RÈGNE DE LOUIS XIII. En détruisant la tyrannie des nobles, Richelieu commença sans le savoir la régénération de la France [1624]. Ce grand acte de son despotisme délivrait à la fois le trône et la nation ; mais ce despotisme fut implacable, tant Richelieu eut à cœur de régner sans partage sur l’un et sur l’autre : et l’on vit les plus grands seigneurs du royaume monter sur l’échafaud et expier de leur sang cette longue impunité des attentats de la noblesse contre le roi et contre la France. Les princes eux-mêmes, habituellement engagés dans ces forfaitures, durent aussi trembler pour leurs têtes. Confondus soudainement dans la masse passive d’un peuple esclave, les nobles dépouillés de leurs droits ne servirent plus qu’à augmenter l’éclat de la royauté. Les titres et les cordons leur firent bientôt oublier dans le brillant exil de la cour les gothiques et féodaux usages des manoirs et des châteaux. Le peuple des provinces gagna tout à coup d’être affranchi de la présence de ses tyrans, ce qui fut déjà un grand soulagement ; et la royauté, désormais inattaquable, hérita de tout le despotisme de ses vassaux. Ainsi le roi et le peuple se trouvèrent tout à coup relevés de tout l’abaissement des nobles ; mais ils n’en furent pas pour cela plus unis. L’heure de cette grande nécessité n’était pas encore venue. Le génie de Richelieu ne concevait et ne pouvait concevoir que la toute-puissance d’un maître qu’il représentait, et non la dignité d’une nation qu’il continuait d’asservir. Ce ne fut que sous Louis XVI qu’insensible- ment la philosophie, devenue populaire sous la plume de nos grands écrivains, secondée par la corruption et les désastres des deux derniers règnes, s’empara de cette force qui, sous Richelieu, avait affranchi la nation du despotisme des nobles, pour l’affranchir enfin du despotisme des rois. Le fondateur de l’Académie française [1635] ne se doutait pas qu’il ouvrait une école à cette philosophie. Toutefois, pour rendre son ouvrage durable, Richelieu vendit la noblesse. Dès ce moment elle fut avilie, et plus de la moitié des nobles de nos jours n’a d’autre origine que ce singulier impôt sur la vanité. Jamais révolution ne fut plus complète. Elle s’acheva sous Louis XVI, qui, averti par son siècle de la présence d’une autre révolution, abolit les dernières traces de toute féodalité. Richelieu avait été créé pour être le conseiller de Louis XIII, au sein des troubles sortis de la tombe de notre plus grand monarque, et Malesherbes pour être le conseiller de Louis XVI à l’aurore d’une révolution qui devait remuer le monde. Le choix de ces deux ministres indique éloquemment, non moins que leur propre génie, combien fut différente la marche des temps et la direction des esprits sous ces deux règnes ; et ce n’est pas une des leçons les moins instructives de l’histoire que celle qui présente le despote Richelieu à la sommité de la réformation féodale, et le philanthrope Malesherbes à son terme. MINORITÉ DE LOUIS XIV. Richelieu avait légué à Louis XIII le despotisme et le cardinal Mazarin [i642]. A la mort du roi, Anne d’Autriche, devenue régente, accepta l’héritage. Le cardinal avait régné sous le nom de Marie de Médicis et sous celui de Louis XIII, Anne d’Autriche régna sous celui de Mazarin. Elle conserva au moins la majesté du pouvoir dont Marie n’avait connu que la servitude et les périls. La mère de Louis XIV fut mieux traitée par son ministre que celle de Louis XIII par le sien, comme si Mazarin eût deviné l’enfant dont la régente gardait le berceau. Mais Richelieu n’avait pas laissé tout son génie à Mazarin, qui bientôt fut ainsi que la reine livré aux attaques de la cour, à celle des Parlements, et à la haine du peuple. L’enregistrement de trois édits bursaux fut l’occasion de cette guerre si connue sous le nom de la Fronde. Elle commença par des railleries, par des satires, et finit par les plus grandes violences. Les Parisiens chantaient les mazarinades le fusil sur l’épaule. Ils avaient été mis en cause par leurs propres magistrats et les plus grands seigneurs du royaume. Mais la Fronde ne fut et ne pouvait être qu’un antécédent purement séditieux à cet esprit de redressement et de résistance qui produisit la révolution de 1789. Tibère avait dit des Romains : Qu’ils me haïssent pourvu qu’ils me craignent ; Mazarin disait des Français : Qu’ils chantent pourvu qu’ils paient. Les opinions se divisèrent alors, comme elles l’ont toujours fait depuis, en trois partis politiques ; on les nommait les mazarins, les frondeurs et les mitigés. Certes, si Richelieu eût vécu, les ducs de Beaufort, de Vendôme, de Nemours, de Bouillon, le prince de Conti et le coadjuteur de Retz, n’eussent pas osé lever au milieu de Paris l’étendard de la révolte, ni les Parlements se fédérer entre eux contre la cour par le fameux arrêt d'union. Ce fut cet arrêt qui souleva la nation, produisit les journées des barricades, et força le roi, la reine et la cour à aller chercher un asile à Saint-Germain, où le dénuement le plus absolu accueillit leur fuite. La prise de la Bastille fut aussi le trophée de cette formidable insurrection. La Fronde brava les armes du prince de Condé, et obtint enfin, comme dans une guerre ordinaire, les honneurs d’un traité [1649]. Ce traité ne fut qu’une trêve. Condé, qui venait de défendre la reine, fut arrêté avec le prince de Conti au moment où il excitait de nouveaux troubles. Tout sentiment de patrie était éteint dans les âmes. La France n’était pas plus inviolable que la royauté, même pour les premiers personnages du royaume. Le Parlement seul alors veillait sur les franchises nationales, car Turenne lui-même, qui craignit avec raison le sort du prince de Condé, Turenne ne balança pas un moment à attaquer la France à la tête des Espagnols. Cependant l’arrestation des princes devint tout à coup le prétexte d'une nouvelle coalition du duc d’Orléans, de la Fronde et du Parlement contre Mazarin. Mort à Mazarin ! était le cri de ralliement général du peuple et des factions contre la cour. Trop faible contre un tel orage, le cardinal se décida à le conjurer en quittant la France. Il donna lui-même avis de sa retraite aux princes détenus au Havre, et ceux-ci rentrèrent triomphants dans Paris, où leur arrestation avait causé tant de joie ; car le peuple en était réduit à se réjouir quand il changeait de tyrans. Cette fois, il put croire à un meilleur ordre de choses : du conseil du roi sortit une déclaration dont la saine politique, oubliée depuis par ses successeurs comme par lui-même, contrastait d’une manière bien forte