ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME PREMIER

 

ASSEMBLÉE DES NOTABLES.

 

 

L’assemblée des notables était formée de toutes les aristocraties du royaume, princes du sang, haut clergé, haute noblesse, conseillers du roi, députés des départements et des pays d’états, ainsi que des chefs des grandes municipalités, au nombre de cent trente-sept membres. Tous ces notables furent réunis à Versailles, le 22 février 1787. Richelieu avait convoqué les notables en 1626 pour un tout autre objet, qui était d’affermir le despotisme qu’il exerçait sur le roi, sur la cour et sur la France. Mais, en 1787, le ministre, le roi, la cour, la France, étaient loin d’être les mêmes qu’au temps du cardinal ministre ; près d’un siècle de philosophie venait de s’écouler, et avait révélé aux faibles le secret de leur force. La cour n’était plus ce sanctuaire impénétrable, d’où sortaient les oracles d’une volonté sans contrôle. Elle-même était partagée, et si la nation n’était pas encore habile à se mêler de ses propres intérêts, elle était à son insu protégée déjà par les dépositaires de l’autorité ; le roi lui-même s’était montré le chef d’une opposition au despotisme royal, quand il avait appelé au ministère Malesherbes, Turgot et Necker. L’esprit de réforme avait envahi toutes les classes de la société : on chantait des couplets où il était dit :

Le roi se croyant un abus

Ne voudra plus l'être.

Cette chanson était l’expression domestique du besoin général d’une réforme. La session des notables en fut l’expression politique. Louis XVI marchait ainsi de lui-même vers cette liberté inconnue qui se présentait sous tant de. formes, et même sous celle des passions, aux différents ordres du royaume, aux princes comme au monarque. La convocation des notables consacra le principe de la publicité en matière d’administration. Ce fut le premier hommage rendu à la nation, appelée à témoigner dans une cause redevenue la sienne. L’attention des Français fut attirée dès ce jour sur des matières qu’il leur avait été défendu de connaître ; aussi le peuple se livra-t-il en cette occasion, avec l’ardeur du prosélytisme, à l’investigation de cette science nouvelle subitement offerte à ses regards, et qui touchait à ses plus chers intérêts.

Les notables étaient chargés d’indiquer les moyens d’améliorer les revenus de l’Etat, et d’assurer leur libération entière. La nation prit donc fait et cause pour l’État, comme si elle eut dit déjà : L’Etat, c’est moi. Quand le contrôleur-général fut contraint d’annoncer à l’assemblée un déficit de cent quarante-sept millions, et demanda de nouveaux impôts, toutes les illusions de la faveur du ministre, toutes celles qu’avait fait naître son esprit s’évanouirent soudain devant cette terrible vérité, qui fut son arrêt et. celui de la cour. Les notables entourèrent le trône, protestèrent contre les impôts proposés, et demandèrent au roi le sacrifice de son ministre. Ils mirent en avant les intérêts du peuple, qui ne les avait pas choisis, mais qui applaudit à leurs courageuses résolutions ; l’influence du parlement, dirigée hostilement par le garde-des-sceaux Miromesnil, décida le roi ; mais Louis XVI, avant de sacrifier Calonne au parlement, voulut sacrifier Miromesnil à son ministère. Celte double disgrâce se succéda promptement ; le garde- des-sceaux fut renvoyé la veille ; le contrôleur-général triompha pendant toute la journée qui précéda sa chute. Il fut remplacé par Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, qui prit le titre de chef du conseil des finances.

Il est curieux de remarquer que Calonne s’était vu réduit à présenter aux notables les moyens de salut proposés par Turgot et par Necker ; mais le public trouva l’amendement tardif et suspect, et, tout en reconnaissant l’excellence de ces moyens, il déclara qu’ils ne méritaient nulle confiance si c’était Calonne qui était appelé à les mettre à exécution. Cette distinction que faisait l’opinion nationale entre deux hommes d’état, indiquait déjà toute la force et le degré de lumière et de probité où elle était déjà parvenue. Elle exigeait affinité entre l’instrument et les principes, entre le mandataire et les moyens. On ne pouvait pas accuser plus durement Galonné d’être coupable de corrompre les sources les plus pures de la fortune publique. Il est vrai que la tâche de contrôleur-général n’était pas facile : il lui fallait plaire à la fois au roi et à la reine, dont les volontés n’étaient pas toujours les mêmes, et à l’assemblée, qui se montrait inexorable contre les prodigalités de la cour. Ainsi l’opinion se fortifiait de tout ce qui causait la disgrâce des bons et des mauvais ministres. Elle avait déjà su tracer une ligne profonde de démarcation entre ses intérêts et ceux du pouvoir.

