ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER

 

CONVENTION NATIONALE.

 

 

Le 22, la Convention ouvre sa session par des cris de victoire, et la gloire militaire s’attache dès ce jour aux drapeaux de la république, pour balancer dans l’histoire la mémoire des attentats qui doivent encore souiller le sol de la patrie.

La Convention se forme sous les auspices de la terreur et de la gloire, dont elle jure de mener de front les redoutables intérêts, n’importe par quels moyens, n’importe par quels sacrifices. Elle tiendra ce serment inouï dans l’histoire. La nation, qui la déteste, le tiendra également, et c’est le despotisme d’une telle monstruosité qui s’appellera le Génie de la. Convention !!!

Cette assemblée renfermait dans son sein, au moment de sa formation, un foyer de guerre civile. Le combat continuait entre les Girondins et les Jacobins, et ne devait finir que par la destruction des deux partis. D’un côté sont les premiers orateurs et les véritables soutiens de la liberté, Brissot, Guadet, Gensonné, Vergniaud, Pétion, Barbaroux, Louvet, Condorcet, etc. ; de l’autre, Danton, Robespierre, Couthon, Saint-Just, Collot-d’Herbois, Carrier, Fouché, Barrère, Billaud-Va- rennes, etc., noms affreux qui méritent leur immortalité.

Ces factions ennemies firent l’essai de leurs forces, soit par des attaques ouvertes, où ils révélèrent à la France le mystère des passions qui les divisaient, soit par de sombres intrigues, où la dépravation était l’auxiliaire de la peur qu’ils s’inspiraient mutuellement. Gladiateurs à la Convention, politiques aux Jacobins, mais toujours en présence, ces terribles athlètes ne se perdaient pas de vue un seul moment, A la tribune de l’assemblée, on débattait la question d’un triumvirat et d’une dictature, et cette question était toute jugée. Couthon, Danton, Robespierre, étaient déjà les triumvirs. L’anarchie exerçait la dictature que lui disputait hautement la monomanie sanguinaire de Marat. A la tribune des Jacobins, on luttait pour accaparer les suffrages des Marseillais ou ceux de la populace : les Girondins pour éteindre la royauté, ce qui fondait la république ; les Jacobins pour tuer le roi et leurs ennemis, ce qui fondait la terreur. Marat éclaira la discussion. On le dénonça pour avoir demandé deux cent soixante mille têtes : il en avoua soixante-dix mille ! Il était si méprisé qu’on accepta cette étrange justification. Robespierre n’était plus méprisé. Un député déchira le voile qui dérobait la silencieuse atrocité de son âme, et le désigna comme l’auteur des massacres de Paris, que Danton avait ordonnés. Robespierre profita de cette accusation pour laisser croire à sa complicité ; il n’osait pas encore paraître audacieux : il préféra de laisser peser sur sa tête la responsabilité du crime d’un autre, et n’en demeura que plus implacable. Au reste, un ministre de la justice avait ordonné les massacres de septembre sous la Législative ; un autre ministre de la justice les justifiait sous la Convention ; il disait : Cette tempête devait épurer l’atmosphère de la France.... Les glaives ne se promenaient pas au hasard.... Il s’agissait de travailler à l’édifice du véritable ordre social sur des vues un peu étendues.... Quelle horrible association de mots renferment ces paroles ! la tempête, les glaives, le hasard, l’ordre social !!!

En regard de ces fougueux plébéiens qui se disputaient corps à corps les trophées de la guerre civile, ceux qui conduisaient la fortune de la guerre étrangère étaient tous, excepté Dumouriez, Kellermann et Beurnonville, nés dans les rangs les plus élevés de l’aristocratie. Biron, Lafayette, Valence, Custine, Di lion, Dampierre, Montesquiou, Harville, Labourdonnaye et le jeune duc de Chartres, soutenaient, à la tête de nos armées, la véritable noblesse du sang français ; et tandis que la Convention décrétait la mort contre tous ceux de leur caste qui attaquaient la France sous le drapeau de l’émigration, elle décernait justement des palmes civiques à ceux qui prenaient Chambéry, Francfort et Mayence, qui délivraient Lille, qui gagnaient la bataille de Jemmapes ; à ceux enfin dont la valeur donnait à m la France ces frontières que le génie de Du- mouriez lui avait tracées entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées.

Le procès du roi suspendit quelque temps la lutte de ces inimitiés et l’ivresse de ces victoires. Il devint le grand ordre du jour de la Convention. Les irréconciliables ennemis qui la divisaient s’étaient tous accordés pour commettre cette détestable forfaiture ; une égale impatience en avait hâté le moment. Dès sa première séance, la Convention, sur la proposition de Collot-d’Herbois, avait décrété l’abolition de la royauté.... Ce décret, dont retentit toute la France, proclamé dans la cour du Temple, n’avait été que trop bien compris par r le roi. Dès ce jour, Louis s’est résigné à être la victime expiatoire des crimes de ses oppresseurs. Il est le prisonnier de cette commune qui s’est enorgueillie des massacres de septembre. La délation entoure le Temple, quelle assiège nuit et jour. La menace seule et l’outrage interrompent le silence de la captivité du monarque déchu. Une famille éplorée l’environne seule encore de ses vaines douleurs ; mais bientôt on lui ravit jusqu’aux droits sacrés du malheur ; la pitié reste muette et insensible à ses infortunes : un mur impénétrable s’élève entre un père et les objets chéris de ses affections. Tous les amers chagrins, toutes les peines de ces illustres victimes de l’adversité sont ensevelies dans un silence profond. Le public n’entend que les cris de fureur qui s’élèvent contre Louis XVI et qui demandent son jugement. Ce prince, doux, patient, inoffensif sur le trône et dans les fers, n’est plus nommé à la tribune que le tyran, le roi parjure, l’assassin du peuple ! Les pétitions des clubs anarchistes demandent journellement sa tète à la Convention. Louis XVI connaît dans toute son étendue le péril qui le menace ; mais par une faveur que le ciel accorde à une telle infortune, son âme, naguère pusillanime et indécise, s’élève tout-à-coup au-dessus du danger, et trouve en elle-même assez de force pour cacher le pressentiment du sort qui l’attend à tout ce qui lui est cher. C’est sur la reine, c’est sur ses enfants, sur Élisabeth sa sœur, que se réunit toute sa sollicitude, et c’est pour ces êtres chéris qu’il s’oublie lui-même. Le 8 octobre 1792, la Convention décrète que Louis XVI peut être jugé, et qu’il le sera par elle.

L’inviolabilité du roi et de sa famille était une loi qui ne pouvait périr que par une convulsion telle que celle du 5 octobre, du 10 août et du 5 septembre ! ! ! Provoquée par les imprécations des tribunes, par les menaces des égorgeurs de Paris, dévorée elle-même de la soif du sang de Louis XVI, la majorité de la Convention présentait déjà l’image de cette tempête qui allait tout bouleverser et tout engloutir. La Constituante n’était déjà plus pour elle que l’ancien régime, l’aristocratie de la liberté, et la royauté une usurpation gothique dont le titulaire était par cela seul un criminel. La Convention aussi se déclarait constituante, et elle poursuivait en rivale la législation nouvelle. Mais c’était par le sang qu’elle voulait régénérer la régénération de 1791. Un an à peine s’était écoulé, tout était déjà trop vieux pour la féroce ambition des nouveaux sectaires. Vainement, dans les séances qui suivent celle du 7 novembre, l’inviolabilité du roi trouve à la tribune d’éloquents défenseurs :

Le roi, disent-ils avec une raison puissante, a subi la peine de la déchéance, sans un tribunal qui la prononçât, et d’après la seule forme possible, celle d’une insurrection nationale.... la France ne peut plus rien contre lui... Il n’est pas nécessaire d’examiner la compétence de la Convention : le 10 août, tout fut accompli pour Louis XVI ; le 10 août, il cessa d’être roi ; le 10 août, il fut mis en cause, jugé, déposé, et tout fut consommé entre lui et la nation.

Mais les adversaires de cette inviolabilité ne la regardaient plus que comme une superstition déjà vieillie, et Saint-Just résumait leur doctrine en s’écriant avec l’accent d’une étrange conviction :

Le roi n’est pas un citoyen, il doit être jugé en ennemi. Sa procédure n’est point dans la loi civile, elle est dans le droit des gens.... Juger un roi comme un citoyen ! ce mot étonnera la postérité froide.... Régner, seulement, est un attentat contre lequel chaque homme a un droit particulier.... On ne peut régner innocemment : la folie en est trop grande.... Un jour on s’étonnera qu’au dix-huitième siècle on ait été moins avancé que du temps de César. Là, le tyran fut immolé en plein sénat, sans autre formalité que vingt-trois coups de poignards, et sans autre loi que la liberté de Rome.... Je ne perdrai jamais de vue que l’esprit avec lequel on jugera le roi est le même que celui avec lequel on établira la république.... La mesure de votre philosophie, dans ce jugement, sera aussi la mesure de votre liberté dans la constitution.

 

Des hommes généreux, tels que Rouzet, Faure et Fauchet, combattirent avec l’éloquence du sentiment, de la justice et de la raison, les atroces sophismes de Saint-Just. La question des subsistances, qui s’agita sur la fin de novembre, au lieu de suspendre celle de l’inviolabilité, s’y rattacha par l’odieux artifice d’un mouvement oratoire de Robespierre, au sujet de la tranquillité publique : Il n’y a qu’un moyen de l’assurer, s’écrie-t-il, c’est de condamner demain le tyran des Français.... Après demain vous statuerez sur les subsistances, et le jour suivant vous poserez les bases d’une constitution libre. Robespierre, Saint-Just et les Jacobins voulaient une exécution et non un jugement. Il n’a manqué à cette horrible époque que de renouveler au sein de la Convention le meurtre de César ! Louis XVI eut péri dans une tempête ; il n’y aurait pas eu de régicide, il n’y aurait eu qu’un meurtre commis sur un accusé par des assassins.

Mais les politiques de la Montagne, qui étaient loin de compter sur les Girondins pour la condamnation du roi, voulaient envelopper la nation comme complice dans l’exécution de cet attentat, et s’efforçaient de la compromettre tout entière par l’organe de ses représentants. Le 3 décembre, la Convention déclare que Louis XVI serait jugé par elle. Elle décrète la peine de mort contre quiconque voudrait rétablir la royauté, sous quelque dénomination que ce puisse être. Ce n’est pas encore marcher assez vite pour Robespierre : il demande pour la troisième fois que le-roi soit jugé sur-le-champ, et Pétion parvient à faire décréter que la Convention s’occupera chaque jour, pendant six heures, du jugement de Louis XVI. Dès-lors on travailla sans relâche à l’acte d’accusation, et les jours du roi furent comptés. Il devait comparaître, pour répondre sur les faits de cet acte ; après cette comparution, il lui était accordé deux jours pour se défendre, et le jour suivant le jugement devait être prononcé par appel nominal, afin que nul ne pût se soustraire à sa responsabilité. Le roi fut cité à comparaître le 11. Santerre commande l’escorte ; Barrère préside la Convention !

On avait trouvé aux Tuileries, dans une armoire dont la porte était en fer, une foule de papiers de la plus haute importance, relatifs aux événements de la révolution, aux correspondances secrètes de la cour avec l’étranger, aux arrangements convenus entre celle-ci et Mirabeau, et enfin aux actes qui avaient fait prononcer la déchéance. Ces papiers composaient en grande partie l’acte d’accusation. Louis XVI, interrogé, répond, au lieu de garder le silence et de récuser ses juges. Cette dernière conduite, plus favorable dans sa position, eût accru l’émotion involontaire que sa présence avait fait éprouver aux conventionnels, et même aux tribunes. Il répond, il est vrai, avec calme ; mais dominé par la faiblesse qui l’a décidé à répondre à Barrère, il se laisse entraîner à un système de dénégations sur des faits dont les preuves lui sont opposées. Le roi est tout-à-coup descendu à la condition d’un accusé ordinaire, et il a la douleur de voir s’évanouir une partie de l’intérêt qu’il avait inspiré lors de son arrivée. Cette scène déplorable pour la majesté royale dura plus de trois heures ! Le roi s’entendit accuser des attentats des 5 et 6 octobre et de ceux du 10 août ! On osa lui dire qu’il avait fait répandre le sang du peuple le 10 août, tandis qu’il était prouvé que, de la loge de l’assemblée, qui était devenue son seul asile, il avait envoyé M. d’Hervilly défendre aux Suisses de résister ! C’était le 10 août que la fortune avait réservé à Louis XVI pour mourir en roi ou pour détruire l’anarchie.

En rentrant au Temple, Louis XVI avait déjà perdu ce qu’on accorde aux autres infortunés. Sa famille était éloignée de lui. On avait dépouillé le roi, on voulut encore dépouiller l’époux, le père, tout l’homme enfin. La solitude autour de lui, la mort devant lui et l’incertitude sur le sort réservé à sa famille : telle est la condition du monarque.

Cependant des hommes généreux se présentent en foule pour être les défenseurs de Louis, non les armes à la main, mais dans un plus grand péril, devant cette Convention qui se forme en implacable jury d’accusation et de jugement. Parmi eux est un vieillard consulaire, un ancien ministre de Louis XVI, le premier des magistrats de la France, celui qu’on appelle le vertueux Malesherbes. Malgré les supplications d’une ancienne amitié, il a quitté l’asile qu’elle lui avait donné en Suisse ; un devoir plus sacré lui commande de revenir à Paris, aussitôt qu’il apprend la détention de Louis XVI ; je sais que je dois mourir, répond-il, mais c’est à moi de défendre le roi. Malesherbes écrit au président de la Convention cette lettre immortelle comme sa mémoire. J'ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître, dans le temps que cette fonction était ambitionnée par tout le monde : je lui dois le même service, lorsque c’est une fonction, que bien des gens trouvent dangereuse. Le roi avait choisi Tronchet et Target qui refusa, et accepta Malesherbes qu’il croyait loin de lui. Il saisit avec empressement ce bonheur inattendu, qui venait tout à coup le visiter dans son adversité, et la tour du Temple s’ouvrit au vieux ami de Louis XVI. C’était ce même Malesherbes qui, avec Turgot, avait voulu que le roi conjura la révolution, en donnant à la France les institutions qui devaient en prévenir les effets : c’était Malesherbes, ministre disgracié, qui venait assister aux derniers moments delà victime auguste de cette révolution ! L’entrevue fut déchirante ; ce souvenir douloureux du passé que la vue de son ministre renouvela dans le cœur de Louis était à lui seul un supplice, dont la douleur ne pouvait être adoucie que par leurs larmes communes. Le roi retrouvait un ami, et la vertu de Malesherbes lui rendait toute sa force. L’avocat Desèze fut appelé ensuite pour compléter le travail des deux défenseurs du roi, composer la défense et la prononcer.

Cependant de violents débats agitaient la Convention. Quelques revers essuyés par nos armées, la cherté des subsistances et surtout la rivalité menaçante des Jacobins et des Girondins partageaient et soulevaient les opinions sur le jugement du roi. Les deux partis désormais en présence, avaient chacun leur drapeau. Les Jacobins défendaient le duc d’Orléans, dont le bannissement était proposé, parce que les Girondins s’opposaient à la condamnation de Louis XVI. Ces attaques mutuelles, ces haines invétérées ne devaient pas même cesser par l’effusion du sang des deux princes, et ces violents débats servaient de prélude à d’autres débats plus forcenés encore.

Le 26 décembre, la défense du roi était prête. Louis XVI est conduit à la Convention assisté de ses conseils. Il est assis entre Malesherbes et Tronchet. Desèze prononça la défense. Elle était simple, l’acceptation de la constitution par le roi mettait au néant tout ce qui l’avait précédé ; la déchéance avait puni ce qui avait suivi, et l’inviolabilité lui restait. Louis ajouta quelques paroles à la défense de Desèze, et se confiant peut-être encore en la justice de sa cause, parla quelque temps avec une sérénité qu’aucune émotion ne trahit un seul moment.