avec les actes de cette tumultueuse époque. Deux mois après le départ de Mazarin, dont les déprédations venaient de motiver un arrêt du Parlement, le roi interdit l’entrée de son conseil aux étrangers, et même aux cardinaux français, comme ATTACHÉS PAR SERMENT À UN AUTRE PRINCE QUE LE ROI. Louis XIV ne pouvait faire une plus grande concession aux nécessités du moment, car Mazarin, tout chargé qu’il était de la haine publique, lui était bien plus cher que la nation. Aussi le Parlement, qui crut avoir gagné une grande victoire par cette déclaration, s’empressa-t-il de l’enregistrer, malgré la plus vive opposition de la part du clergé, et malgré le roi, qui s’en repentit. Mécontent encore de la cour, à qui il devait sa délivrance, le prince de Condé se prépara de nouveau à la guerre civile. Ce fut le premier ennemi que Louis X1Y eut à combattre. Le roi continua à défendre Mazarin contre le Parlement, les princes et le peuple. En effet, le Parlement instruit que Mazarin se dispose à rentrer en France, met sa tête à prix ; le cardinal reparaît cependant escorté de six mille hommes que le roi lui a envoyés, arrive à Poitiers où est la cour, et y reprend tranquillement sa place au conseil. Ce n’était pas le moyen d’apaiser la guerre civile dont Mazarin était la cause ostensible. Mais déjà habitué à traiter avec ses sujets rebelles, Louis XIY traite avec Turenne et l’oppose au prince de Condé. Il était temps. Turenne gagne sur le prince la bataille du faubourg Saint-Antoine. Le jeune roi en fut le spectateur des hauteurs de Charonne. Le parlement, qui tenait pour le prince de Condé, indigné de l’ascendant que Mazarin, malgré sa proscription, continuait d’exercer sur l’esprit du roi, osa déclarer le duc d’Orléans lieutenant-général du royaume, bien que le roi fût majeur. Ce ne fut point assez. Ce corps illustre, chaque jour plus fortifié par l’opinion générale, oblige le roi d’éloigner encore le cardinal ; et Mazarin part pour Sedan, d’où il continue à gouverner le roi et la France [1652]. Bientôt aussi le roi rentre dans Paris, que le prince de Condé venait de quitter pour aller avec le titre de généralissime remplacer Turenne au commandement de l’armée espagnole contre la France ! Heureusement pour Louis XIV, Turenne continue de lui être fidèle, et ferme à Condé les barrières du royaume. L’arrestation du coadjuteur de Retz, devenu cardinal, réduit enfin la faction des Frondeurs ; et Mazarin, au devant duquel le roi s’est porté jusqu’à six lieues de Paris, rentre en triomphe dans la capitale, accompagné de Turenne lui-même à la tête de ses troupes. Mazarin triomphe sans orgueil, et se montre supérieur à la bonne comme à la mauvaise fortune. Son intérêt lui commandait la clémence et la douceur, comme il lui avait conseillé la patience dans l’adversité. La guerre civile était éteinte ; mais il restait cette guerre acharnée de l’Espagne qui durait depuis vingt-cinq ans [1659], et dans laquelle se déployèrent avec une coupable rivalité les talens de Condé et de Turenne. Enfin, Mazarin eut la gloire véritable de faire la paix des Pyrénées, et de mettre un terme aux maux que la félonie du prince de Condé avait attirés sur la France. LOUIS XIV. Gorgé des trésors de la France, Mazarin avait cessé de vivre et laissait le trône à Louis XIV, alors âgé de vingt-deux ans. A qui faudra-t-il s’adresser désormais ? demanda-t-on au prince : A moi, répondit-il, et il tint parole. En effet, Louis XIV devait être impatient de relever la majesté royale, tant de fois humiliée pendant sa minorité et depuis que Mazarin régnait en son nom. Délivré du cardinal, le roi se trouva maître absolu, entouré d’une noblesse qu’il ne pouvait plus craindre, et derrière laquelle il voyait un peuple immense empressé d’obéir à lui seul. Car, soulevée par tant de factions, entraînée sans cesse à déchirer son propre sein pour des intérêts qui n’étaient pas les siens, la nation éprouvait le besoin de se réunir sous une loi commune qui ne fût plus contestée. Le repos est le grand besoin des nations. Mais la France ne fit qu’entrevoir cette paix domestique, si désirée après les agitations où la servitude lui apparut sous tant de formes. Il lui était réservé de subir la plus grande de toutes les calamités, un roi ambitieux après un ministre déprédateur. Tout à coup elle se vit appelée à faire de nouveaux sacrifices. Louis XIV regarda au-delà de la France, et plus d’un million de Français payèrent de leur sang ce regard sur l’Europe. La France fut appauvrie de quinze milliards, et après trente années de guerre, elle légua la banqueroute aux règnes suivants. Un autre acte de despotisme non moins funeste lui coûta d’autres larmes [1685]. Plus de cinquante mille familles protestantes, proscrites et fugitives, allèrent avec leur précieuse industrie consoler l’Europe des maux que l’ambition de Louis XIV lui avait causés. La sagesse du grand Henri ne présidait déjà plus aux conseils de son petit-fils : le fameux édit de Nantes, aussi politique que généreux, fut révoqué ; et ici il n’est peut-être pas hors de propos de remarquer que le nom de Henri IV, oublié sous Louis XIII, Louis XIV et Louis XV, ne dut sa résurrection qu’au génie de Voltaire, et ne fut replacé dans les respects de ses descendants qu’aux époques critiques de la restauration de 1814, comme si c’était un de ces noms sacrés qu’il ne faille invoquer que dans les grandes calamités. La fatale émigration des protestans ne devait pas être une calamité sans avantage pour la patrie. Une impénétrable destinée sembla avoir choisi ce malheur social, cet arrêt d’un despote, pour contribuer un jour au salut de la nation. La Hollande, qui alors était un asile en Europe, accueillit les réfugiés et offrit un asile à tous ceux qui voulurent s’y établir. De ce nombre furent Bayle, Jurieux, Basnage, Le Clerc, et d’autres écrivains qui y fondèrent la mission de la liberté, par la révélation des principes philosophiques. Leurs doctrines pénétrèrent en France comme une importation étrangère au lieu d’un produit national, fraudant la douane du despotisme qui la tenait assiégée et captive. Ces doctrines, accueillies par le besoin des esprits, y développèrent les premières lueurs de la raison et de la morale politique, qui devaient, un siècle après, demander et obtenir justice de la royauté absolue, et proclamer les droits des nations. Depuis cette époque, deux forces sans cesse rivales dominèrent et divisèrent les intérêts, la politique ancienne et la vérité nouvellement découverte. Celle-ci jugea la première et la condamna. En attendant l’exécution de