Les notables survécurent au ministère qui les avait convoqués, et honorèrent leur session par des résolutions patriotiques. Le 26 mai, trois semaines après le renvoi de M. de Galonné, l’assemblée fixa d’abord les bases d’un emprunt, et consacra ensuite ce grand principe qui appelait et qui devait consolider la révolution, la répartition égale de l’impôt. Elle supprima aussi l’odieux servage de la corvée, ainsi que certains droits île gabelle, et provoqua rétablissement, d’un conseil de finances. Quoique ces concessions imposées au pouvoir portassent une atteinte manifeste à l’autorité de la couronne, le roi s’empressa de les ratifier, et les réformes qu’il opéra de lui-même dans sa maison complétèrent pour le moment les sacrifices réclamés par l’organe de ces premiers représentai de la France. Le rôle éclatant qu’ils venaient de jouer fit sentir à la nation qu’une représentation nationale était devenue un des besoins de l’époque. Le jeune marquis de Lafayette proposa aux notables de convoquer des députés de la nation, et demanda l’état civil pour les protestans. Ces deux propositions, restées sans effet, devaient incessamment être réalisées. Les notables terminèrent leur session par l’hommage des sentiments les plus dévoués pour le roi et pour la famille royale.

Le nouveau ministre changea bientôt de rôle, et on le vit proposer les impôts qu’il avait refusés étant notable. Cette apostasie de l’archevêque indigna les esprits ; et quand il voulut présenter à l’enregistrement du parlement les édits pour ces mêmes impôts, celui du timbre et celui d’une subvention territoriale, il dévoila toute son incapacité. Le parlement ç qui le vit hésiter, résista tout-à-fait et refusa non-seulement d’enregistrer les nouvelles impositions, mais, par une singulière affectation de popularité, déclara qu’aux seuls états-généraux appartenait le droit de les établir, et réclama leur convocation au nom de la nation. Ce fut ainsi que le parlement proclama le premier la révolution, dont il devait être la première victime.

Cette opposition du parlement avait d’autant plus de poids qu’elle était soutenue par l’opinion populaire. Elle fut signalée au roi comme séditieuse par l’archevêque devenu ministre principal, et le 6 août un lit de justice, où le parlement fut mandé à Versailles, ordonna d’enregistrer les deux édits j de retour à Paris, le parlement protesta et déclara nulle et illégale la transcription faite la veille sur ses registres. Le conseil du roi cassa les arrêtés du parlement et l’exila à Troyes. Monsieur et le comte d’Artois furent chargés d’aller faire enregistrer les deux édits, l’un à la cour des comptes, l’autre à la cour des aides : Monsieur eut presque les honneurs d’un triomphe public en raison de la libéralité de ses opinions à l’assemblée des notables. Le comte d’Artois, qui s’était signalé par des principes contraires, et qui avait fait de vains efforts pour défendre M. de Calonne, fut insulté gravement, et on fut obligé de protéger son retour aux Tuileries par un déploiement de force publique. Ce prince se souvenait sans doute de sa première opposition au bien public, quand il disait, devenu roi : Il n’y a que moi et Lafayette qui n’ayions pas changé d’opinion.

Transféré à Troyes, le parlement y prit l’attitude d’un parti d’opposition et d’une victime du despotisme : il n’était ni l’un ni l’autre. Ce corps ambitieux croyait arriver à une autre domination par une route populaire ; le peuple alors, qui ne comprenait pas encore mieux que lui la liberté, fut la dupé du parlement, qui l’était de lui-même. Quant au roi, trompé par tout ce qui l’entourait, il l’était aussi par son propre cœur, par son caractère, et bien plus encore par son ministre principal.

La cour était embarrassée de la faveur que le parlement s’était conciliée dans son exil ; ce corps commençait aussi à se fatiguer du long éloignement où l’on le tenait de la capitale. Au lieu de casser ce parlement et de le punir de son prétendu patriotisme, au lieu de faire un grand coup d’état par la brusque convocation des états généraux, on s’abaissa servilement à négocier à Troyes, on traita de puissance à puissance avec les magistrats, et des concessions réciproques, signe infaillible d’une politique intéressée et d’une faiblesse commune, donnèrent la mesure de l’intérêt que les négociateurs prenaient au bonheur de la nation et du danger que courait la fortune publique. Mais Louis XVI redoutait également tout ce qui était positif, le despotisme et la liberté.