La Convention fut loin de partager le calme que Louis avait montré devant elle. L’orage suspendu pendant la défense du monarque éclata bientôt après son départ. Au milieu de cette tempête, où le cri de mort se fait entendre contre le roi, Lanjuinais s’élance courageusement à la tribune et déclare que la Convention n’a pas le droit de le juger. Cependant la discussion s’est ouverte le lendemain, et Saint-Just ose tirer ses arguments pour la condamnation du roi de la tranquillité même que ce prince a montrée la veille. Robespierre, également invariable dans le vote qu’il n’a cessé d’émettre, voudrait que l’on procédât de suite à l’appel nominal. Vergniaud, le chef et le grand orateur des Girondins, terrasse Robespierre par une des plus éloquentes improvisation, dont le salut du roi est l’objet. Rabaut de Saint-Etienne, par une violente allocution aux anarchistes de l’assemblée, s’était également révolté contre le droit déjuger Louis XVI. La question de l’appel au peuple est également agitée. Barrère reprenant froidement la discussion, qui durait depuis plusieurs jours, détruit l’impression que Vergniaud avait produite. La clôture est prononcée, et le fatal appel nominal est fixé au 14 janvier. L’année 1792 expire sous ces affreux auspices : l’année du régicide va commencer.

En prononçant la suspension de Louis XVI au retour de Varennes, l’assemblée constituante s’était investie elle-même du droit d’intenter un procès au roi, considéré comme premier magistrat du royaume. En prononçant sa déchéance le 10 août, l’Assemblée législative avait mis fin à la monarchie. L’exercice de la souveraineté du peuple ne pouvait aller au-delà ; mais la Convention, qui en méconnut les limites, eut la perversité de ressusciter pour ainsi dire le roi, dans le dessein d’en faire un accusé que la loi n’avait pu rétroactivement condamner. Elle se constitua violemment en jury spécial, de représentation politique qu’elle était, pour détruire un homme qu’elle ne considérait pas même comme lin citoyen. Elle viola, elle défigura son mandat. Elle trahit le peuple, en jugeant le roi en son nom : aussi cette complicité ne fut-elle jamais acceptée par la nation. La stupeur de Paris le prouva ; et de plus, l’abjuration de cette exécrable forfaiture fut solennellement consacrée par les débats fameux dont la Convention devint elle-même le théâtre. En présence de l’accusé, la Convention avait pu être implacable ; en présence de la peine, elle eut la gloire de se montrer faible. Cette inspiration de la justice fut d’autant plus franche, que Louis XVI avait été déclaré coupable à la presque unanimité des voix, et que sur la question de l’appel au peuple, deux cent quatre-vingt-quatre voix seulement votèrent pour, tandis que quatre cent vingt-quatre votèrent contre. Mais toute l’attention se concentra sur la question de la peine, et la majorité reculait devant l’arrêt de mort.

Il fallut quarante heures pour l’obtenir. Le combat de la barbarie et de la pitié prolongea pendant les quarante heures l’appel nominal de sept-cent vingt et un votants, tant il y avait d’opposition entre eux. Enfin l’iniquité l’emporta sur la justice, la férocité sur la compassion, bien que les Montagnards fussent en minorité, et vingt-six voix envoyèrent le roi à l’échafaud ! Entraînés par une fatalité qui souilla leurs principes, et déshonora leur cause, les Girondins donnèrent cette majorité funeste qui manquait à leurs adversaires. Vergniaud, leur chef, présidait l’assemblée. Il vota pour la mort. Les Jacobins insultèrent avec raison à cette lâche complaisance, dont ils profitèrent pour saisir le pouvoir. Ils avaient inventé la fierté du crime. Elle leur resta tout entière.

Cependant le 19 janvier, comme compensation du rejet de la proposition de l’appel au peuple, on agita la question du sursis à l’exécution. Mais l’horreur du fatal arrêt avait tellement fasciné les esprits, que le sursis fut rejeté à la majorité de trois cents quatre-vingts voix contre trois cent dix, c’est-à-dire à celle de trente-cinq voix tandis qu’il n’y en avait eu que vingt-six pour la condamnation ! Ce qui serait inexplicable, si dans cette séance il n’y avait pas eu trente-un votants de moins que la veille.

Louis XVI, qui depuis le retour de Varennes avait dû se résigner à ne plus régner, depuis le 25 décembre s’était résigné à mourir. Avant de teindre la France de son sang, il l’avait purifiée par son immortel testament ; il lui avait légué ce dont il pouvait disposer dans les fers : le pardon et un grand exemple. Dans cette solennelle déclaration où se peignent également la sérénité de son âme et la force quelle venait d’acquérir, le roi n’a rien oublié....

Si au milieu des vœux régicides dont retentissait la Convention, l’appel au peuple eût obtenu la majorité, et que le peuple eût banni Louis XVI, la France aurait applaudi, et l’Europe n’aurait vu qu’un proscrit de plus : celle-ci n’eût pas fait de plus grands efforts, celle-là n’en eût pas moins résisté avec succès. Le jugement du peuple n’en aurait pas été moins bien sanctionné que celui de la Convention. L’hospitalité anglaise n’eût pas été moins généreuse, et les souverains n’eussent pas été plus éloignés de reconnaître la Convention, le Directoire et l’empire, et de traiter avec eux. L’établissement de la république ne tenait nullement à la vie du roi ; elle existait de fait avant la déchéance, qui la fonda. L’assemblée constituante n’avait élevé aucune barrière pour l’empêcher, et elle-même en portait les germes dans son sein. Cet événement était aussi inévitable, que la mort du roi était inutile aux intérêts de la république.

La religion du crime ne tarda pas à s’établir. L’échafaud de Louis XVI en sera l’autel. L’arbre de la liberté, dit Barrère, ne peut croître qu’arrosé du sang du roi. Le tyran vit encore ! s’écrie Robespierre. Le 20 janvier, l’arrêt est apporté à Louis XVI ; il demande un sursis de trois jours : on le lui refuse. Mais les bienfaits de la mort, qu’il doit subir le lendemain, lui sont tous accordés avec une sorte de libéralité, tant les bourreaux se plaisent à parer la victime qui ne peut plus leur échapper. Non- seulement Louis XVI va revoir sa famille, dont il est séparé depuis quarante jours, mais encore il la verra sans témoins. Il demande un prêtre ; on l’invite à désigner celui qu’il veut appeler. C’est l’abbé Edgeworth. Il est vrai que la Convention passe à l’ordre du jour quand le roi recommande à la nation ses serviteurs pauvres et infirmes ; mais elle a la barbarie de lui faire signifier qu’elle prendra soin de sa famille.

Cette famille lui est enfin rendue. Les dernières heures de la journée du 20 ont réuni non plus le roi, la reine, le dauphin, madame royale et madame Elisabeth de France, mais une famille éplorée, dont le chef n’a plus que des adieux éternels à faire à sa femme, à ses enfants et à sa sœur chérie. Ces adieux sont trop déchirants pour être renouvelés. Le cœur humain se briserait à l’idée d’une dernière séparation. Louis XVI le sent encore plus pour les siens que pour lui-même : il les trompe ; il leur laisse entrevoir l’espoir de les embrasser encore le lendemain. Mais le fidèle Cléry a reçu les ordres de son maître ; il doit l’éveiller à cinq heures pour se préparer au dernier sacrifice avec l’abbé Edgeworth. Après un sommeil profond et paisible, Louis se confesse, communie, donne à Cléry ses dernières instructions, et quand le roulement du tambour annonce Santerre : Je suis prêt, lui dit-il, d’une voix ferme. Le trajet du Temple au lieu du supplice dura une heure. Sans doute l’infortuné Louis XVI se rappela, au pied de l’échafaud de la place Louis XV, que seize mois plutôt il recevait au même lieu les applaudissements et les vœux de ce même peuple, qui s’y rendait en foule pour voir tomber sa tête.

Une armée avec du canon avait escorté le roi depuis la tour du Temple jusqu’au lieu de l’exécution ; une autre l’y attendait. Partout, sur son passage, sur la place Louis XV, la terreur qu’inspira ce spectacle commanda un affreux silence. Lui seul avait un visage serein, et conserva jusqu’au moment fatal ce calme sans ostentation et sans efforts, qui honore les derniers instants d’une victime pure et résignée. Mais quand les bourreaux voulurent porter les mains sur lui pour le déshabiller et lui lier les bras, le roi reparut. Louis XVI les repoussa violemment. Un mot de l’abbé Edgeworth le décida cependant à subir tout son sort ; il obéit en chrétien, et lorsqu’il fut sur l’échafaud : Allez, fils de saint Louis, montez au ciel ! lui cria d’une voix forte le confesseur de son martyre. Français, dit le roi, je meurs innocent. Je pardonne à mes ennemis. Je désire que ma mort... Santerre ordonne un roulement de tambours, et la tête de Louis tombe !!!

Louis XVI, disait le vertueux Malesherbes, fut aussi pieux que Louis IX, aussi humain que Henri IV. Sa seule faute consiste à s’être conduit trop souvent comme le père de ce peuple, et pas assez comme son roi. Louis XVI définit mieux sa faute dans son testament, quand il dit : Je pardonne à ceux qui, par un faux zèle, où par un zèle mal entendu, m’ont fait beaucoup de mal.

Cette crise terrible, qui souleva l’Europe, peut servir à jamais de leçon aux peuples et aux rois. D’une telle commotion jaillirent de grandes idées et des actions plus grandes encore. Les lumières de l’assemblée constituante avaient disparu devant la Convention, qui intercepta subitement leur clarté. Ce colosse de pouvoir donnait sa taille gigantesque à toutes ses volontés ; il renversait d’une main un trône de quatorze siècles et les autels d’une antique croyance, tandis que de l’autre il poussait contre l’Europe monarchique quatorze armées de citoyens, au nom d’une liberté effrénée, qui avait pour auxiliaires la famine, les assignats et la mort : la mort qui punissait nos généraux de leurs victoires ou de leurs défaites, et nos représentais de leurs vertus ou de leurs crimes.

La pensée humaine s'indigne de ne pouvoir saisir l’aberration anarchique qui signale les actes de cette étrange puissance. On croit assister à ces métamorphoses bizarres et terribles attribuées à un dieu de la fable. On se refuse à croire que le même âge, que la même patrie aient enfanté les hommes qui ont publié et exécuté de telles volontés ; l’infamie et l’honneur, le crime et la vertu, la fureur et la pitié, la raison et la démence les inspirent tour à tour. Voici quelques uns de leurs actes et de leurs décrets.

— La population, les maisons, les forêts, les moissons de la Vendée seront détruites, et les femmes et les enfants des rebelles seront transportés dans l'intérieur. — Pitt est déclaré l’ennemi du genre humain. — Six mille hommes sont organisés en armée révolutionnaire contre les conspirateurs. — Un tribunal marche avec eux pour condamner et faire exécuter de suite les ennemis de la patrie. — Nul Français ne peut percevoir des droits féodaux en quelque lieu de la terre qu’il habite. — Le gouvernement est déclaré révolutionnaire jusqu’à la paix. — Lyon sera détruite, et ce qui en reste sera nommé ville affranchie. — Les villes qui recevront des rebelles dans leur sein seront démolies. — Au sein de la Convention l’abjuration du culte catholique est faite par l’évêque de Paris et son clergé. — La ci-devant église métropolitaine s’appellera le Temple de la Raison. — Marat reçoit les honneurs du Panthéon : il y remplace Mirabeau qui en est expulsé !!! —Tous les cultes sont libres — Les effets des indigents déposés au Mont-de-Piété dans toute la république, seront remis sans aucune restitution de l’argent prêté. — Des secours sont accordés aux parents des défenseurs de la patrie. — L’esclavage des Nègres est aboli. — Chaque membre de la Convention rendra compte de sa conduite politique et morale, et de l’état de sa fortune. — Il sera élevé une colonne de marbre dans le Panthéon, sur laquelle seront inscrits les noms de ceux qui auront fait des actions héroïques. — L’armée des Ardennes a bien mérité de la patrie en chargeant trois fois à la baïonnette la cavalerie ennemie. — L’incendie de la commune de Bédouin est approuvé. — Une pension de douze cent francs est accordée à un serrurier, qui dit avoir été empoisonné par Louis Capet. — Il ne sera fait aucun prisonnier Anglais ni Hanovrien. — Toutes les troupes ennemies renfermées dans nos places fortes, qui ne se seront pas rendues à discrétion vingt-quatre heures après la sommation, seront passées au fil de l’épée. — Les noms des braves du vaisseau le Vengeur, qui ont préféré de couler bas plutôt que de se rendre, seront inscrits sur la colonne du Panthéon. — La république française ne paie ni les frais ni les salaires d’aucun culte. — L’expulsion des ennemis du territoire de la république sera célébrée par une fête. — Les terroristes seront désarmés. Amnistie pour tous les délits révolutionnaires, excepté le vol et l’assassinat. — LA PEINE DE LORT SERA ABOLIE à dater de la publication de la paix générale !!...

 

Et ce sont les mêmes hommes qui ont rendu tous ces décrets, comme si, impassibles au bien et au mal, ils n’obéissaient qu’au hasard ou au destin, tandis que leurs discussions violentes, qu’éclaire souvent une lumière élevée, qu’anime une éloquence presque toujours dramatique, que tempère aussi le courage de la vertu, que déshonore l’excès de la haine, sont là pour rendre témoignage de leur raison, de leurs fureurs, désintérêts qui les guident, et de la force où peut arriver la volonté humaine. Après le supplice du roi, ils ne se sont pas sentis assez forts pour cesser de commettre des meurtres ; et leur position était telle, que leur propre destruction devenait une conséquence nécessaire de leur pouvoir. De tels hommes ne pouvaient être prévus et ne peuvent être reproduits. La révolution oppose ce grand bienfait à leur terrible mémoire.

Toutefois, il faut le dire, le traité de Pillnitz, le manifeste du duc de Brunswick et enfin la coalition des dix premières puissances de l’Europe notifiée le 9 mars 1793, prouvèrent à la France que l’Europe se déclarait légataire de la monarchie française, qui était morte sans testament. Le peuple français s’en déclara lui- même l’héritier, et jura de disputer cette succession avec fureur. La Convention peut déjà couvrir des palmes de la gloire toutes les tombes qu’elle a creusées. C’est elle qui a rendu la France guerrière. Un long repos avait assoupi la valeur française. L’élan de 1792 avait été sublime. Du 28 octobre au 28 novembre, la Belgique entière avait été conquise par Dumouriez, mais la grande impulsion guerrière ne fut donnée qu’en 1793. La Convention, par une audace qu’aucune gloire ne justifiait, déclara la guerre aux rois de l’Europe. Elle se mit dans l’obligation de vaincre toujours, et rendit la nation entière responsable de cette nécessité par le décret du 23 août, qui mit tous les Français en réquisition pour le service des armées. Il fallait une force plus qu’humaine, pour attacher à la cause encore obscure de la liberté un million d’hommes, qui se battait sans espoir de récompense sous des drapeaux encore sans illustration. Un fanatisme inconnu jusqu’alors dans les temps modernes s’éleva subitement du sein de la barbarie des lois et de l’excès de l’infortune publique, et changea en fureur guerrière les passions généreuses de la France.