ce jugement, une opposition profonde et silencieuse minait l’édifice du despotisme de Louis XIV et le détruisait sourdement. Car la politique du clergé, qui persécute pour dominer, et l’adulation de la cour, qui érige en vertu les crimes du pouvoir, ne laissaient point approcher du monarque la plainte et le deuil de la France. D’un autre côté, les plaisirs et les beaux arts, instruments de la servitude publique, s’empressaient à remplir tous les intervalles de la domination de Louis XIV, et lui dérobaient l’aspect des tortures et des bûchers. Depuis longtemps la beauté du roi était devenue un modèle, comme sa gloire un sujet classique pour les sculpteurs, les peintres et les poètes. Le fier génie de Corneille et de Bossuet s’y ploya ; l’éloquence, celle même de la chaire, acheva l’apothéose. Un mot, un geste, un signe du dieu couronné étaient une loi, une faveur, ou une disgrâce. Louis XIV donna son nom au siècle, et au trône une nouvelle splendeur. Sous son règne, le génie de la guerre, celui des lettres et des arts étendirent les conquêtes de la France et celles de l’esprit humain. Cette immortelle époque rappelle l’âge d’Auguste pour la gloire des lettres, celui de Charlemagne pour la splendeur, et malheureusement celui de Charles IX pour les persécutions. Le roi vieillit esclave d’un jésuite et d’une femme artificieuse. La cour, qui suit toujours les phases de la vie du monarque, n’avait pas partagé sa conversion ; elle avait seulement soumis la licence de ses mœurs à l’imitation des dernières pratiques de son maître. Au lieu de l’adulation, ce fut l’hypocrisie qui devint le caractère de la servitude des courtisans, et les mœurs n’en furent que plus corrompues. I/asservissement du despote au père Letellier et à Mme de Maintenon étonna et éclaira le peuple, qui resta fidèle au souvenir de ses triomphes et au génie de ses grands hommes. L’éclat de la gloire nationale pouvait seul consoler les Français de tous les maux que produisaient la soif du pouvoir et la passion des armes. Enfin le grand roi mourut, abandonné de sa femme et de sa cour. La pitié des valets lui ferma les yeux et garda son corps. Son convoi fut insulté par une joie presque séditieuse. Cependant, tout mort qu’il était, ce prince emportait avec lui dans la tombe toute la majesté qu’il avait donnée au trône de France, et il devait laisser au moins à sa cour le souvenir de la grandeur d’âme et de l’élévation personnelle qu’il avait su opposer aux adversités de toute nature qui avaient déchiré son cœur et humilié tant de gloire pendant ses dernières années. La nation ne pouvait oublier que la France lui devait la Flandre, la Franche-Comté et l’Alsace ; mais elle se souvint peut-être davantage de son asservissement, de ses sacrifices, et des persécutions suscitées aux grands hommes à qui elle devait d’être placée à la tête de la civilisation du monde. MINORITÉ DE LOUIS XV. — RÉGENCE. Sous ce long règne, le Parlement n’avait été qu’un greffe et un tribunal ; aussi s’empressa- t-il de se venger, en cassant le testament de Louis XIY comme il avait cassé celui de Louis XIII, et en donnant la régence au duc d’Orléans, que le feu roi avait placé sous la tutelle d’un conseil. Une pareille conduite ne pouvait échapper à l’observation du peuple, qui put se croire un témoin plus intéressé des vicissitudes du pouvoir. Ainsi la haine pour les jésuites persécuteurs implacables des protestants, concentrée depuis trois ans sur le confesseur du monarque, les confondit tous deux dans ses imprécations. D’autres accusateurs de la mémoire du roi sortirent en foule des prisons, où ce moine avait fait précipiter les sectateurs de Jansénius. Le peuple applaudit avec ivresse à ce premier triomphe des opprimés. Cependant les jésuites voulurent conserver l’empire qu’ils avaient exercé sur le feu roi, dont ils avaient déshonoré la couronne et flétri la vieillesse. Ils eurent l’air de ne considérer la délivrance des jansénistes que comme un don de joyeux avènement, et persistèrent à regarder la conscience du roi comme leur héritage. Louis XIV en avait effectivement disposé en faveur de celui qui avait gouverné la sienne. Letellier osa invoquer cette singulière disposition ; le régent l’exila. Alors les jésuites eurent recours à des prédications insensées, à toutes les manœuvres de la politique religieuse : ils essayèrent jusqu’à des miracles ; mais ces moyens, devenus odieux par les récentes et atroces persécutions du dernier règne, retombèrent sur leurs auteurs. Le ridicule s’en empara, et devint le signal de l’affranchissement et de la marche de l’opinion. Voltaire était né ; l’époque de la raison commença. Cependant les jésuites, qui ne désespèrent jamais, se plièrent à cette nouvelle tendance des esprits. Ils jugèrent que des courtisans corrompus ne deviendraient point des ligueurs fanatiques, et se promettant de ressaisir tous leurs avantages à la première occasion favorable, ils cédèrent en apparence au torrent de la régence, qu’ils suivirent sans s’y laisser entrainer ; la corruption d’un prêtre infâme, dont le Saint-Siège osa se servir, les remit bientôt après sur la route du pouvoir. Dès qu’il fut régent, le duc d’Orléans s’attacha à détruire toute la politique et toute la majesté de Louis XIV ; il n’en conserva que le despotisme, qui d’ailleurs était alors la seule raison, le seul lien des peuples et des rois. Le Parlement, qui avait cassé le testament du feu roi en faveur du duc d’Orléans, avait été réintégré dans son droit de remontrance. Plus tard, l’exil paya ses services. Louis XIV avait établi une alliance de famille avec l’Espagne, et encouragé une haine nationale contre l’Angleterre. Le régent s’allia avec l’Angleterre et fit la guerre à l’Espagne. Là parut Albéroni, prêtre obscur et ministre tout puissant de Philippe V. Il fut au moment de l’être aussi en France, si sa conspiration contre le duc d’Orléans n’avait été dévoilée par l’artifice d’une courtisane. Le petit-fils de Louis XIV fut battu par la France et par l’Angleterre, et quand il fut question de la paix, le régent osa lui imposer pour condition de lui livrer Albéroni et de marier le prince des Asturies à sa fille. Philippe V accorda sans difficulté le renvoi d’un ministre qui, après avoir voulu lui donner la régence de la France, le forçait à un traité aussi honteux ; mais il exigea, pour le mariage, que le régent rendît aux jésuites toute la faveur du dernier règne, et fit enregistrer la constitution. Le duc d’Orléans le promit, et il eut la honte d’être fidèle à sa promesse. L’abbé Dubois termina sa vie politique par