées depuis les Alpes jusqu’à Naples ; car l’Italie était encore redevenue le théâtre et le but de cette invasion menaçante. Elle fut reprise tout entière, malgré les prodiges de valeur de nos faibles armées, sous Moreau, et surtout sous Macdonald. Un général schismatique avait entraîné tout le nord de la Péninsule ; un cardinal avait soulevé tout le midi : ils parlèrent tout deux au nom de Dieu. L’hérésie et l’orthodoxie obtinrent le même résultat, et Souvarow et Ruffo furent justement appelés les libérateurs de l’Italie. De toutes les conquêtes de Bonaparte, il ne resta à la république que Gênes et son territoire : le souverain pontife, qu’il n’avait pas voulu détrôner, était déjà le prisonnier du Directoire. Larévellière-Lepaux, qui s’était déclaré fondateur d’une religion, avait attaché à cet exploit un intérêt de parti. Pendant que le Directoire perdait l’Italie et le pouvoir, Bonaparte faisait la conquête de l’Egypte, et y fondait la dictature des armées qui devait lui donner l’empire de l’Europe. De glorieux combats, plusieurs journées immortelles, telles que celles d’Alexandrie, des Pyramides, du Caire, du Monthabor, d’Aboukir, continuaient, sous ses drapeaux, sa gloire d’Italie. Aux trophées de la victoire se mêlaient ceux des beaux-arts ; et l’institut d’Egypte, pour avoir été temporaire, n’en sera pas moins un des plus beaux monuments que l’empire de la civilisation ait élevé sur la barbarie des temps modernes. Séparé de la France, dont il méprisait le gouvernement, et honteux de sa liberté, qui à ses yeux n’était malheureusement qu’une servitude, le maître de l’Egypte attirait seul tous les regards de l’armée et de sa conquête, et y commençait le rôle de dominateur, dont il avait déjà fait un essai brillant dans tous les états de l’Italie, aux conférences de Léoben, et même dans ses relations avec le Directoire. Celui-ci, accusé par l’opinion pour la perte de l’Italie, inquiété par des intrigues qui s’étaient élevées autour de lui et dans son sein, menacé par les conseils sur lesquels il s’obstinait à vouloir exercer une autorité fructidorienne, déchu de toute confiance par la révélation forcée d’un déficit, avait été obligé de transiger avec l’accusation publique et les haines privées, et de renouveler contre lui seul, le 30 prairial, la révolution que le 18 fructidor avait opérée contre deux de ses membres et les conseils. La révocation de la nomination d’un directeur et l’élimination de deux autres furent les représailles des conseils. Les jacobins trouvèrent l’occasion favorable pour recommencer la guerre. Ils s’assemblèrent au Manège, où ils se constituèrent en assemblée délibérante. Ils eurent la majorité dans le conseil des cinq-cents et dans le Directoire, par l’affiliation secrète de Barras, qui avait toujours mieux aimé conserver le pouvoir que de défendre ses collègues. Le conseil des anciens, soutenu des directeurs Sieyès et Roger-Ducos, défendait seul la dignité de la république et la cause de la vraie liberté. L’affreuse loi des otages et celle d’un emprunt forcé et progressif furent les indicateurs de l’influence révolutionnaire dans le Conseil des cinq-cents : les jacobins avaient hautement levé le masque, et préludaient par de tels avantages. Le réveil de ce parti semblait être la boussole de la Vendée. Elle se réveilla aussi par une guerre politique et religieuse qui produisit tous les maux de la vengeance et du fanatisme : les prêtres assermentés et les acquéreurs de domaines nationaux étaient surtout l’objet des fureurs et de la barbarie des chouans et des Vendéens. Les entreprises du pillage des caisses et des voitures publiques furent organisées : on était attaqué sur les grandes routes par une embuscade ; dans les campagnes, par l’homme qui menait la charrue. Plusieurs chefs obtinrent une funeste célébrité dans l’action de ce brigandage, qu’ils voulurent honorer du nom de guerre civile. Cette dangereuse réaction, qui avait soulevé toutes les provinces de l’Ouest, menaçait d’envahir tout le Midi ; elle s’étendait depuis Evreux jusqu’à Bordeaux et à Toulouse. Le tiers de la France était soulevé, et d’importants avantages avaient relevé la cause des royalistes, dont l’impuissance du gouvernement était toutefois le