Le mot de patrie n’était point nouveau pour les hommes qui gagnaient les batailles. Aussi l’indépendance du sol natal frappait-elle plus énergiquement l’âme des soldats que la politique de la Convention et ses orages, qui ne leur furent connus que par la proscription de leurs chefs. Il semblait qu’ils voulussent, par tous les sacrifices, par tous les efforts, par la plus brillante valeur, purifier la patrie des forfaits de ses tyrans, et opposer une France vraiment libre et glorieuse à celle qui était asservie et dégradée. Tout l’honneur français s’était réfugié sous les drapeaux. L’Europe sait quels furent les prodiges de nos troupes, et quelle austère discipline ennoblissait leur gloire elle-même. Elles n’avaient pas toujours des vêtements ni du pain ; mais toujours elles avaient de la valeur et des armes. Pauvres, désintéressés, infatigables comme les soldats, les officiers partageaient leurs travaux, leur misère, et n’en étaient distingués que par les places qu’ils occupaient dans le combat ; c’était les plus périlleuses. Tous les grades étaient gagnés sur le champ de bataille ; aussi tous les officiers étaient fiers de leurs égaux, et tous les soldats de leurs chefs. Les armées marchaient sans bagages ; il n’y avait de charriots que poulies munitions et les ambulances. Les généraux qui nous restent de cette époque si glorieuse pour nos armées, mangeaient le pain du soldat, et portaient le sac à la tête de leurs bataillons. C’est à cette rude et généreuse école que se formaient Hoche, Moreau, Bernadette, Soult, Suchet, Murat, Augereau, et tant d’autres qui héritèrent rapidement du commandement de leurs divisions. L’Europe vit avec effroi cette nouvelle civilisation militaire, cette république de guerriers opposer leur austère pauvreté et leur bouillante valeur à l'éclat de ses préparatifs et aux calculs de sa tactique. Un grand homme de guerre a dit : Nous étions tous jeunes clans ce temps, soldats et généraux : nous avions notre fortune à faire. A l’intérieur, des penseurs profonds, des publicistes et des hommes d’état d’un nouveau genre s’efforçaient d’éclairer l’Europe, tandis que l’armée ne songeait qu’à la vaincre. La France avait deux peuples : l’un asservi au-dedans, l’autre dominant au-dehors. Celui-ci était le héros de l’indépendance, et celui-là le captif de la liberté. La gloire gagna le procès de la république.

Ainsi la république présentait en 1793 un arsenal inépuisable d’armes jusqu’alors inconnues au reste du monde. Ses sectaires, ses soldats, l’audace de ses chefs, leur barbarie, la mort du roi, le nombre des victimes, la guerre civile et la guerre contre l’Europe, qui apparut tout-à-coup devant l’échafaud de Louis XVI, tels sont les éléments extraordinaires dont se servit le génie infernal de la Convention, qui les avait créés. Le plus puissant de ces éléments d’activité fut le meurtre de Louis XVI, dont la Montagne ne versa le sang qu’afin de susciter à la France de tels dangers intérieurs et extérieurs, que tout serait insuffisant pour les combattre, excepté la terreur. Cette atroce conception, qui calculait froidement les effets de l’ambition, du fanatisme et de l’adversité sur le sort d’un peuple, se trouva juste.

En effet, jamais plus grands périls n’avaient à la fois accablé un peuple. Deux-cent cinquante mille étrangers menaçaient le territoire, et voulaient mettre sur le trône de la France le Dauphin, enfant resté orphelin dans, la prison du Temple. Le vainqueur de Jemmapes, Dumouriez, aspirait à la tète de son armée à détruire la Convention et à rétablir la monarchie constitutionnelle. Il avait auprès de lui le jeune duc de Chartres, déjà connu par de beaux faits d’armes. Ainsi Dumouriez trahissait déjà en secret la cause de la république. Mais aveuglé par les conseils d’une étrange ambition, il crut pouvoir s’attacher tellement son armée, qu’avec elle il s’emparerait pour son propre compte de la Hollande réunie à la Belgique et marcherait ensuite en conquérant vers la capitale pour y relever le trône sur les ruines de la république. Dumouriez, adoré de ses troupes, tant qu’il fut fidèle et victorieux, connut bientôt toute son erreur. Battu en Hollande et à Nerwinde par le prince de Cobourg, dénoncé par les Jacobins, rappelé par le conseil exécutif, chassé rapidement de la Belgique, en proie aux revers militaires et politiques, il voulut en vain disposer de ses soldats ; il n’en fut plus entendu. C’était mal choisir le moment d’attaquer la république, lorsque trois cents mille patriotes, levés par la Convention, se précipitaient avec ardeur au-devant de l’ennemi. Aussi, au lieu d’imiter Lafayette, fut-il entraîné à trahir ouvertement sa patrie et à flétrir à jamais ses lauriers. Il avait conçu le projet de donner Lille et d’autres places aux Autrichiens, en garantie de sa défection ; l’honneur de son armée s’y opposa, et sur lui seul rejaillit l’infamie d’avoir livré aux ennemis le ministre de la guerre Beurnonville et les commissaires de la Convention envoyés pour le sommer de venir rendre compte de sa conduite. Des-lors fut connue la justice de l’étranger. Lafayette proscrit, fugitif, mais fidèle, avait été traité comme un prisonnier par les Autrichiens, tandis que Dumouriez, traitre à sa patrie et à son armée trouva partout un asile.

Tous les embarras de la guerre étrangère transportés en peu d’instants sur le sol de la patrie par la défection de son général, loin d’intimider la Convention, accrurent encore l’irritation qui la travaillait. Mais un plus grand péril la menaçait. La Vendée qui d’abord n’avait montré l’insurrection que dans quelques villages, faisait marcher sous ses drapeaux trois armées régulières, comme une puissance rivale. Elles étaient commandées par Bonchamp, d’Elbée, et Charette. Une organisation républicaine caractérisait cette création militaire. Le voiturier Cathelineau est nommé généralissime par les chefs nobles de l’insurrection vendéenne, victorieuse des soldats de la Convention. Les armées républicaines ne sont pas plus heureuses dans le Nord, sur le Rhin, aux Pyrénées. L’aigle autrichienne flotte sur les murs de Coudé et de Valenciennes, l’aigle Prussienne ne tarde pas à être plantée sur ceux de Mayence ; les Espagnols ont franchi nos barrières, et la Corse arbore sous Paoli l’étendard de l’indépendance.

Ce ne sont pas encore là les seuls ennemis que la Convention ait à combattre. Les plus implacables sont ceux qui se sont formés dans son sein. C’est le moment de ce grand danger public, que choisissent les Jacobins pour attaquer et perdre les Girondins, auxquels ils n’ont pas pardonné leur complicité forcée dans le meurtre de Louis XVI. Le 10 mars, les premiers avaient échoué dans le projet d’exterminer leurs adversaires au milieu même de la Convention par une insurrection populaire. Les Girondins avaient été avertis, et les hordes d’assassins dispersées par la force armée. Vainement Vergniaud avait dénoncé la conspiration du 10 mars : les Jacobins encouragés par l'impunité puisèrent une nouvelle énergie dans ces retards ; ils accusèrent les Girondins de complicité avec le traitre Dumouriez, et le 10 avril suivant réunirent toutes leurs forces pour tenter contre eux une attaque décisive. Tandis que Robespierre les dénonçait à la tribune, Marat, l’implacable Marat, les accusait encore aux Jacobins d’avoir voulu sauver le roi par l’appel au peuple, et les dévouait à la vengeance nationale par une adresse à tous les départements. Dénoncé à la Convention par tout ce qui n’était pas Montagnard, Marat fut envoyé devant le tribunal révolutionnaire ; il fut acquitté, et ramené en triomphe dans l’assemblée. En représaille de l’accusation portée contre Marat, Pache, maire de la commune, osa demander l’expulsion des principaux Girondins.

L’on ne procédait déjà plus que par violences et par conspirations. Les assassins remplissaient les tribunes et assiégeaient les portes de la Convention. Il s’agissait toujours de la vie ou de la mort. Guadet déclara courageusement qu’il fallait remplacer les membres de la commune, et sur le refus qu’éprouva cette proposition, il fit nommer une commission de douze membres chargés de surveiller la municipalité. Ceux-ci découvrirent bientôt une nouvelle conspiration à la tête de laquelle était le féroce Hébert qui fut arrêté. Cet acte de justice devint le signal d’une insurrection, à la tête de laquelle Danton déclara la guerre aux Girondins. Ceux-ci furent vaincus. La commission des douze fut cassée et Hébert mis en liberté. Le lendemain la victoire revint à la Gironde et le décret fut rapporté ; mais le trente et un mai, l'insurrection était devenue générale. Elle s’annonce au bruit du canon. Le peuple Montagnard redemande par ses commissaires la suppression delà commission des douze. La Convention est au moment de devenir une arène sanglante. Robespierre y porte hautement une accusation contre les Girondins, qui les déclare traîtres, royalistes, complices de Dumouriez. Dans le but d’éviter un massacre, les plus modérés souscrivent aux demandes des insurgés. La commission des douze est encore supprimée, et les brigands se dispersent au grand regret des Montagnards qui avaient espéré se défaire de leurs ennemis dans cette séance. Ils ne devaient pas attendre long-temps.

La perte des Girondins était l’ordre du jour permanent delà Montagne, de la commune, des Jacobins et des Cordeliers. L’homme de sang, Marat, usurpa sur Danton et sur Robespierre la direction du complot qui devait être le dernier. La France était tellement malheureuse, qu’elle n’avait plus d’espoir que clans la Gironde. Ce parti était le seul obstacle que la Montagne eût à renverser, pour se livrer avec fureur à sa perversité. Ainsi tant que les Girondins siégeront à la Convention, ou même tant qu’ils vivront, l’œuvre révolutionnaire sera incomplète.

Deux jours après l’imparfaite victoire du 31 mai, le 2 juin, la Montagne immole enfin ses ennemis et les sacrifie à sa vengeance. Marat en est le ministre, Henriot l’instrument ; quatre-vingts mille hommes marchent sous les ordres de ce dernier et tiennent la Convention bloquée. C’est au nom du peuple insurgé qu’on lui demande l’arrestation des députés conspirateurs. Sauvez le peuple, disent les pétitionnaires, ou bien il se sauvera lui-même. Lanjuinais dans cette occasion se montra sublime et dévoué comme un homme de l’antiquité. On répond à la pétition par l’ordre du jour, et soudain le terrible cri aux armes retentit dans la Convention et se répète au dehors. La représentation nationale occupait le palais des Tuileries. Un nouveau 10 août la menace aussi. Barrère pour conjurer l’orage propose la suspension des députés proscrits. Quand les anciens faisaient un sacrifice, dit-il, le prêtre immolait la victime et ne l’insultait pas. Billaud-Varenne répond qu’il faut juger les Girondins et non les suspendre : tout-à-coup un député déclare que la Convention n’est pas libre. Elle se lève en masse, conduite par son président et est arrêtée sur le Carrousel par Henriot, qui lui demande de livrer au peuple vingt-quatre conspirateurs. Qu’on nous livre tous, s’écrient les Conventionnels, et Henriot fait pointer sur eux deux pièces de canon ; vainement les députés fuient et se précipitent dans le jardin : toutes les issues sont gardées. Prisonnière de l’insurrection, la terrible Convention se voit réduite à chercher un asile dans le lieu de ses séances, où elle n’ose affronter Marat. Celui-ci lui envoie une liste, qu’il vient d’arrêter lui-même. Elle porte les noms de trente-deux conspirateurs, parmi lesquels sont vingt-deux chefs de la Gironde. Marat est obéi. La Convention avilie, ordonne la détention à domicile des trente- deux victimes, qui siègent dans son sein. C’est à cette condition qu’elle recouvre sa liberté, mais non son indépendance, car elle subit le joug de la commune et fléchit honteusement devant la dictature spontanée de Marat.

Cependant le parti de la Gironde ne s’éteignit pas par ce coup d’état révolutionnaire. Sa modération, ses talents, sa persécution réveillèrent de beaux souvenirs et de nobles espérances. Plusieurs des détenus s’échappèrent et se rendirent à Caen, où ils levèrent avec succès l’étendard de l’insurrection. La Bretagne et soixante départements prirent les armes. Les royalistes se réunirent à cette grande opposition, qui s’élevait comme l’arche du salut dans le naufrage général. La Gironde eut aussi ses héroïnes : Charlotte Corday, comme une autre Jeanne d’Arc, quitte son pays pour aller venger la France. Elle arrive seule à Paris, se présente chez Marat et le poignarde dans son bain. Marat reçut les honneurs du Panthéon, où il remplaça Mirabeau ! Ses obsèques furent aussi une pompe triomphale. Sa statue fut érigée dans les places publiques ! Son nom fut invoqué ! Et l’héroïne, calme et fière, monta sur l’échafaud, admirée pour sa vertu patriotique et à jamais illustre par le meurtre de ce monstre, que la Convention avait déifié ! Une autre femme digne de figurer dans les beaux temps de la Grèce et de Rome, l’illustre madame Roland, périt aussi avec un superbe courage, glorieuse de ne pas survivre à la ruine de son parti.

La Convention avait décrété qu’elle prendrait soin de la famille de Louis XVI, elle s’en souvint, et après plusieurs mois d’une agonie, où l’outrage ajoutait chaque jour au malheur, la fille de Marie-Thérèse, et la pieuse Élisabeth furent livrées au bourreau. Elles portèrent sur l’échafaud toute la majesté de leur infortune !!!

Elles peuvent joindre les palmes de leur martyre à celles de nos guerriers, ces femmes qui, comme eux, furent plus fortes que le péril, et couraient au devant de la mort qui menaçait leurs pères, leurs fils, leurs époux, leurs amis les plus tendres. Plus généreuses encore que nos soldats, elles marchaient sans combat à une mort inévitable : l’on vit de jeunes femmes partager le supplice de vieillards condamnés, et sacrifier de longs jours pour ne pas survivre à ces époux, que la mort leur eût enlevés quelques jours plus tard. D’autres, après avoir subi toute l’humiliation de la prière, et avoir vainement porté l’orgueil de leurs larmes aux pieds des proscripteurs, les forçaient à une pitié cruelle, obtenaient d’eux de partage]' la captivité de ceux qui leur étaient chers, les défendaient au tribunal révolutionnaire et mouraient avec eux.

Ce dévouement sublime des femmes sous la Convention se rencontra dans tous les rangs. L’égalité de leur vertu signala l’égalité de leur malheur. Les hommes les imitaient, et recevaient peut-être d’elles ce froid courage, qui irritait la férocité des juges et qui sans doute multipliait le nombre des victimes. L’on vit mourir le fds pour le père, le père pour le fils ; et recevoir la mort à l’insu de ceux qu’elle devait frapper. Parmi les plus illustres victimes, dont le sacrifice servit à célébrer la chute de la Gironde, périrent Malesherbes et le duc d’Orléans : le premier pour avoir défendu le roi, le second pour l’avoir condamné, et peut-être aussi pour n’avoir pas osé l’être. Bailly périt également parce qu’il avait fondé la liberté légale. Son supplice fut horrible. Il était déjà déshabillé, quand l’échafaud se brisa. Il fallut le réparer. Tu trembles, lui dit-on : C’est de froid, répondit le vieillard.

La France était à moitié soulevée. Les Vendéens et les Girondins rivalisaient d’efforts pour l’arracher à ses bourreaux. Ils avaient généreusement déposé leurs inimitiés pour se réunir contre la tyrannie. Caen, Nantes, Bordeaux, Toulouse, Lyon, Marseille, Toulon, avaient hautement arboré le drapeau de la guerre. L’intervention étrangère gâta malheureusement cette belle cause de la patrie. Toulon fut livré aux Anglais et aux Espagnols, et Lyon, devenue la grande place d’armes de l’insurrection, attendit vainement dans ses murs les Sardes et les Autrichiens. Indépendamment de cette immense guerre civile qui partageait la république, elle était de toute part entamée par la coalition.

Ce fut au milieu de ces nouveaux périls qu’on acheva la constitution. Mais reconnue trop démocratique pour d’aussi graves circonstances, elle fut écartée, et le gouvernement révolutionnaire se déclara en permanence jusqu’à la paix. Les membres de la Convention jugèrent que la démocratie appelée à gouverner n’eût aspiré qu’à s’élever et à les détruire. Le bon sens de la I multitude aurait bientôt, en effet, renversé les hommes qui disposaient de ses destinées d’une manière aussi barbare. A cette époque il manqua, pour l’honneur de la France, un 9 thermidor, auquel toute la nation aurait pris part ; il ne devait être entrepris que par quelques hommes dont Robespierre avait juré la mort.