cette double intrigue avec la cour de Rome, qui en dévoila toute l’infamie en lui donnant le chapeau de cardinal. Cette courte époque de la régence porte l’empreinte d’une corruption presque égale a celle du règne de certains Césars. Tous les instruments, tous les moyens de la puissance et de la politique y sont vils ou criminels. Les roués du régent rappellent les mignons de Henri III. Une fille publique dévoile les projets de l’Espagne contre la France, en volant les papiers de son ambassadeur. Un meurtrier part d’Écosse pour se soustraire au supplice, arrive en France, y devient Français, de protestant catholique, et de spéculateur ministre d’Etat. C’est le trop fameux Law, dont le système magique achève de bouleverser la fortune publique par la ruine des fortunes particulières. Un prêtre à jamais voué à l’exécration de la France, d’abord instituteur, puis corrupteur du régent, l’abbé Dubois souille la pourpre romaine et dégrade le ministère. Il meurt de débauches, et il a le singulier honneur d’être remplacé comme premier ministre par son maître, dont la régence expire à la majorité de Louis XV. La régence a un caractère particulier qui la rend une des époques les plus mémorables de notre histoire. Elle fit trop sentir l’excès du pouvoir et de l’asservissement, et prépara des jugements sévères à ce tribunal secret de l’opinion, que les violences du dernier règne avaient élevé. Le despotisme sans gloire est un monstre dans la civilisation, parce que la tyrannie est sans prétexte, et la servitude sans excuse. LOUIS XV. Le duc d’Orléans ne fut pas longtemps premier ministre. Une attaque d’apoplexie qui le frappa dans les bras d’une de ses maîtresses, rappela la fin honteuse de son favori et confondit. leur mémoire. Le duc de Bourbon, qui demanda le ministère au jeune roi, et qui l’obtint malgré le silence de Fleury son précepteur, donna la mesure de son incapacité et de sa faiblesse en renouvelant, pour plaire à M me de Prie, la persécution de l’édit de Nantes contre les protestans. C’était continuer le père Letellier et l’abbé Dubois. Cette persécution fut si violente que la Hollande, qui servait d’asile aux victimes de Louis XIV, se crut obligée d’intervenir. Le siècle suivant devait donner à peu près le même exemple à la France, mais dans de telles circonstances que l’intolérance, loin de pouvoir être excusable, y serait à elle seule un crime légal. Ce redoublement de fanatisme de la part de la cour la plus corrompue de l’Europe ne fit qu’indigner l’opinion, devenue indifférente même sur l’orthodoxie, et l’odieux en retomba tout entier sur M. le duc et sa maîtresse. Le désir de voir le roi régner par lui-même devint un besoin pour la nation, qui fut trop juste pour ne pas séparer un jeune prince innocent d’un ministre détesté et d’une femme intrigante. Quand un peuple compare et s’éclaire, quand il juge, il n’est plus esclave. M. le duc, méprisé pour son insignifiante et scandaleuse administration, alla bientôt expier, dans l’exil de Chantilly, un outrage qu’il fit à l’évêque de Fréjus, et que le roi, tendrement attaché à son précepteur, voulut prendre pour lui. Fleury fut vengé complètement du duc de Bourbon par le roi, qui lui donna le ministère, et par la nation, qui applaudit à ce choix. Son administration n’offre à l’extérieur que des relations paisibles et médiatrices qui le firent nommer alors l’arbitre de l’Europe. Il suivait en cela les conseils de sa vieillesse et le penchant de son caractère, peut-être aussi l’instinct d’une politique ecclésiastique, qui tend à apaiser par une modération savante les esprits jaloux et inquiets, et à sacrifier quelques moments d’un éclat passager à la jouissance tranquille du pouvoir. A l’intérieur il fut moins heureux, et sans doute moins habile ; mais il n’était pas encore cardinal, et, pour le devenir, il dut s’engager à défendre la fameuse bulle Unigenitus. Il est remarquable que ce même vieillard, qui refusa le titre de premier ministre, travailla avec ardeur pour obtenir le chapeau, s’exposant ainsi à être comparé au cardinal Dubois, dont l’élévation fut aussi le prix d’une semblable complaisance pour la cour de Rome. La qualité d’ecclésiastique devrait à elle seule éloigner des affaires : le dernier prêtre d’un État se croit le premier sujet du pape, qu’il regarde comme le roi des rois, et il ne peut jamais prêter serment à son souverain légitime que sous condition. Aussi le nouveau cardinal, fidèle à ses engagements avec la cour de Rome, entraîna celle de France dans une crise funeste qui blessait les plus chers intérêts de la nation. Il força le Parlement, seul défenseur alors des libertés françaises, d’enregistrer la bulle. Plusieurs exils et beaucoup d’emprisonnements honorèrent les refus et les protestations de cette compagnie. De telles violences, exercées sur un corps dont d’Aguesseau était le chef comme chancelier, et Joly de Fleury le procureur-général, soulevèrent les esprits contre les entreprises ultramontaines, et donnèrent de nouvelles armes à la philosophie. Un concile fanatique, qui avait arraché du siège de Senez son évêque octogénaire, pour un mandement qui fut qualifié d’hérétique, avait indigné toute la France avant la persécution du Parlement. On avait déjà hautement applaudi au courage de ce corps illustre, pour avoir condamné, comme attentatoire aux droits des nations, la légende du fameux Grégoire VII, qui avait déposé des souverains, et que Rome voulut canoniser avec Vincent de Paule, qui avait fondé des hospices et établi des écoles. On ne peut songer à ce rapprochement d un persécuteur et d’un bienfaiteur de l’humanité, sans faire de graves réflexions sur la puissance des papes et l’esprit de l’Evangile. Les contemporains furent sans doute vivement frappés du pouvoir qui osait canoniser ensemble Grégoire et Vincent ; mais ils durent se consoler de cette insulte à la vertu par la vertu elle-même, qui ne pouvait les confondre, et par la justice, qui devait les séparer. Après ces scandaleuses agitations excitées par les jésuites, les scènes ridicules des convulsionnaires de Saint-Médard attirèrent le mépris général sur les jansénistes et sur le gouvernement. Les miracles opérés sur le tombeau du diacre Paris furent presque également prônés et chansonnés. Des hommes recommandables par leurs talents et par leurs services, donnèrent d’abord un grand crédit à cette infâme supercherie, dont les représentations, plus ou moins alarmantes pour l’ordre public, durèrent trois années consécutives. Le cardinal, qui ne voulait déplaire à aucun des partis du clergé, donna