meilleur auxiliaire. Ici il n’est peut-être pas hors de propos de comparer les partis royalistes qui prirent les armes. Ce fut contre Louis XVI, contre le roi constitutionnel, que l’émigration s’était rassemblée, en 1791, sur les bords du Rhin, à la voix des princes ses frères. Ce fut contre la république, contre la Convention, que la Vendée, aussitôt qu’elle apprit la réclusion de la famille royale au Temple, donna le signal de l’insurrection, le 22 août 1792. L’émigration ne se forma point comme une chevalerie, mais comme une faction violente, mécontente au bout de trois mois, du parti qu’elle avait pris ; déjà désenchantée d’elle-même, et, malgré cette rigoureuse conscience de sa position, procédant contre ses retardataires avec un ostracisme implacable, tant une mauvaise cause rend déraisonnable et injuste ! De sorte qu’il fut bientôt facile de voir que c’était moins encore le retard de la contre-révolution que le désespoir d’avoir quitté la France qui causait son chagrin... Au contraire, c’était à la Vendée qu’était la chevalerie, et cependant aucun des sept princes armés contre la France n’y avait apporté l’oriflamme. Seule de la cause royale, elle se leva pour délivrer et pour venger le roi captif, qu’à l’exemple de ses frères, l’émigration avait abandonné aux orages de la révolution soulevée par elle. La devise du drapeau vendéen était pour le roi ; celle du drapeau de Coblentz était pour l’ancien régime, ce qui était une grande différence. Une autre différence non moins grave caractérisa les deux armées : l’émigration ne marcha qu’avec les étrangers, tandis que la Vendée était toute française ; aussi la guerre de l’émigration, commencée le 23 août par la prise de Longwy, se termina honteusement par la retraite des étrangers, le 20 septembre, après la bataille de Valmy, au lieu que la guerre de la Vendée, soutenue par une puissance de nationalité, dura depuis 1791 jusqu’en 1800 ! Là étaient le péril, le désintéressement, la gloire des armes, le véritable dévouement à la royauté et à la famille de Bourbon, qui ne vit jamais ses drapeaux. La Vendée était une cause, l’émigration n’était qu’un parti. On n’y demandait point, comme dans celle-ci, des preuves de noblesse : le voiturier Cathelineau et le garde-chasse Stofflet y commandèrent sans récrimination l’élite de la noblesse bretonne et angevine ; c’était une république militaire qui combattait pour ses foyers et ses autels sous les insignes royales, et elle eut aussi ses héros. La chouannerie lui succéda et représenta les maraudeurs, les partisans qui survivent à une armée détruite ; la chouannerie ne fut qu’un brigandage organisé qui abusa à la fois du nom de la religion et de celui du roi. Après la campagne de 1792, l’émigration, victime de ses propres auxiliaires, qui avaient fui devant Dumouriez et Kellermann, traitée de captive et maltraitée comme française par la Prusse et l’Autriche, sans espérance, sans retraite, sans drapeau, se dispersa mercenaire dans des enrôlements étrangers, et disparut de la scène politique avec les princes qui la commandaient. La république s’empara de ses asiles du Rhin. L’armée de Condé seule conserva une sorte d’existence militaire au milieu des rangs autrichiens, parce qu'elle resta sous ses chefs naturels. Aussi, ce ne fut pas elle, ce fut l’armée de Coblentz qui, la première, vint frapper aux portes de la patrie. Celle-ci envisagea avec moins d’effroi la terrible république que l’hospitalité étrangère. Dans l’une cependant elle était condamnée à la mort, mais dans l’autre elle était avilie. Il y avait eu une seconde émigration bien différente de la première : celle-ci avait fui la révolution pour la combattre, celle-là fuyait l’échafaud. Ainsi, il doit résulter de ce qui précède que, dans quelques circonstances que la marche actuelle de la révolution puisse placer la France, le système de l’émigration ne se renouvellerait plus. Mais tandis que l’anarchie était dans l’intérieur, la guerre sauvait la France au dehors. L’immortel Masséna vengeait à Zurich les désastres de l'Italie, et recevait le nom d'Invincible de la défaite totale du conquérant Souvarow. Le général Brune illustrait à jamais sa mémoire par la libération de la Hollande et la destruction