Cependant cette constitution, soumise à l'approbation du peuple, avait été acceptée par les 44.000 municipalités, dont les représentants furent admis à la barre de la Convention. Là, ils demandèrent la levée en masse des citoyens et l’arrestation des suspects. La population de I la France se trouvait par cette mesure divisée en soldats et en prévenus. Plus une telle proposition était extravagante, plus elle était en harmonie avec les passions et les périls du moment. Aussi fut-elle votée d’enthousiasme, et tandis que 1.200.000 hommes accouraient sous les drapeaux de quatorze armées, 10.000 prisons se remplissaient de victimes : l’histoire d’aucun peuple n’offre l’exemple d’une pareille loi, ni d’un semblable asservissement. Il est vrai qu’alors l’armée était le seul asile. Le nom de révolutionnaire fut donné comme un titre glorieux au gouvernement, à la loi, à un tribunal, aux comités, à une armée !

L’armée se chargea des périls et la Convention des vengeances. Tandis que Houchard, Jourdan, Hoche, Kellermann, Canclaux, Moreau, Pichegru, Westermann, Dugommier, Masséna, Kléber, etc., triomphaient les armes à la main des ennemis intérieurs et extérieurs ; que la Gironde, que la Vendée étaient vaincues, la Convention donnait aux proconsuls Robert-Lindet, Tallien, Collot-d’Herbois, Fouché, Couthon, Barras et Fréron, la mission d’exterminer par les supplices ceux que le glaive aurait épargnés dans les villes rebelles. Ses commissaires et ses généraux exécutèrent tous dignement leur mandat. Les exploits de la terreur surpassèrent ceux de la guerre ; aussi la Convention célébrait le même jour un massacre et une victoire, et partageait son farouche hommage entre les bourreaux de Lyon, de Caen, de Bordeaux, de Marseille et de Toulon, etc., et les vainqueurs du Rhin, des Alpes et des Pyrénées. Elle votait les mêmes remercîments aux braves qui avaient repris Toulon sur les Anglais et les Espagnols, et aux assassins qui en firent mitrailler 400 habitans.

Ce siège est devenu à jamais fameux par les services du commandant en second de l’artillerie qui eut occasion d’y manifester son génie pour la guerre, et qui déjà méditait peut-être, sous les bannières d’une sanglante liberté, le salut de sa patrie et la conquête de l’Europe.

Les travaux des légions républicaines ont à jamais couvert de gloire nos braves guerriers. Les vainqueurs d’Arcole, de Lodi, des Pyramides, de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, de Wagram, de la Moscowa, de la Bérézina, se sont rappelés souvent, que leurs combats de 93 et de 94 avaient fait du Rhin, des Alpes et des Pyrénées la frontière de la France : ils se le sont rappelés bien plus amèrement à Montereau, à Champ-Aubert, à Montmirail, quand ils furent réduits à défendre les avenues de la capitale. Alors un douloureux souvenir a pu leur retracer les triomphes de leur jeunesse.

Malgré tant de succès, la Convention ne s’occupe que de ses propres vengeances, inquiète, agitée, tumultueuse, l’inaction n’était pas dans sa nature ni la générosité dans ses intérêts. Victorieuse au dedans et au dehors, elle continue d’être implacable. Elle avait versé, le 18 octobre, le sang de la reine ; le 3t elle songea aux captifs du 2 juin, et l’échafaud vit tomber les têtes de 22 Girondins. Ils allèrent à la mort comme les soldats, en chantant l’hymne de la victoire, la Marseillaise. Pétion, Buzot et Condorcet, proscrits et errants, se dérobèrent au supplice par le suicide. Roland ne voulut pas survivre à son illustre épouse et se tua sur la route voisine de son asile. Quelques autres fugitifs furent atteints et périrent de la main du bourreau. Six seulement parvinrent à se dérober aux recherches des Montagnards, et de ce nombre furent Lanjuinais et Larévellière-Lepaux. Ainsi finit la Gironde, digne sans doute d’un meilleur sort. Mais sa chute était devenue inévitable, parce qu’il lui manquait cette implacable barbarie qui, seule, pouvait faire triompher une faction à cette sanglante époque.

Le parti de Vergniaud était détruit ; il ne reste à Robespierre, pour être dictateur sans partage, qu’à anéantir le parti de Danton. Désormais il n’y a plus en présence que des hommes d’une même couleur, divisés maintenant par une sombre jalousie et une soif effrénée du pouvoir. Effrayés ou enivrés de la terreur nouvelle dont Robespierre donne le signal, les Conventionnels ne peuvent s’arrêter dans cette sanglante carrière. Ils sont condamnés à lutter sur la pente de l’abîme qui doit les engloutir. Mourir est devenu pour eux une destinée inévitable, comme dans les grandes convulsions de la nature. Un froid délire les rend également indifférents sur la mort qu’ils donnent ou sur celle qu'ils reçoivent : ils se précipitent avec un fanatisme égal vers l’échafaud pour y égorger leurs adversaires ou pour y mourir. La peur et le courage leur inspirent le même dévouement pour la liberté qui expire. Mutilée chaque jour, et n’offrant plus qu’un spectre tremblant et défiguré aux tyrans qu’elle a produits, la Convention s’agite sous l’empire d’un grand suicide, fléau nouveau pour le monde ; et la France apprend seulement par la victoire qui proclame son indépendance, que la terreur ne peut la mettre au tombeau.

L’année 1794 s’ouvre sous la dictature de Robespierre et des décemvirs qui forment avec lui le comité de salut public. La ténébreuse politique du dictateur prépare tous les éléments de la destruction des deux factions qui gênent encore l’usurpation qu’il a rêvée : l’une est celle des modérés, à la tête de laquelle est Danton, l’homme des massacres du 2 septembre, le créateur du tribunal révolutionnaire ; l’autre est celle des anarchistes, des ultra-révolutionnaires. C’est celle qui domine la commune : et la commune est gouvernée par Hébert qui a recueilli la succession de Marat. L’une de ces deux factions, dit Robespierre, nous pousse à la faiblesse, et l’autre aux excès. Leur proscription est résolue ; le5février, Robespierre a commencé à mettre à exécution les projets de sa politique. Hébert et ses complices ont été saisis dans le sein de la commune, et livrés au bourreau ; et la commune trop faible pour les défendre, remercie le dictateur de lui avoir enlevé ses derniers soutiens.

Après cette exécution, Danton et ses partisans, justement accusés de vouloir substituer l’ordre légal à la dictature, restèrent seuls en proie aux vengeances du dictateur. Celui-ci qui s’était servi de cette faction pour détruire celle des Hébertistes, se hâta, en renversant ce dernier obstacle, de compléter son système de destruction et de tyrannie. Le 5 avril suivant, le premier orateur de la Convention après Vergniaud, Danton, reçut son arrêt de mort. Mon nom, dit-il, vivra clans le Panthéon de l’histoire ; j’entraîne Robespierre : Robespierre me suit. Ces paroles étaient une prophétie. Danton reconnaissait depuis quelques mois, que la lassitude de la terreur avait gagné les esprits et les âmes, puisque lui-même en était fatigué. Mais il n’eut pas l’instinct de sa propre conservation. Il crut pouvoir vivre ignoré en se retirant du gouvernement. Il devait savoir cependant que son union avec Robespierre n’était que politique. C’était après la mort des Girondins et celle de Marat, ses mortels ennemis, qu’il eut pu, avec quelque chance de succès, aspirer lui-même à la dictature ; mais Danton, qui, dans sa prison, demanda pardon à Dieu et aux hommes d’avoir institué le tribunal révolutionnaire, n’avait pas le sentiment de la grandeur, à laquelle auraient pu le porter ses éminents talents et la confiance de ses amis. Il s’arrêta dans la carrière du crime. Il ne sut pas marcher dans celle du bien, et il livra sa tète à Robespierre sans la lui disputer, au lieu de la défendre au péril de celle de son ennemi.

Robespierre calcula tout autrement.

Le règne du monstre va commencer. Pour régner sans pitié et sans partage, Robespierre voulait survivre à tous ses ennemis et aussi à tous ses amis, afin de n’avoir plus d’autre obstacle que l’excès de sa propre tyrannie et d’autre complice que la servilité du peuple. Qui sait si son esprit systématique et ambitieux n’avait pas conçu l’espoir, que le rôle de Sylla, rassasié de meurtres et de puissance, et abdiquant impunément la dictature, pouvait encore une fois être joué avec sécurité sur la scène du monde ? Robespierre mourant de vieillesse, eut été le phénomène le plus hideux de l’histoire moderne.

Mirabeau aurait-il jamais pu prévoir, que cet homme, si méprisé dans l’assemblée constituante, resterait seul dominateur de la France, et vainqueur de tous les partis depuis la royauté jusqu’à Danton, à qui lui-même, il avait défendu de sortir de l’enceinte des clubs.

Autour de Robespierre se groupent Saint- Just, Couthon, Barrère, Billaud-Varennes, Collot-d’Herbois, etc. ; et l’ordre du jour est justice et probité !... Mais parmi ces décemvirs, s’est formé un triumvirat suprême, composé de Robespierre, Saint-Just et Couthon : le génie du mal a son horrible triade. Cette tyrannie des trois s’élève en tribunal de sang sur le comité lui-même, sur celui de sûreté générale, sur la commune et sur toute la Convention. Là aussi est le péril de Robespierre ; car une scission s’opère silencieusement dans le comité qu’il préside. Le dictateur s’aveugle comme tous les hommes parvenus à l’usurpation. Sa tête froide et anarchique rêve à la fois l’excès de la folie et de la barbarie humaine, et son pouvoir se réalise. Il se fait le réformateur des mœurs de la France : il invente une terreur plus forte que la terreur. Enfin il fait reconnaître l’existence de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme par la Convention ! Jamais le délire, la fureur, et l’hypocrisie ne furent donnés en spectacle aux hommes avec plus d’impudeur. Jamais aussi la France ne fut plus dégradée : elle pouvait tout souffrir, excepté la servitude de l’hypocrisie. La terreur au moins avait pour elle l’échafaud. Elle l’aura encore, mais il sera dressé sur l’autel de l’Être suprême. Cette conception que n’auraient rêvée, ni Sylla dans sa tyrannie, ni Machiavel dans sa politique, ni le Dante dans son Enfer, Robespierre l’enfanta ; et pour la honte du genre humain, Robespierre s’en applaudit ! et on applaudit Robespierre !

Le dictateur a parlé : soudain s’écroule ce culte stupide de la Raison, qui aura aussi ses fanatiques. Lui-même, en qualité de président de la Convention, il ordonne et dirige la fête du culte nouveau. Il marche seul en avant de la représentation nationale ;sa main sanglante ose déposer, à la face du peuple de la capitale, des fleurs et des épis sur l’autel de l’Etre suprême ! Robespierre pontife de Dieu ! Que ne l’est-il de Marat ? Tibère le fut d’Auguste ! N’importe, comme Tibère, il voit le sénat et le peuple à ses pieds. Peuple, dit-il, livrons-nous aujourd'hui aux transports d'une pure allégresse ; demain nous combattrons encore les vices et les tyrans.

En effet, deux jours après, le tribunal révolutionnaire fut quadruplé ; les jurés ne jugèrent plus que par leur conscience, et les comités purent mettre en jugement les députés de la nation : ainsi la guillotine n’est plus à Paris un seul moment inactive. Le délai pour punir les ennemis de la patrie, ne doit être que le temps de les reconnaître, a dit le féroce et paralytique Couthon. Dès ce moment cinquante têtes tombèrent par jour à Paris. Robespierre avait résolu de détruire tout ce qui lui était supérieur en naissance, en talents, en position sociale, et avait inventé pour cela la conspiration des prisons. Marat était un tigre que devait assouvir le sang des victimes dont il avait fixé le nombre, Robespierre est un fléau comme la peste, qui ne s’arrête que faute d’aliments. La guillotine est partout ; elle est sur les places, sur les routes ; elle suit les drapeaux. A Paris, c’est Fouquier-Tin ville l’accusateur public et ses quatre substituts, qui moissonnent pour Robespierre, Couthon et Saint-Just ; dans le nord, c’est Joseph Lebon ; dans le midi, Maignet ; dans l’ouest, Carrier. Chaque triumvir a nommé son bourreau. Pour ceux-ci la guillotine est trop lente : Collot-d’Herbois, à Dijon, et Barras, à Toulon, la remplacent par l’affreuse mitraille. Pour ceux là, la mitraille ne moissonne pas encore assez vite ; Carrier lui substitue les noyades ! d’immenses bateaux à soupape reçoivent dans leurs flancs des milliers de couples d’hommes et de femmes, de tout âge, de toute parenté, liés ensemble, impudemment livrés aux regards de la populace. C’est ce supplice, inconnu jusque là, que dans sa joie féroce, Carrier appelle des mariages républicains. Jeunesse, fortune, gloire, vertu sont devenues les catégories de la mort.

Robespierre avait aussi entrepris de se faire le Lycurgue de la terreur. Il était aussi parvenu à créer une population, qui retraçait le dévouement des sujets du vieux de la Montagne. Un sombre fanatisme, une religion cruelle, une rigueur implacable attachaient une foule d'hommes inconnus aux fureurs de cette dictature dévorante, et rappelaient le culte des anciens Gaulois s’immolant eux-mêmes à leur dieu sanguinaire. Les membres du comité de salut public, les proconsuls, les commissaires de la Convention, les juges révolutionnaires étaient pour eux des druides vénérables, et la liberté au nom de laquelle lé sang français coulait à grands flots, une divinité réelle sans le culte de laquelle il n’y avait ni amour de la patrie, ni probité, ni justice, ni amitié, ni honneur, ni bonheur, ni vertu. Ce n’était pas le dieu du ciel, c’était le dieu de la terre, un dieu presque visible qu’ils avaient inventé. Ce dieu se ressentait de sa création, et ses adorateurs chérissaient en lui leur ouvrage. Ils avaient repris le monde au premier homme, et, comme la liberté était alors la première loi, la seule loi, ils regardaient comme autant de crimes tous les usages, toutes les opinions, toutes les actions qui leur paraissaient contraires à cette législation primitive. Aussi avaient-ils fait le procès aux siècles passés, et n’en avaient-ils recueilli que quelques exemples de stoïcisme cruel, et d’abnégation sociale épars dans les histoires des Grecs et des Romains : aussi avaient-ils condamné tous les rois, proscrit tous les rangs, tous les ordres de la société et des états : aussi avaient-ils renouvelé la question du partage des terres, et celle d’une vie commune et égale entre les hommes. L’idée d’un gouvernement était pour eux ou une abstraction, ou un attentat. L’ordre leur paraissait être la tyrannie et la servitude. Mais ils disaient que tous les hommes étaient frères, que le genre humain devait vivre eu famille ; et leur philanthropie sanctionnait les jugements qui faisaient tuer les frères par les frères, parce qu’ils regardaient la hache révolutionnaire comme le couteau sacré, et les victimes comme des coupables. Aussi inexorables en amitié qu’en civisme, un sentiment de proscription les séparait soudain de l’ami qui avait trahi, ou faiblement servi la liberté. Entre eux, ils donnaient le spectacle singulier de toutes les vertus qui sont les liens des hommes. Désintéressés, hospitaliers, intrépides dans le péril d’un ami, ils cachaient le proscrit et couraient au-devant d’une mort généreuse pour le défendre devant ceux qui n’absolvaient jamais. Ils étaient tous jeunes et pauvres, et ils prenaient pour eux le soin de la veuve et des en fan s du compagnon qui avait péri. Des esprits étroits, des cerveaux ardents, et des âmes passionnées caractérisaient ces sectaires d’une espèce nouvelle. La philosophie ne doit pas les chercher en dehors de l’époque où ils ont paru. Ils n’appartiennent qu’aux orages qui les ont produits. Quand les temps sont devenus calmes, ils ont disparu. On en revit encore quelques-uns sous le Directoire ; ils avaient l’air de voyageurs égarés. Le retour de la civilisation les avait tout-à-fait désorientés. Faut-il s’étonner cependant de cette production singulière de notre révolution ? La liberté, comme toutes les grandes passions, comme toutes les grandes vérités, devait avoir ses prophètes, ses séides, ses bourreaux, ses victimes, ses sages et ses fanatiques. Elle a eu ses anachorètes depuis le Directoire jusqu’à nos jours, et elle a même ses athées depuis que la France lui a rendu ses autels.