la preuve de sa faiblesse et de sa misérable politique en laissant subsister aussi longtemps de pareils excès. Il avait mis moins de précaution avec le Parlement pour l’enregistrement de la bulle ; mais il ne s’était pas engagé avec Rome contre les convulsionnaires. On est étonné de voir un scandale aussi long sous un gouvernement aussi absolu : c’est qu’il n’était absolu que dans ce qui ne touchait point à l’église, et que la nation avait alors deux maîtres jaloux l’un de l’autre, qui ne se rapprochaient que pour mieux l’asservir. Tels furent les événements qui signalèrent le ministère du cardinal de Fleury pendant ses premières années. L’église seule troubla la paix de la France. D’autres intérêts la tirèrent bientôt de l’apathie et du dégoût que le commencement du règne de Louis XY lui avait causés par ces troubles religieux, où la religion n’entrait pour rien. La nation, fatiguée d’être spectatrice de tous ces débats ecclésiastiques, cherchait une occasion de s’en distraire par une guerre, et de venger, après vingt ans de repos, les affronts du dernier règne. La mort d’Auguste vint rendre à Stanislas Leczinski, beau-père du roi, détrôné quoique légitimement élu, l’espoir de remonter sur le trône de Pologne. Son rétablissement était pour le roi une obligation sacrée, et inspirait à la nation et à la cour le plus grand enthousiasme. Le cardinal, qui avait déjà refusé d’intervenir en faveur de Victor-Amédée, grand-père du roi, emprisonné par son fils, était peu touché de ces devoirs de famille, et répugnait à suivre des intérêts aussi éloignés de ses regards. Cependant il eut l’air de céder à toutes les considérations de l’honneur du roi et de la volonté nationale. Stanislas, bloqué à Dantzick par les Russes et les Autrichiens qui se battaient pour l’électeur de Saxe, eut la douleur de voir arriver, combattre et capituler, quinze cents Français, dont le brillant courage étonna les armées russes, et accusa noblement la politique perfide du vieux ministre. Il était déjà de la destinée de la Pologne de ne pas devoir son indépendance à la France, malgré le vœu des Français. La guerre que le cardinal préféra entretenir sur le Rhin et en Italie n’eut d’autres résultats que quelques beaux faits d’armes, et sans le traité de Vienne, qui donna la Lorraine à Stanislas, en dédommagement de la Pologne, Fleury en eût été pour sa trahison envers ce prince, et la France pour l’affront de Dantzick, et pour les inutiles trophées de Philipsbourg et du Milanais, où périt ce qui restait de la grandeur et de la gloire de Louis XIV, Berwick et Villars. La guerre malheureuse et impolitique à laquelle Fleury se décida contre Marie-Thérèse, pour la succession d’Autriche, termina ses opérations militaires. La défection du roi de Prusse et de nos alliés du Nord, dont on devait se souvenir au commencement du siècle suivant, isola notre armée de Bohème, et força la France à se défendre sur sa frontière. Fleury mourut à quatre-vingt-dix ans, regretté du roi, à qui il n’avait permis de l’amitié que pour lui. Quatre princes de l’église gouvernèrent successivement la France pendant un siècle : Richelieu, qui régna pour Louis XIII, avait fondé une puissance royale dont il étala toute la pompe, et qui s’éteignit avec Louis XIV, bien digne de l’exercer après lui ; Mazarin, également maître de la France, mais étranger, employa son génie à gouverner sous le nom d’Anne d’Autriche, et son pouvoir à accumuler d’immenses trésors ; Dubois, croyant imiter le régent, le surpassa dans ses excès, le déshonora au lieu de le servir, et porta au plus haut degré l’impudeur d’un favori corrompu, d’un ministre sans talent et d’un prêtre sacrilège ; Fleury, autre précepteur, se distingua par la modestie et la probité, genre d’illustration que ses prédécesseurs avaient dédaigné. Témoin malheureux de la vieillesse de Louis XIV, et des turpitudes de la régence, sa tranquille ambition, satisfaite en apparence par la confiante amitié du jeune roi, offrit au monde le singulier spectacle d’un vieillard plus que septuagénaire, passant subitement des habitudes domestiques de l’éducation d’un prince à la direction d’un grand royaume. Dix-sept années d’une administration timide, mais régulière, firent donner à son ambition le nom de sagesse ; mais sa complaisance pour les amours du roi, et sa pusillanimité dans les opérations militaires, le rendent coupable d’avoir méconnu l’honneur de son maître et celui de sa patrie. Cette guerre de la succession d’Autriche, dont la mort de Charles VII avait détruit la cause, fut une suite de vains triomphes et de pertes réelles pour la France. L’Italie fut prise encore et évacuée. La trop célèbre bataille de Fontenoy fut gagnée sous les yeux du roi. La plupart des villes de Flandres s’étaient rendues à ses armes. Il fut presque toujours victorieux ; mais la paix d’Aix-la-Chapelle, en lui enlevant toutes ses conquêtes, le traita comme s’il eût été toujours vaincu. Le roi se consolait de l’humiliante condition de ses traités par les fêtes de Paris et de Versailles, et des sacrifices de la nation par de nouveaux plaisirs. L’époque de la plus grande dissolution, de celle qui mène les monarchies au tombeau, était arrivée. Le roi osait paraître à l’armée entre le dauphin et sa maîtresse : étrange scandale, que celui d’une corruption qui avait pour témoin l’héritier du trône et l’armée chargée de le défendre ! Les désordres n’eurent plus de bornes : le peu de décence qui restait encore à la cour avait disparu avec le vieux précepteur. La séduction, l’argent, la violence peuplèrent un infâme asile, qui fut alimenté, entretenu et doté par une immense portion de la fortune publique. Là, le petit- fils de Henri IV venait se délasser de l’ennui du trône et de la tendre affection de la reine, de cette Marie Leczinska la plus vertueuse des femmes comme aux jours de sa pauvreté. Ce système de désordres amena tous les maux qui ébranlent les états, de coupables prodigalités, le discrédit qui en est la suite, la diffamation qui publie les libelles, l’indignation qui écrit les satires, les lettres de cachet qui redoublent la haine, les émeutes qui présagent les révolutions, les persécutions qui les justifient, l’apathie du maître qui insulte au malheur général. Pour aggraver tant de maux, l’intolérance jésuitique se réveilla, mit à prix la conscience des jansénistes, exigea au lit de mort la profession de foi à la bulle, rétablit les billets de confession, refusa les sacrements au duc d’Orléans mourant, arma le clergé contre le parlement qui fut exilé, provoqua l’assassinat