des armées coalisées de la Russie et de l’Angleterre. La victime d’Avignon était alors le héros de Berghen. Cependant la fatale nouvelle de la perte de l’Italie, de la révolution du 20 prairial, et du grand mouvement royaliste qui partageait la France, était parvenue au conquérant de l’Égypte. Dans le dessein de lui prouver, ainsi qu’à son armée, l’impossibilité de tout retour en France, l’amiral Sydney-Smith avait envoyé au vainqueur d’Aboukir les gazettes de Francfort, qui retraçaient, dans leurs plus tristes détails, l’histoire des désastres et des dangers de la république. Mais l’amiral s’était trompé dans les calculs de sa politique, et Bonaparte, au lieu de voir dans ces récits la loi d’un exil sans terme sur la terre d’Égypte, y trouva l’ordre d’un retour sans retard dans sa patrie. L’Angleterre devait payer bien cher cette combinaison de son amiral. La guerre est une science dont la principale étude doit être celle du caractère du général qui la soutient. Sydney, qui était aussi un homme de résolution, et qui l’avait prouvé en s’échappant de la prison du Temple pour enlever Saint-Jean-d’Acre à Bonaparte, ne devait pas ignorer qu’il avait affaire à un ennemi doué d’une sagacité et d’une détermination peu communes. Aussi, peu de jours après la communication des gazettes de Francfort, le 22 août 1799, le général Bonaparte déposa ses pouvoirs dans les mains du plus illustre de ses généraux, et s’embarqua à Alexandrie pour la France, avec un petit nombre d’amis de sa fortune. Cette défection, que l’on peut regarder comme un crime militaire, fut un bienfait politique. L’Égypte fut perdue, et la France fut sauvée. En osant quitter ses drapeaux, Bonaparte apportait avec lui son impunité ; en abandonnant une conquête, il en méditait une autre ; en abordant seul sur le territoire de la France, il défiait ses juges et les renversait. De nombreux auxiliaires, qui ne l’attendaient pas, préparaient le succès de cette audacieuse entreprise. A l’ombre des autels de la patrie avaient paru, à différents intervalles, des hommes que le génie de l’intrigue rendait plus forts que la liberté. Liés à sa cause seulement par des calculs, ces hommes entraînaient après eux la foule de ceux qui n’osent rien loin d’un drapeau, et, régulateurs par nature, ils étaient acteurs par nécessité. Les ressources de leur esprit leur avaient ouvert une carrière sans bornes et sans obstacles ; ils avaient plus d’une fois exercé l’empire sous des chefs qui en avaient toutes les marques, et semblaient dédaigner les dignités suprêmes dont ils faisaient toute la force : ils méprisaient également les crises sans gloire et sans avenir qui avaient signalé des élévations passagères. De tels personnages étaient impatiens de secouer la responsabilité de leur propre influence, et d’attacher enfin à une fortune moins aventurière les talents qui leur avaient donné des amis et des ennemis si peu recommandables. Les chefs militaires, qui avaient conquis leurs grades au péril de leur vie pour le salut de la patrie, avaient perdu aux armées l’habitude des relations populaires, et, après avoir confondu l’indépendance avec la liberté, n’avaient plus compris l’égalité que dans l’obéissance. Le joug du nivellement civil devenait insupportable pour des hommes qui n’attendaient rien de la reconnaissance du peuple, et qui avaient à craindre de son ingratitude et de sa jalousie. Une ligue secrète d’aristocratie, de puissance et de fortune s’était formée avant la chute du Directoire. Les hommes d’État, les généraux, les capitalistes et les propriétaires appelaient impatiemment, de tous leurs vœux, une époque qui classât les talents, les services et la richesse. Cette époque fut déterminée par le retour imprévu du général Bonaparte. Le 9 octobre, il aborda dans la baie de Saint-Rapheau, près Fréjus, après six semaines de navigation sur une mer que parcouraient en tous sens, depuis l’expédition d’Egypte, les flottes britanniques. C’est ce qui fit dire que le départ du général Bonaparte avait été concerté avec l’amiral anglais pour qu’il vînt en France rétablir la royauté, tant ce retour parut miraculeux. Dans peu de jours, Bonaparte sera un Cromwell pour les républicains, et un Monck pour les royalistes. |