Le parlement eut tous les honneurs d’un triomphe et fit une rentrée solennelle dans Paris. Le 20 septembre il y eut une séance royale qui fit connaître la négociation. Le roi s’y engagea à convoquer les états-généraux en 1792, et proposa deux édits, l’un portant création d’emprunts pour une valeur de 420 millions, l’autre qui rendait aux protestans les droits de citoyens. Le parlement délibéra devant le roi sur le premier édit, et, revenant sur l’incompétence qu’il avait si fastueusement proclamée, en décida l’enregistrement. On savait cependant alors, et cette vérité venait de Turgot, que les emprunts ne sont que des impôts déguisés. Mais cette séance devait être à jamais mémorable dans l’histoire de la révolution, par la nature de l’opposition qui s’éleva tout-à-coup dans le sein de ce corps judiciaire, et par la résolution inattendue qui en fut le résultat. Le premier prince du sang se leva, osa demander au roi si cette séance était un lit de justice, et protesta. Le roi ordonna l’enregistrement de l’emprunt et sortit : le parlement déclara l’enregistrement illégal et la délibération entachée d’incompétence : jamais l’autorité royale n’avait reçu un plus sanglant outrage. L’exil du duc d’Orléans à Villers-Cotterêts et l’enlèvement de deux conseillers, actes arbitraires et mesquins, prouvèrent que cette autorité ne songeait déjà plus qu’à se défendre.

L’affluence de la cour à Villers-Cotterêts rappela l’exil de Chanteloup, et fit voir clairement qu’un esprit d’opposition partageait aussi les courtisans de Versailles. Cette mesure suffisait pour faire du duc d’Orléans un chef de parti redoutable, si son caractère eût été aussi décidé que ses opinions.

Le parlement, qui venait de reprendre l’offensive avec tant d’audace, crut devoir profiter d’une concession royale pour se populariser encore davantage, et après une grande discussion, enregistra l’édit qui rendait les droits civils aux protestans. Il n’était déjà donc plus possible ni au roi, ni aux corps privilégiés le plus solidairement constitués, de conserver la puissance sans renoncer insensiblement aux principes absolus de l’ancienne monarchie. La décadence du pouvoir se faisait sentir chaque jour. Le principal ministre semblait la trouver encore trop lente. Ses fausses démarches, le vide de ses idées, l’absence de toute connaissance des hommes à qui il avait affaire et des choses qu’il voulait gouverner, l’esprit de légèreté et de corruption qui caractérisait ses projets, l’autorité même de la fortune qu’il osait invoquer, au point de dire qu’il avait calculé jusqu’aux chances de la guerre civile ; tout, jusqu’au bizarre philosophisme dont il égayait son caractère épiscopal, et aux réparties facétieuses qui l’opposait aux objections les plus graves, tout décelait sa profonde nullité, et présageait un avenir funeste au malheureux prince qui lui avait donné sa confiance.

Cependant ce ministre avait résolu de venger le roi par un édit, de l’audace du parlement ; sa conspiration fut découverte par le soin qu’il mit à la tenir secrète : un appareil extraordinaire signala ce mystère à l’inquiétude et à la curiosité. L’imprimerie royale ressemblait à l’extérieur à une place forte. Un grand mouvement de troupes eut lieu dans le royaume, et beaucoup de gens partirent pour les provinces avec des paquets cachetés. Un conseiller, Desprémesnil, qui n’était citoyen que contre le ministère, parvint, à prix d’argent, à obtenir d’un ouvrier de l’imprimerie royale, un exemplaire de ces édits, et les dénonça en termes violents à sa compagnie. C’était encore un coup d’état à la manière de Galonné ; il eut le même résultat pour son auteur. Au lieu d’une assemblée de notables, il s’agissait d’une cour plénière, destinée à remplacer les parlements. Celui de Paris s’assembla et débuta par une déclaration à la fois menaçante et majestueuse, qui rappelait son antique grandeur. Il y proclama de nouveau les vieilles franchises de la nation, et protesta énergiquement contre toute atteinte qui leur serait portée. Le droit de la nation, disait-il, est d'accorder librement des subsides, par b organe des Etats-Généraux, régulièrement convoqués et composés.