du roi, et ajouta le trouble convulsif des consciences, et les terreurs d’un fanatisme oublié, aux inquiétudes et aux calamités qui désolaient la France. Ces désordres, ces scandales, ces violences, cette infortune honteuse, ébranlèrent l’antique fidélité du peuple, dont l’amour héréditaire pour ses princes soutenait seul le trône, qui se détruisait lui-même. Tous les législateurs de la raison, tous les consolateurs de ses maux avaient paru, la providence avait fait naître dans l’ordre social, comme dans l’ordre naturel, les remèdes à côté des poisons : elle avertissait vainement les rois qui n’étaient plus ses images. Le siècle philosophique sortit tout entier de ce chaos d'un gouvernement, avec un prosélytisme égal à celui de la religion chrétienne- victorieuse de l’idolâtrie et de la persécution. La raison a eu comme elle ses Tibère, ses Néron, ses Caligula. Les bûchers des Cévennes, le massacre de la Saint-Barthélemy, les tortures de l’inquisition, rivalisent avec les supplices des arènes et les cruautés des Césars. Les victimes du despotisme étaient les martyrs d’une cause encore inconnue. Voltaire, Rousseau, Montesquieu et Buffon la révélèrent aux Français dans des écrits immortels : seulement le merveilleux n’annonça pas leur mission, ils ne furent pas les prophètes, ils furent les historiens de la vérité. Leur génie n’en fut que plus populaire. De tels hommes manquent à la gloire du siècle de Louis XIV, qui ne pouvait produire que de grands littérateurs, tant l’empire de ce monarque absolu s’exerçait sur les esprits, et les enfermait dans le cercle de sa seule grandeur ! Fénelon seul, l’immortel Fénelon avait osé franchir ce cercle de la domination, et donner des leçons aux rois pour le bonheur des peuples. C’était trop tôt. Ce grand homme avait deviné le siècle suivant, et ne put éclairer le sien. Fontenelle, d’Alembert, Diderot, Helvétius, Locke, Condillac, Mably, Raynal, servirent avec ardeur la cause naissante de la philosophie, et l’Encyclopédie s’éleva sur les ruines des préjugés. La France fut éblouie des lumières qui jaillissaient au sein des ténèbres qui l’environnaient ; elle rougit de son abaissement, et s’élança avec espoir dans l’avenir. Un prince à qui la gloire des armes faisait donner alors le nom de Grand, suivant l’usage des peuples qui ont le malheur d’être gouvernés par des conquérants, Frédéric II appela à sa cour cette brillante philosophie, dont Voltaire fut le missionnaire à Berlin. Ce prince la reçut dans le palais, et ne la fit pas asseoir sur le trône avec lui. Toutefois c’était un bel essai que son despotisme pouvait se permettre. Mais il avait fait de son royaume une forteresse, et la discipline militaire lui parut la seule législation convenable à son peuple. Ainsi, pendant que les philosophes et les beaux esprits français faisaient le charme de ses soirées, et y discutaient les nobles questions de la justice et de l’humanité, ce prince jouissait du concours des officiers de toutes les nations, qui venaient apprendre à ses revues et à ses manœuvres, la science funeste de faire mieux tuer les hommes. Frédéric était, pour la philosophie, un athée, qui aimait les disputes de religion ; mais il lui donna beaucoup d’éclat, par la vanité qu’il eut de paraître philosophe : et il contribua puissamment à étendre en Allemagne la propagation des doctrines françaises, qui devaient à une autre époque éclairer sur son règne les habitans de son royaume, et leur faire détester la tyrannie qu’il avait fait peser sur leurs pères. L’accueil distingué que ce prince fit à Voltaire, à d’Alembert, et à Maupertuis, aurait dû tirer Louis XY de sa léthargie et de son indifférence pour les lettres ; mais Frédéric lui donna bientôt des affaires plus sérieuses. Par une fatalité inséparable des armes françaises sous ce règne, elles aggravèrent les plaies de la France, tout en illustrant souvent ses guerriers, et elles accrurent son humiliation parle honteux traité de Paris, qui termina la fameuse guerre de sept ans. Le motif qui décida le roi à se mêler de cette querelle, uniquement personnelle aux souverains du Nord, prouve la décadence dans laquelle la politique de la France était tombée. On imagina, au sein de la détresse générale, de faire marcher cent mille hommes contre le roi de Prusse, pour replacer, dans son électorat de Saxe, le père de la Dauphine, Auguste III, contre lequel, en 1733, le cardinal de Fleury avait envoyé quinze cents hommes, pour soutenir les droits bien plus légitimes du beau-père du roi au trône de Pologne. Pendant cette guerre, aussi injuste et impolitique qu’elle fut désastreuse pour nos finances et peu honorable pour nos armes, notre marine, par le même système d’indifférence du roi, à qui toute gloire et toute infortune publique étaient devenues étrangères, fut détruite presque entièrement par les Anglais, qui nous chassaient également du Canada, de l’Inde et de la côte d’Afrique. Cette marine, qui avait été si brillante, ne devait être rétablie que- par son vertueux successeur, qui lui rendrait toute sa gloire, mais qui ne serait pas destiné à en jouir, héritier qu’il serait d’un trône dégradé et de la responsabilité de près d’un siècle de profusions, de désordres, et de mécontentement. L’esprit philosophique se répandait dans toute la France, avec les écrits qui faisaient l’honneur de la nation et préparaient son émancipation. L’infaillibilité, et surtout la suprématie du Saint-Siège étaient déclinées depuis quelques années. La courageuse conduite des parlements contre la cour de Rome, avait servi de guide à la nation. L’inviolabilité de la majesté royale se perdit chaque jour, dans les excès d’une dissolution dont la Cour elle-même était scandalisée. Louis XV avait détruit toute la magie du pouvoir par le mépris des mœurs. Les mœurs sont à la portée du jugement du peuple le plus asservi, parce qu’elles sont sa loi domestique. Les galanteries de Louis XIV ne furent pas des débauches, et le nom de faiblesse reste à ses plaisirs. La corruption intérieure du harem n’ébranle point le trône des sultans ; mais la publicité de la prostitution, qui précipita tant de Césars, annonça toujours la décadence des empires. Les outrages faits à la chasteté d’un peuple, lui font plus sentir sa servitude, que la guerre et les impôts. La liberté sortit toute armée de la tombe de Lucrèce. Rome ne balança pas un moment entre ses mœurs et ses rois. La France, sous Louis XV, se contenta de sentir toute sa servitude. Indignée cependant des maux, sans nombre, qui pesaient sur elle, elle en rechercha les causes : elle