Jamais sans doute l’arbitraire et la férocité du despotisme ne s’était emparé d’un peuple sous des formes plus diverses, et ne l’avait asservi par de plus horribles excès. Mais quelque puissante que fut devenue la Convention, soit par le dévouement fanatique, soit par le silence de la multitude, soit par cette gloire militaire qui semblait devoir à jamais consolider la république, il manquait à ce gouvernement un pouvoir qui ne fût pas justiciable de cette terreur dévorante, et qui pût en même temps contenir et défendre la liberté. Le triumvirat de Robespierre, ou plutôt Robespierre tout seul avait osé aborder cette haute pensée : mais ne pouvant renverser l’échafaud qu’il avait élevé, il y monta.

Cette grande révolution, qui livra enfin la terreur au bourreau, s’accomplit le 9 thermidor, jour que Robespierre avait choisi pour détruire les dissidents de son comité de salut public, tout le comité de sûreté générale, et tout ce qui, dans la Convention, abhorrait sa dictature. Pendant six semaines, cet homme avait affecté de s’abstenir de prendre part au gouvernement, dans l’espoir que son absence serait regardée par le peuple comme une calamité, et dans le but de faire sentir à ceux qui étaient dévoués à ses principes ce mécontentement que lui causaient la tiédeur des comités, et celle de la Convention. Non content de préparer ainsi les esprits à l’exécution de ses desseins, il avait consacré à la société des Jacobins tous les jours de cette abdication momentanée. Il s’était aussi assuré de la commune, de la populace et de la force armée, commandée par Henriot, complice éprouvé de toutes ses proscriptions.

Mais les ennemis de Robespierre avaient mis également à profit cette audacieuse absence. Dénoncés chaque jour par lui aux Jacobins, signalés à la haine de la commune et des anarchistes, ils savaient que leurs têtes devaient être livrées au bourreau, et ils avaient formé une association qui réunit tout-à-co up la droite, la plaine, la Montagne et les proscrits des comités. Robespierre avait triomphé, séance tenante, le 10 juin, de l’opposition au décret qui avait rendu les représentais du peuple justiciables des comités. Il crut, qu’à l’aide d’une insurrection, il parviendrait à rendre les comités et la Convention justiciables de lui seul. Après avoir établi la terreur permanente, il avait pu concevoir la dictature sans partage ; mais il n’avait pas prévu que le péril dont il menaçait ses ennemis les avait tellement aguerris, qu’ils oseraient prendre l’initiative de l’attaque, eux qui avaient à peine osé prendre, le 10 juin, celle de la défense. Il aurait dû considérer qu’on s’était passé de lui pendant son absence, et que les deux grands moyens de son gouvernement, la terreur et la victoire, n’avaient pas cessé de marcher d’un pas égal. Car les trente-deux prisons de Paris renfermaient 11.400 détenus ; et Jourdan, vainqueur à Fleurus, avait, ainsi que Pichegru, repris toute la Belgique. Heureusement que le crime se trompe, car il finirait par être heureux. Robespierre méprisa ses adversaires : il compta trop sur ce que ses partisans appelaient son génie, et sur cette popularité qui l’avait fait nommer le vertueux et l’incorruptible ; il ne comprit pas non- plus, lui qui avait tout détruit, excepté un pouvoir légal, quelle force donnait l’état de possession à ceux qui veulent le défendre ; et que ce n’est qu’au nom des principes, c’est-à- dire en s’opposant à une violation du contrat consenti entre lui et la nation, que ce pouvoir peut être combattu à outrance et avec succès, parce que l’on a contre lui l’intérêt public qui est la première raison d’état.

Cependant l’audace de Robespierre parut grande d’attaquer la Convention dans son propre sein. Mais cette audace n’était elle-même qu’une fatalité ; car il lui fallait la résistance de la représentation nationale à ses desseins pour armer contre elle ce peuple de fanatiques, d’anarchistes et de sicaires dont il était le Mahomet. A peine parut-il dans la Convention, à peine Saint-Just se fut-il emparé de la tribune pour y disposer les esprits à la contre-révolution qu’ils avaient méditée, que Tallien, et après lui Billaud-Varennes, coupent la parole à l’orateur, et le dénoncent ainsi que Robespierre et Couthon à la Convention, comme usurpateurs et ennemis de la patrie. Vainement Robespierre s’élance à la tribune : sa voix est couverte par les malédictions de l’assemblée, et par la sonnette du président qui lui interdit ainsi la parole. Il est forcé d’aller se réfugier sur son banc, écumant de rage et frémissant de désespoir. Bientôt le cri à bas le tyran, qu’on l’arrête, se fait entendre, et il est, ainsi que son frère, Couthon, Saint-Just et Lebas, livrés aux gendarmes qui les conduisent en prison. Robespierre avait voulu triompher par une insurrection populaire ; il succomba par cette émeute conventionnelle, cette même puissance jusque-là si docile à ses impitoyables volontés. L’ascendant de Robespierre sur la Convention peut-être aurait pu être rétabli par le discours de Saint-Just si on l’avait laissé continuer, par celui de Robespierre si on l’avait laissé parler. Aussi ce fut plutôt un coup d’état qu’une conspiration qui renversa le colosse ; et Tallien lui montra le poignard avec lequel il l’aurait tué si la Convention n’en eût fait justice.

Cette justice fut au moment d’être imparfaite. L’insurrection de la commune délivra deux heures après les prisonniers qui furent conduits en triomphe à l’Hôtel-de-Ville. La Convention fut investie, et elle eut été détruite si Henriot avait été obéi par les canonniers. Mais ceux-ci refusèrent de tirer, et ce refus sauva la France. Barras fut nommé commandant des troupes, et marcha sur la place de Grève à la tête des sections. Il était minuit. A leur approche, le cri de vive la Convention se fit entendre, ainsi que la publication du décret qui mettait la commune hors la loi. Toute la foule armée se disperse tumultueusement, et l’Hôtel-de-Ville est occupé par les troupes de la Convention. Dès lors il n’y avait plus de salut pour les conspirateurs. Robespierre se brisa la mâchoire d’un coup de pistolet ; son frère se jeta par une fenêtre ; Couthon se donna des coups de couteau ; Lebas se fit sauter la cervelle ; Saint-Just seul eut le courage de ne pas attenter à ses jours. Jamais plus hideux trophées n’avaient été portés devant des vainqueurs. Robespierre et ses complices, mutilés, couverts de sang, furent placés sur des brancards, et annoncés à la Convention qui elle-même en eut horreur, et les fit déposer à la conciergerie. Là chacun put se repaitre du spectacle de l’effroyable agonie du dictateur et des triumvirs. Il fut, comme les tyrans tombés, accablé d’invectives par tout ce peuple qui l’avait laissé égorger et vivre, et qui avait applaudi à ses proscriptions et à ses fêtes. Vingt-deux autres complices, décrétés de mort, le suivirent à l’échafaud où la population les accompagna afin de s’assurer par elle- même de leur supplice et de la fin de la terreur. Soixante-douze membres de la commune subirent aussi le même sort. C’était l’époque des hécatombes.

Il restait cependant encore ce que l’on appela avec raison la Queue de Robespierre ; et parmi ces terroristes étaient plusieurs de ceux qui venaient de détruire le dictateur. Car ce ne fut pas la lassitude du meurtre, ni la cause de la liberté qui armèrent Billaud-Varennes, Collot-d’Herbois, Vadier, Amar, etc., contre le triumvirat ; ce fut parce que Couthon avait dit, en les regardant : Il faut retrancher du corps de l’état les membres gangrenés. Ce lut aussi par un arrêt de mort qu’ils répondirent à celui que Couthon venait de porter contre eux. Leur propre salut fut la raison unique de cette mémorable journée. Mais tout vainqueurs qu’ils étaient de Robespierre, ils s’en montrèrent les héritiers et quelquefois les vengeurs. Ils avaient abattu les chefs, mais non tous les hommes du système, parmi lesquels on les comptait encore. Aussi voulurent-ils continuer le gouvernement révolutionnaire après leur triomphe, tandis que la majorité de la Convention et de la population de Paris ne les avait aidés que pour rétablir l’ordre légal.

La doctrine de la terreur allait donc être en présence avec les principes qui avaient fait condamner la Gironde et Danton par les accusateurs de Robespierre. Ceux-ci remplissaient les comités, et on aura peine à croire qu’une partie de ces hommes ne s’étaient éloignés de Robespierre que le jour où il substitua au culte de la Raison celui de l'Être suprême. Ces misérables fanatiques avaient cherché à se venger. La lutte ne fit donc que changer de nom ; elle s’établit entre les comités, ou le parti du gouvernement révolutionnaire, et les Thermidoriens, qualification dont s'enorgueillirent avec raison beaucoup de Montagnards, les hommes de la plaine et un petit nombre de ceux de la droite. Les Thermidoriens songèrent à s’approprier la victoire que les comités avaient prise pour eux seuls ; et les comités, jugeant toute la force de l’opposition, ne s’occupèrent de leur coté qu’à s’épurer. On sembla s’accorder à ne conserver de la terreur que ce qu’il en fallait pour exterminer ce qui restait de ceux qui l’avaient établie. Mais cette justice ne pouvait être complète, car elle devait être exercée soit par des collègues de Robespierre, au comité de salut public, soit par ses proconsuls.

Les Thermidoriens se hâtèrent d’abolir la loi du 10 juin, qui les avait mis à la merci des comités, et de modifier l’action du tribunal révolutionnaire. On peut être suspect, détenu, et vivre. Cette clémence fut lente à arriver dans les départements ou les persécuteurs n’avaient pas été remplacés. A Paris, il eût été impossible aux continuateurs de Robespierre d’oser outrager, par le spectacle journalier des supplices, la joie que le sien avait causée. Mais comme l’échafaud, par une fatalité cruelle dans la condition des réformateurs, était considéré comme l’élément nécessaire de l’existence et de la force du gouvernement de cette époque, les exécutions se succédèrent toujours, mais à des intervalles éloignés, et ne frappèrent à la fois qu’un petit nombre de condamnés qui inspiraient moins de pitié, parce qu’ils n’étaient envoyés à la mort qu’après un jugement légal.

Le 1er septembre vit sortir du comité de salut public Billaud-Varennes, Barrère et Collot-d’Herbois ; triumvirat qui eut facilement continué celui de Robespierre, Couthon el Saint-Just. Le comité de sûreté générale subit également une épuration. Les membres, sortis ou exilés, furent remplacés par les principaux auteurs de la révolution thermidorienne, qui étaient presque tous Dantonistes. Danton avait eu raison de dire en recevant son arrêt de mort : J'entraîne Robespierre après moi. Mais il ne pouvait croire qu’il serait aussi complètement vengé. Les Robespierristes n’eurent plus d’asile qu’aux Jacobins qui, ainsi que les faubourgs, restèrent fidèles à la mémoire du dictateur. La Convention eut besoin d’opposer les sections et les jeunes gens à la violence de ces sociétés populaires où Billaud et Collot allaient journellement avec Carrier entretenir le feu sacré de la terreur. Celui-ci y venait en suppliant révolutionnaire réclamer la protection de la société contre les insultes dont il était l’objet à la Convention, pour les cinq mille victimes qu’il avait fait mitrailler ou noyer à Nantes pendant les deux mois de son proconsulat. Les Jacobins prirent Carrier sous leur protection. Billaud s’était écrié dans une de leurs séances : le Lion s’est réveillé. Il était résulté de ces circonstances un état d’insurrection publique des Jacobins et de leurs affidés contre la Convention, et celle-ci s’était contentée d’armer contre cette séditieuse provocation la haine de la jeunesse à laquelle Fréron donna son nom en se mettant à sa tête. Paris était journellement le théâtre de rixes plus ou moins sanglantes entre les deux partis. Le scandale d’un tel désordre accusait hautement l’ineptie d’un tel gouvernement ; et ce ne fut cependant que le 24 janvier 1795 que la Convention fit fermer ce fameux club des Jacobins, qui, depuis cinq années, étendait ses affiliations dans toutes les communes de la France avait dominé la liberté, souillé la révolution, et enfanté la terreur. La Convention n’a plus d’ennemis à abattre que dans son propre sein. Elle va continuer sa justice et consommer sa perte en se débarrassant des terroristes qui seuls l’attaquent et la soutiennent encore. Carrier et la plupart de ses complices reçoivent la peine due à tant de crimes auxquels cette même Convention avait si souvent applaudi.

Cependant, au même moment, elle cherchait à réparer les pertes qu’elle avait faites au 9 thermidor, et dans les réactions antérieures, en rappelant dans son sein les soixante-treize députés exclus par leur courageuse protestation contre le 31 mai 1793. Mais ceux-ci, ayant demandé le rappel des vingt-deux députés mis hors la loi, le 2 juin, furent violemment repoussés.

La Convention avait osé abattre Robespierre, qui allait la décimer après l’avoir asservie, mais elle n’osait rappeler les hommes qui avaient fait décréter d’accusation le féroce Marat. Il est vrai que, le a i septembre, elle terminait l’année républicaine, en plaçant Marat au Panthéon avec les mêmes honneurs et la même solennité triomphale que celles qui avaient accompagné la dépouille mortelle de Mirabeau, qu’elle en chassait avec ignominie. L’immortalité donnée aux mânes du crime, la profanation exercée contre les mânes du génie suffisent pour faire apprécier les restaurateurs thermidoriens. Ils exécutèrent en faveur du sanguinaire Marat, ce que la toute-puissance de Robespierre n’avait pas osé accomplir. La capitale fut saisie d’horreur en voyant passer cette pompe détestable, qui déifiait le meurtre. Victorieuse de la terreur, mais effrayée de son triomphe, la Convention crut-elle avoir besoin d’opposer à l’ombre sanglante de Robespierre, l’ombre sanglante de Marat ? En effet, à peine l’un de ces monstres a-t-il subi le supplice, que l’autre reçoit l’apothéose. Ah ! sans doute à présent, Marat, Robespierre, la Convention et son génie sont jugés par l’histoire.

Quatre mois après cette hideuse apothéose, la jeunesse de Fréron se chargea encore de venir au secours de l’impuissance de la Convention et de la délivrer du joug posthume de Marat qu’elle s’était imposée. Elle brisa ses bustes, qui souillaient les théâtres, les places publiques, et la salle des séances de la représentation nationale. Alors entraînée par l’exemple de cette jeunesse toujours prête à la défendre depuis le 9 thermidor, la Convention décréta, qu’aucun citoyen ne pouvait obtenir les honneurs du Panthéon, et que son buste ne pourrait être placé dans le sein de la Convention que 10 ans âpres sa mort. Le buste de Marat disparut donc de la salle de ses séances, mais ce ne fut pas sans avoir besoin de se faire protéger encore par les sections et par les jeunes gens contre les anarchistes des faubourgs, qui promenèrent en triomphe dans leurs quartiers le buste de leur idole. Ce décret devait naturellement produire celui du rappel des vingt-deux Girondins. L’autel de Marat étant renversé, les Girondins se trouvèrent Replacés à la tête de ces mêmes intérêts, qui les avaient fait proscrire. Dans les révolutions, oser est tout pour ceux qui les conduisent, attendre aussi est tout pour ceux qu’elles ont proscrits. Cette vérité n’a plus besoin d’être rappelée en France, où, depuis la Convention, en moins de quarante ans, la chute de quatre gouvernements a eu pour témoins les législateurs de 1789.

Parmi les soixante-treize députés rappelés, étaient Lanjuinais, Boissy-d’Anglas, Daunou, Henri la Rivière, citoyens illustres dont la France s’est honorée à toutes les époques. Ainsi, avec les vingt-deux girondins proscrits, quatre- vingt-quinze représentai, revêtus de l’estime et de la confiance publiques remplissaient sui les bancs de la législature, une partie des inter valles dépeuplés par la fureur ou par la justice des réactions. C’était à eux sans doute qu’il appartenait de donner au 9 thermidor le caractère d’une contre-révolution complète, où la terreur serait poursuivie dans ses derniers partisans. Mais ces hommes dont le courage avait été tant de fois éprouvé, bien qu’unis par les nécessités du moment à la majorité de la Convention, ne pouvaient se dissimuler, que, dans la question de la liberté et du gouvernement républicain, tels qu’ils l’avaient toujours entendus, ils ne formaient qu’une faible minorité. La simple mise en accusation, qui aurait dû atteindre sans discussion ce qui restait encore des notabilités de la terreur, était loin d’être accueillie par une faveur prépondérante. Il fallut trois essais tumultueux pour la faire décréter contre Billaud-Varennes, Barrère et Collot-d’Herbois. Deux crises populaires provoquées dans l’intérêt de leur défense mirent même encore la Convention en péril. Son enceinte fut forcée deux fois par les sections des faubourgs, qui lui demandèrent audacieusement la constitution ultra-démocratique de quatre-vingt-treize et la liberté des patriotes. Le tocsin, conquis sur la commune, et alors placé sur le palais de la représentation nationale, appela les sections de l’intérieur à son secours, et, après plusieurs heures, elle fut délivrée.