Replacé ainsi de nouveau entre le souverain et le peuple, pour défendre celui-ci contre les entreprises du trône, le parlement de Paris avait vu une foule immense accourir pour protéger son indépendance, menacée par la force militaire. On put se croire revenu aux temps de la fronde. L’arrestation de deux conseillers, qui étaient venus se réfugier dans le sein du parlement, ne fut possible que parce qu’eux- mêmes se nommèrent et se livrèrent à l’officier chargé de dissoudre ce corps. Le danger fut, ou parut assez grand, pour que les gardes françaises fermassent les portes du palais. Enfin le parlement, mandé de suite à Versailles, vit enregistrer en silence, dans un lit de justice, les édits nouveaux, mais, après le départ du roi, renouvela encore ses protestations.

Tous les parlements du royaume avaient été déclarés en vacance, pour faciliter la création de nouvelles cours de judicatures, sous le nom de grands bailliages. La clôture de celui de Bretagne fut si violente, que l’on craignit la guerre civile. Là commença la scission qui depuis partagea l’armée. La division régnait entre ce parlement et la noblesse, qui députa vers le roi. Les députés furent arrêtés. La résistance fut plus forte, mais moins tumultueuse dans le Dauphiné, parce qu’elle fut générale, par l’union du tiers-état avec le clergé et la noblesse. Mounier, qui dirigea ce mouvement, sut donner, dans la défense de la liberté, le modèle d’une opposition généreuse et l’exemple de la plus noble expression de la volonté nationale.

La France entière s’éleva contre la cour plénière. Elle demandait ainsi le renvoi de l’archevêque qui venait d’obtenir le siège de Sens, plus riche que celui de Toulouse. Le roi, pressé par les remontrances vigoureuses des parlements et du clergé, par la manifestation de la volonté générale, fut contraint de renoncer à la cour plénière, et proclama la convocation des Etats-Généraux pour l’année suivante. Le principal ministre, qui était habitué à ne rien prévoir, mais qui conservait toujours, dans le danger, cette présence d’esprit, qui appartient plus à l’ambition qu’à la sagesse, fut cette fois bien inspiré, et dit au roi : Sire, laissez faire M. Necker, et méfiez-vous des parlements. Le conseil était bon, mais le sacrifice n’était pas complet. L’archevêque ne voulait qu’un coopérateur ; un pareil rôle ne pouvait convenir à M. Necker.

Effrayé enfin de l’ascendant prodigieux de la magistrature et du clergé, le prélat avait imaginé de leur opposer le tiers-état dans les Etats-Généraux. Mais il n’était plus temps ; il finissait par où il aurait dû commencer. Ce dernier plan n’était, de sa part, qu’une résolution désespérée, et servit à prouver davantage qu’il n’y avait de salut pour la nation, que dans la nation elle-même. M. Necker refusa positivement l’association projetée. L’idée d’une coalition entre un prélat ultramontain et un protestant, conçue par un archevêque, et proposée au roi très-chrétien, prouve à elle seule combien était déjà rapide la marche des esprits vers une révolution clans les mœurs politiques. L’opiniâtreté de la conscience de M. Necker l’emporta sur l’abnégation des scrupules de M. de Toulouse. L’on dut à Monsieur et au comte d’Artois la fin de cette lutte entre l’ambition et l’intérêt de l’état. Le roi, éclairé par ses frères, envoya enfin à l’archevêque sa démission avec le chapeau de cardinal. La nation méprisa la récompense et célébra la disgrâce. La populace promena dans Paris un mannequin en habits pontificaux, le jugea, le condamna au feu, le fit confesser par un ecclésiastique, qui se trouvait parmi les spectateurs, et le brûla sur la place Dauphine. Cette farce révolutionnaire consacra la rentrée du parlement, et préluda, par quelques excès, aux affreux désordres dont Paris devait être bientôt, et pour long-temps, le théâtre déplorable. Le sang que les gardes françaises firent couler dans la rue Meslay et la rue Saint-Dominique, allait cimenter entr’eux et le peuple une alliance prochaine, qui caractériserait la révolution, et non la liberté, comme l’abus de la force avait caractérisé la violence, et non la politique.