en vit tout d’abord le prétexte dans la religion, et les auteurs dans les jésuites. Organes de ses besoins et de ses volontés, les philosophes firent ce que les parlements n’avaient pu faire : ils attaquèrent les jésuites corps à corps. Deux événements importants occupèrent alors l’Europe de cet ordre, qui la tyrannisait depuis plusieurs siècles. En Portugal, il fut convaincu de régicide, ce que la France savait depuis longtemps. En France, l’ordre fut condamné comme banqueroutier. La justice du roi de Portugal, après avoir fait périr la famille que ce prince avait déshonorée, et que, pour ce crime, les jésuites avaient autorisée à le tuer, prononça leur expulsion. Mais la justice de l’inquisition de Lisbonne condamna au feu, comme hérétique seulement, le père Malagrida, parce qu’il avait déclaré que tuer le roi, n était pas même un pêché véniel. Ainsi le conseiller, l’apôtre, le complice du meurtre royal, ne fut immolé qu’à un point de doctrine ecclésiastique ! La cour de Rome n’accorda au Roi Très-Fidèle le supplice de Malagrida, que sous l’accusation d’hérésie. Elle avait des traditions à ménager et ne voulait point consentir qu’un roi se fit justice d’un ordre qui avait fait assassiner Henri IV. De cette manière, le Vatican et les jésuites conservèrent leur privilège. L’autre accusation se trouva heureusement par sa nature de la compétence entière de la magistrature française. Les jansénistes et les parlementaires ne laissèrent pas échapper l’occasion de dévoiler la turpitude mercantile de l’ordre de Loyola, et de prouver que la cupidité ne lui était pas plus étrangère que les autres crimes. Le père Lavalette fut déclaré banqueroutier de plusieurs millions à la Martinique, et l’ordre fut condamné à payer. En exécution de cet arrêt les biens des jésuites furent saisis et vendus. Il leur fut enjoint de quitter leur habit ou le territoire. Ils quittèrent l’un et l’autre. La proscription des jésuites, dont la haine des dominicains donnait dans le même moment à la Chine une représentation plus tragique, fut adoptée à la rigueur par toutes les puissances de l’Europe, dans leurs possessions de l’ancien et du nouveau monde. Ce fut un grand exemple donné par la justice européenne. L’opinion s’exalta justement en France, de ce premier triomphe, qui lui était décerné par sa magistrature, et elle se trouva suffisamment aguerrie pour s’élever contre d’autres attentats, qui flétrirent peu de temps après ce règne déplorable. Ce fut d’abord le supplice du vieux Calas, et celui du jeune Labarre, monuments d’un fanatisme atroce digne du règne de Charles IX. Bientôt après, le spectacle d’un gouverneur de l’Inde, conduit à l’échafaud, lié et bâillonné comme un vil criminel, tandis qu’il n’avait été qu’un homme violent et haï, indigna également le peuple, éclairé sur de tels supplices par sa propre conscience, et aussi par la défense qui à elle seule eût immortalisé l’auteur de la Henriade. C’était trop aussi que la barbarie vînt ajouter ses scènes sanglantes à celles de la corruption de la cour. Celle-ci fut tout à coup accablée d’un deuil sinistre ; quatre tombes royales furent creusées presque en même temps ; par une de ces injustes vengeances du ciel, les innocents étaient frappés au lieu des coupables. La mort du duc de Bourgogne, celle du dauphin, de la dauphine, de la vertueuse reine, et jusqu’à celle de madame de Pompadour, donnèrent lieu à d’affreux soupçons, terrible accusation contre la cour, témoignage certain de l’indépendance que cherchaient à conquérir la haine et le malheur de toute une nation. Mais l’indignation fut à son comble, quand, après la mort de la reine, on vit se rouvrir l’infâme Parc-aux-Cerfs, que le roi avait fait fermer pendant la maladie de la dauphine. A cette époque Louis XV avait paru se repentir, et ce moment de conversion extérieure avait plus alarmé la cour que la continuation du désordre, tant la faiblesse du monarque était connue et faisait redouter bien plus encore le règne des prêtres que celui des femmes. Ainsi les larmes que le roi versa au lit de mort de la dauphine et à celui de la reine, prouvèrent seulement la pusillanimité de son âme, à qui le repentir et la débauche pouvaient offrir une égale consolation. Louis XV avait soixante ans, quand il pleura la reine. Cependant l’esprit public grandissait chaque jour de tout ce qui abaissait le monarque et humiliait la France. La maladie des finances, plus mortelle encore que la corruption, parce qu’elle survit à sa cause, fut caractérisée par ces secousses extraordinaires qui arrêtent souvent les grandes contagions De nouveaux sages parurent sous le nom d’économistes, et leurs salutaires théories présentèrent tous les moyens d’un salut désespéré ; mais le ministère avait imprudemment prononcé le mot de déficit : toute la révolution est là. Le cri de liberté sortit du vide du trésor ; bientôt la Bretagne le répéta en dénonçant à la France la tyrannie du duc d’Aiguillon, son gouverneur. La Chalotais, procureur-général de son parlement, fut chargé par la province de porter au pied du trône cette grave accusation. Il fut le premier magistrat citoyen, et il faillit être, avec son frère, la première victime de la révolution naissante. Mais déjà la course sentait trop faible, ou bien le duc d’Aiguillon lui parut trop coupable. On n’osa élever l’échafaud de La Chalotais ; on craignait plus la Bretagne encore que la condamnation de son mandataire. Le duc de Choi- seul vint au secours de la royauté : il sauva les magistrats du parlement de Rouen, et sauva le roi lui-même, que menaçaient à la fois tous les parlements du royaume. Ce grand ministre donnait dans le même temps une heureuse diversion aux esprits par l’occupation d’Avignon et du comtat Venaissin, en représaille de l’excommunication de Ferdinand de Bourbon, duc de Parme. Peu d’années après, le roi eut la faiblesse d’acheter du pape le bref d’abolition de l’institut des jésuites, par la restitution de cette province, et toute la France applaudit à ce singulier contrat, tant la haine des jésuites était invétérée. Il est remarquable que la dernière conquête et la seule conservée de ce règne, fut la patrie de Bonaparte. La Corse n’étant pas assez forte pour chasser les Génois, ni les Génois pour la réduire, ceux-ci y appelèrent les Français, qui l’occupèrent par droit de conquête. Tel fut le terme de la négociation du fier duc de Choiseul avec l’état de Gènes. Cet événement, alors peu important, offrit une première singularité également inaperçue, la naissance de Napoléon, qui vint au monde au bruit de nos armes