Malgré la gravité de l’offense qu’elle avait reçue le 1er et le 12 germinal, la Convention, forcée d’user d’indulgence par l’identité de ses souvenirs avec les principes des accusés, n’osa condamner qu’à la déportation et à la détention, dix-sept des montagnards de la Crête, qui avaient fait cause commune avec les insurgés. Paris fut déclaré en état de siège, et le commandement en fut donné au général Pichegru tout couvert des lauriers de la Hollande. Cette mesure fut loin d’être inutile. On apprit bientôt que deux rassemblements armés s’étaient portés sur les barrières par où devaient passer les condamnés, les uns pour être déportés à Cayenne, les autres pour être enfermés dans le fort de Ham. Pichegru y marcha à la tête de la jeunesse et des sections. Il y courut risque de la vie, et ces attroupements séditieux des niveleurs des faubourgs ne furent dissipés que par la force. Le parti ultra-révolutionnaire n’avait défait été que repoussé : il était loin de s’avouer vaincu ; dans sa défaite, il pouvait encore s’attribuer l’avantage d’avoir forcé la Convention à employer neuf séances à juger des hommes con- damnés par la France entière pour leur barbarie, et à substituer, contre son usage en matière de crimes politiques, la déportation à l’échafaud. La journée du 12 germinal ne devait être et ne fut, pour les absolutistes de la terreur, qu’un point de départ pour une nouvelle entreprise.

Cependant la Convention avait marqué l’intervalle de ces deux séditions par la création de l’école Polytechnique sous le nom d’École centrale des travaux publics. Les sciences mathématiques et les sciences physiques en composent renseignement, et les instituteurs sont : Lagrange, Prony, Monge, Hassenfraz, Fourcroy, Guyton-Morveau, Berthollet, Vauquelin, Chaptal. La république oppose ses sa- vans à l’Europe avec autant de confiance que ses généraux, et elle aura la justice de les associer à la gloire de ses armées.

Celles-ci recevaient à la même époque leur plus belle récompense. La coalition vaincue se disloquait par des pacifications partielles. Le 9 février, la Toscane avait obtenu la paix ; le 15, la Vendée avait mis bas les armes devant le comité de salut public ! malheureusement pour elle-même, et pour la France, elle devait bientôt les reprendre. Le 5 avril, le premier chef de la coalition, le roi de Prusse, éclairé enfin sur ses véritables intérêts, signa aussi la paix avec la nation généreuse qui ne voulait pas que l’étranger intervint dans ses débats. Le 16 mai, la Hollande conquise traita avec la république, et lui abandonna une partie de son territoire pour conserver l’autre. L’Espagne, l’Espagne elle-même ne put venger plus long-temps le sang de Louis XVI, et le 11 juillet elle cédera, à la république ce qu’elle possède à Saint-Domingue, trop heureuse d’affranchir à ce prix la Catalogne et la Biscaye. La Suède a un ambassadeur à Paris. Le Danemark est neutre. L’Autriche seule et l’Angleterre, qui se voient trahis par ces traités, s’obstinent à soutenir une lutte inégale contre la démocratie, qui ébranle les trônes de l’Europe : l’une est réduite à défendre sur le Rhin les avenues de ses Etats, et l’Italie dans le Piémont ; l’autre, que la mort du roi n’a pas assez vengée de l’affranchissement de l’Amérique, veille assidûment sur les calamités et les discordes de la France : celle-là est inhospitalière aux royalistes français, et celle-ci bientôt leur sera cruelle.

Le mois de mai 1794 avait vu le triomphe de Robespierre, devenu le pontife de l’Etre suprême ; le massacre de quinze mille personnes et l’incendie de Bédouin, ordonnés par le proconsul Brutus Maignet, en expiation d’un arbre de la liberté coupé dans cette commune et la Convention déclarer qu’elle était satisfaite de la conduite de ce monstre. Le mois de mai 1795 s’ouvrait sous d’autres auspices. Deux grands citoyens, Lanjuinais et Boissy-d’Anglas, signalaient leur retour sur les bancs législatifs par la proposition et l’adoption d’un décret, qui restituait aux familles les biens des condamnés pour toute autre cause que l’émigration. Mais par un étrange rapprochement, la Convention en excepta la famille de Louis XVI et celle de Robespierre ! Le 6 du même mois, après neuf mois de détention et dix-neuf jours de procédure, la place de Grève vit tomber la tète des quinze jurés révolutionnaires et celle de l’exécrable accusateur public, Fouquier- Tinville. C’est lui qui, blâmé par Collot-d’Herbois d’envoyer à la fois cent cinquante individus à la mort, lui avait répondu : Que vous restera-t-il donc y quand vous aurez démoralisé le supplice ? C’est lui qui avait fait transporter l’échafaud dans l’enceinte même de son tribunal, afin de jouir aussi du spectacle des derniers moments de ceux qu’il envoyait à la mort. Cependant le comité de salut public lui-même avait trouvé aussi qu’une telle mesure aurait démoralisé le supplice, et après deux jours de résistance de la part de Fouquier, l’échafaud avait été retiré du tribunal.

Le mois de mai 1795 devait donner à la France le spectacle d’une justice complète. L’identité des séditions du mois de germinal avec les mouvements révolutionnaires dont plusieurs villes du midi furent le théâtre sanglant, avait dû frapper la Convention ; et elle avait décrété le désarmement, par communes, de tous ceux qui seraient réputés avoir pris une part active à la tyrannie abattue par le 9 thermidor. La résolution de renvoyer dans leurs communes respectives tous les agents du pouvoir renversé ne lui avait pas paru suffisante. Menacée dans son existence, après son triomphe, par une Vendée ultra-révolutionnaire, la Convention sentit à la fin qu’elle ne pouvait procéder avec ce parti implacable que par une contre révolution complète, à laquelle, indépendamment de la raison du salut public et du sien, elle était journellement excitée par l’impatience des habitans de la capitale.

L’imminence du péril avait simplifié la défense. La question s’était ainsi renfermée dans les limites les plus étroites. D’un côté étaient les Montagnards, de l’autre les Thermidoriens ; et la constitution de 93 devenait le gage contentieux du combat. D’une autre part, les royalistes se déclaraient dans tous les départements les auxiliaires des Thermidoriens, comme ils l’avaient été des Girondins, et leur haine pour la république se signalait par les excès les plus affreux. Les massacres de Lyon, de Marseille, d’Avignon, eurent de terribles représailles. Elles étaient dirigées par une organisation mystérieuse. Les jugements restèrent inconnus ; les exécutions étaient publiques. Une association secrète avait entrepris de faire justice de la terreur : elle était la terreur même et rappelait ce tribunal secret des temps barbares de l’Allemagne. A Lyon, elle existait sous le nom de Compagnie du Soleil, et sous celui plus connu et plus terrible de Compagnie de Jésus. Le fer, le feu, et l’eau exécutaient ses arrêts. Quelquefois les assassinats lui semblaient trop lents : elle employait alors les massacres comme avait fait Collot-d’Herbois ; et sa cruauté surpassait souvent celle qu’elle voulait punir. Ainsi, à la nouvelle du mouvement jacobin de germinal, à Paris, ces sociétaires du meurtre forcèrent les prisons et renouvelèrent sur près de quatre-vingt détenus, réputés terroristes, les massacres du 2 septembre. A l’exemple aussi de Carrier, ils précipitaient dans les flots du Rhône et de la Saône les victimes qu’ils avaient désignées, et d’horribles barbaries se mêlaient encore à ces sanglantes exécutions. La haine goûte le plaisir de la mort d’un ennemi : la vengeance goûte celui de son supplice.

Au milieu de ces calamités, le machiavélisme britannique continuait contre la république, au lieu de l’attaquer à force ouverte, cette guerre sourde et intestine, qui, dès le principe, n’avait cessé de fomenter les excès et d’alimenter les maux de la révolution. Soudoyés par le ministre Wickam, qui résidait en Suisse, de malheureux émigrés, des prêtres infortunés rentraient en France, porteurs, soit de faux assignats fabriqués à Londres ou à Genève, soit d’anathèmes religieux. L’Angleterre ébranlait ainsi la fortune publique de la France et désolait les consciences de ses habitans. C’était une autre terreur, qu’elle lui envoyait sous ces deux formes, puisqu’elles appelaient également la mort et sur ceux qui se trouvaient nantis de ces faux assignats et sur ceux qui, alarmés par ces prêtres insermentés, abjuraient et consacraient de nouveau entre leurs mains les liens qu’ils avaient contractés d’époux et de pères. De plus la Bretagne, malgré la soumission de Charette, n’inspirait pas la sécurité qu’on avait cru obtenir de la pacification de la Vendée. Toutes ces causes réunies portèrent la Convention à renouveler les lois contre les émigrés et contre les prêtres, et à établir des peines contre l’ouverture des églises. Ainsi elle se montrait également armée contre les anarchistes, contre ses propres réacteurs, et contre les royalistes.

La capitale, dont les mœurs finissent toujours par faire fléchir toutes les révolutions, s’était décernée à elle-même une amnistie complète. La joie immodérée et séditieuse qu’elle avait fait éclater à la chute de Robespierre signala moins peut-être sa délivrance que son propre triomphe ; et en effet, elle s’était d’abord emparée des vainqueurs. La jeunesse orpheline et belliqueuse se créa d’elle-même une armée du bien public, et plusieurs fois déjà la Convention lui avait dû son salut ; elle lui avait voté des remercîments sans rechercher la nature de ses opinions ; il en était de même des sections. Mais dès le moment où la Convention eut défendu les affiliations à la société des Jacobins, interdit à ses membres d’y assister, supprimé les quarante sols par soirée aux révolutionnaires des sections, et enfin fermé l’antre du Jacobinisme dans le quartier le plus populeux et le plus indépendant de la capitale, l’esprit des sections changea. Fréquentées alors par les amis de la paix publique, elles firent cause commune avec la société ; il ne restait aux Jacobins vaincus que les sections et les réunions populaires des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau. C’était là seulement que s’agitait encore le spectre menaçant de la terreur, à la voix de ces niveleurs barbares et aveugles qui, dans leurs orgies frénétiques, rendaient une sorte de culte aux mânes de Marat et de Robespierre.

Cette abjecte population, dont l’ignorance surtout entretenait la barbarie, ennemie par sa nature de toute civilisation, en affichait le mépris par l’opprobre de ses habitudes et celui de ses souvenirs, et aussi par l’affectation d’un costume sordide, et d’un langage dépravé. Elle était restée le type de ces hommes qui, depuis le commencement de la révolution, avaient épouvanté Paris sous les noms d’hommes du 14 juillet, de Jacobins, d’hommes du 10 août, de Septembriseurs, d’hommes du 31 mai, de Montagnards, d’Hébertistes, de Sans-Culottes, de Terroristes, de Maratistes, d’Égorgeurs, de Buveurs de sang. Leurs femmes s’étaient appelées les Tricoteuses de Robespierre, les Furies de la guillotine. Cette population avait accueilli comme des frères et aussi comme des soutiens la troupe errante de ces Jacobins dont l’asile avait été fermé ; ils conspiraient ensemble, et sous les auspices de la famine et de la vengeance, ils méditaient la destruction des Thermidoriens, ainsi que le retour d’un régime exécrable dont Carrier, Billaud et Collot-d’Herbois eussent formé le triumvirat.

En regard de ces hommes vulgaires et farouches, brillait l’élite de la génération parisienne, cette jeunesse dorée dont Fréron s’était fait le prince, et qui venait de combattre volontairement sous les ordres de Pichegru. Ces jeunes gens, échappés aux proscriptions qui les avaient pour la plupart privés de leurs pareils, leur avaient survécu avec le sentiment d’une indignation généreuse. La vengeance était devenue pour eux l’expression de la justice. Depuis long-temps, familiarisés avec la mort, leur courage, jusqu’alors passif, se montra au grand jour. Quand les Jacobins avaient osé menacer la Convention, ils n’avaient point balancé. Ils avaient pris les armes afin de pouvoir être, à chaque instant du jour, reconnus de leurs adversaires ; ils avaient adopté un costume dont l’élégance bizarre rappelait le souvenir des supplices. Ils portaient leurs cheveux en tresse, relevés à la Victime. Il y eut aussi le bal des Victimes. Ce mélange de la mode et de la terreur caractérise cette époque. Plus ambitieuses dans leur parure, les femmes avaient adopté, dans presque toute sa naïveté, le costume des dames Grecques et Romaines. Un essaim de belles républicaines brillait aux théâtres, dans les bals, et encourageait la valeur de la jeunesse. Une sorte d’esprit chevaleresque contre les anarchistes dominait dans la société. La victoire était si récente, le péril toujours si voisin que, ni la Convention, ni les habitans ne songeaient à connaître les senti- mens politiques de cette milice indépendante, soldats impétueux d’une cause sans fanatisme, espèce de ministère public non défini, qui recevait sa mission des circonstances, et dont le but n’était pas encore connu. Le cri de ce parti était : Mort aux Sans-Culottes. Le cri de l’autre était : Mort aux Aristocrates. Ils s’abordaient en armes, les uns en chantant le Réveil du peuple ; les autres en chantant la Marseillaise. Ces ennemis étaient irréconciliables, comme les Thermidoriens, et les Crétois de la Convention ; mais il y avait entre eux la différence d’un tumulte à une conspiration. La jeunesse de Paris attaquait les Jacobins pour les refouler dans leur faubourg : ceux-ci n’en sortaient que dans l’espoir de surprendre la Convention à l’improviste.

C’est ce qui arriva encore le i er prairial, six semaines après les troubles de germinal. Les conjurés avaient eu le temps de se préparer à une action qu’ils regardaient comme décisive. Leur complot était ourdi et arrêté également sous le rapport de l’attaque et sous celui du changement politique qu’ils voulaient opérer. Toutes leurs forces furent mises en mouvement. Ils marchèrent, au nom du peuple insurgé, pour obtenir du pain et reprendre ses droits, appelant les troupes sous leur drapeau. Ils avaient décrété l’arrestation des gouvernans, et la mise en liberté des patriotes. Ces détenus étaient nombreux, car la Convention leur avait appliqué la loi des suspects. L’assemblée destinée à remplacer la Convention, devait être convoquée pour le 25 du mois suivant. Une nouvelle municipalité serait créée : ils devaient s’emparer des barrières, de tous les signaux d’alarme et de ralliement, et proclamer la constitution de 93, qui malheureusement était sanctionnée par l’acceptation du peuple : tel était leur manifeste. C’était une contre-révolution complète. Ils n’avaient pas fait connaître l’emploi qu’ils feraient du temps qui s’écoulerait depuis leur victoire jusqu’à l’établissement du gouvernement légal ; il était facile de le deviner. Cependant la Convention, encore occupée des troubles journaliers occasionnés par la disette, se trouva tout-à-coup surprise et sans défense. Elle était investie, quand elle fut avertie de son péril. La résolution qu’elle prit dans cette occasion fut aussi grande que son danger. Elle se déclara en permanence, rendit Paris responsable de sa sûreté, ferma ses portes, mit hors la loi les chefs de la sédition, et appela aux armes les sectionnâmes.