Le jour où M. Necker fut rappelé au ministère, les fonds publies montèrent de trente pour cent. Investi de la confiance de la nation, il s’attira bientôt celle du monarque, et fut peut- être, depuis Sully, le seul ministre qui ne sépara jamais dans ses vœux et dans son administration le roi et le peuple. Il ne tarda pas à donner à l’un et à l’autre un gage important de la libéralité de son système, en décidant le roi au rappel des exilés, à la mise en liberté des députés bretons, et enfin à la suppression des grands bailliages. Il trouva dans le cœur du roi tout ce qu’il fallait pour sentir qu’il était glorieux de renoncer aux décrets de la puissance, quand le sacrifice en était utile.

Le parlement était rentré à Paris sous des auspices funestes. Le roi lui fit déclarer que la convocation des Etats Généraux était fixée au mois de mai suivant. Une sorte de crainte prophétique se répandit aussitôt dans cette compagnie, après cette notification. Le parlement semblait reculer devant ce terme si prochain de l’accomplissement de ses propres vœux, et redouter le succès de la mesure qu’il avait imposée au roi d’une manière si hautaine. Il y avait trop de honte dans le repentir, trop de danger dans une remontrance ; il y aurait eu aussi trahison manifeste dans le refus. Le parlement en appela aux Etats-Généraux de 1614, et en fit le motif de son enregistrement. Les formes de cette convocation portaient la délibération séparée des trois ordres, et l’égalité de la représentation du tiers avec chacun des deux autres. De cette manière, le parlement trahissait le roi et le peuple, en affectant une sorte de respect pour les vieux usages de la monarchie.

Cette mesure eut un effet volcanique. Le parlement vit se déclarer contre lui toute la nation dont il était naguères l’espoir, et deux partis se former dans son sein. Desprémesnil représentait celui des privilégiés, et Duport la cause populaire. Ce grand corps judiciaire vit régner parmi ses membres un schisme où les opinions étaient également partagées, et où le duc d’Orléans et les officiers de la guerre d’Amérique formaient l’opposition démocratique. La Bretagne, qui devait jouer un si grand rôle dans la révolution, avait déjà des bataillons armés contre la noblesse, sous la bannière de son parlement. L’opposition n’avait nulle part la même forme, mais elle avait partout le même but, et la diversité de ses alliances ou de ses inimitiés n’en prouvait que mieux la force et la volonté. La scission existait aussi dans les trois ordres, de sorte que le tiers-état n’avait pas adopté tout entier la cause populaire, comme tout le clergé et toute la noblesse n’avaient pas individuellement embrassé le parti aristocratique. Mais une ligne de démarcation s’établissait de fait entre les privilèges des castes et les droits de la nation, entre les aristocrates et les patriotes. La cour ne prévoyait pas encore que bientôt le peuple resterait seul juge des parle mens, du clergé et de la noblesse. Toutefois elle aurait déjà pu entrevoir un pareil événement si elle eût senti l’influence d’une opinion répandue avec profusion sur la nécessité d’une délibération commune des ordres et du doublement dans la représentation du tiers-état. Elle ne tarda cependant pas à être avertie par la brochure de l’abbé Sieyès : Qu’est-ce que le tiers-état ? rien, répondait-il ; que doit-il être ? tout. Mais l’habitude du pouvoir rend aveugle sur le pouvoir lui-même, et d’ailleurs la carrière où l’on entrait était nouvelle pour tout le monde. Ce qui n’était pas excusable, c’était de vouloir être assiégeant quand on était investi. Les privilégiés devaient savoir depuis long temps qu’ils ne formaient pas la nation. Celle-ci ne vit en eux qu’une exception incommode, et jura quelle ne serait plus tyrannique. Le mot de révolution fut prononcé hautement.

La seconde assemblée des notables qui s’ouvrit à la fin de 1788, fut le prélude et comme l’avant-scène des états-généraux. Monsieur y parut plus que jamais embrasser la cause du peuple : son bureau seul se prononça pour un nombre de députés double de celui de la noblesse et du clergé dans la représentation du tiers-état. Le résultat des délibérations du conseil, publié par le roi, donna au tiers-état une représentation égale à celle des deux autres ordres réunis, mais adopta la séparation dans les délibérations des trois ordres. Ce moyen terme, trop naturel au roi, aigrit la noblesse et encouragea le tiers, qui déjà connaissait toute sa force. M. Necker avait proposé de former les trois ordres en doux chambres. Il unissait par ce moyen la monarchie et la liberté, et la révolution se fût arrêtée à l’œuvre de la constitution ; car alors le plus grand nombre consentait à recevoir, et la minorité, qui pouvait avoir la volonté de conquérir, n’eût plus trouvé d’occasion pour exercer son ambition.