victorieuses. Un autre aurait dû être plus remarqué, ce fut l’abandon de l’Angleterre, dont la Corse attendait vainement les secours, et qui a pu depuis se repentir de son indifférence. Alors même l’on ne balançait pas en France à entreprendre une conquête maritime, malgré le cabinet de Saint-James ; et, après le rôle immense que Bonaparte a rempli pendant quinze ans dans les affaires du monde, il n’est pas douteux que, sans le duc de Choiseul, qui ordonna l’expédition, et le ministre anglais qui ne chercha pas à s’v opposer, l’état politique de l’Europe, et en particulier celui de la France, seraient tout autres qu’ils ne sont aujourd’hui. Reportons-nous au temps où Bonaparte apparut pour la première fois sur notre horizon militaire : qui sait si la question républicaine n’eût pas été résolue pour Tune et pour l’autre ? Et en admettant cette supposition, qui a joui de quelque faveur en France, et même au-delà de ses frontières à la fin du dernier siècle, l’Europe aujourd’hui, ébranlée par le despotisme qui pèse sur elle, n’a-t-elle pas, en 1814 ? manqué à la reconnaissance envers celui qui sauva tous ses trônes aux dépens de la liberté de sa propre patrie ? Ou bien voudrait-elle chercher la justification d’une telle proscription dans le souvenir de ses monarques avec le gouvernement directorial ? Et en effet, l’on peut croire, sauf l’honneur des principes qui l’ont dirigé depuis le traité de Fontainebleau jusqu’aux événements de 1830, que l’Europe eût continué à préférer la France républicaine à la France impériale. Quoi qu’il en soit, le 18 août 1769 le canon de la victoire du comte de Marbœuf fit tressaillir dans son berceau un faible enfant qui, vingt-cinq ans après, ne devait pas trouver dans la France une patrie assez grande pour le contenir. Une courtisane avait séduit le vieux Louis XV. Toute pudeur fut sacrifiée à cet indigne attachement. Cette femme fut solennellement présentée, et le vainqueur de Mahon ne craignit pas aussi de soumettre ses cheveux blancs aux plus vils respects pour cette favorite d’une espèce nouvelle. Le scandale fut porté plus loin encore. La jeune archiduchesse Marie Antoinette arrivait pour épouser M. le dauphin. Elle fut reçue au château de la Muette par le roi, qui le même jour la fit souper avec madame Dubarry ! On sait par quels funestes accidents furent attristées les fêtes du mariage, dans la place Louis XV, où d’autres fêtes firent répandre depuis tant de sang. La dauphine fut ainsi condamnée à rougir le jour de son arrivée à la cour, et, peu de jours après, à verser des larmes sur le lien auguste qui la faisait reine de France. Trop heureuse si la destinée eût borné ses rigueurs à l’humiliation et à la pitié ! Mais la plus horrible infortune devait réunir encore la reine et la courtisane !!! Le duc de Choiseul avait fait l’honneur au roi de ne pas croire à la durée d’un engagement de cette nature ; mais il vit bientôt ses ennemis se rallier autour de madame Du- barri. Cependant l’élévation de son caractère ne lui permit pas de penser qu’une pareille femme pût balancer dans l’esprit du roi les services, la probité, et la fidélité qui n’avait cessé d’honorer son ministère. L’intervention de la dignité nationale lui parut égale ment devoir lutter avec succès contre un semblable penchant ; et il chercha à en distraire au moins le roi par les apprêts d’une guerre maritime, destinée à venger sur l’Angleterre les désastres de notre marine, et à relever l’honneur du pavillon ; mais cette noble idée lui fut imputée à crime. On persuada à Louis XV que le duc avait traité avec l’Espagne sans prendre ses ordres : et une lettre de cachet exila durement à Chanteloup l’homme qui depuis tant d’années soutenait seul la dignité de la couronne. Le vrai motif de la disgrâce du duc de Choiseul était le crédit qu’il avait sur le parlement, dont la perte était jurée, depuis surtout que le duc d’Aiguillon, qui partageait avec le roi les faveurs de madame Dubarry, venait d’y être déclaré prévenu de faits qui entachaient son honneur et suspendu de la pairie. Maupeou se chargea de châtier le parlement, qui fut cassé. Ses membres furent bannis, dépouillés de leurs offices, et la proscription frappa tous les parlements du royaume pour détruire celui de Bretagne, à qui l’on n’avait point pardonné le courage de l’intègre et généreux La Chalotais. Maupeou, créature du duc de Choiseul, trahit ainsi son bienfaiteur et d'immola à ses plus cruels ennemis. La dissolution des parlements, à qui l’on devait la destruction des jésuites, répandit la plus sombre consternation. Ils offraient, disait-on, le seul asile, où, sous l’abri des lois, le mot de patrie pouvait être prononcé avec dignité. Maupeou se hâta de les remplacer par d’autres cours, dont tous les membres lui furent dévoués, et le nom de parlement Maupeou devint une flétrissure nationale. Tandis que le duc de Choiseul régnait à Chanteloup sur l’opinion, et que la cour lui portait avec empressement le tribut qu’on devait à une fidélité courageuse jusqu’alors inconnue, ou bien le défendait hautement à Versailles, sous les yeux du roi, contre l’audace de ses persécuteurs, un simple bourgeois de Paris, Beaumarchais, soutenait à lui seul une guerre politique contre le nouveau parlement et le vouait à la haine et au ridicule par des Mémoires devenus historiques. Beaumarchais fut blâmé. Mais la cour qui le blâma fut avilie. Ce fut la première attaque contre une autorité désavouée par la nation. Mais il est temps de sortir de ce règne de cinquante-neuf ans, qui légua la révolution à Louis XVI, de ce règne qui commença par celui de Louis le bien-aimé, qui fut déshonoré par la débauche, ruiné par la déprédation, flétri par deux banqueroutes, avili par les affronts de l’Europe, et souillé à la fin par le plus ignoble de tous les vices, par l’avarice du monarque, qui spécula sur le pain de ses sujets. Tel fut ce long règne. La comtesse Dubarry en corrompt les derniers instants : elle redoute les scrupules d’une conscience, que les ans ont enfin alarmée. Elle ose être jalouse des mo- mens que la pieuse madame Louise consacre à toucher le cœur du roi : nouvel et admirable exemple de piété filiale ! mais la favorite n’est pas jalouse de ceux où une jeune fille est livrée.... Louis XV trouve la mort dans ce dernier excès de sa vieillesse. La petite vérole se déclare. Le roi chasse la favorite, et meurt assisté de ses filles, dont l’amour angélique brave la contagion qu’il exhale. On le porte rapidement aux caveaux de Saint-Denis, et la haine publique laisse paisiblement passer son cortège. |