Il est à remarquer que rarement un corps délibérant se manque à lui-même en présence d’une force qui le menace. En effet, l’attitude courageuse de la Convention fut bientôt mise à l’épreuve. Ses portes extérieures furent brisées, et les furies dont les conjurés avaient formé leur avant-garde s’emparèrent des tribunes, en criant : Du pain et la constitution de 93. Les portes intérieures sont attaquées, ébranlées, brisées à coup de hache : elles tombent avec fracas, et les insurgés se précipitent en furieux dans la salle de la Convention, nouveau champ de bataille où va se décider la lutte de la terreur et de la liberté. Boissy- d’Anglas préside ; on le couche en joue. On lui demande de mettre aux voix les articles du manifeste de l’insurrection. Il se tait, se couvre, reste immobile. Le jeune représentant Féraud s’élance, le couvre de son corps, et tombe au pied de la tribune percé de coups. On l’entraîne, et bientôt après sa tête sanglante est portée au bout d’une pique ; les cannibales la présentent à Boissy-d’Anglas, qui s’incline devant elle avec respect et douleur. Ce premier magistrat de la nation, plus grand que Harlay devant les Seize, non-seulement oppose aux insurgés la constance d’un calme héroïque, mais, malgré les piques qui entourent sa tête, qui pressent sa poitrine, il proteste, au nom de la Convention, contre ces horribles violences, et persiste à refuser de mettre en délibération les demandes des faubourgs. Un seul homme décida, ce jour là, du sort de la Convention ; elle imita son président, et resta en séance.

L’histoire n’offre pas de dévouement plus sublime à la religion du devoir. Avec un pareil courage, la Convention ne devait pas être vaincue. Vainement les députés de la Crête, Romme, Bourbotte, Duroy, Duquesnoy, Goujon, Sobrany, s’emparent de la tribune et des bureaux, et proclament l’adoption des propositions des insurgés, ainsi que le rétablissement des Jacobins, quatre bataillons sectionnâmes arrivent au pas de charge, pénètrent dans la salle la baïonnette en avant, et les insurgés l’évacuent après une assez forte résistance. La Convention reprit alors froidement sa délibération, remercia les sections, annula f les décrets qui venaient d’être rendus, et ordonna l’arrestation de quatorze députés, parmi lesquels furent compris ceux qui avaient été les organes de l’insurrection.

Ce n’était point assez : le lendemain, les insurgés osèrent encore reparaître sur la place du Carrousel avec leurs forces réunies et de l’artillerie ! Il est difficile de comprendre pourquoi la Convention, qui s’était montrée si courageuse, n’avait pas eu la fermeté de poursuivre son triomphe, et de profiter de la nuit pour anéantir l’insurrection repoussée. En la voyant reparaître le 2 plus menaçante que la veille, elle se vit réduite, au lieu de continuer d’être forte, à se montrer habile. Elle envoya fraterniser avec les faubourgs, qui finirent par se retirer, persuadés que la Convention allait s’occuper des lois organiques, quelle disait nécessaires à l’achèvement de la constitution de 93 !! Ainsi l’effusion du sang fut évitée, et la Convention obtint ce qui lui était le plus nécessaire : elle voulait gagner du temps.

Le lendemain, sans la force que déploya la Convention, sa souveraineté était encore une fois remise en question. Féraud, en l’honneur duquel la Convention s’était constituée en séance funèbre, allait être vengé : son assassin était conduit au supplice. Tout-à-coup le cortège est attaqué, et le condamné délivré et porté en triomphe dans le faubourg Saint-Antoine. A cette nouvelle, le général Menou reçoit l’ordre de marcher sur les rebelles avec toute la troupe de ligne et les sections, de désarmer les insurgés et de réclamer le coupable. Vingt mille hommes partent sous ses ordres ; le faubourg est cerné ; le désarmement s’opère de la manière la plus complète : l’artillerie est livrée, et on ferme la société où se rassemblait le comité central d’insurrection. Beaucoup d’insurgés de la classe des ouvriers furent jugés et exécutés. Dans le même moment, on procédait au jugement des conventionnels. Romme et ses cinq collègues furent livrés à une commission militaire. Condamnés à mort, ils eurent la force de se frapper tous du même couteau. Romme, Goujon et Duquesnoy se tuèrent : les trois autres furent portés mourants sur l’échafaud. Ce suicide extraordinaire fut le dernier acte de l’audacieuse entreprise du 1er prairial.

Cette journée fut aussi fatale aux Jacobins que le 9 thermidor l’avait été à la dictature. Elle le fut aussi à la Convention, car, depuis la chute de Robespierre, elle avait dû sacrifier à son existence les Montagnards, qui faisaient toute sa force. La condition politique de ces hommes était affreuse, puisqu’ils n’avaient d’autres moyens de gouvernement que la terreur. Elle était également absurde, parce que la terreur, comme toutes les violences, devait avoir un terme, obligée qu’elle était de détruire ses propres partisans. La constance, l’énergie, l’audace de ces représentais survivant à toutes leurs défaites, font regretter que de si puissantes facultés aient été consacrées à une cause aussi criminelle. Quatre-vingts d’entre eux avaient péri depuis le 9 thermidor, et ils étaient morts tout entiers. Aucun signe de faiblesse n’altéra leurs derniers moments. Le vieux montagnard Rühl, octogénaire, avait été compris parmi les condamnés du i er prairial ; gracié à cause de son grand âge, il ne voulut pas devoir la vie à ses ennemis : il se tua ; et ses collègues se tuèrent aussi, pour ne pas subir la mort qu’on lui refusait. Ces hommes, d’une trempe aussi forte, semblaient avoir été produits pour briller dans les deux années où la Convention fut terrible : quand elle cessa d’être terrible, elle cessa d’être puissante. En immolant ses athlètes, elle se tua elle-même, et ne sut vivre ni devant eux, ni après eux.

Après la défaite des Montagnards, la Convention, faible comme elle l’était devenue, ne pouvait espérer de porter paisiblement le sceptre de la révolution. Une autre guerre l’attendait. D’autres ennemis peut-être aussi irréconciliables que ceux qu’elle venait de vaincre, se levaient déjà parmi ceux qu’elle avait appelés et qui étaient venus à son secours contre les Montagnards. La tactique des royalistes était bien calculée ; ils avaient deux ennemis ; ils s’associèrent avec l’un deux pour détruire l’autre, et il ne leur en restait plus qu’un à combattre. Ayant vu les Girondins défaits par les Montagnards reprendre l’empire, ils crurent aussi pouvoir le conquérir sur les Girondins et replacer la monarchie sur les débris de la république. De son côté la Convention ne pouvait ramener la révolution à une existence légale, qu’en triomphant de tout ce qui n’était pas révolutionnaire. Mais déjà ce n’était plus seulement la cause de la république, de la patrie, qu’elle avait encore à défendre.

En effet, à peine remise de la conjuration jacobine, la Convention se vit menacée par les conjurations royalistes intérieures et extérieures. La jeunesse dorée déserta son service. L’esprit insurrectionnel passa dans la plupart des sections qui venaient de le combattre. Une foule d’émigrés et de prêtres étaient rentrés dans Paris. Les gens de lettres commencèrent vivement la guerre des journaux, et les lieux publics retentirent contre elle des mêmes attaques qu’on avait dirigées contre les Jacobins. De plus, les nouvelles du midi étaient de la nature la plus alarmante. Les compagnies de Jésus et du Soleil avaient fait aussi à Lyon un 1er prairial à leur manière. Le massacre des prisons, les assassinats publics furent renouvelés. Il en fut de même à Aix, à Marseille, à Tarascon : le midi nageait dans le sang. Pendant que les royalistes y égorgeaient leurs ennemis, les Thermidoriens exterminaient les patriotes, qui s’étaient emparés de Toulon pour en faire leur place d’armes. Cette réaction fut poussée à outrance pour satisfaire la vengeance de la Convention, qui ne se sentait pas assez forte pour ne pas abuser de la victoire. Quand une proscription est le fruit d’une politique aveugle, elle tourne au détriment de ses auteurs. Un gouvernement n’a que le droit de punir et non celui de se venger. Du moment où il se venge il trahit sa faiblesse. Celle de la Convention ne pouvait échapper à la pénétration du parti royaliste, qui, survivant à ses pertes, n’ayant qu’un sentiment, qu’un intérêt, formait dans toute la France une ligue compacte, propre à encourager les défections, incapable d’en éprouver.

Ce parti actif, entreprenant, favorisé par les souvenirs funestes des trois dernières années, n’avait point négligé ce dernier moyen pour augmenter ses forces et frapper au cœur, s’il le pouvait, la république. La désertion nécessairement impunie des premiers réquisitionnaires fortifiait ses rangs chaque jour. Les généraux Moreau et Pichegru, les deux plus grandes réputations militaires de l’époque, commandant l’un l’armée du Nord, l’autre l’armée du Rhin, s’étaient mis en correspondance avec les princes émigrés, et avaient traité avec le prince de Condé, du rétablissement du trône. L’incorruptible et loyal Jourdan commandait l’armée de Sambre-et-Meuse et devait nécessairement voir échouer entre ces deux trahisons de brillants succès, qu’il venait de couronner par l’importante reddition de Luxembourg.

Tout devenait péril pour la Convention, au- dedans et. au-dehors, dans les rangs de ses ennemis, dans ceux de ses soldats. Elle avait appris par les espions qu’elle entretenait en Angleterre, qu’une grande expédition s’y préparait pour les côtes de Bretagne : son comité avait été si bien servi qu’il connaissait le lieu projeté pour le débarquement, le nombre d’émigrés qui servaient sous les ordres de Puisaye et d’Hervilly ; il savait que six mille prisonniers républicains s’étaient enrôlés sous les drapeaux de l’émigration afin de rentrer en France. Aussi elle avait tout disposé pour combattre ce nouveau danger. Mais elle ignorait complètement celui qui la menaçait, notamment à l’armée de Pichegru ! Elle ne pouvait se méfier du général qui venait de se battre pour elle au mois de germinal.

Cependant une circonstance funeste à sa cause vint encore ajouter à ses inquiétudes, parce qu’elle devint de la part des royalistes l’objet d’une grave accusation. Ce fut la mort du dauphin, qui expira au Temple, âgé de dix ans, le 8 juillet. Un soupçon, dont rien ne prouva la justice, s’accrédita encore par la mort subite du médecin Dussault, qui avait soigné le jeune prince. Enfin cinq mois après sa soumission, le 24 juin, Charette reprit les armes dans la Vendée sur un ordre de Louis XVIII, daté de Vérone. Ce prince, en mandant à Charette qu’il serait puissamment aidé par les flottes espagnoles, comptait trop sur des relations de famille, et était trompé comme il l’a été pendant les vingt-quatre années de son émigration dans toutes les espérances de sa politique. Dans le même moment où il annonce à son lieutenant-général en Bretagne les secours prochains de l’Espagne, cette puissance traite à Basle de la paix avec la république : et ce traité sera signé le 22 du mois suivant, le lendemain de la catastrophe de Quiberon !

Tels sont les dangers dont la cause royale, subitement ressuscitée, environne de toutes parts la Convention. On ne sait gré à ce gouvernement ni de l’ouverture des églises, ni de la suppression de tout système révolutionnaire, ni de la destruction des Jacobins, ni de la faveur dont jouissent les émigrés, les prêtres, les déserteurs. Mais on lui reproche amèrement d’avoir ordonné le désarmement de la ville de Lyon où tant de massacres avaient été commis depuis deux mois, et l’élargissement des détenus sans motifs suffisants. Deux sections de Paris osèrent adresser des pétitions à la Convention, disant que son comité élargissait les terroristes pour leur rendre des armes. Les partis deviennent insatiables d’exigences aussitôt que la sécurité leur est rendue. Heureusement que la désunion, qui se met toujours parmi les hommes passionnés, vient tôt ou tard au secours de leurs ennemis. Un homme, jeune, actif, adoré des troupes, républicain, ambitieux peut-être, et qui, par ses services, était parvenu rapidement, des derniers grades de l’armée, à celui de général en chef, Hoche, commandait en Bretagne les troupes de la Convention. A peine âgé de vingt-cinq ans, par son caractère et par son génie il exerçait sur la France l’empire d’une renommée populaire. Déjà illustre dans sa patrie, seul il eût peut-être, s’il eut vécu, balancé cette autre fortune militaire, cachée alors à Paris dans une laborieuse obscurité.

Le 25 juin, une forte escadre anglaise mouilla dans la baie de Quiberon, au lieu d’aller débarquer dans la Vendée où Charette, nommé par Louis XVIII son lieutenant - général en Bretagne, venait de rassembler douze mille hommes aguerris et éprouvés. Mais la jalousie divisait depuis long-temps les insurgés de l’ouest ; et Puisaye, qui était le chef de la chouannerie, ne voulait pas que l’expédition eût la Vendée pour auxiliaire. Il craignait avec raison d’être bientôt écarté par Charette qui, investi seul du commandement par le roi, réunissait en lui, indépendamment d’une supériorité bien reconnue, toute la légalité de l’insurrection. Aussi, dès que la nouvelle de ce grand débarquement se répandit en Bretagne, tous les agents du roi, excités par ceux de Paris, apportèrent aux mouvements des troupes expéditionnaires les plus grands obstacles. Ils disaient que Puisaye n’agissait que pour le duc d’Yorck et non pour Louis XVIII. D’un autre côté, Puisaye avait fait décider cet armement en Angleterre sur l’assurance que toute la province en armes en garantirait les succès. Le deuxième jour du débarquement, on vit en effet arriver, comme une tribu d’Arabes, dix mille chouans, affamés, sans discipline, sans armes, presque sans vêtements, qui, avec leurs femmes et leurs enfants, apportèrent la disette et le désordre dans le camp de Puisaye. Ce fut bien pire quand il fallut les faire marcher au combat. Si Puisaye avait compté sur la population, la population avait compté sur des troupes réglées derrière lesquelles elle se fût sentie protégée. Aussi, par suite de la mésintelligence qui régnait entre les chefs, leurs exploits se bornèrent à l’occupation du bourg d’Auray, du village de Quiberon et du fort Penthièvre où il n’y avait qu’un poste républicain.

Cependant rien ne manquait à ces troupes, ni en armes, ni en munitions, ni en vêtements. La flotte anglaise avait apporté vingt-sept mille fusils. L’armée réunie comptait environ douze mille hommes. Mais, au lieu d’avancer dans le pays et d’y établir l’armée royale, Puisaye se renferma avec toutes ses forces dans la presqu’île de Quiberon, sous la protection de la flotte britannique. Quelques jours après, il fit attaquer les républicains postés à Sainte- Barbe, et qui défendaient le débouché de la presqu’île. D’Hervilly fut tué dans cette attaque. Ses troupes furent chassées jusqu’au fort de Penthièvre d’où s’échappèrent les soldats républicains enrôlés à Londres. Averti et conduit par eux le 21 juillet, le général Hoche s’empara la nuit du fort Penthièvre, en égorgea la garnison, cerna les émigrés, les poussa vers la mer, et en fit prisonniers environ douze cents. Le peu qui s'échappa périt dans les flots, ou aborda avec peine les chaloupes anglaises. Il n’y eut de sauvés que les républicains qui avaient trahi et livré les émigrés. Hoche ne pouvait militairement accorder, et n’accorda aucune capitulation au corps de Sombreuil qui se rendit, pressé qu’il était entre le feu de ses soldats et le feu de la flotte, sans espoir de salut, comme sans moyens de défense.

Les pouvoirs des généraux de cette époque expiraient sur le champ de bataille après l’événement, et, selon les usages de la Convention, Hoche était obligé de référer du sort des prisonniers au représentant Tallien en mission à son armée. Tallien partit pour Paris pour rendre compte de l’affaire de Quiberon, et prendre les ordres du comité de salut public qui ordonna à la commission militaire, formée à Vannes, d’appliquer rigoureusement aux prisonniers la loi portée contre les émigrés pris les armes à la main. Hoche et ses soldats en sauvèrent beaucoup ; le reste fut passé par les armes. Ainsi la Convention promenait sa justice réactionnaire depuis Toulon où plusieurs milliers de patriotes avaient péri par ses ordres, jusqu’aux côtes de l’Océan où, après sa victoire, elle sacrifia un millier d’émigrés. La hache thermidorienne était à deux tranchants comme celle du 31 mai. Il est vrai que la Convention avait pour elle la légalité. Mais la combinaison britannique de cette déplorable expédition, la fuite de Puisaye qui disparut au moment de la catastrophe, jetèrent sur les prisonniers l’intérêt d’une pitié générale. La rigueur de la Convention fut d’autant plus aveugle, qu’en livrant au supplice mille rebelles incapables de nuire à la république, elle immolait à la jalousie et à la vengeance de l’Angleterre quatre cents officiers de notre marine, qui avaient battu les flottes anglaises dans les deux mondes, sous d’Estaing, sous Lamotte-Piquet, et sous l’invincible Suffren.

Les triomphes de la Convention sur les ennemis extérieurs, n’affermissaient point son existence, tout en assurant l’indépendance et la gloire de la patrie. Ces deux intérêts ne se confondaient plus depuis la chute de la dictature, qui avait dit aussi l’état c’est moi, et qui l’avait prouvé d’une manière terrible à la France, et à l’Europe. Par une semblable fatalité, les triomphes de la Convention sur les ennemis intérieurs lui étaient nuisibles en raison de la nécessité, qui l’avait contrainte à vaincre. Des deux partis qui avaient juré sa destruction, un seul avait réellement péri presque en entier, parce qu’elle eut alors pour auxiliaires l’intérêt de l’autre parti et l’opinion publique. Le peu qui restait du parti patriote, caché dans son sein, absorbé par sa propre impuissance, était devenu le point de mire de nouveaux adversaires. Ceux-ci formaient à Paris la grande majorité de ses habitans, dont les deux tiers demandaient la république légale une et indivisible, et l’autre tiers se composait de royalistes et de monarchistes. Ces derniers voulaient la république, plus un roi, n’importe lequel, ou même un président. Ceux-là, divisés en deux factions ennemies, voulaient, les uns la royauté constitutionnelle de la maison de Bourbon, les autres sa royauté absolue. Car dans les temps de révolution, il y a des absolutistes de monarchie et des absolutistes de liberté. La Vendée représentait les premiers et la Montagne avait représenté les autres.

La Convention voyait s’élever contre elle tous ces partis, parce qu’elle était le reste, sauf quelques exceptions, de ce pouvoir colossal qui avait tué le roi et décimé la France. On ne lui pardonnait point de s’être sauvée même en sauvant la patrie, et la Convention, bien que jusqu’au dernier moment elle ait porté avec fierté le poids d’une telle ingratitude et d’une telle injustice, se sentait malgré elle profondément émue par le sentiment de sa prochaine déchéance, et tourmentée du besoin, non de recevoir, mais de prononcer elle-même son abdication. Les 73, les 22, le groupe survivant des Montagnards, et les Thermidoriens la divisaient par des couleurs si tranchées, qu’elle eut besoin de tous ses périls pour former l’union qui la rendit triomphante jusqu’à la fin. Mais toute courbée qu’elle était sous le joug d’une telle nécessité, elle voulut avant de déposer les faisceaux, laisser à la république un témoignage de sa propre grandeur, et lui léguer une loi politique, qui n’étant ni monarchique comme la constitution de 89, ni démocratique comme celle de 93, assurât à la république la paix et la stabilité, qu’elle n’avait pu obtenir pour elle- même depuis le 9 thermidor.

Le 2 prairial, où la politique conventionnelle avait fraternisé avec les insurgés qui ne s’étaient pas crus vaincus la veille, on leur avait déclaré qu’une commission s’occupait de compléter par des lois organiques la constitution de 93. En effet, onze représentais parmi lesquels on remarquait Daunou, Boissy d’Anglas, Lanjuinais, composaient cette commission. Mais comme le temps des concessions aux patriotes était passé, au lieu de rédiger des lois organiques pour une constitution, que la Convention rejetait malgré son acceptation parle peuple, la commission des onze avait employé les trois derniers mois de l’an 3 à rédiger une nouvelle constitution. Aucune n’est certainement plus conforme pour les principes aux besoins et aux opinions de cette époque. Elle déclare la suppression des sociétés populaires, l’irrévocabilité de la possession des domaines nationaux, la liberté des cultes, la liberté illimitée de la presse. Quant à la législature, le système d’unité, dont le vice avait peut-être à lui seul causé tous les maux de la France, est remplacé par deux conseils, l’un des cinq cents, à qui est donnée l’initiative de la proposition des lois, l’autre des anciens, qui a le véto, puis un directoire composé de cinq membres, qui les fait exécuter.

En consacrant ainsi le principe d’une autorité indépendante de la représentation nationale, la Convention rétablit les routes monarchiques, et rend plus chers aux esprits fatigués des commotions des quatre dernières années les souvenirs de l’assemblée constituante. Mais le renouvellement par tiers tous les ans pour le corps législatif, et par cinquièmes pour le directoire, est une conception métaphysique, une institution inquiète, qui, à défaut d’un pouvoir immobile et conservateur, frappe d’infirmité ce gouvernement à sa naissance, et lui lègue une discorde constitutionnelle sous laquelle il doit succomber un jour.

Cependant, mieux avisée et moins désintéressée que l’assemblée constituante, la Convention a l’inébranlable volonté de se continuer au moins dans l’assemblée qui va lui succéder. Le 5 fructidor, elle décrète que les deux tiers des membres de la nouvelle législature seront choisis dans son sein ; et le 13, après la plus orageuse discussion, ce choix, qu’elle a été tentée de s’attribuer à elle-même, est donné aux assemblées électorales. Il n’y aurait eu que de l’audace, que de l’abus de pouvoir à nommer elle-même ces deux tiers ; mais il y eut une sorte de despotisme de conquérante à forcer les citoyens de nommer ceux que proscrivaient leurs opinions. Aussi la capitale, encore en deuil de ses pertes, fit hautement éclater son indignation, et déclara, dans ses assemblées primaires, qu’elle acceptait la constitution, mais qu’elle rejetait le décret qui perpétuait entre les mains des conventionnels l’héritage du pouvoir.

Cependant tout, dans les protestations des Parisiens, n’était pas héroïque. Le parti royaliste, qui avait quelques amis cachés sur les bancs de l’assemblée, avait espéré, par l’ascendant qu’il exerçait dans les sections, obtenir toutes les nominations à la législature prochaine ; et il fut bien moins frappé d’indignation que de stupeur, quand il se vit frustré de ses espérances par l’ambitieuse prévoyance de la Convention. Alors il recourut à la force pour conquérir ce que le pouvoir lui ôtait, et l’on vit bientôt s’évertuer à l’insurrection les mêmes sections qui n’avaient cessé de la combattre. Comme les exemples ne manquaient point, elles organisèrent un comité central. La Convention avait prévu l’opposition ; elle s’était mise en mesure : quelques troupes du camp avaient été appelées à Paris. Elle cassa le comité des sections : les sections cassèrent son décret, se déclarèrent en permanence, et décidèrent que toute autorité constituante perdait ses pouvoirs en présence du peuple assemblé : ce qui était casser la Convention.

Toutefois, l’acceptation de la constitution et des décrets de fructidor, par la grande majorité des assemblées primaires de la république, fut proclamée à Paris. De leur côté, les sections voulurent assurer leurs élections par leurs bataillons armés. Il s’opéra alors un revirement d’attaque et de défense, si commun dans les révolutions. La Convention enrégimenta, sous le nom de bataillon de $9, environ dix-huit cents révolutionnaires qui avaient été arrêtés pour les événements de prairial, et qu’elle avait élargis la veille. Ceux-ci s’engagèrent à défendre la Convention contre les sections, qui l’avaient défendue contre eux. Le collège des électeurs, constitués au Théâtre- Français sous la présidence d’un singulier républicain, du duc de Nivernois, fut dissous par un décret, après avoir été dissipé par la force. La générale battit dans toutes les rues de Paris : la section Lepelletier, établie au couvent des Filles-Saint-Thomas, placée au centre de l’opposition, dont elle avait donné le signal, donna avec succès aux autres sections celui du combat. Le 12, elle fut cernée par le général Menou, qui crut avoir terminé cette révolte en parlementant avec elle ; et en effet, tout eût été terminé de la part de la Convention, qui préférait éviter à la capitale les malheurs d’une guerre civile, si les sections, au lieu d’apprécier cette modération comme elles le devaient, ne l’eussent regardée comme un acte de faiblesse. Leurs troupes se rassemblèrent en foule dans la nuit, avec le dessein d’attaquer le lendemain la Convention. Celle-ci s’était aussi constituée en permanence. A la nouvelle de ces préparatifs, elle destitua Menou, qu’elle fit arrêter, et elle appela au commandement son général du 9 thermidor. Mais comme l’affaire des sections était organisée plus militairement que ne l’avait été le tumulte révolutionnaire de la place de Grève, Barras demanda, pour commander en second, un jeune général sans emploi, dont il avait pu apprécier devant Toulon la détermination et le talent. Barras était loin de se douter que, deux ans après, dans ce même palais des Tuileries, il enverrait supplier le commandant en second du 13 vendémiaire de lui accorder une escorte pour protéger son bannissement.

C’en était fait peut-être de la république, si la Convention succombait, car de toutes parts on se préparait pour la royauté. Depuis trois jours, le comte d’Artois, à la tête de huit mille émigrés et de quatre mille Anglais, a débarqué à l’Ile-Dieu, à trois lieues des côtes de la Vendée, où il est bien vainement attendu par Charette. Le mouvement royaliste qui s’opère à Paris, dans l’ouest et dans le midi de la France, est entretenu par de nombreux agents de Vérone et de Londres. Toutes les troupes de la république sont exilées par la victoire au-delà de ses nouvelles frontières. Pichegru lui-même a été forcé d’entrer dans Manheim ; et qui sait s’il ne va pas livrer enfin au prince de Coudé la place de Huningue, et marcher avec lui sur Paris ! Il est certain que la Convention, après avoir imposé la paix à la Prusse, à l’Espagne, à la Hollande, après avoir fait passer le Rhin à Jourdan et à Pichegru devant la formidable armée d’Autriche, pouvait périr corps et biens dans une échauffourée de citadins mécontents, et qu’une réaction proportionnée aux maux qu’ils avaient soufferts eût été le résultat naturel de leur triomphe : il est également probable que ce triomphe, bientôt converti en défaite par la vengeance républicaine de la masse des citoyens et de celle des armées, aurait ramené, comme une justice de représailles, ce régime de la terreur, au souvenir duquel la France palpitait encore d’effroi et de douleur. Il n’y avait donc pas un moment à perdre pour sauver à la fois les deux partis. La bataille qu’il fallait livrer était une nécessité toute politique pour le pays ; et le gain de cette bataille dépendait du choix du général de la Convention. On a vu ce qu’était Menou devant des citoyens insurgés. La capacité de Barras, dans une pareille circonstance, était au moins douteuse ; l’incapacité du général Carteaux ne l’était plus depuis le siège de Toulon. Il n’y avait à Paris que Bonaparte qui pût oser entreprendre de combattre, avec huit mille hommes, les quarante mille que les sections allaient déployer : ce choix de Barras sauva la république, sauva la patrie. Hommage lui soit rendu !

Bonaparte connaît tout le péril. Il a vu les troupes de Menou dans la rue Vivienne, et l’insolence belliqueuse des sectionnaires. Fidèle aux souvenirs de cette arme, à qui est due la prise de Toulon, il pense à s’assurer du parc des Sablons dont la possession déciderait infailliblement la victoire en faveur des sections. Avant le jour il y envoya Murat avec quarante chevaux : il était temps. En ramenant cette artillerie, Murat rencontra un bataillon qui allait la prendre, et qui n’eut pas le courage de la lui disputer. Le parc des Sablons complète l’armée de Bonaparte. Au jour il se saisit de tous les points offensifs et défensifs qui protègent et qui menacent les avenues de la Convention. Le palais des représentais est une place forte où il songe aussi à se ménager une garnison. Il leur envoie sept cents fusils, pendant qu’ils délibèrent sous les armes, et que Chénier s’écrie : Il n’y a pour la Convention que la vie ou la mort. A quatre heures et demie du soir, le feu de la mousqueterie des sections se fait entendre, et bientôt après celui du canon. A sept heures, la Convention est victorieuse : quatre cents hommes périrent de part et d’autre. Le lendemain la section Lepelletier fut désarmée et la capitale pacifiée. La Convention était toute fière de sa délivrance. Bonaparte semblait embarrassé de sa victoire. Cependant c’est la Convention qui termine sa carrière, et Bonaparte qui commence la sienne ; c’est lui qui sort brillant d’avenir de l’agonie de ce grand pouvoir, tel que César naquit de l’abdication de Sylla.

Enfin, le 26 octobre, le colosse dépose la foudre conventionnelle pour le sceptre directorial, comme un conquérant \ qui, lassé de vaincre, se contente de régner. Il régnera en effet. Cinq cents membres de la Convention vont siéger dans les nouveaux conseils ; et cinq d’entre eux, qui ont voté la mort du roi, s’asseoient au pouvoir exécutif. Mais les derniers moments de la Convention présentent un caractère qui mérite de fixer l’attention. Le 25, elle décrète la formation de cet institut des sciences et des arts, dont les conquêtes devaient survivre à tous les maux comme à toutes les gloires de la patrie ; le lendemain elle décrète l’abolition de la peine de mort à la paix générale, et l’amnistie pour tous faits relatifs à la révolution, sauf la révolte du 13 vendémiaire. Le premier de ces décrets justifiait la terreur, née au sein de la guerre civile et étrangère. Le second justifiait le serment de haine à la royauté. Un troisième décret changea le nom de place de la Révolution, en celui de place de la Concorde : ce qui voulait dire union et oubli. Telles furent les dernières volontés de la Convention. Elle avait consigné les autres dans le testament politique qui va régir la république, sous le nom de constitution de l’an 3.

C’était la seconde fois depuis 1789, qu’à la chute d’un pouvoir absolu, la France se prononçait pour le régime constitutionnel ; et il fut bien reconnu que le despotisme déchu ne pouvait avoir d’autre héritier que la liberté.

L’assemblée nationale consacra la révolution par un vaste système d’amélioration politique ; elle abaissa et régla la royauté ; elle éleva et régla la nation ; elle fonda la liberté, la législation ; supprima la royauté ; irrita la nation, et fonda la république. La Convention détruisit le roi et la liberté, décima la nation pour opprimer le reste, et fonda la terreur qui l’engloutit elle-même. Cet atroce gouvernement fut sans but. Toute politique proprement dite lui fut inconnue. Son règne n’offrit que trouble, injustice, anarchie, subversion, violence, assassinat du peuple, assassinat de ses députés, assassinat de ses généraux, et enfin assassinat de ses assassins. L’indépendance de la France ne fut point l’ouvrage de ce gouvernement, mais uniquement de la valeur à jamais mémorable de nos armées qui usurpèrent la gloire, tandis qu’il usurpait la tyrannie. Sans cette gloire, la plus pure qui puisse honorer une nation, la France n’eût été qu’un abîme, un gouffre de crimes et de douleurs. La Convention laisse un nom à jamais affreux dans l’histoire. Elle est jugée, à jamais jugée ainsi que Robespierre : le régné de l’échafaud ne peut se commenter. La Convention n’en eut point d’autre, si ce n’est celui du maximum, exécrable crédit que la terreur seule pouvait inventer. Quel pouvoir que celui qui n’a d’autre moyen pour exister que la mort et la famine ! On est encore effrayé du nombre des victimes de la terreur, et surtout de celui des bourreaux. On l’est bien plus du nombre de ses fanatiques. Après le9 thermidor, elle eut beau appeler à elle la légalité, elle renfermait des éléments si justement abhorrés, qu’il lui fut impossible de jouir de sa victoire, et de ne pas en abuser. Les proscrits eux-mêmes qu’elle rappela sur les bancs législatifs, y figurèrent comme ses juges. Enfin elle fut obligée de se proscrire encore elle-même, et, dans ses derniers jours, si quelques dispositions honorables sortirent de son sein, c’est qu’à la fin, épuisée de presque tout son sang, elle avait été forcée de s’adoucir.